Ces mythes et contes ont été recueillis par L.
Belikov au cours des années 1939-1944 auprès de Rentygyrgyn, Tegrynkeev,
Gemavié, Tejuttyn et Elevgi (originaires de Uvelen), de Yttuvïi et Qergynto
(originaires de Mytqovlen), de Ralnyto (originaire de Setkokagyrgyn), de
Vykvylyn (originaire de Elqetveem) et de Jolgyn (originaire de Vanqareman)
LE GRAND GREBE SAUVEUR D’HOMMES
LE PETIT VIEUX ET L’ESPRIT MALIN
SUSPENDUE A UN ROCHER LA TETE EN BAS
L’ORPHELIN ET LA GROSSE SOURIS
JON’AVJOSGYN ET LE GRAND AIGLE
L’HOMME QUI SE GLISSAIT DANS LE SEIN DE LA MER
LE PETIT ORPHELIN ET LES HERMINES
LE GRAND CORBEAU ET LE RENARD ROUX
L’ORPHELIN ET L’HOMME FORT DE L’AUTRE RIVE
LA JEUNE FILLE COURAGEUSE ET SON FRERE CADET
LES HOMMES NUS VIVANT DANS DE MAUVAIS ROCHERS
LE CHAMANE GUERISSEUR DE COLIQUE
L’OURS BRUN ET LE PETIT GARCON
LES QUATRE FRERES QUI VIVAIENT ENSEMBLE
CEUX QUI VOLENT ACCROCHES A UNE COURROIE
Or
donc il n’y avait plus du tout de phoques en mer. La tempête durait depuis
longtemps. Soudain, en fin de compte, nombre de personnes commencèrent à mourir
les unes après les autres. Seuls certaines se nourrissaient de souris. Un jour
deux vieux et leurs fils allèrent poser leur filet. Ils posèrent le filet et
dans la nuit allèrent l’inspecter. Seul un grand grèbe s’y était pris. Ils le
regardèrent avec avidité. Quand ils le dégagèrent, il faillit s’envoler. Ils
posèrent à nouveau le filet et le laissèrent. A trois ils remorquèrent le
volatile. Le fils était devant, tandis que les deux vieux venaient derrière.
Ils eurent bien de la peine à remorquer ce seul et unique grèbe. Quand ils
arrivèrent à la yarangue, les enfants
se réjouirent. On fit cuire l’oiseau et on le mangea.
A
nouveau le lendemain on posa le filet. Plus tard cinq personnes allèrent
relever le filet : deux femmes et trois hommes. Cinq veaux marins et trois
phoques barbus s’y étaient pris. Toute la journée ils essayèrent de les sortir.
Finalement le père dit à son fils :
-
Va aux yarangues chercher des hommes
!
Le
fils alla chercher des hommes. Il les appela. Les hommes s’en vinrent nombreux.
Ils retirèrent les veaux marins et les phoques barbus et les ramenèrent à la
maison. Par la suite ils se rétablirent et cessèrent d’avoir faim.
Or
donc on dit que cela s’est passé il y a longtemps à Neten. En hiver le fils de
Enqivyttylyn chassait le phoque au filet, loin sur la banquise. Un jour son
père, qui était chamane, lui dit :
-
Quand tu inspecteras ton filet, tu ferais bien de regarder alentour et de te
hâter.
-
Bon, très bien ! dit le fils.
Le
lendemain matin son père lui dit :
-
Va inspecter les filets !
Le
fils fit ses préparatifs et partit sur son traîneau tiré par des rennes. Dès le
petit jour il s’en passa entre la mer et la lagune. Ce n’est que loin là-bas
que notre chasseur obliqua en direction de la mer. Il arriva aux filets, se
dépêcha de les inspecter après avoir fait tourner les chiens vers la terre. Il
fora un trou d’eau : une lueur en jaillit. L’eau se mit à clapoter et les
chiens commencèrent à aboyer. Il fallait faire vite. Tous les trous d’eau
s’agitaient et quelque chose de rouge y apparut. Les chiens se dressèrent
soudain en hurlant comme si on les frappait. Prenant peur l’homme sauta sur son
traîneau. Et notre ami de quitter les lieux !
Le
chemin était mauvais. Il ne pouvait aller très vite. Quand il poussait un peu
les chiens en donnant de la voix, le traîneau se brisait presque dans les
hummocks. Plus loin, sur une portion de glace plus égale, il approcha de la
bande côtière, mais la yarangue était
encore loin. Derrière lui quelque chose soufflait et embrasait toute la route.
L’homme aborda la bande côtière. Il tira son fouet. Les chiens se mirent à
hurler de terreur et l’entraînèrent encore plus vite. Quand il regardait
derrière lui, une bouche soufflait le feu. A chaque expiration elle
l’illuminait, lui et la route devant lui. Il cingla les chiens. Ils
accélérèrent encore. On avait l’impression que la vitesse faisait planer le traîneau
au-dessus du sol. Une fois il se retourna : visiblement la chose était tout
près, et sur le point de le saisir.
Il
approcha de la yarangue et, loin
encore de l’entrée, il cria :
-
Ouvrez la porte et levez la portière du yorongue
!
Il
entra dans le sottagyn sans
déharnacher les chiens et se glissa dans le relkun
sans même secouer le neige de ses habits. Son père lui demanda :
-
Que t’arrive-t-il donc ?
-
Eh bien ! Une chose mauvaise m’a poursuivi depuis le moment où j’ai inspecté
les filets.
-
Et où est-elle donc ?
-
Probablement là, dehors !
La
mère souleva la portière : apparemment, devant la porte, à l’extérieur, il y
avait quelque chose qui ressemblait à un morse. Seule la tête était différente.
Le
père dit à la mère :
-
Donne-moi mes plekyt et ma combinaison,
celle de dessous seulement. Quand je commencerai à chamaniser, ouvre d’un coup
la portière !
Il
s’assit près de la portière et dit :
-
Vas-y, ouvre-la !
La
mère ouvrit la portière. Il sortit en courant, le tambour en main. Le bruit
s’intensifia peu à peu en direction de la mer. Sur la glace au bord de l’eau il
attrapa cette chose qui ressemblait à un morse et la ramena vers la yarangue en courant. Pendant qu’il la
tenait, elle rapetissa et finit par tenir dans son poing. Il la rapporta chez
lui et la montra à son fils. Alors ils la regardèrent : c’était une pierre.
Il
se trouve que la vieille voisine leur avait jeté un sort. On l’avait oubliée au
moment du partage d’un phoque et elle s’était mise en colère.
Un
homme vivait avec sa femme. Jour après jour il allait à la chasse aux phoques
dans les glaces et il en capturait toujours.
Une
fois il partit chasser et il vit un gros ours dans les hummocks. Il le tua et
rentra chez lui. Le lendemain il repartit chasser. Soudain il entendit un bruit
de grelots. Il tendit l’oreille. Bientôt le bruit de grelots parut se
rapprocher. Il aperçut trois ours. Ils demandèrent à l’homme :
-
Tu n’aurais pas vu un des nôtres en quête de nourriture ?
-
Mais non ! leur répondit-il.
En
réalité il l’avait tué. Plus tard l’homme rentra chez lui. Quand il arriva, sa
femme avait disparu. Il dit à sa nièce :
-
Fais-moi une combinaison, des culottes, des plekyt,
un bonnet et des moufles !
-
Très bien ! Je vais tout te faire ! répondit sa nièce.
Elle
lui cousit cet habillement. L’homme se mit en route à la recherche de sa femme.
Il marcha longtemps et finit par apercevoir un campement. Il approcha. Tout à
fait au bout du campement il y avait une petite yarangue. Il s’y dirigea et entra.
-
D’où viens-tu ? lui demanda-t-on.
-
Oh ! Je viens de très loin ! répondit l’homme.
-
Eh bien ! dit le vieillard à ses fils, aidez donc notre visiteur à retirer ses
habits.
Ils
sortirent du yorongue. Il se trouve
que c’étaient des ours. On était dans
un campement du peuple des ours. Donc ils l’aidèrent à se dévêtir et le vieil
ours dit à ses fils :
-
Prenez bien soin de ces habits !
Ils
les plièrent et les rangèrent les uns sur les autres.
L’homme
entra dans le relkun. Le vieillard
dit à ses fils :
-
A présent faites-lui un repas !
Ils
voulurent lui servir du gras. L’homme leur dit :
-
Nous ne mangeons pas de cette nourriture.
-
Donnez-lui autre chose à manger, dit le vieillard à ses fils.
Ils
lui donnèrent de la viande gelée. Il la mangea. Ensuite le vieillard interrogea
l’homme :
-
Qu’es-tu venu faire ?
-
J’ai perdu ma femme, répondit l’homme.
-
C’est le plus fort de notre campement qui a ravi ta femme, dit le vieillard.
-
Je comprends, dit l’homme.
-
Et ils veulent te tuer !
-
Qu’ils essayent, pour voir !
Ils
s’endormirent. Le lendemain matin, quand ils s’éveillèrent, entra soudain un
homme-ours. Il dit :
-
Où est le visiteur ? Nous nous apprêtons à le divertir.
L’homme
sortit et se dirigea vers les hommes-ours. Ils se tenaient près du campement et
l’attendaient. Il y avait là de nombreux groupes d’ours. On aurait dit qu’ils
vivaient et conversaient comme des humains, et pourtant c’étaient des ours.
Le
visiteur s’approcha. Un grand ours lui dit :
-
Et si on faisait un concours de sauts ?
-
Oui, d’accord ! répondit-il.
Le
grand ours sauta. L’homme bondit à son tour et alla plus loin que l’ours. Il
retourna chez son hôte.
Le
vieillard lui demanda :
-
Comment cela s’est-il passé ?
-
Par bonheur je les ai distancés ! répondit l’homme.
Le
lendemain matin le même ours revint le chercher. Le vieillard dit au visiteur :
-
Aujourd’hui ils te tueront !
-
Eh bien, qu’ils essayent, pour voir !
De
nouveau il sortit et s’approcha des ours. L’un d’entre eux, énorme, lui dit :
-
Et si on se battait ?
-
D’accord ! Allons-y ! répondit-il.
L’ours
se précipita sur lui. L’homme le prit par la tête et, lui arrachant la peau du
crâne, le tua. Puis il retourna chez son hôte. A nouveau le vieillard lui
demanda :
-
Et alors ? Que t’ont-ils fait ?
-
Mais rien ! dit l’homme.
Le
lendemain matin on revint le chercher. Le vieillard dit :
-
C’est peut-être aujourd’hui qu’ils te tueront. Ils ont un gros crâne de morse
mâle et ils s’en servent de ballon.
-
Eh bien ! On verra ! dit l’homme, et il repartit.
Il
s’approcha et aperçut la tête de morse avec ses défenses. Les ours lui dirent :
-
Eh bien ! Va te placer là-bas !
-
D’accord ! Je vais me mettre là-bas ! leur répondit l’homme.
-
Nous allons t’envoyer ce ballon les premiers ! lui dirent-ils.
-
Entendu ! Commencez ! leur répondit-il.
Ils
lancèrent le ballon en plein sur lui. Il fit un bond de côté. Après quoi il
saisit le ballon et dit :
-
A mon tour de vous l’envoyer !
-
D’accord ! Envoie-le ! dirent les ours, et ils choisirent parmi eux le plus
adroit des gros ours. Le visiteur lança le ballon. Une énorme défense de morse
perfora la poitrine de l’ours et le tua. L’homme repartit chez son hôte.
Le
vieillard l’interrogea de nouveau :
-
Et alors ? Que t’ont-ils fait ?
-
J’en ai encore tué un, lui dit l’homme. A présent je vais affronter le plus
fort d’entre vous !
Le
vieillard dit à l’homme :
-
Alors c’est maintenant qu’on te tuera, parce que c’est le plus vigoureux de
chez nous ! Qosatko est extrêmement fort et extrêmement furieux !
-
Eh bien soit ! Malgré tout je l’affronterai. N’a-t-il pas enlevé ma femme ?
L’homme
s’en fut vers le gîte du grand Qosatko, un ours gigantesque. Il aperçut sa
femme près de la grande yarangue.
Elle lui dit :
-
Qu’es-tu donc venu faire ici ? Ils vont te tuer ! Il est extrêmement fort.
-
Eh bien soit ! Je n’ai pas peur ! lui répondit l’homme.
Soudain
il vit l’énorme Qosatko qui sortait de la grande yarangue. Qosatko lui dit :
-
Ho, ho ! Tu es venu chercher ta femme ? Je ne te la rendrai pas sans que nous
nous battions ! Je vais te tuer !
Qosatko
voulut le frapper du pied, mais l’homme fit un bond sur la gauche, puis feignit
de se jeter sur lui. L’ours monstrueux se dressa sur ses pattes de derrière. A
ce moment l’homme bondit vers lui et le frappa en plein coeur. Qosatko eut une
convulsion et mourut.
L’homme
reprit sa femme et se rendit chez son hôte. A nouveau le vieillard l’interrogea
:
-
Et alors ?
-
Eh bien ! J’ai tué le plus fort des vôtres ! dit l’homme.
Alors
le vieillard réfléchit et dit :
-
Comme tu es vigoureux, homme ! Je vais te donner une de mes filles en mariage.
Rentre chez toi !
Ils
rentrèrent chez eux à trois. Ils furent longtemps en route. Puis ils arrivèrent
à la maison. Après quoi ils eurent une belle vie et ne connurent pas le besoin.
C’est
fini !
Or
donc un grand corbeau faisait des glissades. Alentour tout baignait dans l’eau.
Avant d’atteindre une grande pièce d’eau le corbeau sautait et retombait de
l’autre côté. Soudain un grand loup s’en vint et dit :
-
Frère, laisse-moi faire une glissade.
Le
corbeau dit :
-
Ah non ! Tu tomberais à l’eau. Ce serait mal.
-
Non, je ne tomberai pas dans l’eau. Laisse-moi faire au moins une glissade,
frère.
-
Bon ! Fais une glissade, mais tu tomberas à l’eau.
Le
loup fit une glissade. Quand il arriva en bas, il voulut sauter, mais il tomba
dans l’eau. A son tour le corbeau fit une glissade.
-
Frère, sors-moi de là, lui cria le loup pendant qu’il glissait.
-
Je t’avais bien dit que tu tomberais dans l’eau, répondit le corbeau.
-
Je te donnerai les deux parties de mon troupeau de rennes.
-
Non, je ne t’en retirerai pas.
-
Je te donnerai un troupeau de souris.
-
Pas question, dit le corbeau.
-
Sors-moi de là.
-
Non, non et non !
-
Frère, sors-moi de là et je donnerai une jolie compagne.
-
Oh vraiment ? Tu aurais dû me dire cela depuis longtemps.
Le
corbeau retira le loup de l’eau. Pour l’emporter, il plaça commodément ses
pattes sur son dos et s’envola. Puis il dit :
-
Où est-elle, cette jolie compagne ?
-
Là-bas, derrière une motte de terre, répondit le loup.
Le
corbeau déposa le loup sur le sol et s’envola vers le lieu indiqué, mais il n’y
avait nulle compagne au visage tatoué. Il décida à son tour de jouer un tour au
loup. Il se posa et fit le mort. Le loup s’approcha de lui et l’avala tel quel,
tout entier, sans même le mâcher. Le corbeau se mit alors à le dévorer en
commençant par l’estomac. Ce que faisant il tua le loup. Ensuite le corbeau
sortit et s’éloigna à tire d’aile.
Or
donc un petit renard vivait dans les buissons. Soudain apparut un ours. Ils se saluèrent :
-
Tu es venu, frère ? dit le renard à l’ours.
-
Oui, répondit l’autre d’une voix enrouée.
Le
renard appelait frères ceux qu’il voyait, bien qu’ils ne fussent en rien ses
frères. L’ours lui dit :
-
De tous les peuples, de toutes les bêtes, de tout ce qui vit, lequel des êtres vivants, bête ou
tête-de-motte, crains-tu le plus ?
Le
renard répondit :
-
Je n’ai peur que de tête-de-motte, car s’il épaule droit sur moi, à distance,
une grande chose semblable aux rayons de soleil, cela éclate soudain. J’en ai
très peur, car cette chose semblable aux rayons de soleil est épouvantable. Elle éclate brusquement.
Avant de claquer elle devrait bien au moins dire : « Gare ! Je vais
éclater ! »
-
Oh ! En est-il vraiment ainsi ?
-
Oui. Dans aucune contrée il n’y a rien de tel. Seul tête-de-motte est ainsi.
-
Hi, hi, hi ! Tu as vraiment peur de tête-de-motte ! dit l’ours en riant.
-
Et toi, de qui as-tu peur ? s’enquit le renard à son tour.
-
Moi, quand je marche dans les buissons tout seul et dans l’obscurité profonde,
surtout dans des buissons très épais, et qu’une perdrix s’envole brusquement en
courant à travers les buissons, cela me fait très peur, et mon coeur fait des
bonds.
-
Vraiment ? riotait le renard. A-a-a ! Comme c’est curieux ! A-a-a ! I-i-i ! Le
renard se moquait copieusement de l’ours. Comme c’est curieux ! Une perdrix !
Mais il ne faut pas en avoir peur !
-
Qu’est-ce qui te prend ? Tu te sens bien ? Tu n’es pas dérangé ?
-
Que c’est curieux ! Une petite perdrix ! I-i-i ! continuait de rire le renard.
Ils
s’écoutaient à tour de rôle. Quand l’un parlait, l’autre écoutait.
-
Je ne suis pas devenu fou, reprit le renard. Je me sens bien. Faisons cela :
toi, tu vas aller chercher tête-de-motte, et moi une perdrix. On verra qui fera
le plus vite.
Ils
partirent chacun de son côté. L’un alla chercher tête-de-motte, l’autre une
perdrix. Le renard se faufila vers une perdrix qui était dans les buissons et
il l’attrapa par les pattes. Puis il repartit vers l’endroit où il était encore
récemment. Il y attendit l’ours en tenant la petite perdrix. Tout à coup l’ours
apparut tout dégoulinant de sang, couvert de blessures, tout chancelant.. Sans
lui montrer la perdrix, le renard lui posa des questions :
-
Et alors ? Où est tête-de-motte dont tu n’avais pas peur ? Où ? Il doit être bien fort ?
-
Aïe, aïe, aïe ! Que j’ai mal !
Brusquement
le renard lui montra la perdrix vivante. Celle-ci claqua des ailes. Le corps
douloureux le grand ours bondit terrorisé et affolé : « R-r-r ! E-e-e ! Ook-reer ! » Il s’enfuit /avant de revenir quelques
instants plus tard. Le renard riait de bon coeur sur tous les tons :
- A-a-a ! I-i-i ! Ka-ka-ka ! Il me fait mourir de rire. Bon ! Je vais tuer ce qui
te fait peur.
Il
tua la perdrix en lui tordant le cou. Puis il demanda à l’ours :
-
Te sens-tu bien ? Regarde ce qui te fait peur !
Il
montra la perdrix à l’ours qui s’enfuit de nouveau.
-
Tu te sens vraiment bien ?
-
Je me sens bien, mais j’ai très peur.
Le
renard jeta la perdrix au loin. L’ours poussa un gémissement, et il demanda :
-
N’aurais-tu pas de quoi me soigner un peu ? J’ai très mal.
-
Si ! J’ai un petit quelque chose.
-
Soigne-moi, s’il te plaît.
-
Je vais essayer, mais je n’ai que des pierres brûlantes.
-
C’est mieux que rien !
-
D’abord tu vas aller chercher des pierres et puis tu les fera bien chauffer.
Seulement il faudra que tu ne ramasses que des pierres oblongues.
-
Très bien.
Le
grand ours partit chercher des pierres. Il les ramassait en surmontant sa
douleur. Quand il en eut un bon nombre, il les mit à chauffer. Puis il dit au
renard :
-
Renard ! C’est le moment. Les pierres sont brûlantes.
-
Très bien ! dit le renard qui avait fait un somme pendant que l’ours ramassait
les pierres. Ca ira. Couche-toi sur le dos. Où sont tes blessures ?
-
Les voilà, dit l’ours en montrant ses blessures.
Alors
le renard fourra les pierres brûlantes dans les blessures et il les y laissa.
Le grand ours se tordit de douleur :
-
Aïe, aïe, aïe ! Tu me fais mal.
-
Tu commences à te rétablir, dit le renard.
-
Aïe,aïe, aïe ! J’ai très mal.
-
Je t’assure, tu vas mieux.
En
fait l’état de l’ours empirait rapidement. Il agonisa. Il ne pouvait que hurler
:
-
Aïe, aïe, aïe ! K-k-k-ka !
-
Je t’assure, tu vas mieux.
-
Quoi ?
-
Je te dis que tu vas mieux.
-
Ah bon, dit celui qui était en train de mourir.
-
Oui, oui, tu vas mieux. Bien que je sois probablement en train de te tuer.
-
Hein ? Que dis-tu ?
-
Je dis que tu commences à guérir.
-
Bien.
Et
il mourut. Comme le renard fut heureux ! Il n’en finissait pas de faire des
bonds. Puis il dépeça l’ours et le fit cuire sur une pierre plate. Après quoi
il se gava de sa chair. Il en avait mal au ventre. Tout de suite après son
repas il se coucha sur le dos et s’endormit. Un peu plus tard il partit
lentement à travers les épais buissons avant de revenir au même endroit. A nouveau
il se coucha sur le dos et s’endormit. C’était l’été et le soleil chauffait
avec ardeur. Il étala la peau de l’ours et disposa dessus les morceaux de
viande. Puis il s’endormit au chaud soleil. Soudain un grand loup s’approcha de
lui.
-
O-o-o ! Tiens-tiens ! Qui donc a tué une si énorme bête ?
-
Mais c’est que moi aussi j’ai des dents ! Je pourrais bien te tuer de même.
-
Eh là ! J’ai peur pour de bon, mais je suis tellement affamé.
-
Mange, mais ne touche pas à la chair tendre.
-
Bon, entendu !
Le
loup avait très peur car il se disait que le renard avait sûrement tué l’ours.
Il fit sa cuisine. Il n’avait mis à cuire que les os de la colonne vertébrale.
Affamé il les dévora et les rongea longuement. Puis il s’endormit d’un profond
sommeil. Il ne s’était pas du tout rendu compte qu’il s’endormait une fois son
repas terminé.
Le
renard le regarda à la dérobée : comme il ronflait ! Il s’approcha de lui,
ramassa toutes les vertèbres et les enfila sur la queue du loup. Puis il alla
se mettre au sommet du tertre d’une marmotte et il cria :
-
Gare, gare ! Voilà tête-de-motte !
Le
loup se leva d’un bond et s’enfuit à toutes jambes. Il partit droit vers la
toundra. Il traînait à sa suite les os enfilés sur sa queue
Le
renard s’était rapidement bâti une demeure. C’est là qu’il se trouvait. Il
feignait d’être malade. A l’ancien emplacement d’une yarangue il avait trouvé un chaudron. Il écorcha des aulnes, et fit
du sang à partir d’une décoction.
Ensuite il se coucha.
Le
loup était épuisé d’avoir couru. Il avait fini par se retourner pour regarder
sa queue. Les os étaient enfilés en rideau sur sa queue. Il était entré dans
une grande colère. Il se dit même : « Oui, je vais sans doute le tuer, ce
renard qui m’a trompé. » Il remonta en tapinois ses traces précédentes,
arriva à l’endroit où il avait dormi récemment et partit sur les traces du
renard. Alors il aperçut une yarangue.
Il se glissa à l’intérieur ! Et d’apostropher le renard !
-
Dis donc ! Pourquoi m’as-tu trompé ?
-
Ah ! Je vais mal ! Je suis très malade ! dit l’autre d’une voix faible.
-
Qui donc m’a joué ce tour ?
-
Je ne sais pas. Y a-t-il longtemps ?
-
Mais non ! Tout récemment. N’était-ce pas toi ?
-
Cela fait bien longtemps que je suis tombé malade. Regarde ce sang dans le
chaudron.
-
Oh ! Es-tu vraiment malade ?
-
Tu devrais bien emporter ce chaudron là-bas, vers la mer. Utilise donc ma
petite barque et vide le sang au large.
-
Bon, je vais l’emporter au large, mais comment naviguer sur cette barque ? Je
n’ai pas appris à le faire.
-
Monte simplement dans la barque et rame.
-
Bon, d’accord.
Alors
il monta dans la petite barque et il se mit en route. Il se mit à ramer avec
ardeur. De grosses vagues se mirent soudain à agiter la mer. Comme il eut peur
alors, le grand loup. Et de hurler, de hurler ! Le renard le regardait en
catimini. Brusquement la barque chavira et le loup se noya. Il mourut. Le
renard en fut tout réjoui : « Je suis comme cela : je dois tromper les
autres pour vivre! Ils ne m’ont pas tué. C’est ma ruse qui les a tuées, ces
deux énormes bêtes ! » Et le renard trompeur continua de vivre.
C’est
tout !
Dans
un petit campement vivaient un petit vieux, sa femme et leur fille. Un jour la
petite était partie dans la toundra ramasser des baies dans les buissons. Elle
y cueillait des baies et s’y amusait quand elle entendit soudain une grosse
voix enrouée :
-
Ah, ah ! Viens ici, je vais te manger le foie !
La
fillette fut épouvantée et s’enfuit en direction de sa yarangue. La voix enrouée la poursuivit. C’était celle d’un kele. Celui-ci la rattrapa promptement.
Il la saisit et lui dit :
-
Arrête-toi. On va aller chez moi.
Elle
résista tant qu’elle put, mais il l’empoigna par la manche et l’entraîna. Chez
lui il l’éleva. Bientôt elle eut
grandi.
Un
jour le kele alla chercher une pierre
à aiguiser au bord de mer. Il tira son grand pekul et se mit à l’affûter. Il chantait :
Quand, quand,
quand mangerai-je du foie ?
Quand rongerai-je
de délicieux cartilages ?
Et
il recommençait à aiguiser son grand pekul.
Dès qu’il s’en était allé aiguiser son couteau, la fillette s’était enfuie de
chez lui. Elle arriva dans un autre campement et dit :
-
Surtout ne parlez pas de moi au kele.
Il m’élève pour me manger quand je serai grande.
Elle
continua sa route et parvint à une grande yarangue
isolée. Un vieillard y manipulait une doloire sous un étendoir. La demeure
était vraiment immense. La fillette dit au petit vieux :
-
S’il te plaît, cache-moi.
-
Et pourquoi cela ?
-
Un kele me poursuit.
-
Il y a une femme dans le relkun. Elle
te cachera.
La
fillette entra dans la yarangue. Une
très grande femme s’y trouvait. Elle se faisait des nattes. Ses cheveux étaient
très longs. La fillette dit :
-
Cache-moi.
-
Si tu veux ! Mais pourquoi ?
-
Un kele me poursuit.
-
Viens et glisse-toi dans mes cheveux.
La
fillette se glissa dans ses cheveux. On ne l’y voyait pas du tout. La femme
continua de natter ses longs cheveux.
Soudain
déboula le grand kele, et sa grosse
voix retentit :
-
Où est ma petite fille ? Ne l’avez-vous pas vue ?
-
En vérité non. Nous ne l’avons pas vue.
-
Où donc est-elle ?
-
Elle s’est envolée vers le soleil.
-
Tu ferais bien de me porter là-bas. Mais ne serait-elle pas dans votre relkun ?
-
Non, elle n’y est pas. Si tu ne me crois pas, va l’y chercher toi-même.
Le
grand kele entra. La femme faisait
ses nattes.
-
Où est ma fille ?
-Je
ne sais pas. Je ne l’ai pas vue. Le vieux, dehors, le sait peut-être, mais moi
je ne sais pas.
Malgré
tout le kele fouilla partout. Il retourna
tout le relkun, puis il chercha dans
le sottagyn. Il lacéra tout, puis il
sortit. Il dit au petit vieux :
-
Bon ! Nous allons partir vers le soleil.
-
Très bien ! Seulement accroche-toi bien. Accroche-toi bien au bord de ma
combinaison.
Il
s’accrocha au bord de sa combinaison. Le vieillard partit en courant. Le grand kele se cramponnait. Ils commencèrent
leur ascension, montant peu à peu en direction du soleil. Pendant le trajet le
vieillard demandait sans cesse au grand kele
:
-
Quelle est la taille de la terre ?
-
Elle est encore très grande. Comme la mer.
-
Nous serons longtemps en route. Nous sommes encore très loin du soleil. Il est
loin, le soleil. Comment est la terre à présent ?
-
Elle ressemble à une petite mer.
-
Ah, ah ! Et maintenant ?
-
On dirait un grand lac.
Il
le questionnait à brefs intervalles :
-
De quelle grosseur est la terre maintenant ?
-
De celle d’un petit lac.
-
Ah, ah ! Nous commençons à approcher. A quoi ressemble-t-elle à présent ?
-
Elle est de la taille d’une petite langue qu’on fait sortir de la bouche.
-
Et à présent comment est-elle ?
-
Elle est grande comme une reprise à un vêtement.
-
Ah, ah ! Nous y sommes. Et maintenant, comment est-elle ?
-
Elle est grande seulement comme une petite étoile.
-
Oui, nous approchons. Et à présent de quelle taille est-elle ?
-
Elle jette seulement une ombre.
-
Oh ! Nous sommes tout près. Et maintenant, comment est-elle ?
-
On ne la voit plus.
-
Tiens donc ! feignit de se réjouir le vieillard. Je vais remettre en place ma
ceinture car nous sommes sur le point
d’arriver sur le soleil. On y voit déjà des forêts.
En
fait ce n’était pas le cas. Le vieillard voulait simplement tromper le grand kele. Il reprit :
-
On y distingue des groupes de gens. J’en suis tellement heureux que je vais
redresser ma ceinture. Tiens-toi solidement !
Il
feignit de remettre sa ceinture en place. Soudain il se laissa glisser
plusieurs fois vers le bas, puis remonta vers le haut. Le grand kele se mit à hurler :
-
Mais tu vas me faire tomber !
-
Je te l’ai dit : cramponne-toi fermement.
Il
entraîna le grand kele à toute
allure, puis le fit brusquement tomber. L’autre cria :
-
Attrape-moi ! Retiens-moi !
-
Je vais essayer.
Mais
ils tombaient. Ils tombaient tellement vite que leurs oreilles sifflaient et
que le vent hurlait : viou-viou-viou ! La vitesse arrachait les cheveux du
grand kele. Le vieillard avait beau
s’approcher de lui, il ne pouvait pas le saisir. Son grand compagnon écarquilla
les yeux en continuant de crier :
-
Attra-a-a-pe-moi !
-
Je n’y parvi-i-i-ens pas !
Finalement
ils arrivèrent à proximité de la terre. Il hurla encore une fois : « Ah-ah
! » et voulut dire : « Attrape-moi ! » mais ses paroles
s’interrompirent brusquement : il venait de s’enfoncer dans le sol. On ne
voyait ses jambes qu’un peu au-dessous de l’articulation du genou. Il s’était
profondément enfoncé dans le sol, le grand kele.
Quant
au vieillard, il ne lui était rien arrivé. Il rentra chez lui. En arrivant il
dit à la petite fille :
-
Le kele est mort désormais. Cela
suffit comme cela. Si tu veux rentrer chez toi, rentre. Je t’y aiderai. Veux-tu
rentrer chez toi ?
-
Bien sûr ! J’en ai très envie. Mes parents doivent se dire que leur fille est
morte. Mais je suis bien vivante. Je te suis très reconnaissante parce que le
grand kele m’élevait pour me manger.
-
Mais où donc demeurent les tiens ? demanda le vieillard.
-
Je m’en souviens très bien, et je pourrai retourner chez moi. Je te montrerai
le chemin.
Ils
partirent et restèrent longtemps en route. Finalement ils arrivèrent chez elle.
Comme
ses proches se réjouirent ! La petite fille leur raconta tout. Elle leur parla
de tout, et aussi du grand kele.
Or
donc il y avait un père très cruel. Un jour il dit à sa fille :
-
Va chercher des courroies dans la barque.
Elle
se mit en route, arriva à la barque. Les courroies avaient été tout à fait
raidies par le froid. Elle ne put les démêler. Le père finit par la rejoindre.
Il la battit à coups de racloir à peaux : elle ne put se relever. La mère
arriva. Elle la ramena à la maison en la traînant sur le sol. Un jour, quand
elle fut rétablie, son père lui ordonna d’aller chercher des rames. Elle
monta sur un rocher pour chercher les
rames : le gel les avait collées au sol. De nouveau elle ne put en venir à
bout... Le père arriva et lui dit :
-
Pourquoi es-tu si faible ?
Alors
il sortit une lanière et il la suspendit par les pieds. Il l’accrocha au rocher
la tête en bas et l’abandonna dans cette posture.
L’été
arriva. Avec le temps la lanière s’était abîmée. Un jour le père revint : la
lanière s’était cassée. La jeune fille n’était plus là... En été on chassait en
barque. Le père avait pris ses fils comme rameurs. Soudain apparut un gros
morse. On se dirigea vers lui. On le laissa se montrer : c’était une énorme femelle.
On s’en approcha vivement. Le père dit à ses fils :
-
Allez à la proue.
L’un
d’entre eux essaya de lancer le harpon, mais son coeur défaillit et il dit :
-
Oh ! Malheur !
Un
autre essaya à son tout, mais il dit aussi :
-
Oh ! Malheur ! J’ai le coeur qui défaille.
Finalement
le père alla à la proue. Dès qu’il mit la pointe du harpon en place, le morse
ôta son capuchon : c’était sa fille !
Elle
agrippa son père avec une de ses défenses et le fit dégringoler dans l’eau.
Puis elle dit à ses frères :
-
En rentrant à la maison dites à notre mère : « Nous l’avons vue
là-bas. »
-
Très bien ! dirent-ils.
Ils
rentrèrent chez eux et racontèrent à leur mère qu’ils avaient vu leur soeur. La
mère fondit en larmes.
Le
conte est fini.
Des
gens vivaient au sud dans un campement. Ils chassaient en mer. Il y avait avec
eux un orphelin qui habitait avec sa grand-mère. Ils vivaient dans la gêne.
L’orphelin chassait en mer avec les autres. Naturellement en chassant il se
procurait un peu de viande. Une fois il avait reçu du qopalgyn. Il l’avait mis de côté dans la fosse à viande.
L’hiver
arriva. Les provisions tiraient à leur fin. Il ne lui restait plus qu’un kymgyt (1). L’orphelin dit à sa
grand-mère :
-
Nous allons découper un morceau du kymgyt.
-
Oui, bien sûr, nous allons en découper un morceau. Sinon que manger ? dit la
grand-mère.
L’orphelin
enfila les combinaisons de sa grand-mère et sortit. Il arriva à la fosse à
viande et l’ouvrit. Il entra à l’intérieur de la fosse et il frappa le qopalgyn à coups de doloire : il sonnait
le creux. Soudain des souris s’en échappèrent.
-
Que faites-vous là ? Je vais vous tuer ! dit l’orphelin.
Tout
à coup en bas dans l’obscurité quelqu’un cria :
-
Ne tue pas mes petits.
-
Si, je vais les tuer. Je ne peux pas les laisser faire, dit l’orphelin en
colère.
-
Je t’aiderai à devenir fort ! dit la voix en bas dans l’obscurité.
-
Sors de là ! l’appela l’orphelin furieux.
A
ce moment sortit une énorme souris. Elle dit :
-
Détache un petit bout du meilleur morceau.
L’orphelin
détacha un petit bout du meilleur morceau et rentra à la maison. En arrivant il
dit à sa grand-mère :
-
Mangeons, j’ai très faim.
La
grand-mère prépara le repas, puis elle s’écria :
-
Mais qu’arrive-t-il donc à la viande ?
-
Qu’y a-t-il encore ? demanda l’orphelin.
Ils
regardèrent dans la marmite : les morceaux de viande étaient plus nombreux et
plus gros. Quelle joie ! Ils mangèrent et se couchèrent. Le lendemain quand ils
s’éveillèrent l’orphelin dit à sa grand-mère :
-
Va donc voir ce que font les gens.
Une
fois dehors la grand-mère s’exclama :
-
Ils courent après des ours blancs !
-
Entre vite. Donne-moi tes habits, dit l’orphelin.
La
vieille femme entra et l’orphelin mit ses habits. Puis il sortit et vit que les
gens poursuivaient des ours dans tous les sens. Il prit un marteau et se
précipita vers une des bêtes. L’ours avait presque rattrapé celui qui le
précédait. L’orphelin le rejoignit, l’agrippa par une patte de derrière. L’ours
tenta de le mordre. Il le frappa au front et le tua. Il le chargea tout entier
sur son dos et partit chez lui en courant. Certains voulurent se jeter sur lui
pour le lui ravir. L’orphelin s’enfuit, l’ours sur le dos. Ainsi il le rapporta
à la maison et dit à sa grand-mère :
-
Débite vite l’ours.
Seuls
ses oncles furent invités à en manger. La vieille femme dit :
-
Tu devrais bien porter au maître du troupeau la tête, le coeur, les intestins,
bref tous les abats.
-
Je ne les lui porterai pour rien au monde. Faisons-en plutôt notre nourriture.
Soudain
un homme vint le chercher, disant :
-
Où est-il, notre tueur d’ours ? Va donc chez le maître. Il a quelque chose à te
dire, car tu lui as ravi l’ours. Allons-y !
L’orphelin
s’habilla et se rendit chez le maître. Celui-ci l’attendait près de la grande yarangue avec des gens qui regardaient.
L’orphelin s’approcha. L’homme dit :
-
C’est lui qui nous enlève nos ours ? Je m’en vais le battre à l’en tuer.
Il
enleva ses vêtements. Les spectateurs eurent de petits rires. Seuls les oncles
de l’adolescents s’affligèrent. Tout à coup l’homme dit :
-
Jette-toi sur moi, et vite.
-
C’est impossible ! Je ne pourrai venir à bout de toi. Regardez ces gros muscles
! dit l’orphelin.
-
Vraiment ? Alors pourquoi as-tu volé l’ours ?
-
Jette-toi quand même sur lui ! dit quelqu’un dans l’assistance.
L’orphelin
finit par se mettre dans une grande colère et il se précipita sur le maître.
-
Je vais te tuer, c’est sûr. Pourquoi te jettes-tu sur moi aussi résolument, toi
qui es si petit ? s’exclama l’homme.
L’orphelin
attaqua et le saisit par un bras. Ils se battirent longtemps. Finalement
l’orphelin lui broya la main en le projetant à terre.
-
Ah ! Tu me tues ! Lâche-moi, assez ! cria-t-il de douleur.
-
Et moi qui croyais que tu étais fort. Apparemment ce n’est pas le cas. Bon,
c’est assez pour le moment, suffit ! dit l’orphelin.
Ils
cessèrent le combat. L’orphelin dit à l’assistance :
-
Je le croyais fort. Mais il est faible. Et cruel. Vous aussi, vous êtes cruels.
L’orphelin
rentra chez lui. Par la suite lui et sa grand-mère eurent assez de viande, car
il chassait l’ours et les bêtes de la mer. L’adolescent finit par devenir un
vigoureux adulte. Il se maria. La grand-mère mourut. On porta son corps dans la
toundra. L’adolescent et sa femme vécurent à leur aise. Il abattait sans cesse
de nombreux phoques et autres animaux. Ainsi la grosse souris avait aidé le
petit orphelin à devenir robuste.
Note. Kymgyt.
Gros rouleau de viande de morse qu’on met de côté pour l’hiver.
Or
donc il y a longtemps se déclencha une grande tempête. Un vent violent
soufflait sans discontinuer. Il n’y avait plus de bêtes à chasser en mer. Les
gens étaient tous morts de froid et de faim. Seuls les éleveurs de rennes
restaient vivants. Dans deux yarangues du
bord de mer des gens étaient demeurés en vie. Deux yarangues seulement. Dans la plus éloignée vivaient un homme et sa
femme. Dans la plus proche vivaient trois personnes: le père, la mère et leur
enfant qui n’était âgé que de quatre ans. Les parents moururent à leur tour.
Après leur mort, les voisins commencèrent à rendre visite au petit resté seul.
Ils attendaient qu’il mourût. Ils se disaient : « Puisse-t-il mourir !
Cela ne sert à rien de veiller sur lui ». Mais le garçonnet continuait de
téter sa mère bien qu’elle fût morte depuis longtemps. Tous les soirs sa
poitrine se gonflait de lait, et les lampes s’allumaient et se remplissaient de
graisse fondue. Qu’il faisait bon chez lui ! Les voisins lui rendaient visite
et se disaient : « Comme il met longtemps à mourir ! »
L’enfant
grandissait de jour en jour. En fin de compte il s’était mis à s’agiter dans le
relkun. Le temps passant il entra
dans l’adolescence. Un matin il s’éveilla, brusquement apeuré : il avait eu
l’impression que des chiens se déplaçaient à travers le sottagyn. En fait c’étaient des loups. Les loups lui dirent :
-
Tu sais, tes voisins sont venus quand ils pensaient que tu allais mourir. Ils
disaient : « Comme il met longtemps à mourir ! »
Un
jour le garçon traîna le corps de son père vers un côté du yorongue et lui ôta ses vêtements. Il enleva aussi les habits de sa
mère. Il les mit à sécher au-dessus de la lampe.
Un
soir les loups revinrent et lui dirent :
-
Il est temps que tu sortes ! Les habits ont assez séché. Quand tu sortiras,
ramasse au bord de la mer ce que tu pourras trouver et va chasser sur la
banquise. Si tes voisins te disent : « Laisse-nous t’aider »,
dis-leur : « Ce n’est pas la peine. »
-
Entendu !
Le
garçon sortit et franchit les hummocks. Il abattit un phoque barbu et un veau
marin. Puis il repartit. Il les remorqua chez lui, en haut. Mais il ne put
monter la pente. Il s’écria : « Mais c’est que je ne peux pas ! » Les
loups arrivèrent tout de suite à la rescousse. La femme du voisin lui dit
ensuite :
-
Laisse-nous t’aider.
-
Ce n’est pas la peine. C’est mal que vous soyez venus me voir mourir. Rentrez
plutôt chez vous. Je travaillerai seul.
Un
soir les loups revinrent et lui dirent :
-
Emporte tes parents dans la toundra. D’abord ton père, puis ta mère. Si tes
voisins te disent à nouveau : « Nous allons t’aider », dis-leur
seulement : « Jamais de la vie, rentrez plutôt chez vous ! »
Le
lendemain au réveil il emporta son père sur son dos. Puis, de la même façon, il
emporta sa mère.
Le
garçon devenait plus fort de jour en jour. Il finit par devenir très robuste. Alors
les loups lui dirent :
-
Si d’aventure tu t’ennuies, joue du tambour et nous viendrons te dire ce que tu
dois faire. Pendant que tu grandissais, c’est nous qui allumions tes lampes.
Nous sommes un groupe de neuf.
Il
se révèle que c’étaient des loups. Un jour ils lui dirent :
-
A présent tu vas te marier. Va prendre femme chez un éleveur, un homme riche en
rennes.
-
Mais je ne pourrai pas, dit le garçon.
-
Si, tu pourras, dirent les chiens.
-
Bon ! Comme vous voulez.
Le
lendemain matin les chiens revinrent. Ils avaient avec eux des harnais et un
traîneau. Le garçon se mit en route. Il allait prendre femme. En chemin les
chiens lui dirent.
-
Ici il y a un campement très hospitalier. Tu y seras très bien, et nous, nous
mangerons à satiété. Nous mangerons même des navagas.
Ils
étaient effectivement arrivés dans une très accueillante habitation.
-
Tu es venu ?
-
Oui, me voilà.
-
Et d’où viens-tu donc ?
-
De très loin.
-
Ah ! Entre vite et restaure-toi. Tes chiens non plus ne refuseront sûrement pas
de manger des navagas ?
-
Non, ils ne refuseront pas, dit le garçon.
Ils
nourrirent les chiens qui ensuite restèrent au pied de la paroi et
s’endormirent.
On
se réveilla. Le garçon sortit, harnacha les loups et s’en fut. En chemin les
chiens lui dirent :
-
Ici il y a un mauvais campement. Tu resteras sur ta faim, et nous aussi. Mais
soit ! Nous apporterons une carcasse de renne et nous le mangerons.
Ils
arrivèrent. Effectivement c’était de mauvaises gens qui se contentèrent de dire
:
-
Nous n’avons pas de nourriture pour tes chiens.
-
Cela ne fait rien. Ils se coucheront sans manger, leur dit le garçon.
Il
mangea lui-même peu de choses et s’endormit. Dès qu’il fut endormi, les maîtres
du lieu se servirent leur repas. Tout à coup les chiens arrivèrent et lui
glissèrent dans le relkun la carcasse
d’un renne qu’ils avaient tué.
-
Vas-y, mange ! Combien en prendras-tu comme provision de route ?
-
Oh ! Un seul suffira.
-
Entendu !
Ils
se mirent en cuisine et lui dirent :
-
Bon, mange !
-
Je ne veux pas.
Mais
il mangea quand même. Le lendemain il s’éveilla et repartit. De son côté le
maître du lieu alla voir son troupeau : les chiens avaient égorgé un grand
nombre de bêtes. En chemin les chiens dirent au garçon :
-
Nous allons arriver à un campement où il y a peu de rennes : cinq seulement.
Ici ne vivent que deux personnes, la mère et le fils. Le père a été tué par
ceux que nous venons de quitter. Ils ont aussi tué les bêtes, et ne leur en ont
laissé que cinq.
Quand
ils approchèrent les chiens lui dirent :
-
Bon ! Passe la nuit ici.
-
Mais je vais manger le peu qu’ils ont, leur dit le garçon.
Les
chiens lui dirent :
-
Nous apporterons quatre rennes. Nous te passerons trois corps dans le relkun. Tu prendras le quatrième pour la
route.
-
Apportez-les tous, dit le garçon.
L’un
des chiens dit :
-
Soit ! Nous en apporterons encore d’autres et nous les assommerons. Que les
gens d’ici les fassent cuire !
Dès
qu’ils arrivèrent les chiens dirent à la femme :
-
Demain des gens viendront te chercher. Ne les écoute pas. Restez avec les rennes.
Le
lendemain ils s’éveillèrent. Les chiens leur dirent :
-
Transportez-vous là-bas. Nous passerons vous voir en rentrant à la maison
-
Bien ! Nous allons nous y rendre.
Puis
ils dirent au garçon :
-
Aujourd’hui l’étape sera longue : vous devrez marcher deux jours et deux nuits.
Le
garçon partit. Il mit deux jours et deux nuits pour arriver au campement
suivant. Or dans la première yarangue vivait
un homme riche en rennes. Il sortit et dit :
-
Oh, oh ! D’où venez-vous ?
-
De loin.
-
Eh bien ! Commençons. Que ferons-nous d’abord ?
-
Je ne sais pas.
-
On pourrait commencer par un combat à la lance. Ensuite on fera une course.
Puis on luttera, dit l’homme.
Alors
un des chiens, que le garçon tenait cachés dans une yarangue, lui dit :
-
Revêts mon corps.
L’affrontement
à la lance commença. Bien des gens s’étaient rassemblés. Soudain le garçon
entailla la paume de l’homme. Celui-ci dit :
-
Nous n’en avons pas fini. Nous allons encore faire la course. Prépare-toi, à
présent.
-
Bien, comme tu voudras, dit le garçon.
-
Partons, dit l’homme.
Ils
partirent en courant tous les deux. Le garçon prit de l’avance. L’homme arrivé
après lui dit :
-
Tu cours vite ! C’est pour cette raison que tu es venu. Eh bien, finissons-en !
Rentrons, et venons-en à la lutte.
Ils
se mirent à lutter. Il y avait là un très grand poteau de bois.
-
Tu vois, je vais te tuer avec cela, dit l’homme.
-
Essaye, dit le garçon, et il le renversa. Puis il lui demanda : Est-ce que
vraiment tu tues tes adversaires avec cela ?
-
Pas du tout, dit l’homme.
-
Si, il les frappe avec cela, dirent les gens.
-
Bon, je vais te tuer, dit le garçon.
Alors
il frappa l’homme et le tua. Puis il prit sa fille pour femme. Les gens dirent
:
-
Désormais va où il te plaira, à ton idée.
Le
conte est fini.
Rorat
vivait avec sa femme. Ils ne vivaient que tous les deux. Le mari chassait le
renne sauvage. Il était très adroit et abattait grand nombre de rennes. Une
fois, comme à l’accoutumée, il était parti à la chasse. Il avait marché
jusqu’au soir. Quand il était rentré chez lui, sa femme avait disparu. Quelle
ne fut pas son inquiétude ! Mais où donc était-elle ? Il la chercha partout.
Elle n’était nulle part. Il ne put la trouver bien qu’il eût regardé partout.
Il se mit à réfléchir... Il partit droit vers le large sur sa petite barque. Il
resta longtemps en chemin. Il parvint finalement à une mer immense. Il y fut
longtemps retenu. Sa barque était fortement ballottée par les flots, mais elle
ne fut pas renversée car Rorat était très brave.
Il
passa plusieurs années sur les eaux et atteignit enfin une mer si calme qu’il
entendait même des cris d’oiseaux dans le lointain. C’est que ces oiseaux
étaient extrêmement nombreux. Rorat réfléchit : « Eh quoi ! Que
m’arrive-t-il donc ? » Mais Rorat était intrépide. Il continua à avancer droit
devant lui et arriva à une mer sans aurores.
Il n’y avait jamais d’aurore. Seule la lune brillait en permanence. Il
franchit cet espace de lueur lunaire, et poursuivit dès lors sa route dans une
totale obscurité. Il naviguait comme les yeux fermés. Soudain, loin devant lui,
apparut une faible lueur. Il pensa : « On va voir à présent quelle est
cette mer ». Il s’en approcha. A présent la lueur avait pris de plus vastes
proportions. Il approcha encore. Oh ! Comme les oiseaux volaient bas, très bas
! Ils volaient tout droit vers une sorte de lumière rouge rappelant celle d’une
lampe à huile. Rorat avança vers cet endroit et il y vit, sortant de l’eau,
comme une bouche qui cisaillait l’espace à toute allure. Comme cette bouche
était immense ! Des oiseaux planaient en grand nombre à proximité, puis ils se
précipitaient dans la bouche. Une partie d’entre eux la franchissaient, mais
d’autres étaient tranchés en deux avant d’avoir traversé. C’était le cas pour
nombre d’entre eux, mais la plus grande partie arrivait pourtant à passer. Les
oiseaux se précipitaient droit dans la bouche au moment où elle s’ouvrait. Ils
s’y jetaient par vols entiers. C’est pourquoi la bouche les cisaillait.
L’ami
Rorat alors réfléchit. Il dressa les rames l’une vers l’autre obliquement, les
attacha et soudain s’envola en rasant l’eau tel un grèbe. Comme il accéléra
pour décoller ! Alors il monta dans les airs sur sa petite barque qui filait à
toute allure. Puis elle se posa sur l’eau. Il se dit : « Oui ! J’arriverai
peut-être à passer. » Il prit la mesure de son vol, s’envola, plana, puis
se précipita dans la bouche au moment où elle commençait à s’ouvrir. Il passa !
De
l’autre côté on aurait effectivement dit qu’une lampe brûlait. Il faisait très
clair. Rorat continua son chemin. Pourtant sa barque était toute petite. Enfin
dans le lointain il vit la rive. Il se dit : « Oui ! Ma foi, je suis
peut-être arrivé de l’autre côté. » Il continua sa route et approcha du
rivage. On aurait pu dire que la terre y était vraiment rouge. Il aborda,
descendit de la barque, regarda autour de lui. Le temps était d’un calme
parfait. A nouveau il n’entendait que les cris des oiseaux. Ce pays-là
ressemblait tout à fait à notre terre. Le soleil y brillait aussi.
Il
laissa sa barque et se dirigea vers la toundra. Soudain il vit une yarangue, se dirigea vers elle et entra.
Le maître des lieux lui demanda :
-
D’où es-tu ?
-
De très loin.
-
Des gens de chez vous ont-ils perdu quelque chose ?
-
Mais non, répondit-il à contrecoeur.
Tout
à coup, un peu plus tard, il aperçut sa femme. Comme elle s’effraya ! Il ne
s’effraya pas moins qu’elle. Sa femme en changea même de visage. Le maître de
maison s’en rendit compte et pensa : « Cet homme est probablement venu de
loin. Il a certainement fait ce chemin à la recherche de sa femme. » Alors
cette créature, un géant, dit :
-
Eh bien ! Si on jouait ? N’es-tu venu pour jouer ?
-
Si, naturellement !
-
Malheur ! Pourquoi es-tu venu ? A coup sûr il va te tuer, lui dit sa femme.
-
Qu’il me tue ! Pourquoi t’a-t-il enlevée ? Tu n’avais pourtant rien à voir
là-dedans !
Donc
ils commencèrent les jeux. Le géant dit :
-
Voilà un ballon !
Or
ce géant était un kele. Il avait
sorti un gros ballon tout couvert de sang figé, un gros ballon tout rond, un
ballon énorme et très lourd. Ils commencèrent à jouer au ballon.
-
Allons-y ! Jette-le-moi le premier, dit le kele.
-
Jette-le d’abord, car moi, je ne sais pas.
-
Comme c’est étonnant ! dit le kele
d’une grosse voix enrouée, et il lança le ballon.
L’homme
réussit à l’attraper. Le kele n’avait
pas pu le tuer.
-
A mon tour de le lancer, dit l’homme.
-
Vas-y.
Ils
se tenaient assez près l’un de l’autre. L’homme projeta le ballon en plein sur
le kele. Il faillit lui casser le
bras. Touché, le grand kele lâcha le
ballon. D’habitude il le lançait très fort et il réussissait presque toujours à
tuer les maladroits.
Ils
cessèrent de jouer au ballon. Le kele
dit :
-
Suffit ! Je n’ai pas pu te tuer. On va faire autre chose.
Ils
s’arrêtèrent.
-
Saute en l’air et retombe la tête en bas, dit le kele.
-
Que dis-tu là ? Je ne pourrai pas. Commence, toi. Apprends-moi. Fais-le d’abord
et je le ferai après.
Le
grand kele sauta en l’air et retomba
la tête la première. L’homme regarda : l’autre avait complètement disparu en
retombant. Il se dit : « Oh ! Je ne pourrai pas en faire autant. » Un
petit moment après l’autre ressortit plus loin, bien qu’il se fût complètement
enfoncé dans le sol.
-
Fais-en autant, dit-il.
Rorat
sauta en l’air et fit la même chose. Lui aussi ressortit plus loin. Ils
émergeaient du sol comme on sort de l’eau. Une fois qu’ils étaient sortis, la
terre se refermait.
-
Bon ! On va faire autre chose, dit le kele..
Ils
partirent dans la toundra vers un énorme rocher. Les flancs en étaient fait de
gros rocs qui grondaient et les pierres y étaient plus tranchantes les unes que
les autres. Le grand kele se mit à y
faire des glissades. Il ne mourut pas en glissant dans les éboulis. Il remonta
au point de départ. Il était comme en terrain plat bien que le rocher fût comme
planté d’arbres.
A
son tour Rorat se laissa descendre. Il dégringola cul par dessus tête, glissa
sur les genoux. Finalement il vint à bout de sa glissade. A nouveau le kele n’avait pu le vaincre.
-
A présent allons vers ce rocher là-bas, dit le grand kele.
Ils
y allèrent. C’était un rocher abrupt.
-
Jouons ici, proposa le kele.
-
D’accord, répondit-il.
Ils
sortirent une pierre semblable à un petit homme, toute blanche, lourde à
souhait bien que petite. Le kele la
jeta à l’eau et se précipita derrière elle. Il tomba la tête la première dans
l’eau. Car le rocher était au bord d’une mer immense. Il y avait beaucoup de
vagues, car à cet endroit les eaux frappaient le rocher. Un peu plus tard il
émergea. Il revint comme s’il marchait en terrain plat. Il portait la petite
pierre-homme qu’il avait jetée peu avant.
-
Fais-en autant, dit-il.
Rorat
prit la petite pierre et la jeta à l’eau. Puis il plongea aussi. Seules ses
jambes gigotaient encore. Le grand kele
se réjouit. Déjà il riait : « A-a-a ! I-i-i ! O-o-o ! » Il riait sur
tous les tons. Il pensait : « A présent je l’ai sûrement tué. » Mais
un peu plus tard Rorat émergea.
-
Eh bien ? demanda-t-il. Ne l’ai-je pas bien fait ?
-
Si, très bien, dit le kele calmement,
et il ajouta :
-
Dommage ! Je n’ai pas pu te tuer. Il ne nous reste plus à faire que la course.
-
Tiens ! C’est tout ? Eh bien, faisons-la vite.
Ils
se rendirent alors vers le lieu de la course. Ils coururent longtemps. Le
terrain aux environs de la yarangue était
très montagneux. L’homme-kele prit du
retard. Bien que courant rapidement, il fut distancé. L’homme arriva le
premier. L’homme-kele n’arriva que le
soir. Il était tout à fait épuisé.
-
Pourquoi donc es-tu si épuisé ? lui demanda Rorat.
-
Parce que, malheur, je ne peux pas courir. Tandis que toi, tu est vraiment très
agile. Ce n’est pas pour rien que tu as fait ce chemin pour retrouver ta femme.
Bon ! Ramène-la chez toi puisque j’ai
été incapable de te vaincre.
-
Tiens, tiens ! Aurions-nous déjà fini de jouer ?
-
Oui, naturellement. Partez vite à présent.
-
Bien ! Nous allons repartir tout de suite.
Ils
repartirent chez eux, lui et sa femme. Ils laissèrent là l’homme-kele. Ils montèrent dans la petite
barque et rentrèrent chez eux. Ils furent longtemps en route, nos petits
navigateurs. Puis ils approchèrent de l’endroit où l’énorme bouche béait. Ils
s’y précipitèrent de loin, la franchirent et arrivèrent chez eux. Alors
commença pour eux une bonne vie.
C’est
tout.
Or
donc un éleveur vivait dans une yarangue
isolée. Un jour un loup se jeta sur son troupeau et tua tous les rennes. Le
lendemain le maître alla voir son troupeau et il vit un grand corbeau qui se
repaissait sur le lieu du massacre. L’homme lui dit :
-
Tu n’as vraiment rien dans la tête. Tu manges tout ce que tu trouves. Tu ferais
mieux d’en porter à tes proches !
Après
ces paroles, le grand corbeau s’envola très haut et l’homme repartit chez lui.
Soudain une violente tempête se leva et l’homme s’égara. Tout à coup il aperçut
une yarangue et se dirigea vers elle.
Le grand corbeau l’y accueillit de façon très hospitalière. Il dit à sa femme :
-
Donne vite à manger à l’homme !
Il
mangea. Le soir tomba. A ce moment le grand corbeau dit :
-
Eh bien ! Je vais chanter un chant pour endormir notre visiteur !
Le
grand corbeau se mit à jouer du tambour et il dit tout en jouant :
-
Oui ! Je n’ai rien dans la tête. Je ferais mieux de porter de la nourriture à
mes enfants !
Plus
tard l’homme s’éveilla transi. Il était dehors. Complètement gelé, il
s’habilla. Le grand corbeau lui avait donné une bonne leçon. Après cela l’homme
cessa de tuer même les souris.
Un
cygne vivait seul au bord de la mer avec son épouse. Il chassait les animaux de
la mer. Il tuait des baleines. Il en attrapait deux rien qu’avec ses deux
mains. Un jour le cygne dit à sa compagne :
-
Certains viendront peut-être aujourd’hui te voir pour prendre nos enfants.
-
Tu sais cela et tu pars quand même à la chasse ! lui répondit-elle.
-
Oui, je pars, dit-il. Simplement, quand ils viendront, plante un morceau de
bois dans la direction qu’ils prendront pour repartir.
Donc
le cygne s’en fut à la chasse. Soudain le soleil se voila. La femme regarda, et
elle aperçut soudain deux aigles.
-
Où sont tes fils ? s’enquirent-ils.
-
Je ne vous le dirai pas, répondit-elle.
-
Dis-nous où ils sont. Vite !
-
Je n’ai pas d’enfants.
-
Tu en as, nous le savons, dirent les aigles.
-
Eh bien ! Cherchez-les.
-
Suffit ! Dis-nous où ils sont. Sinon nous t’emporterons dans les airs et te
laisserons tomber. Tu seras morte pour rien. Compris ? dirent les aigles.
-
Cherchez vous-mêmes. Je ne vous donnerai pas mes enfants. Vous pouvez me tuer.
Comprenez-vous ? dit-elle.
-
Nous comprenons! dirent les aigles, et ils cherchèrent les enfants.
Ils
trouvèrent les deux petits, les saisirent et repartirent. En partant ils
décrivirent un cercle au-dessus des lieux et s’en furent en volant de plus en
plus vite.
Le
soir l’époux revint. Il rapportait deux baleines. Il vit sa femme qui pleurait
et lui demanda :
-
Pourquoi pleures-tu ?
-
Des aigles ont ravi nos enfants.
Ils
s’endormirent. Au matin ils se réveillèrent. L’époux dit à sa femme :
-
Dans quelle direction sont-ils partis ?
-
Par là. Le piquet est là-bas. D’abord ils ont décrit un tour dans le ciel, puis
ils sont allés tout droit, répondit-elle.
Le
cygne s’envola. Lui aussi il décrivit un tour, puis il monta dans le ciel. Il
resta longtemps en route et finit par apercevoir un campement. Il se dirigea
vers la dernière yarangue. Il entra.
-
D’où viens-tu ? lui demanda-t-on.
-
De très loin. N’avez-vous pas vu mes fils ?
-
Mais si ! Plus loin il y a un campement. C’est là qu’ils sont. Les aigles les
ont enlevés, dirent les maîtres du lieu.
-
Bon ! Je vais y aller, dit le cygne.
-
Ils te tueront !
-
Qu’ils me tuent ! Je suis prêt à mourir !
-
Là-bas, au bord d’un lac, vivent deux rennes sauvages. Personne n’a réussi à
les tuer, dit le maître de maison.
Le
cygne repartit. Il aperçut en effet les deux rennes sauvages. Dès qu’il montra
la tête, les rennes prirent la fuite. Il se précipita sur eux et les tua. Il
reprit sa route. Le matin il vit un campement. En arrivant il déposa les rennes
sauvages dans la première yarangue et
se cacha dans la dernière. En se réveillant l’aigle vit le corps des deux
rennes et dit :
-
Il n’y a personne. Qui donc a tué ces bêtes ?
Tout
le monde s’éveilla.
-
Nous allons procéder au rituel, dit l’aigle.
Tout
le monde se dirigea vers la yarangue des
rituels.
Les
enfants du cygne et ceux de l’aigle se mirent à jouer ensemble. Le cygne
empoigna ses enfants et ceux de l’aigle, et il s’envola en direction de son
logis.
Ils
arrivèrent à la maison et s’endormirent. Le lendemain quand ils s’éveillèrent
le vent se mit brusquement à souffler et les aigles arrivèrent.
-
Où sont nos enfants ? demandèrent-ils.
-
Les voilà, dit le cygne.
-
Rendez-les-moi vite, sinon je vous tuerai.
-
Je ne te les rendrai pas. Tue-moi plutôt, dit le cygne.
-
Dans ce cas battons-nous, dit l’aigle.
-
Si tu veux. Je ne refuse pas de me battre, dit le cygne.
-
N’y a-t-il pas dans les environs un lac profond ? dit l’aigle.
-
Si, il y en a un, dit le cygne.
-
Allons-y et vidons-le en nous précipitant en piqué, dit l’aigle.
Ils
partirent vers le lac. La femme de l’aigle s’envola la première et elle se jeta
plusieurs fois en piqué sur le lac. Le lac se mit à s’agiter violemment. Elle
avait fait la moitié de la besogne. Elle se posa et dit :
-
Je suis complètement épuisée.
Puis
la femme du cygne s’envola. Elle se jeta aussi à plusieurs reprises sur le lac,
et à force de piquer elle l’assécha complètement. Elle se posa ensuite et dit :
-
J’ai vidé le lac à force de piquer.
Le
grand aigle se mit en rage et dit :
-
Bon, à présent, battons-nous.
-
D’accord, battons-nous. Je ne refuse pas, dit le cygne.
Alors
l’aigle s’envola. Le cygne se jeta sur lui. Quand l’aigle fut sur le point de
le déchirer de ses serres, le cygne le frappa au cou et le lui trancha. Le
corps de l’aigle tomba d’un côté, sa tête de l’autre. Ils rentrèrent chez eux
et retinrent captifs les enfants de l’aigle. Et ils vécurent ainsi.
Or
donc deux frères vivaient dans la toundra avec leur soeur cadette.
-
Faisons des chaussures de pierre et délimitons un emplacement, dit l’aîné des
frères.
-
D’accord, dit le plus jeune.
Quand
ils eurent fini les chaussures, ils délimitèrent l’emplacement. En un jour ils
firent l’emplacement. Le lendemain ils l’agrandirent.
Une
fois ils allèrent dans les buissons et firent des perches pour la yarangue. Le lendemain ils allèrent
chasser, laissant leur soeur à la maison... Ils revinrent après avoir abattu un grand nombre de lièvres et de rennes
sauvages. Avec les peaux des lièvres ils fabriquèrent un toit, et avec les
peaux des rennes un yorongue. Chaque
jour ils abattaient un grand nombre d’animaux.
Un
jour à leur habitude ils chassaient tous les deux. Seule leur soeur était
restée à la maison. Quand ils rentrèrent elle avait disparu ! Le lendemain
l’aîné dit au plus jeune :
-
Va chasser seul. Peut-être quelqu’un viendra-t-il ? J’attendrai ici.
Effectivement,
au bout d’un certain temps, se montra une femme qui le regardait de l’intérieur
du yorongue d’hiver. L’homme qui
était resté chez lui s’écria :
-
Qui sont ceux-là ? Que font-ils ici ?
Bien
que perdu dans ses conjectures il saisit un racloir à peaux et voulut le lancer
sur la femme, mais celle-ci dit soudain :
-
Eh là ! Je suis simplement venue en visite !
-
Ah ! Eh bien, entre ! Parle !
-
C’est l’éleveur aisé de l’autre rive qui a enlevé votre soeur, dit-elle.
L’aîné
prit cette femme comme épouse. Le soir le cadet revint de la chasse. Comme
d’habitude il avait abattu bon nombre de lièvres. Ils s’endormirent. Quand ils
se réveillèrent le matin l’aîné dit au cadet :
-
Descends vers la mer. Si tu trouves un tronc rejeté par les eaux, ne le ramène
pas. Si tu en trouves un gros, ramène-le.
De
fait, le cadet descendit, vit un tronc et ne le prit pas. Il continua son
chemin et en vit un gros. Un très gros. Il le chargea sur son dos et rentra à
la maison. En arrivant il dit à l’aîné :
-
J’en ai ramené un.
L’aîné
sortit et demanda :
-
Celui-là ?
-
Oui.
-
Je vais en faire une barque.
Il
fit une barque.
-
Embarquons ! dit-il quand elle fut terminée.
Ils
gagnèrent le large. Un moment plus tard ils virent une mouette. La mouette les
distança. Ils rebroussèrent chemin. Une fois rentré il rabota la barque pour
l’améliorer.
Le
lendemain, dès le matin, ils repartirent. Ils parcoururent la même route et
comme précédemment aperçurent une mouette. Ils distancèrent la mouette. Ils
continuèrent leur route. Un peu plus tard ils virent un canard. Le canard les
distança. Ils revinrent à la maison. De nouveau il rabota la barque pour
l’améliorer encore.
En
se réveillant le lendemain ils se mirent en route tous les quatre. Ils virent
un canard et cette fois le distancèrent. Ils continuèrent leur route. Le
lendemain apparut un rocher, un grand, un énorme rocher. Le rocher s’ouvrait et
se refermait à toute allure. Il broyait un grand nombre d’oiseaux de toutes
sortes. Les navigateurs s’approchèrent du grand rocher. Dès qu’il s’ouvrit un
peu, ils glissèrent la proue de leur embarcation dans le rocher et y entrèrent
vivement. Seule la rame de gouverne se brisa, écrasée.
Une
mer immense s’avançait vers eux. Ils arrivèrent à un abrupt, se construisirent
une demeure de glaise et y passèrent la nuit. Quand ils se réveillèrent le
matin un homme à pied leur apparut. L’aîné regarda la mer. Elle était gelée, et
deux grands tertres s’y étaient élevés. L’homme à pied arriva et se dit :
« Tiens, tiens ! Que sont ces tertres ? Il doit y avoir des choses
ici. » Il approcha d’un des tertres et se mit à y forer énergiquement un
trou avec son pic. Puis il alla au second et procéda de même. Après quoi il y
posa un filet et rentra chez lui.
Le
soir l’aîné, qui était là, alla voir le filet. Il le retira : dans chacune des
mailles il y avait une prise. Des animaux de toutes sortes s’y étaient laissé
prendre : baleine, veau marin, phoque barbu, morse, lion de mer, phoque tacheté
et autres. Tout à fait en bordure du filet il retira un petit phoque barbu. Le
cadet l’emporta sur son dos pendant que l’aîné effaçait les traces. En arrivant
ils le firent cuire et le mangèrent.
Le
lendemain l’homme à pied refit son apparition. En arrivant il sortit le filet.
Il regarda, puis il dit :
-
Oh, oh ! Il manque un petit phoque barbu !
Il
remit le filet à l’eau et rentra chez lui. Il remorquait les bêtes les unes à
côté des autres.
A
nouveau il y eut des prises. Pour l’heure les deux frères sortirent une petite
baleine. L’aîné refit ce qu’il avait fait la veille. Le lendemain l’homme
apparut une fois de plus. Il retira le filet, regarda et dit :
-
Que se passe-t-il ? Tous les soirs mes bêtes se perdent. Qu’est-ce que ça veut
dire ? Il doit y avoir des créatures ici.
Il
se prépara à repartir. A ce moment l’aîné courut vers lui, écarta les animaux
et se cacha entre eux. Puis il regarda l’homme qui remorquait. Brusquement il
s’accrocha à une petite motte de terre. L’homme regarda sa charge et ne vit
rien. C’est ainsi qu’il ramena l’aîné des frères. En arrivant il appela :
-
Serviteur ! Va ranger ces animaux dans la fosse à viande.
Puis
il entra dans sa yarangue. L’aîné
sortit de sa cachette et se dissimula au pied d’un roc. Un serviteur sortit,
sans vêtements. Les yeux à demi fermés, il coupa en deux les prises de chasse,
les mit où il fallait et retourna dans la demeure.
Soudain
l’aîné vit sa soeur sortir et se diriger vers la fosse à viande. Alors, caché
au pied du roc, il lui dit :
-
Ah ! Au moins je t’aurai revue.
-
Qui es-tu, toi qui parles ? demanda-t-elle.
Un
moment après l’aîné sortit de sa cachette. Sa soeur lui dit :
-
Pourquoi es-tu venu ? Tu vas mourir pour rien. Es-tu venu seul ?
-
Nous sommes tous là. J’ai pris femme. Si on te demande à qui tu parles, réponds
: « Je parle à mon frère aîné. »
Elle
retourna dans le relkun.
Effectivement le maître des lieux lui demanda :
-
A qui parlais-tu ?
-
A qui parlerais-je ? A mon frère aîné.
-
Où est-il ? Qu’il entre ! Est-il seul ?
-
Non, ils sont trois.
-
Serviteur ! Va les chercher, et vite ! Vas-y vite, sans t’habiller. Va vite les
chercher sans tarder.
Le
serviteur sortit sans habits, tel qu’il était. Un peu après il revint. Ils
entrèrent tous. Le serviteur se vêtit, mit sa ceinture, acheva ses préparatifs.
Soudain le maître de céans lui dit :
-
Va chercher une demi-baleine : qu’ils mangent !
A
la fin du repas la soeur dit à ses aînés :
-
Surtout mettez en cachette de la salive sur votre petit doigt quand vous serez
assis sur le rosqyn. Cramponnez-vous
bien quand les juvet s’agiteront.
-
Serviteur ! Va chercher les juvet qui
sont sur le yorongue d’hiver, dit le
maître.
Le
serviteur lui passa les juvet. Le
maître les posa sur le rosqyn. Les
visiteurs aussi s’assirent sur le rosqyn.
Les juvet commencèrent à se
trémousser, à faire des bonds. Le maître les poussa, et ils émirent des sons :
« Lo-o-o-o ! » Le grand rosqyn
se mit à tourner, mais les visiteurs ne tombèrent pas. S’ils étaient tombés,
les juvet les auraient dévorés.
Le
maître des lieux remit les juvet dans
leur sac et dit :
-
Serviteur ! Emporte-les vite !
Ils
s’endormirent. Le lendemain matin ils s’éveillèrent. Il réveilla le serviteur :
-
Serviteur ! Nous allons procéder au rituel. Va chercher la vieille femme.
Le
serviteur partit chercher la vieille femme et lui dit :
-
Il dit qu’on va célébrer le rite. Ton fils m’envoie te chercher.
-
C’est bon, j’y vais.
-
Moi, pour le moment, je retourne à la maison. Vas-tu vraiment venir ?
-
Oui, je viens de suite. Le temps de m’habiller.
Le
serviteur rentra à la maison et dit au maître :
-
Elle dit qu’elle vient tout de suite.
-
Très bien ! Entre vite.
-
Bon, d’accord, je me déshabille.
Le
serviteur entra. Un peu plus tard arriva la vieille femme. Elle entra et le
maître dit au serviteur :
-
Allons ! Sors l’omoplate de baleine et mets-la au milieu du yorongue.
Le
serviteur sortit l’omoplate de baleine. Le maître prit le plus jeune des visiteurs
par le cou et par le fond de sa culotte, puis il le projeta vers l’omoplate de
baleine. Le jeune homme tomba sur le flanc et mourut, la tête tranchée. L’aîné
pensa : « Oh ! Il va tous nous tuer. » Le maître saisit l’aîné et
voulut le jeter aussi vers l’omoplate. Quand il se fut approché, l’aîné étendit
le bras et se retint. Puis se levant il dit à l’homme :
-
A mon tour de te projeter.
-
Oui, certainement. Regarde-moi.
Le
visiteur le saisit par le cou et par le fond de sa culotte et le jeta vers l’omoplate
de baleine. Le maître voulut faire
comme le visiteur, mais sa main faucha. Il tomba sur le flanc et resta sans
tête.
Le
visiteur s’assit. Après un moment il dit au serviteur :
-
Sors-les et place les têtes sur des piquets. Quand tu les auras plantées,
salive tes paumes et frappe les têtes.
Le
serviteur sortit la tête du maître et la plaça sur un piquet. Il fit exactement
ce qu’on lui avait dit et la frappa. Immédiatement après, le maître dit :
-
I-i-i-i ! Je viens de me réveiller ! Comme c’est curieux, j’ai longtemps dormi
!
Il
se leva. Alors le serviteur sortit la tête du visiteur, le frère cadet. Il
procéda exactement de même, et le résultat fut identique.
Ils
mangèrent. Après le repas, le maître dit :
-
Qui ira avec moi jusqu’à la yarangue qu’on
voit là-bas ?
-
Avec qui irais-tu ? Allons-y ensemble, dit l’aîné.
Ils
se dirigèrent vers la yarangue et
entrèrent. Le visiteur demanda :
-
Est-on vraiment bien dans cette yarangue ?
Bien
qu’on ait tenté de détourner son attention, le maître des lieux bondit soudain
dehors et enferma l’aîné. Il bloqua
l’entrée avec des pierres. On ne pouvait plus l’ouvrir. Les pierres
s’enfonçaient dans le sol et se dressaient verticalement.
-
Et alors ? Es-tu bien ? demanda le maître.
-
Oui, je suis bien, répondit le visiteur.
-
Serviteur ! Apporte du bois et une baudruche de graisse. Vite, ou je te flanque
une rossée !
Le
serviteur apporta du bois et une baudruche de graisse. Le maître empila du bois
devant la yarangue, y versa de la
graisse et mit le feu.
Au
milieu du sottagyn l’homme avait ôté
ses habits et s’était couché sur le dos. Il se frottait les aisselles.
L’intérieur de la yarangue était en
flammes et il palpait instinctivement la porte. Le maître se tenait sous le
sol, au pied de ce barrage vertical.
La
flamme s’éteignit. L’homme se leva et se vêtit. Le maître ouvrit la porte et
entra. Alors le visiteur bondit dehors et referma la porte. Il monta lui aussi
sur le toit, regarda le maître par le trou de fumée et lui dit :
-
Et alors, t’amuses-tu bien ?
Le
maître regarda alors vers le haut et se mit à rire. Le visiteur descendit du
toit et dit au serviteur :
-
N’apporte rien. Que mon cadet le fasse !
Et
il dit à son frère :
-
Apporte du bois et des baudruches de graisse.
Il
bloqua complètement la yarangue avec
du bois, y versa de la graisse et fit brûler le maître à l’intérieur. Pendant
qu’il brûlait, on entendait des claquements. L’homme n’était plus. Il s’était
consumé. Tout le monde revint à la yarangue.
On mangea. Le frère aîné dit :
-
Bon, à présent nous allons repartir.
Alors
le serviteur dit :
-
Vous ne le pourrez pas. Mieux vaut vous transformer en mouettes. Je vais vous
donner des peaux de mouettes à tous les quatre.
-
Bien. Donne-les-nous au moment de partir, dit l’aîné.
Le
serviteur les leur donna. Ils s’en revêtirent. Alors il dit :
-
Il y a trois criques. Dans chaque crique vous verrez des animaux rejetés par
les eaux. Ici, à côté, gît le corps d’un morse. N’en mangez surtout pas. Si
vous en mangiez, vous resteriez des mouettes.
-
Bien.
-
Plus loin vous trouverez un corps de baleine. Faites de même. Vous comprenez ?
Ensuite dans la troisième il y a un poisson, une navaga. Surtout obéissez-moi bien.
-
Très bien. Bon, nous allons partir.
Le
serviteur dit :
-
Un grand merci à vous. Si vous n’étiez pas venus, j’aurais continué à souffrir
encore longtemps. Tandis qu’à présent je vais me rendre chez mes oncles.
-
Eh bien, mettons-nous en route.
Ils
s’envolèrent tous les quatre. Le serviteur, lui, s’en alla chez ses oncles.
Ils
parvinrent à une crique où gisait le corps d’un énorme morse rejeté par les
eaux. Ils descendirent vers lui. Le frère aîné leur dit :
-
Attendez ! Le serviteur a dit : « Il ne faut pas y toucher ! »
Continuons !
Ils
reprirent leur route et virent la seconde crique ou une énorme baleine avait
été rejetée sur le rivage. Ils firent comme pour le morse. L’aîné leur dit à
nouveau :
-
Attendez ! Continuons notre route !
Ils
reprirent leur chemin. Ils virent encore la crique où se trouvait un poisson,
une navaga. Ils descendirent tous sur
lui. Soudain, tandis que les autres se posaient sur la falaise, le cadet
attrapa la navaga et la mangea.
L’aîné
appela son cadet :
-
Viens donc.
Il
ne put que crier :
-
Ko-ko !
L’aîné
rejoignit le cadet et lui accrocha un collier. Ils repartirent seulement à
trois et ne mangèrent qu’une fois parvenus à la maison.
L’hiver
arriva. L’année suivante ils revirent cette mouette. Puis, chaque année, quand
les mouettes passaient, ils la nourrissaient. Une fois ils ne virent plus leur
frère cadet devenu mouette. On l’avait probablement tué en quelque lieu, en lui
décochant une flèche ou en lui lançant des pierres.
Or
donc cela se passait sûrement dans l’ancien temps. On dit qu’un chamane vivait
dans le nord et un autre dans le sud. Voici que le chamane du nord résolut de
tuer celui du sud. Pourtant ils ne se connaissaient pas et ils ne s’étaient
jamais vus. Néanmoins celui du nord avait pris la ferme décision de tuer
l’autre. Celui du sud ne le connaissait pas davantage.
Le
chamane du nord réfléchit et se dit : « Comment vais-je m’y prendre
? »
Or
le chamane du sud était très réputé dans l’art de chamaniser. Un jour il partit
chercher du bois en tirant son traîneau. Il marchait en direction des lieux où
il en faisait la collecte quand un grand aigle arriva de loin, volant dans sa
direction. L’homme marchait sans penser à quoi que ce soit. L’aigle approcha et
fondit sur lui. Il lui frappa douloureusement la tête. Le chamane du sud se dit
: « Mais pourquoi fait-il cela ? » Lorsque l’autre se précipita une
seconde fois sur lui, il s’immergea soudain dans le sol. Il n’était plus
visible du tout. Il continuait de remorquer son traîneau. Ensuite, plus loin,
il émergea. Son traîneau émergea avec lui. Le traîneau n’avait pas été abîmé le
moins du monde.
L’aigle
se précipita une fois encore sur lui. A nouveau il s’immergea dans le sol et
n’en ressortit que plus tard. L’aigle se posa dans la toundra. Dès qu’il se fut
posé, il se transforma en homme. Il rejoignit l’autre chamane et s’écria :
-
Oh ! Que se passe-t-il ? Je ne suis pas parvenu à te détourner de ta route ! Tu
es vraiment versé dans l’art de chamaniser ! Eh bien ! Je vais recommencer.
Seulement continue de marcher. Entendu ? Ramasse encore du bois par là, dans la
toundra. Tu es d’accord ?
-
Bien sûr, répondit le chamane du sud.
-
Mais je ne procèderai plus comme avant. Je m’y prendrai autrement.
Ils
partirent chacun de son côté. Le chamane du sud rentra chez lui. L’autre en
volant prit le chemin du retour. Ils vécurent ainsi longtemps.
L’année
suivante, en hiver, le chamane du sud partit chercher du bois, cette fois-ci
avec son attelage de chiens. Il se dirigea vers la toundra. Soudain, alors
qu’il allait de l’avant, et bien qu’il fût dans la toundra, une mer immense
apparut devant lui. La mer venait à sa rencontre. Elle semblait couler comme un
fleuve immense. Elle avait fait son apparition bien qu’on fût en hiver, et dans
la toundra ! Mais lui marchait vers elle. Comme les vagues s’agitaient !
L’homme sur son attelage de chiens avançait droit vers les eaux. La mer était
apparue sur la neige. Elle se répandait à toute allure en direction de
l’attelage. Et voici que la mer et les chiens se rejoignirent. Les chiens
restèrent à la surface. Le traîneau et l’homme aussi. Il ne rebroussa pas
chemin. Soudain le traîneau se transforma en barque. Les chiens se hissèrent
sur la barque et se changèrent en des rameurs. Le groupe de chiens devenus
hommes se mit à ramer avec vigueur. Leur maître était au gouvernail. Tout en
avançant ils échangeaient sans cesse des propos. La mer soulevait d’énormes
vagues sur leur chemin ! La barque était ballottée à l’extrême, mais elle ne se
retournait pas. Les rameurs n’avaient pas peur et ils s’activaient avec
beaucoup d’énergie. Ils criaient et ils chantaient. On continuait d’aller de l’avant,
sans rebrousser chemin. Enfin l’eau reflua et disparut. Tout redevint comme
avant. De nouveau ce fut l’hiver. Tout à coup l’eau convergea en un point au
loin, puis se dressa : c’était un homme ! Le chef de l’embarcation redevint
conducteur du traîneau. Il se dit : « Je m’en vais l’attendre, puisque
aussi bien il n’a pas pu me tuer. »
L’homme
s’approcha. Evidemment c’était le chamane du nord. En arrivant il s’exclama :
-
Oh ! Comme je suis fatigué ! Je n’ai rien pu faire contre toi ! On a raison de
dire que tu es un chamane capable. Il m’a été totalement impossible de te tuer.
Bon ! Ca suffit ! J’arrête vraiment.
-
Il ne faut pas t’arrêter, puisque tu as décidé de me tuer. Pour ma part je ne
vais pas rester les bras croisés.
-
Non, je renonce.
-
Bien ! Tu as raison ! Il est temps que nous rentrions à la maison. Seulement ne
passe pas tout ton temps dans ta yarangue.
Va marcher de temps en temps dans la toundra.
-
Entendu !
-
Tu as compris ?
-
Oui.
-
Bon, partons. Il est temps !
Et
ils partirent chacun de son côté. Tous deux rentrèrent chez eux. Ils vécurent
ainsi quelques années. Mais le chamane du sud veillait, année après année. Un
jour le chamane du nord partit sur son équipage de chiens. Il faisait
extrêmement froid. Il se dirigeait vers la toundra. Soudain malgré le froid
intense un soleil énorme se mit à chauffer avec ardeur. Le chamane ne pensait à
rien. Il marchait. Il se dit : « L’été arrive probablement. »
Pourtant on était en hiver. L’été ne pouvait donc arriver. Voici que le soleil
descendit vers lui. Le pelage des chiens se mit à brûler. Les chiens hurlèrent.
L’homme aussi ôta sa combinaison de fourrure et se roula sur le dos à cause de
ses brûlures. Il agonisa. Le soleil tomba. Il heurta le sol. Il se révélait que
c’était le chamane du sud. Il demanda :
-
Pourquoi n’as-tu pas essayé de défendre ta vie ?
-
Je ne pouvais pas.
-
Bon, c’est assez ! J’ai bien failli te tuer.
-
C’est vrai ! Cela suffit. Il est temps de rentrer à la maison.
-
Oui, il est temps.
Et
ils rentrèrent chez eux. Le pelage des chiens du chamane du nord était roussi.
Par
la suite ils cessèrent complètement d’agir de la sorte.
Or
donc on dit qu’autrefois Sivtygin’, un chasseur, vivait dans le campement de
Uuten. Il abattait toutes sortes d’animaux été comme hiver. On disait qu’il
était chamane.
L’été
était arrivé. Sivtygin’ dit à sa femme :
-
Je vais faire une incantation. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas
chamanisé.
-
Bien, dit sa femme.
Or
donc il chamanisa longtemps cette nuit-là. Puis il s’arrêta en disant à sa
femme :
-
Ca suffit !
La
femme ralluma les lampes à graisse. Quand il eut fini de chamaniser, Sivtygin’
dit :
-
Un chamane de l’autre côté de l’eau va probablement m’envoyer chercher.
Le
lendemain matin sa femme sortit, puis revint et dit à son mari :
-
Quelque chose de noir arrive là-bas, au milieu de la mer..
Sivtygin’
lui dit :
-
Voilà comment tu es ! Hier déjà en chamanisant je t’ai dit qu’on viendrait me
chercher. Leur chamane veut sûrement me tuer. Retourne jeter un coup d’oeil.
Elle
sortit et revint bientôt lui dire :
-
Une barque a accosté.
Deux
hommes montèrent vers la yarangue de
Sivtygin’. Il leur dit :
-
Oh ! Vous êtes venus ?
-
Oui, nous sommes venus.
L’un
des deux hommes venus de l’autre rivage était plus âgé. Tout en mangeant il
leur dit :
-
Pourquoi êtes-vous venus de si loin ? Que voulez-vous faire ?
Le
plus âgé dit :
-
Eh bien ! Notre chamane nous envoie te chercher.
Irrité
il leur dit en marmonnant :
-
Ah non ! Je n’irai pas si loin. Je vais lui envoyer ce couteau. C’est comme si
j’y allais moi-même. Seulement en chemin ne le regardez pas. Vous pouvez
repartir, leur dit-il après avoir mis le couteau dans son étui.
Les
hommes partirent. En fait c’était sûrement des kele. Ils arrivèrent chez le chamane de l’autre rivage. Il leur
demanda :
-
Où est Sivtygin’ ?
-
Il n’est pas venu. Mais il t’envoie ce couteau, répondirent-ils.
-
Regardons comment est ce couteau, dit le chamane.
Il
l’examina. Comme il brillait ! Son manche était tout couvert de divers motifs
décoratifs. Il se réjouit :
-
Avec ce couteau nous pouvons nous passer de Sivtygin’. Il est vraiment très
beau. Il vaut mieux que je ne l’emmène pas à la chasse.
Le
couteau était constamment dans un étui. En revenant de la chasse en barque, il
le contemplait toujours, car il aurait pu s’égarer. Le couteau passa deux
années à s’ennuyer sur l’autre rivage. Visiblement, il n’était pas chez lui.
C’était le kele de Sivtygin’.
Un
jour le chamane de l’autre bord sortit chasser en mer comme de coutume. Ils
revinrent avec une baleine qu’ils avaient capturée. Il courut à la maison,
chercha le couteau, mais ne le trouva pas. Il chercha longtemps. Le couteau
avait disparu. Il réfléchit et dit à sa femme :
-
Où est le couteau ?
-
Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu.
-
Peut-être l’as-tu donné à quelqu’un ?
-
Je te dis que je ne l’ai donné à personne, répondit la femme.
Le
soir il chamanisa. Tout en chamanisant il dit :
-
Gok, gok ! C’est sûrement le kele de
Sivtygin’ qui a passé deux années ici. Il devait savoir que le couteau
s’ennuyait loin de chez lui. Je vais me venger de lui.
Un
jour Sivtygin’, du campement de Uuten, était avec d’autres à la chasse en mer.
Il vit quelque chose dans les hummocks. Il descendit et dit à ses compagnons :
-
Il y a ici de nombreux morses.
Il
continua sa route sur sa barque. Soudain un petit canard arriva de la terre. Il
se posa sur la barque et dit à Sivtygin’ :
-
Sivtygin’ ! Vous allez mourir. Le chamane de l’autre rivage vous a trompés. Ce
n’est pas vers des morses que vous allez. Il n’y a que de la glace et de
l’écume.
Sivtygin’
dit au petit canard :
-
Suffit, tais-toi donc ! Nous ne pouvons même pas faire de toi du qopalgyn pour cet hiver.
Le
petit canard repartit vers la terre. C’était aussi un kele de Sivtygin’.
Les
morses débarquèrent. Qu’il y en avait, des morses, sur la glace ! Les hommes
tirèrent. La glace disparut. L’équipage s’agita dans l’eau. Sivtygin’ plongea
dans les eaux et en émergea sous la forme d’un cormoran .Il avala ses hommes
qui étaient dans l’eau. Sivtygin’, changé en cormoran, rentra chez lui en
volant au-dessus de l’eau. La nuit il émergea de l’eau au bord de la mer. Il
grimpa sur le rivage et régurgita son équipage qui sortit tel qu’il était
auparavant.
Le
chamane de l’autre bord n’avait pu tuer Sivtygin’.
Or
donc un renard avait trouvé près d’une rivière le dépôt de poissons d’un homme,
et il s’était mis aussitôt à s’empiffrer. Il fut bientôt rassasié. Alors il
s’étendit sur le dos et s’endormit. Soudain un glouton effraya pour de bon le
renard qui dormait. Il l’apostropha :
-
Eh ! Que fais-tu là ?
-
Vois-tu, je garde un dépôt de poissons afin que nul ne le vole, dit le renard.
-
A qui est ce dépôt de poissons ?
-
A moi ! A qui veux-tu qu’il soit ?
-
A toi ? Comme c’est curieux ! Mais comment donc as-tu attrapé ces poissons ?
-
J’ai simplement plongé ma queue dans un trou d’eau et l’y ai laissée très
longtemps sans la sortir. Lorsque les os de la queue ont commencé à me faire
très mal, alors je l’ai sortie. Quand j’en ai eu beaucoup, j’ai retiré le tout
d’une seule prise de ma queue.
-
Que c’est étonnant ! Eh bien ! Je vais faire la même chose !
-
Mais oui, fais-en autant ! Tu as une queue grande à souhait. Tu retireras plus
de poissons que moi.
-
Bien ! Je vais plonger ma queue dans un trou d’eau.
Et
le glouton plongea sa queue dans un trou d’eau. Il la laissa plongée longtemps.
Pourtant il faisait très froid. Le soir arriva. Toute la nuit il garda la queue
dans l’eau. Finalement au petit jour il commença à se tordre de douleur. Le
renard faisait semblant de dormir, mais il vérifiait de l’oeil ce que faisait
le glouton. Il feignit de s’éveiller et dit :
-
Et alors ! Tu n’as pas encore mal aux os ?
-
Oh si ! Que j’ai mal ! Je ne peux même pas bouger !
-
Eh bien ! Retirons ta queue ! Tu as dû en attraper vraiment beaucoup.
-
Aïe, aïe, aïe ! Je vais d’abord essayer tout seul. Si je n’essaie pas tout
seul, cela sera très incommode.
-
Avec ma queue il m’est arrivé la même chose, dit le renard. Mais en fait ce
n’est pas lui qui avait fait les dépôts de poisson.
La
queue du glouton était prise dans la glace et faisait corps avec elle. Le
renard partit dans la forêt et il resta longtemps sans revenir. Brusquement,
grimpé sur le tertre d’une marmotte, il cria :
-
Là-bas, là-bas ! Des têtes-de-mottes (1) !
Le
glouton essaya d’échapper à la surface gelée. Il arracha la queue, mais y
laissa le poil. La fourrure de sa queue était restée coincée dans la glace. Il
s’enfuit loin dans la toundra. Il finit par se retourner vers sa queue dont les
os lui faisaient très mal. En outre elle lui cuisait en surface. Il fut pris
d’une grande colère et rebroussa chemin pour retrouver le renard. Il suivit ses
traces et aperçut sa yarangue. Il
entra. Le renard était chez lui. Il feignait d’être tombé malade. Le glouton
s’en prit à lui :
-
Pourquoi m’as-tu trompé ? Tu es un fieffé menteur !
Le
renard, hypocrite, geignait, geignait. Puis il dit :
-
Ca va mal ! Je suis très malade ! Je ne te reconnais pas du tout ! S’il te
plaît, emporte ce sang, car j’ai mal. Je suis très malade. Je ne peux même pas
sortir. Va vider ce sang là-bas vers le rocher ! Seulement ne te retourne pas.
Le
glouton crédule obéit. Le renard lui emboîta le pas. Dès que l’autre arriva sur
le rocher, il lui donna une bourrade et le fit dégringoler. Ainsi périt le
glouton. Le renard l’avait dupé une fois de plus.
Note.
Têtes-de-motte : c’est ainsi que dans les contes les animaux désignent les
hommes, car la tête des hommes se dresse au-dessus de leur corps comme une
motte de terre dans la toundra.
Or
donc il y a très longtemps une femme vivait avec son mari. Ils avaient un tout
petit enfant. Le mari était constamment à la chasse. Il s’appelait Kivlyn. Il
chassait sur la banquise et il capturait des phoques.
Une
année il commença à rester très longtemps parti. Il passait deux nuits, voire
trois à la chasse. Après quoi il revenait. Sa femme lui disait :
-
Pourquoi restes-tu si longtemps parti ?
-
Je ne peux pas abattre de phoque, ce qui fait que je ne rentre pas.
-
Ah bon ! dit la femme qui le crut.
Le
lendemain il partit comme de coutume à la chasse et resta longtemps absent. En
fait il cherchait à épouser un animal marin. Il vit un femelle phoque. Il lui
dit, après s’être approché doucement par derrière :
-
J’aimerais bien te prendre pour compagne.
Le
phoque dit :
-
Cela ne semble pas possible. Tu ne pourras pas vivre dans l’eau.
-
Nous resterons toujours sur la glace, près de ce trou d‘eau par lequel tu
grimpes sur la banquise.
-
Mais c’est que d’habitude je ne monte pas sur la banquise par le même
trou. Certains jours je sors par
d’autres.
-
Tu n’auras qu’à sortir de temps en temps par celui-ci !
-
Bon, faisons comme cela, accepta-t-elle finalement.
L’homme
se mit à vivre à cet endroit, si bien qu’il était toujours sur la banquise. Il
resta là tout l’hiver.
Le
printemps venu les hommes se remirent à chasser. Kivlyn allait parfois vers
d’autres trous d’eau. Un jour des chasseurs tuèrent sa compagne phoque. Quand
il revint du sang avait coulé tout autour du trou.
L’homme
ressentit un grand chagrin et se mit à pleurer à chaudes larmes. Il resta
encore quelque temps sur la banquise, puis il rentra chez lui. Il tua un
phoque. Il avait passé beaucoup de temps en mer. Sa femme lui dit :
-
Pourquoi es-tu resté si longtemps parti ? Ne t’est-il rien arrivé ?
-
En fait non, mais j’ai failli rester dans les glaces et n’ai pu revenir de
longtemps. Désormais je cesserai de chasser en mer.
-
Tu as raison.
Son
épouse avait cru tout ce qu’il lui avait dit. Mais en réalité il s’était marié
à une femelle phoque.
-
A présent je n’irai chasser que dans la toundra.
-
C’est juste. Tu finirais par trouver la mort à force de chasser les bêtes de la
mer.
Alors
il commença à aller dans la toundra chasser le renne sauvage. Il en tuait des
quantités, il en abattait vraiment beaucoup. Au demeurant il avait beaucoup de
chance. Seulement pourquoi était-il devenu ce qu’il était ?
Il
passait beaucoup de temps à chasser le renne. Toutefois il rentrait à la
maison. Une fois il se dirigea vers un très grand rocher. Presque à l’extrémité
du rocher vivait une énorme femme toute velue. Elle était toujours là-haut à
travailler des peaux sur sa planche à racler. Kivlyn alla vers elle. Elle lui
dit :
-
Tu es venu ?
-
Oui.
-
D’où viens-tu ?
-
De la toundra.
-
Ah bon !
Il
commença à la faire parler :
-
Tu vis toute seule ?
-
Oui.
-
Et si on vivait ensemble tous les deux ?
-
Oh oui, oui ! accepta la géante.
Kivlyn
se mit à vivre à cet endroit, à y ramener toute la nourriture, tous les rennes
sauvages qu’il abattait. Il passa là plusieurs années.
Un
jour sa femme se mit à sa recherche. Elle laissa son enfant à la maison. Il
avait grandi et commençait à marcher et même à parler. Elle partit vers la
toundra, laissant l’enfant seul dans la yarangue.
Elle était en rage contre son époux.
De
loin elle vit le rocher et marcha dans sa direction. Il faisait un très beau
temps. C’était un matin d’été. Elle arriva au rocher, regarda en l’air : au
bout du rocher une femme grattait une peau. Elle l’aperçut, grimpa, approcha.
La géante couverte de poils lui dit :
-
Oh ! Tu es venue, femme !
-
Oui.
-
D’où es-tu venue ?
-
De là-bas, loin.
-
Ah, ah ! Et qu’es-tu venue faire ?
-
Je cherche de la mousse blanche des marais.
-
Ah !
Elle
faisait comme si elle était venue sans autre but et se mit à l’interroger :
-
Vis-tu seule ici ?
-
Oui. Avant j’étais toute seule, mais un homme est venu il y a longtemps je ne
sais d’où.
-
Tiens, tiens ! Un homme venu on ne sait d’où ! Comment sont ses vêtements ?
-
Ils sont comme ci et comme ça...
Elle
les décrivit si bien qu’on pouvait s’en faire une idée claire...
-
Et comment est-il bâti ?
-
De corps il est comme ci et comme ça...
Elle
le lui décrivit en détail.
-
Tiens, tiens ! Et comment est-il de visage ?
-
Il est comme ça, avec de petites moustaches...
-
A-t-il une lance ?
-
Oui, et même une très bonne lance.
-
Ah bon ! Il a dû venir de quelque part.
-
Probablement.
La
vraie épouse dit, comme sans intention :
-
Veux-tu qu’on se cherche mutuellement les poux ?
-
Oui, je veux bien ! accepta la géante.
La
femme commença la première. Pendant qu’elle lui cherchait les poux, la géante
succomba au sommeil. La femme s’arrêta. Elle prit un chaudron et alluma le feu.
Elle versa du gras de phoque dans le chaudron qu’elle posa sur le feu. Le gras
se mit à bouillonner. Le bouillon était brûlant. La femme du rocher était
profondément endormie. Elle lui versa du gras bouillant sur le visage et sur
toutes les articulations. L’autre mourut bientôt. Son visage s’était racorni
car la peau était toute brûlée. Alors elle l’installa devant sa planche à
racler les peaux, lui mit le racloir entre les mains. On aurait dit qu’elle
raclait une peau. La bouche de la morte béait et elle semblait rire au-dessus
de sa planche à racler.
Alors
l’autre abandonna la géante morte, la laissa là et rentra chez elle en rage.
Elle arriva à la maison. Le petit garçon jouait dans la yarangue. Il était raisonnable, ce petit.
Au
coucher du soleil le chasseur de rennes revint au rocher. La géante était
toujours assise à sa planche à racler et on aurait dit qu’elle riait.
Auparavant, de son vivant, elle allait toujours à la rencontre de son mari et
ils hissaient ensemble sur le rocher le corps des rennes abattus. En approchant
il cria furieux à sa femme :
-
Viens m’aider !
Elle
ne lui répondit pas. Il arriva au rocher. De nouveau il cria irrité :
-
Femme ! Viens m’aider ! Au lieu de rire,
viens vite m’aider !
La
femme ne répondait pas. On aurait dit qu’elle ne faisait que rire. C’est
qu’elle était morte la bouche béante. L’homme finit par se mettre en rage :
-
Pourquoi ris-tu ? Viens plutôt m’aider ! Est-ce qu’on va rester longtemps comme
ça ?
Il
fit l’ascension du rocher en courant, la lance en main. En arrivant il lui
transperça le corps de sa lance, et avec sa lance alla la jeter en bas du
rocher.
Après
cela il reprit ses esprits. Il se dit : « Malheur ! Je l’ai peut-être tuée
! »
Il
dévala vers le bas du rocher, la regarda : elle était déjà morte, la géante, et
sa peau était toute racornie.
Kivlyn
se mit à réfléchir et il se dit : « Qui a bien pu lui faire cela ? » Il
n’en finissait pas de se poser la question.
Plus
tard il regagna sa propre yarangue.
Quand il arriva, sa femme le regarda l’air mauvais et lui dit :
-
Qu’es-tu venu faire ? Va plutôt te marier dans la toundra et en mer ! Va-t-en !
-
Je n’ai pas fait cela.
-
Je suis au courant de tout. Tu t’es marié deux fois. Avec un animal marin et
dans la toundra avec une autre, une géante. Va-t-en de chez moi.
-
Désormais je ne le ferai plus.
-
De toute façon je ne veux pas ! Va-t-en ! Tu en as fait une habitude, et à
tort, c’est sûr..
Ils
cessèrent de se disputer. Le soir Kivlyn s’endormit au pied de la cloison. Au
cours de la nuit sa femme s’approcha de lui en catimini avec un grand couteau
et elle l’égorgea pendant son sommeil. Le lendemain elle alla avec son fils le
déposer dans la toundra. Par la suite elle vécut avec son fils. Il commença à
parcourir la toundra, devint un garçonnet, puis un adolescent. Il se fabriqua
lui-même une lance et un arc, et chassa le renne sauvage. Il chassa aussi
d’autres bêtes. Sa mère vivait à l’aise parce que son fils subvenait à ses
besoins. Un jour il se maria, et ils vécurent bien aussi.
Or
donc Jon’avjosgyn vivait avec sa femme. Il chassait le renne sauvage et ses prises étaient toujours abondantes. Un
soir quand il revint sa femme était sortie. Il se dit : « Où donc est-elle
partie ? » Ils ne vivaient que tous les deux. Ils n’avaient ni fils, ni
fille, même pas de chien. Il entra dans la yarangue,
une demeure tout à fait isolée. Il chercha sa femme partout et ne put la trouver.
Finalement, après des recherches infructueuses, il partit dans la toundra, s’y
assit et pleura.
Soudain
Nuten’ev la renarde apparut et lui demanda :
-
Que t’arrive-t-il donc ? Hein ? Que s’est-il passé ?
-
Vois-tu, ma femme s’est perdue ! Je ne peux pas la retrouver.
-
C’est vraiment étonnant !
-
S’il te plaît, aide-moi. Retrouve-moi ma femme.
-
Bon ! Je vais t’aider. Entendu ! Mais d’abord fais-moi un bon repas. D’accord ?
Ensuite je te raconterai tout, dit la renarde.
-
Oh oui, je vais te faire un bon repas.
-
Moi, pendant ce temps, je ferai un somme. Réveille-moi quand la viande sera
cuite, dit-elle.
-
Bien !
Jon’avjosgyn
se mit en cuisine.
-
La viande est cuite ! Sers-toi.
-
Tout de suite.
La
renarde mangea en fermant les yeux. Achevant son repas elle dit :
-
Bon, je vais tout te raconter. Ta femme était ici, dans la yarangue. Soudain est arrivé un être énorme avec de très grandes
ailes. C’était visiblement un aigle : il l’a emmenée dans sa contrée...
Fais-toi un petit arc et deux petites flèches. Pars du côté de la toundra, tu y
verras un grand col dans la montagne. Quelque chose y barre la route. C’est le
grand aigle. Il est énorme. Il recouvre presque entièrement l’endroit de son
corps. Si tu es mal disposé à son égard, il te tuera. En ce moment il dort,
mais il veille afin que personne ne passe. Agis comme suit : glisse-toi vers
lui et dès que tu seras à portée, tire-lui dessus avec ton arc. Mais gare !
Tire en pleine tête. S’il échappe à la mort, tire une deuxième flèche. Si tu le
tues, tu libèreras ta femme à ton arrivée chez l’aigle. Il l’a déjà prise pour
épouse. Il faut que tu arrives discrètement. Si tu arrivais en te montrant
ouvertement, il te tuerait.
Le
nom de la femme était Varen’n’e.
Par
chance ce Jon’avjosgyn était habile.
-
Mets-toi d’ores et déjà en toute, lui dit la renarde.
Il
partit sans tarder à sa recherche. Il marcha, marcha. Soudain il aperçut
l’énorme aigle et le col entre les montagnes qu’il recouvrait de son corps. La
renarde, pour sa part, était restée chez Jon’avjosgyn. Au demeurant il le lui
avait dit : « Installe-toi pour le moment chez moi. »
Donc
il se glissa vers le grand aigle qui dormait. Dès qu’il fut assez près il lui
décocha une flèche à la tête. Il le contraignit à fuir la mort. IL tira une
seconde flèche sur l’aigle inconscient et le tua. Après quoi il reprit sa
route. Il marcha le plus vite possible. Il se disait : « Oui, là-bas,
c’est sûr, se trouve Varen’n’e. » Il s’attarda un peu, appelant la nuit.
Dès qu’elle commença à tomber il s’en fut vers la grande yarangue. En arrivant il vit à proximité un vaste lac. Il
s’accroupit et resta tapi.
Soudain
Varen’n’e alla chercher de l’eau. Elle portait une longue combinaison de
fourrure et allait au lac puiser de l’eau. Tête basse elle approchait en
pleurant. Elle avait pleuré tout le long du chemin. A la tombée de la nuit des
canards criaient. De nombreuses volées de volatiles venaient se baigner dans le
lac. A un moment Varen’n’e se redressa. Elle était plongée dans ses réflexions.
Les canards poussaient toutes sortes de cris :
-
Varen’n’e ! Gyg-gyg-gyk ! Aa-u-aa-u ! Varen’n’e ! Gyg-gyg !
Soudain
un puissant aigle se montra en hurlant :
-
Quels sont ces canards qui crient ?
Alors
Jon’avjosgyn se montra au pied d’une motte de terre. Sa femme l’aperçut :
-
D’où viens-tu ?
-
De chez nous.
-
Qu’es-tu venu faire ici ? Il va te tuer !
-
Qu’il me tue ! Moi aussi je suis venu le tuer.
-
Alors, moi je resterai longtemps à crier.
-
Qu’y puis-je ? Dis-lui: « Il n’y a personne ici. » Toi, rejoins-le
cette nuit et divertis-le. Quand il dormira, tranche-lui la gorge avec un
couteau.
-
Entendu, dit-elle, et elle partit.
Dès
qu’elle arriva le puissant aigle entra dans une grande colère et lui fit une
querelle :
-
Pourquoi restes-tu si longtemps? N’aurais-tu pas vu quelqu’un ?
-
Non, il n’y a personne ici.
-
Dans ce cas pourquoi restes-tu si longtemps ?
-
Je ne parvenais pas à remplir mon seau.
-
Ah! Et il n’y avait personne ?
-
Non.
-
Qui sont ces canards qui crient ?
-
Des grèbes.
-
Ah !
Alors
il la crut. Il continua de l’interroger :
-
Pourquoi crient-ils : « Varen’n’e, gyg-gyg-gyk ! » Pourquoi
crient-ils de cette manière ? Ton mari serait-il venu ?
-
D’où cela ? Il ne peut pas venir. Il est loin.
-
Ah ! fit-il.
Il
l’avait encore crue. Ils s’endormirent. D’habitude elle le distrayait
longuement. Petit à petit son sommeil était devenu soupçonneux. Pourtant il
finit par s’endormir profondément. La femme sortit du yorongue en tapinois. Elle prit au pied du sotsot un grand couteau. Elle alluma la lampe, remonta la portière
du yorongue, brandit le couteau et
frappa comme avec une doloire, de toutes ses forces. La tête tomba. Il avait
voulu lever son grand corps... Elle l’avait bel et bien tué. Alors elle
rejoignit son mari et ils partirent à la maison. Quand ils arrivèrent, la
renarde dit :
-
Eh ! Vous êtes venus ?
-
Oui !
-
Bon, mais nous n’en avons pas encore fini car ils ont barré la route.
-
Tiens ! Comment cela ?
La
renarde réfléchit :
-
Pour le moment allez-vous cacher dans la toundra. Je vais rester seule ici.
Il
partit avec sa femme. Ils se cachèrent dans les buissons de la rivière,
mais séparément. Soudain on entendit
une grosse voix dans le lointain. Au col, dans la montagne, apparut un
important détachement ennemi. Le renard feignit d’être occupé à des travaux
domestiques. De nombreux guerriers armés d’arcs approchèrent et demandèrent :
-
Où est Jon’avjosgyn ?
-
Je ne sais pas. Je ne le connais pas. Comment est-il, ce Jon’avjosgyn ?
-
Dis-le-nous vite ! Où est-il ? Si tu ne nous le dis pas, nous te tuerons.
-
Mais je ne connais aucun Jon’avjosgyn.
-
A qui est cette yarangue ?
-
Comment à qui ? Mais à moi ! Moi aussi j’ai une yarangue, dit la renarde. Allons, je vais vous faire un bon repas,
car vous êtes les bienvenus ! Faites un petit somme en attendant.
-
D’accord, nous allons dormir, dirent les ennemis.
Dès
qu’ils furent endormis, le renard mit le feu à la yarangue des deux côtés de la paroi. Puis elle cria :
-
Jon’avjosgyn ! Les ennemis sont en train de brûler.
Il
sortit des buissons et arriva en courant Les ennemis se recroquevillaient de
douleur. Une partie de ceux qui dormaient moururent enfermés dans la yarangue. La renarde les avait dupés en
leur disant faussement : « Je vais vous faire un bon repas, car vous êtes
les bienvenus. »
Or
donc un homme vivait au bord de la mer avec sa femme et son fils. Un jour il
était couché sur le dos dans sa yarangue.
Les autres lui dirent :
-
Et si on jouait au ballon ?
-
Non, je ne veux pas jouer. Essayez plutôt de m’attraper, répondit-il.
Il
sortit, alla en courant vers un rocher et entra dans les flots. Il arriva chez
le peuple des baleines et y prit femme. Le lendemain au réveil on lui dit :
-
Bientôt une femme ira à toi. Si tu ris, elle te tuera. Si tu ne ris pas, tu ne
seras pas tué.
Le
lendemain la femme vint. Elle regarda l’homme. Soudain il éclata de rire. La
femme lui dit :
-
Allons chez moi.
Ils
y allèrent. Elle vivait là avec sa mère. La femme lui proposa :
-
Si on jouait ?
-
D’accord, jouons, dit l’homme.
Ils
commencèrent à jouer. Elle ouvrit la porte. Il y avait là deux ours.
-
Que s’agit-il de faire ? demanda-t-il.
La
femme lui dit :
-
Nous allons passer par ici. Si l’un de nous est maladroit, il sera dévoré. S’il
est adroit, il ne le sera pas. Traverse le premier, ajouta-t-elle.
-
Vas-y d’abord, dit l’homme.
La
femme sauta et ne laissa aux ours que le bord de sa combinaison de fourrure. Il
sauta à son tour. Lui, il ne leur laissa rien.
On
ouvrit à nouveau la porte. Là se trouvait la mer. La femme sauta et ne se
mouilla que les pieds. L’homme sauta à son tour et ne se mouilla pas du tout.
Après cela elle dit :
-
Voilà comment tu es ! C’est la première fois que j’en vois un comme cela.
Ils
retournèrent dans le relkun et la
femme dit :
-
Eh bien ! Tu m’as prise pour épouse.
Le
soir se fit. Ils s’endormirent. Elle se servit de l’habit de l’homme comme
couverture. Il prit le kerker de la
femme pour se couvrir. Dès qu’ils s’endormirent, la vieille, la mère de cette
femme, s’assit. Elle sortit son couteau de femme et s’approcha des dormeurs.
Elle se demandait : « Où est le visiteur ? Où dort-il ? »
Elle
frappa sa fille et lui trancha la tête.
L’homme
s’éveilla et la vieille disparut aussitôt dans les eaux. La yarangue se mit à craquer. L’homme se
changea en hermine, sortit et retourna chez le peuple des baleines. Il arriva.
-
Tu n’as pas été tué ? lui demanda-t-on.
Et
le peuple des baleines lui dit :
-
Retourne voir les gens des yarangues.
Le
lendemain il repartit vers les yarangues.
Il sortit des eaux et apparut venant du rocher. Il arriva chez lui. Son fils
était déjà un vieillard. A son arrivée il lui demanda :
-
Où donc est ma femme ?
-
Elle est morte, répondit le vieillard.
Or
donc ceux du pays des baleines étaient des gens avides. Un jour un petit orphelin
partit chez eux. Dès qu’il arriva on se
précipita sur lui et on le roua de coups. Un homme-baleine dit à ses fils :
-
Que lui faites-vous donc ? Laissez le venir. Il a probablement faim.
On
le relâcha. Il en fut tout réjoui. Il arriva à la yarangue.
-
Tu vis seul ? s’enquit-on.
-
Non, avec ma grand-mère.
-
Où vivez-vous ?
-
Dans une hutte de terre.
-
Sers-toi, lui dit-on.
-
Bien, dit-il.
Quand
il eut fini, on lui dit :
-
Joue du tambour et chante.
-
Il ne vaut mieux pas, dit-il.
Ils
se mirent à crier :
-
Nous allons te flanquer une rossée.
Ils
le battirent.
-
Bon, je vais jouer.
Il
joua, mais en fut tout gêné. Il dit :
-
Je vais m’arrêter.
A
nouveau ils le firent pleurer.
-
D’accord, je vais jouer, dit-il alors.
-
Très bien !
Il
joua en poussant des cris. Soudain une grande vague arriva on ne sait d’où,
mêlée de glace nouvelle. Ils lui dirent aussitôt :
-
Arrête, arrête ! Rentre chez toi.
Ils
lui donnèrent de la viande. Il rentra chez lui en courant tout le long du
chemin. En arrivant il dit à sa grand-mère :
-
On m’a donné de la viande. Fais-la cuire et mangeons.
La
vieille femme la mit à cuire. Ce faisant elle dit :
-
Nous allons bien manger. Retourne là-bas demain.
Ils
s’endormirent. Lorsqu’ils s’éveillèrent, l’orphelin repartit. Quand il arriva en
face d’un rocher, on l’appela :
-
Viens ici.
Il
approcha du rocher et dit :
-
Où dois-je aller?
-
Ferme les yeux et fais un pas, lui répondit-on du haut du rocher.
Il
ferma les yeux et fit un pas. Quand il ouvrit les yeux, il était dans un yorongue très beau et très clair.
-
Où vas-tu ? lui demanda-t-on.
-
Chez ceux du pays des baleines.
-
Nous allons te donner de la viande, lui dit-on.
Celui
qui parlait dit à sa femme :
-
Va chercher le sac. Il y a une combinaison à l’intérieur.
-
J’y vais.
Elle
alla chercher le sac et l’apporta dans la yarangue.
Elle en tira une combinaison en peau d’hermine. Elle y souffla. La peau
s’allongea. Le maître de maison dit à l’orphelin :
-
Voici qui t’aidera. Quand tu voudras la mettre, souffle dedans.
-
Compris !
Après
cela il partit. Quand il arriva chez lui, sa grand-mère dit :
-
Tu es resté longtemps parti. D’où viens-tu ?
-
De là-bas, du rocher.
-
Qu’as-tu été y faire ?
-
Quelqu’un m’a appelé de là-bas et m’a dit : « Voici qui t’aidera,
une peau d’hermine. » Peut-être m’a-t-on trompé ?
-
Mais non, puisqu’on te l’a donnée, répondit la grand-mère réjouie. Elle ajouta
: Eh bien, merci.
Le
lendemain il alla chasser. Soudain il vit un ours blanc. Changé en petite
hermine il se jeta sur lui, pénétra dans l’ours par le nez et le tua. Il pensa:
« Quelle chance de l’avoir tué ! Je vais rentrer à la maison. » Il
rentra en remorquant l’ours. C’est qu’elle était forte, la petite hermine.
-
J’ai abattu un ours blanc, dit-il à sa grand-mère.
La
vieille femme se réjouit et dit :
-
Oh ! Il a abattu un ours blanc, le petit orphelin. Merci, mon chasseur, toi qui
me pourvoies en viande !
Le
lendemain il retourna chasser et vit une baleine. Il se jeta dans sa bouche au
moment où elle prenait une inspiration et la tua. Le gros animal se mit à
flotter. Il se disait : « J’ai tué une énorme baleine. »
Il
rentra chez lui. A nouveau sa grand-mère lui dit :
-
Merci à toi, toi qui me nourris !
A
partir de là ils se procurèrent toujours de la nourriture.
C’est
tout.
LE
GRAND CORBEAU
Un
grand corbeau vivait avec sa femme. Ils avaient pour voisin un renard. Un jour
le corbeau chantait dehors :
« Où-où-où m’envoler-er-er ?
Peut-ê-ê-être face au ven-en-ent ?
Peut-ê-ê-être dans le ven-en-ent ?
Peut-ê-ê-être en travers du ven-en-ent ? »
-
Mieux vaut dans le vent, au fond !
Le
corbeau sortit et s’envola dans le vent. Il se posa sur le tertre d’un
spermophile. Il y avait une ouverture dans le sol. Il y regarda : en bas un
grand troupeau bien soigné avançait en décrivant des cercles. Il y avait aussi,
près des rennes, une vieille femme-kele,
une géante, qui raclait des peaux. Dans le sol se trouvait une immense yarangue. Le corbeau cracha par le trou
de fumée sur un tout petit bébé renne. La bête mourut. La vieille femme-kele, la géante, s’approcha d’elle et se
dit :
-
Que lui arrive-t-il ?
Elle
rejeta le petit renne dehors. Le corbeau s’en saisit et l’emporta chez lui. Il
rencontra le renard :
-
Oh ! Frère, où as-tu abattu ce renne ?
-
Tu vas encore me gâcher l’endroit où se trouve
le gibier.
-
Je ne le ferai plus ! Frère, je ne le ferai plus ! Je ferai tout comme toi.
-
C’est cela ! Fais seulement comme moi.
-
Oui, je ferai comme toi.
-
Voilà : il y a par là le tertre d’une marmotte. Quand tu arriveras, tu
découvriras une ouverture. Regardes-y, et tu verras un grand troupeau. Cherche
des yeux le plus petit des bébés-rennes et crache sur lui. De la sorte tu le
tueras. As-tu compris ?
-
Oui, j’ai compris.
-
Eh bien, vas-y !
Le
renard partit. Il arriva au tertre de la marmotte. Il regarda par l’ouverture
et fut pris d’une grande convoitise. Il se mit à chercher un renne, cracha sur
la plus appétissante des grosses femelles et la tua. La grande femme-kele s’approcha :
-
Mais que leur arrive-t-il ?
Elle
rejeta la femelle dehors. Notre renard ne fit qu’un bond pour la charger sur
son dos, et ne le put. Il essaya longuement de se relever, mais la grosse
femelle était lourde. Il finit par s’écrier :
-
Femme ! Charge-la-moi sur le dos !
-
Ah, ah ! Je vais te montrer. Voilà donc qui me tue mes rennes !
La
grande femme-kele sortit en courant.
Elle tenait son racloir à peaux et son marteau. De son marteau elle frappa
notre renard dans les gencives. Il rentra chez lui en saignant après avoir
abandonné le corps du renne et se mit à injurier le corbeau :
-
Pourquoi m’as-tu trompé ?
-
Je ne t’ai pas trompé ! C’est toi qui ne m’as pas écouté ! Tu me gâches
toujours les lieux où se rassemblent des proies. Cesse désormais d’agir ainsi,
tu vas nous laisser sans nourriture.
Le
corbeau sortit et s’envola vers la toundra. Il se posa. Il y avait là une
petite yarangue. Une petite fille
toute malpropre en sortit, toute noire, sale et couverte de morve. Le corbeau
dit :
-
Oh, oh ! Voilà comment tu es ? D’où vient une petite fille si proprette ?
La
petite fille entra en courant dans le logis et dit à sa mère, une femme peu
soignée :
-
Maman ! Il y a là un visiteur qui me fait beaucoup de compliments.
-
Ah ! Dis-lui d’entrer.
-
Très bien ! Entre, visiteur.
-
Avec plaisir ! Merci à toi !
Le
corbeau entra. L’intérieur de la demeure était d’une saleté repoussante. Fi ! A
nouveau le corbeau commença à se répandre en louanges :
-
Oh, oh ! Comme ton intérieur est propre !
La
géante fut très heureuse et elle prépara rapidement à manger. Le corbeau mangea
d’abondance, puis il rentra chez lui. Son traîneau était lourdement chargé des
plus gros poissons. A nouveau le renard lui dit :
-
Comme c’est curieu-eu-eux ! D’où viens-tu si satisfait, frère, et si bien
approvisionné ?
-
Eh ! Tu vas encore me gâcher un bon endroit.
-
Mais non ! Allons, tu es un bon petit frère.
-
Bon, vas-y ! Il y a par là une petite yarangue
toute pimpante. Il faudra que tu chantes les louanges des deux personnes
qui y vivent et elles te feront des présents.
-
Très bien !
Il
partit avec son traîneau, fila à toute vitesse et le voilà arrivé. A nouveau de
la demeure sortit la petite fille toute sale. Fidèle à lui-même notre petit
renard tout propre se mit à crier :
-
Ou-ou-ou ! Comme tu es sale, petite !
La
petite fille entra en courant et dit à la grande femme, sa mère :
-
Il y a là un visiteur qui parle de moi avec mépris.
-
Dis-lui d’entrer.
-
Bien !
A
nouveau il trouva à redire :
-
Ou-ou-ou ! Dans quelle répugnante yarangue
suis-je entré ?
La
vieille femme était là. Elle lui donna un tout petit peu à manger. Quand il eut
achevé son repas, elle lui dit :
-
Eh bien ! Rentre chez toi. Mais ne découvre pas ton chargement en cours de route.
Le
renard rentra chez lui. En arrivant, il dit à son épouse :
-
On m’a fait des présents. Déballe-les !
Son
épouse, très contente, accourut en un clin d’oeil et se mit à délier et à
retourner ce qui était sur le traîneau. Elle ne trouva qu’un gros tas de neige
sale. Elle se mit en colère, alla le jeter et dit à son mari :
-
Pourquoi me dupes-tu ? Il n’y a ici qu’un gros tas de neige sale !
-
Est-ce possible ? J’étais dégoûté par cette vieille femme malpropre.
Le
renard cessa complètement d’aller chercher de la nourriture.
Le
corbeau s’envola de nouveau. Il trouva un groupe de petites filles-souris. Il
entra dans leur petite demeure. Elles lui dirent :
-
Grand-père ! Nous avons un grand plat contenant de la bouillie avec des
cuillères ouvragées plantées dedans! Manges-en !
-
Volontiers ! Grand merci à vous, mes mignonnes petites-filles !
Le
corbeau se régala sans tarder de bouillie. Il en mangea beaucoup. Puis les
petites-filles souris lui dirent :
-
Grand-père ! Et si on t’épouillait ? D’accord ?
-
D’accord !
Elles
se mirent à épouiller le corbeau. Se sentant à l’aise il s’endormit. Dès qu’il
se fut assoupi, elles lui ornèrent le nez, les joues et les mâchoires de
dessins. Puis elles le réveillèrent :
-
Grand-père, grand-père ! Réveille-toi !
Il
se réveilla. Elles lui dirent alors :
-
Va te mirer dans la rivière aux eaux immobiles.
-
J’y vais.
Il
s’envola et se mira dans la rivière. Il se mit soudain à hurler :
-
Regardez-moi cela ! Ne dirait-on pas une femme tatouée ? Quand je ris, elle rit
aussi. I-i-i ! E-e-e ! Oui, elle sourit aussi.
Faut-il lui donner la moitié de ma yarangue
? Oui ? Elle est d’accord !
Le
corbeau conversait avec lui-même. C’est avec son reflet qu’il s’entretenait.
-
Je vais aller dire ça à Mitin’. Oui ? Eh, eh ! Elle est d’accord !
Il
rentra chez lui en courant.
-
Miti-i-in’ ! Nous allons donner la moitié de la yarangue à une femme. Une très jolie femme tatouée. Nous allons
partager la yarangue en deux.
Ils
partagèrent rapidement la yarangue en
deux et emportèrent les peaux à la rivière. Il les jeta à l’eau. La rivière
emporta les peaux.
-
Oh ! Elle les refuse. Le sotsot. Elle
n’en veut pas. C’est peut-être une femme d’éleveur.
Il
mit à l’eau le toit de la yarangue.
-
Oh ! C’est sûrement une femme d’éleveur. Elle refuse tout.
L’eau
emportait tout.
-
Que mettre à l’eau à présent ? Va chercher la pierre à broyer les os et à
attendrir la viande.
Ils
la mirent à l’eau.
-
Je te le disais bien, c’est une femme d’éleveur. Elle a accepté la pierre à
broyer les os à moelle. Va chercher le marteau à présent !
On
mit le marteau à l’eau. Il coula aussi.
-
Je le disais qu’elle accepterait le marteau à briser les os à moelle.
Soudain
des vagues apparurent. Il se jeta à l’eau, tomba sur le dos et se mit à hurler
:
-
Oh ! Nous sommes emporté-é-é-s ! Hommes de la carava-a-a-ne, vous qui allez de
l’avant, attendez. Attendez don-on-on-c ! Nous laissons s’étouffer les rennes
des traîneaux-o-o ! Eh ! Vous, hommes de la caravane, vous qui allez de
l’avan-an-an-t ! Voilà que les rennes
des traîneaux s’étou-ou-ou-ffent !
Sa
femme regardait le corbeau emporté par la rivière. Ses hurlements finirent par
diminuer petit à petit. Visiblement la rivière avait disparu dans les buissons.
C’est
tout.
Un
corbeau affamé errait de tous côtés. Il vit une meute de loups en train de tuer
quatre rennes. Il leur demanda à manger :
-
Donnez-m’en un peu !
-
Viens, je t’en donnerai ! lui répondit l’un d’entre eux.
Quand
il fut tout près, le grand loup voulut le frapper. Il s’envola. Il partit plus
loin. Il vit des ours blancs qui dévoraient un phoque. A nouveau il demanda à
manger.
-
Viens ici ! Je t’en donnerai ! lui dit un des ours.
Quand
il s’approcha l’ours voulut lui donner un coup de pied et dit :
-
Saleté de corbeau ! Nous, quand nous avons faim, nous chassons nous-mêmes !
Il
partit plus loin. Il aperçut des hommes. Les hommes avaient tué nombre de
morses. A nouveau il demanda à manger.
-
Viens donc ! Je t’en donnerai, lui dit l’un d’eux.
Il
s’approcha. Quand l’homme s’apprêta à le frapper, le corbeau s’envola. Il alla
plus loin. Soudain il vit des groupes de pêcheurs à la ligne. Il se posa
discrètement, réfléchit et se dit : « Si je redemande ils vont me refuser.
Je vais plutôt dérober des poissons. »
Il vola des navagas
qu’on avait mises là et les emporta dans la toundra. Il se posa sur une grosse
pierre et mangea un des poissons. Soudain un renard passa à proximité et lui en
demanda. Il refusa. En fin de compte le renard pensa : « Comment donc
pourrais-je le convaincre ? » Le corbeau n’avait-il des navagas ? Finalement il lui dit :
-
Tes parents sont vraiment de braves gens !
-
Oui-i ! lui répondit le corbeau.
-
Tes frères aînés aussi, ainsi que tes soeurs !
-
Oui-i ! lui répondit le corbeau.
-
Mais toi, tu es encore meilleur qu’eux, et de plus tu es le plus beau ! lui dit
le renard.
Le
corbeau laissa soudain tomber de son bec toutes les navagas. Le renard se précipita et s’en empara. En partant il dit
au corbeau :
-
Hum ! Tu es vraiment le plus laid de tous les animaux !
Ce
renard était rusé et le corbeau était sot.
La
famille d’Ejpygin’ comptait quatre personnes. Les deux frères cadets de
Ejpygin’, l’un robuste, l’autre petit. Ejpygin’, l’aîné, était plus fort et
plus intelligent. Ils vivaient avec leur mère. Leur père n’était plus depuis
longtemps. On disait qu’il était mort en chassant sur la banquise. L’hiver
arriva. Un jour les deux plus jeunes partirent à la chasse dans les glaces. Ils
étaient allés loin. Soudain le vent se mit à souffler de la terre. La banquise
se fractura. Le vent les emporta vers le large.
Ejpygin’
pensait : « Ils ont peut-être traversé. Peut-être se trouvent-ils de
l’autre côté. »
Sur
l’autre bord les deux cadets s’étaient fait un logis de neige dans les rochers.
Si on les voyait, pensaient-ils, on les tuerait. Néanmoins des chasseurs les
aperçurent. Ils les emmenèrent à leur campement. Ils arrivèrent de nuit à la yarangue la plus écartée. Ils y
entrèrent : dans le yorongue il n’y
avait que deux petites vieilles. Elles leur demandèrent :
-
D’où venez-vous ?
Le
plus âgé des deux répondit :
-
Nous venons de loin. Nous avons été emportés par la mer.
Les
petites vieilles leur dirent :
-
Eh bien restez ici. Ce soir ils viendront de la grande yarangue vous chercher.
Le
soir deux hommes se présentèrent et dirent :
-
Le chamane nous envoie vous chercher.
Ils
se rendirent à la grande yarangue.
Ils y entrèrent. De très nombreuses personnes y étaient assises. Une femme
sortit un énorme plat, une autre (y déposa) une omoplate de baleine. Puis on dit
aux deux frères :
-
Asseyez-vous tous les deux dans le plat que voilà.
Terrorisés
ils s’assirent dans le plat. Puis on accrocha au-dessus d’eux l’énorme
omoplate. Elle était tranchante comme un couteau. De la main droite le plus âgé
des deux frères repoussait l’omoplate vers le haut, de la gauche il soutenait
le plus jeune. Celui-ci était en larmes. Il disait tout en pleurant :
-
Ah ! Si Ejpygin’ pouvait venir !
Or
à la maison Ejpygin’ réfléchissait. Finalement il dit à sa mère :
-
Fais-moi des plekyt en suffisance, et
remplis-les de provisions de route.
Deux
jours passèrent. Ejpygin’, un garçon sensé et très vigoureux, mit sa charge sur
son dos, partit vers la mer et s’installa sur un glaçon. Sur son glaçon, sans
cesser de chanter, il se dirigea vers l’autre bord. Quand il y parvint, il se
dirigea vers la plus petite des jaran’e,
mais il eut de la peine à entrer par la
porte : il était très corpulent en raison de sa vigueur. Comme il se doit on
lui dit :
-
Tu es venu ?
-
Oui.
-
D’où ?
-
Eh bien, voilà ! Je cherche mes frères cadets.
Les
petites vieilles lui dirent :
-
Ce sont probablement eux qui étaient ici. L’un est grand et très robuste. Ils
n’ont pas pu le tuer. L’autre est petit. Son frère aîné le soutient toujours de
la main gauche. En ce moment ils sont dans la grande yarangue.
-
Je vais mettre ton kerker, dit
Ejpygin’ à l’une des petites vieilles.
-
Attends, lui répondit-elle. D’abord marche à ma manière à travers le sottagyn. Demain ils viendront nous
chercher.
Effectivement,
le lendemain au petit matin on vint les chercher. Ejpygin’ avait mis le kerker de la petite vieille. Celle-ci
resta à la maison. Comme une vieille femme Ejpygin’ marchait voûté et il
trébuchait dans les herbes. Ils approchèrent de la grande jaran’e. Près de la porte il entendit pleurer le plus jeune de ses
cadets. Il l’avait reconnu à sa voix. Ils entrèrent. Ils ne reconnurent pas
leur frère aîné. Tout en pleurant le plus jeune disait :
-
Ah ! Si Ejpygin’ pouvait apparaître !
D’abord
Ejpygin’ réfléchit, puis brusquement il dit :
-
Me voici.
Bandant
ses forces il déchira le petit kerker,
car il était très vigoureux. Puis il se jeta sur les hommes. Certains d’entre
eux, il les tua rien qu’en les frappant. L’aîné de ses cadets se jeta aussi sur
eux. Le nombre des hommes diminua : Ejpygin’ les envoyait bouler dans tous les
sens. Ensuite ils repartirent ensemble vers la petite yarangue des vieilles, et la vieille femme aussi. Ejpygin’ leur dit
:
-
Merci à vous ! Nous viendrons l’an prochain et nous vous apporterons de la
viande. Rentrons chez nous. L’été va bientôt arriver.
Ils
partirent tous les trois vers la mer. Ils montèrent sur un glaçon. Ejpygin’ se
mit à chanter. Sa chanson disait : « Toi-a-a, le ven-en-en-t !
Empo-o-o-rte-nous vers notre con-on-on-trée ! »
Ils
arrivèrent chez eux avant l’été.
Or
donc il y avait un petit orphelin. Il avait cinq oncles. Seulement l’orphelin
et sa grand-mère vivaient dans la gêne. Ils avaient faim. Un seul des oncles
était bon pour eux. Tous les autres étaient méchants. Ils traitaient leur neveu
comme rien. Un seul des oncles ne l’oubliait pas et lui donnait de la viande
lorsqu’il avait capturé un phoque.
Un
jour l’orphelin dit à sa grand-mère :
-
Va chez l’oncle chercher des habits, et demande-lui son harpon pour la chasse
sur la banquise.
-
Que veux-tu faire ? lui demanda-t-elle.
-
Je vais aller à la chasse. J’ai faim, dit l’orphelin.
-
Tu ne pourras pas chasser les bêtes sauvages, et tu te perdras, ou tu te
noieras, dit-elle.
-
On dirait que tu n’as pas faim, dit l’orphelin.
-
C’est bon ! Vas-y ! consentit-elle.
Elle
sortit d’un sac une courroie de harpon avec la pointe du harpon. Elle prit un
harpon sur le toit du yorongue
d’hiver. Elle donna le tout à son petit-fils. Du sac elle tira encore des plekyt et des chaussettes de fourrure,
des culottes, une combinaison, un bonnet et des gants, et elle les lui remit.
Son petit-fils lui demanda :
-
A qui tout cet équipement appartient-il ?
-
C’était l’habillement de mon fils. Il a été tué par un oncle avant ta
naissance.
L’orphelin
demanda :
-
Pourquoi l’a-t-il tué ? Pour avoir fait quoi ? Qui l’a tué ? Lequel des oncles
?
-
Je ne te le dirai pas. Il l’a tué avec cruauté. Il l’a fait souffrir, dit-elle
en pleurant.
L’orphelin
la harcela de questions toute la journée. Le soir tomba. La grand-mère était en
larmes. Il l’interrogea encore la nuit. Elle finit par dire :
-
Bon ! Je vais te le raconter. C’est un de tes oncles qui l’a tué. Un mauvais
oncle.
-
Comment cela s’est-il passé ?
-
Ils étaient partis chasser tous les deux, et mon fils avait tué trois ours
blancs. Par jalousie l’oncle l’a poussé à l’eau. Dès qu’il a agrippé la glace,
l’oncle lui a frappé les mains avec son couteau. Il s’est noyé. C’est ainsi
qu’il l’a tué.
L’orphelin
gardait le silence. Il sortit. L’aube pointait. Il dit :
-
Je vais aller chasser. Il fait beau.
Il
se prépara pour la chasse et s’éloigna. Il vit un petit phoque couché sur la
banquise et l’abattit. Il le remorqua, marchant à grand peine. Il ne pouvait
pas le traîner. Le soir, puis la nuit survinrent. Il arriva chez lui. Sa
grand-mère fut tout heureuse et elle en tomba même par terre. Le petit-fils
s’endormit. En s’éveillant il lui demanda :
-
Comment devient-on fort ?
Elle
répondit :
-
Va dans la toundra jour et nuit. Attache des pierres à ton corps et tiens-les
avec les mains. Cours en faisant des bonds. Ne te repose pas. Quand tu perdras
connaissance, tu seras devenu fort.
L’orphelin
partit dans la toundra. Il vit deux grosses pierres. Il les attacha à son corps
et partit en courant. Avec le temps les pierres devenaient moins lourdes. Il en
vit de grosses et se mit à les remorquer. Alors qu’il les faisait rouler, elles
s’accrochèrent dans les buissons. Il perdit connaissance. Il se releva et se
dit : « Je suis sûrement devenu fort. Ca suffit. »
Sur
le chemin du retour il vit un petit pilier de rochers. Il se dit : « On va
voir. Je suis devenu fort. Je vais essayer de briser ces rochers. » Toute
la journée il tenta de les briser. Il ne le put. Il se dit : « Ainsi, je
suis encore faible. » Il repartit vers le lieu d’où il venait. Il vit de
grosses pierres. Il se remit à les traîner, d’abord doucement, puis il courut
en les faisant rouler. Il les réduisit même en miettes sous les chocs. Il
détruisit les pierres qu’il traînait en les faisant s’entrechoquer. Il courait
à toute allure. Alors il se dit : « Je suis sûrement devenu assez
fort. » Il retourna vers le pilier de rochers, mais de nouveau il ne put
le briser. Il repartit vers l’endroit d’où il était venu et se remit à soulever
des pierres. Il en portait deux grosses dans chaque bras, mais non sans
difficulté. Finalement les pierres commencèrent à se faire plus légères. Il
retourna vers le pilier de rochers, le regarda et se dit : « Je ne vais
toujours pas pouvoir. » Il se précipita, poussa les rochers qu’il renversa.
Brusquement un ours brun sortit en colère. Apparemment là était son gîte. La
bête voulut se jeter sur lui. Il lui asséna un coup sur la tête et le tua. Il
le prit par les oreilles, le chargea sur son dos et l’emporta chez lui.
Arrivé
à la maison il se dévêtit. Ses mains maigres étaient devenues très grosses. La
grand-mère le prit même pour quelqu’un d’autre. Elle ne le reconnut qu’un
instant après. Elle garda le silence.
-
J’ai faim, dit-il.
-
On nous a encore volé de la viande, dit-elle.
-
Qui ? demanda-t-il.
-
Toujours le même, répondit-elle.
Il
mangea un peu et partit chasser. Il capturait chaque jour des veaux marins, des
phoques barbus. Il abattait toutes sortes de bêtes. L’été arriva. Il se
fabriqua une barque et passa son temps à chasser le morse. Il ne donnait de la
viande qu’au bon oncle. Un jour il partit en barque et gagna le large. Quand il
regarda en arrière, un vent violent se leva brusquement. Il continua sa route.
La tempête se déchaîna. Elle l’emporta au large et le rivage finit par ne plus
être visible. Soudain une terre se montra. C’était une île en pleine mer. Le
soir il fut rejeté sur l’île. En débarquant il se fit un gîte sous la barque et
s’endormit. Il s’éveilla, partit chasser, mais il n’y avait pas d’animaux. Le
lendemain il partit vers l’autre côté de l’île. Il aperçut une femme assise au
pied d’une falaise. Il s’approcha d’elle et lui dit :
-
Que fais-tu là ?
-
Je suis venue dans ces parages parce que je refuse d’épouser un homme de chez
nous. C’est un homme très violent, répondit-elle.
-
As-tu des parents ? demanda-t-il.
-
J’ai mes père et mère, et des frères aînés et cadets. Et toi, d’où es-tu ?
-
J’ai été emporté ici par la tempête. Je n’ai que ma grand-mère.
-
Eh bien ! Prends-moi pour femme, dit-elle.
Il
accepta. Elle lui dit :
-
Il y a de la viande par ici. Allons la chercher.
Ils
allèrent la chercher, puis repartirent vers le gîte qu’il s’était ménagé sous
la barque. Ils arrivèrent. Le vent se remit à souffler. Ils passèrent là
plusieurs jours. Par bonheur ils avaient de la viande en suffisance. Le beau
temps revenu ils partirent. En chemin la femme tomba enceinte. Elle enfanta
alors que la terre n’était pas encore en vue. Elle mit au monde un petit
garçon. Ils approchèrent de la maison avant qu’il commençât à marcher à quatre
pattes. Ils arrivèrent. La grand-mère avait bien maigri. Elle fut si heureuse
de les voir que son corps se couvrit de sueur. Puis l’hiver arriva. Il partit
chasser sur la banquise. Il captura des phoques en quantité.
Un
petit orphelin vivait de ce côté de l’eau. Un éleveur aisé habitait sur l’autre
bord. L’orphelin vivait dans une
hutte enterrée. Un seul des oncles était un homme bon. Les autres étaient
méchants. L’orphelin souffrait toujours de la faim. Il manquait constamment de
viande. S’il allait leur demander à manger, les oncles le rouaient de coups. La
faim le faisait continuellement pleurer. Pourtant tous les soirs il chantait.
Un
soir alors qu’il chantait un bruit retentit dans la hutte. Il continua de
chanter et finit par s s’endormir. Le lendemain il s’éveilla et sortit : il
n’était plus dans son coin de toundra ! Manifestement il se trouvait de l’autre
côté de l’eau. Il réfléchit et se dit : « C’est curieux ! Que s’est-il
passé ? » Un peu plus tard il entendit un frôlement et se dit en lui-même
: « C’est peut-être un kele. »
Soudain à la porte de la hutte quelqu’un cria :
-
Qu’est-ce que c’est que cela ? Qui est venu ?
Le
petit orphelin fut terrifié. Apparemment c’était l’éleveur aisé de l’autre
bord, qui ajouta :
-
Puisque tu es là, jette-toi sur moi. Tu es probablement venu ici pour te battre
?
L’orphelin
ne put que garder le silence car l’épouvante s’était emparée de lui.
-
M’entends-tu? Jette-toi sur moi ! répéta l’autre
-
Bon ! Je vais me jeter sur toi, dit aimablement l’orphelin.
L’autre
attendait dehors. L’orphelin mit les culottes que son père portait de son
vivant. Comme elles étaient grandes ! L’orphelin se dit : « Je vais couper
les culottes. » Et il les coupa. L’autre l’appela :
-
Attaque vite.
-
Tu ferais mieux d’attendre pour en découdre. Tu ne seras pas assez fort !
-
Comment ? Que raconte-t-il encore ? Allons, jette-toi sur moi, cria-t-il.
Finalement
l’orphelin sortit et dit :
-
Je vais me jeter sur toi, attends !
L’autre
dit :
-
Pourquoi es-tu venu ? Tu as eu tort ! Je pensais que tu étais grand. De toute
façon je te tuerai.
L’orphelin
lui dit :
-
Je me jette sur toi.
Il
saisit l’autre et lui démit le bras en le tirant violemment. Puis il demanda :
-
Je me jette encore sur toi ?
-
Cela suffit ! répondit l’autre, je te donnerai toutes mes femmes.
-
Combien as-tu de femmes ? Beaucoup, sans doute ?
-
J’en ai deux, qui sont très bien.
Il
les lui donna toutes les deux.
Cinq
frères vivaient avec leur cadet, un petit garçon, le sixième frère, et leur
unique soeur, leur père et la femme de celui-ci. Au total ils étaient neuf.
Or
donc ils s’efforçaient de donner leur soeur en mariage, mais elle opposait un
refus catégorique. La mère avait pitié d’elle, mais le père et ses fils
cherchaient un campement où la donner en mariage afin de pouvoir marier l’un
des frères à titre d’échange. Ils la
conduisaient dans tous les campements, mais elle refusait toujours. Ils
résolurent de la donner à un kele
puisqu’ils ne pouvaient pas la donner à un homme. Ils l’emmenèrent donc pour
tenter de la marier à ce kele. Comme
ils la tourmentaient, leur unique soeur. Mais cette fois non plus ils ne purent
la marier. Alors, sans crier gare, ils se mirent carrément à la battre. Ils dirent
:
-
Partout nous essayons de te donner en mariage, mais nous n’y arrivons pas.
Aussi allons-nous te prendre comme
compagnon de chasse puisque nous sommes impuissants à te marier.
L’un
d’entre eux feignit de partir au loin vers la mer, puis il revint à la maison
et dit :
-
Il y a là-bas énormément de morses.
-
Vraiment ? Et bien ! Partons vite !
Ils
prirent la mer. Ayant fait monter leur soeur dans la barque ils gagnèrent le
large. Visiblement ils feignaient d’aller à la chasse et cherchaient un rocher,
un endroit avec un grand rocher. Le père avait dit au fils en cachette de la
mère :
-
Cherche un rocher, mais fais semblant de chasser.
« Oh ! Comme nous allons loin. Et
j’ignore où », réfléchissait la soeur. Soudain elle aperçut la masse d’un
énorme rocher qui surplombait la mer, au débouché d’une rivière. Ceux de la
barque s’y dirigèrent. C’est le père qui était à la barre. Ils arrivèrent et
firent l’ascension du rocher par une anfractuosité. Dès qu’ils eurent atteint
le sommet, le père envoya l’un des fils vers des arbustes avec une hache pour
faire des piquets.
Celui
qui était allé tailler les piquets revint et on commença à les planter tout le
long vers le rocher. La jeune fille continuait de se demander : « Mais que
vont-ils faire de moi ? » Quand ils eurent fini de ficher en terre les
piquets, ils empoignèrent leur soeur. Ils lui lièrent les mains derrière le dos
et la suspendirent par les pieds, par les chevilles, et ils la laissèrent
accrochée, la tête vers le bas du
rocher. Ils l’avaient attachée aux piquets à l’aide de très solides
lanières de morse. Ils l’abandonnèrent en pleurs.
Ils
rentrèrent à la maison. Là-bas la jeune fille accrochée la tête en bas pleurait
à chaudes larmes.
-
Où est votre soeur ? Où est-elle restée ? demanda la mère à ses fils.
-
Nous l’avons laissée là-bas, au bord de la mer. Elle ramasse de l’orpin rose.
-
Ah bon ! les crut leur mère.
Pourtant
le soir elle n’était pas rentrée. Toute la soirée la mère pleura. Elle se
demandait : « Où ont-ils laissé ma fille, ma seule fille qu’ils ont tant
tourmentée ? »
Le
soir toute cette bande de mauvais frères s’endormit. La mère, qui ne pouvait
dormir, finit par sortir avec son petit garçon. Une fois dehors ils partirent
dans la nuit le long de la mer. Ils marchèrent longtemps. La mère ne cessait de
pleurer. Le petit lui demanda :
-
Maman, pourquoi pleures-tu ?
-
Nous cherchons ta pauvre soeur. Où est-elle ? Je ne sais où ils l’ont laissée.
Elle
prit le petit garçon par la main car il était très fatigué. Ils s’assirent dans
la toundra au bord de la mer. Soudain un morse fit surface. On aurait dit un
être humain :
-
Maman, dit-il, il ne faut pas pleurer. Me voilà transformée en morse. Rentrez à
la maison. Comme ils m’ont maltraitée, mes frères ! Ils m’ont suspendue au
rocher la tête en bas. Enfin, c’est fini ! Rentrez à la maison et dites-leur
qu’il y a ici un grand nombre de morses couchés sur la banquise.
La
mère repartit avec son fils. Ils arrivèrent à la maison. La mère dit :
-
Il y a là-bas un grand nombre de morses couchés sur la banquise.
-
A-a ! Vraiment ! Partons vite !
Une
fois de plus ils partirent tous ensemble. Leurs yeux brillaient de convoitise !
Ils se glissèrent vers le groupe de morses. Subitement une femelle morse
plongea dans l’eau. Elle s’approcha d’eux en catimini et se hissa tout à coup
sur le bord sur la barque, puis s’avança vers le milieu de l’embarcation
qu’elle fit chavirer. Les hommes moururent dans l’eau. Visiblement ce morse
était leur soeur.
Par
la suite la mère et le petit garçon reprirent le cours de leur vie. Le
garçonnet grandit et se mit à chasser dans la toundra. Il finit par devenir
très adroit. Il chassait le renne sauvage. Grâce à son adresse il commença à
subvenir aux besoins de sa mère. La soeur de son côté avait fait périr ceux qui
la tourmentaient. Mais évidement, changée en morse, elle ne rentra plus à la
maison. La mère et le fils vécurent sans connaître la gêne.
Ils
vivaient ensemble, lui et sa soeur. Comme ils n’avaient pas de viande ils
allaient tous les soirs en dérober dans les yarangue.
Ils volaient. Le lendemain les gens sortaient : pas de viande. Ils se disaient
: « Qui donc a mangé la viande ? » C’est seulement de cette manière
qu’ils arrivaient à survivre.
Un
jour des gens attachèrent un chien à leur porte. Le frère et la soeur vinrent
voler : ils descendirent de la montagne et le frère s’approcha de la porte. Le
chien se mit soudain à aboyer. Une femme sortit. Elle rattrapa le garçon et
voulut le battre. Un vieillard lui dit :
-
Ne le bats pas ! Qu’il travaille pour nous !
Elle
amena le garçon à la maison et laissa la petite fille. Elle pleurait. Le
vieillard dit :
-
Va la chercher. Qu’elle travaille, elle aussi !
Elle
alla chercher la petite fille. On leur donna à manger. Après quoi le vieillard
leur dit :
-
Eh bien ! Pourquoi volez-vous ?
-
Nous n’avons pas de mère. Elle est morte. Elle nous a laissés, dit l’aîné..
Le
vieillard dit au garçon :
-
Il va falloir t’aguerrir. Tu vois ces pierres là-bas, ce sont mes pierres
d’exercice. Sers-t-en. Les terrains sont tout tracés.
Le
garçon alla voir les terrains d’exercice. Et notre petit ami de s’entraîner !
Toute la journée il s’entraîna. Il ne rentra à la maison que le soir. Le
vieillard lui dit :
-
Demain tu retourneras t’exercer.
-
Bien, dit le garçon.
Le
lendemain il retourna au même endroit et s’entraîna de nouveau. Il souleva les
pierres plus facilement que la veille. Après quoi il rentra chez lui et dit au
vieillard :
-
Les pierres sont devenues plus légères.
-
Oh, oh ! C’est comme cela que tu deviendras fort, dit le vieil homme.
Le
garçon se réjouit et dit :
-
Quand je serai fort, je ferai verser bien des larmes à ceux qui nous ont
tourmentés il n’y a pas si longtemps. Oui, ça suffit.
-
Quand tu commenceras à soulever cette pierre-là, derrière toi, alors tu m’auras
rattrapé, dit le vieillard à l’enfant.
Le
garçon s’approcha de la pierre. Il voulut la soulever, mais ne put. Le
vieillard dit :
-
Ah, ah ! Tu ne m’as pas encore rattrapé !
Le
petit repartit pour la toundra et recommença à s’exercer. Il était devenu plus
fort. Il retourna vers la pierre et la souleva. Le vieillard lui dit :
-
Tu me rattrapes peut-être, mais il faut encore t’entraîner. Quand tu viendras à
bout d’une certaine pierre que je soulève, alors tu m’auras rattrapé.
-
Où est-elle ? demanda le garçon.
-
C’est celle-là, dit le vieillard. Il lui montra une grosse pierre. Le garçon
repartit sur les lieux de l’entraînement. Comme il s’exerça ! Le soir il
rentra. Il se dirigea vers la pierre, mais ne put la soulever. Le vieillard lui
dit :
-
Eh ! Tu ne m’as pas encore rattrapé !
Le
garçon retourna sur le terrain et reprit l’entraînement. Le soir il revint, se
dirigea vers la pierre et la souleva. Alors le vieillard lui dit :
-
Non, tu ne m’as pas encore rattrapé. Travaille ta vitesse à présent.
Tous
les matins notre petit ami repartait et ne rentrait que le soir. Un jour il dit
:
-
Suis-je assez rapide ?
-
Non, tu le seras quand les canards qui passent ne te distanceront plus.
Il
repartit. Il s’efforçait de gagner en vitesse ! En fin de compte il commença à
courir aussi vite que les canards. Le garçon dit :
-
Je suis sûrement très rapide à présent ?
-
Non, tu le seras quand tu rejoindras le vent qui porte la tempête.
Il
repartit sur le terrain. Comme il s’entraîna ! Il ne rentra que le soir. Il
avait essayé de suivre le vent porteur de tempête et n’avait pas réussi. Le
garçon se dit : « Mais enfin, quand serai-je rapide ? » Il rentra et
dit au vieillard :
-
Je n’ai pas encore pu suivre le vent porteur de tempête.
-
Il faut que tu gagnes encore un peu en vitesse, répondit le vieil homme.
Il
repartit sur le terrain et s’entraîna. Le soir il rentra. Il avait tenté de
rattraper le vent et y était enfin parvenu.
-
Suis-je assez rapide ? demanda-t-il au vieillard.
-
Quand tu commenceras à bondir au-dessus du sol, alors je te dirai : « Tu
es très rapide. »
Une
fois de plus il partit sur le terrain d’exercice pour s’entraîner. En fin de
compte il se mit à survoler le sol en bondissant. Il dit au vieillard :
-
Je suis sûrement devenu très rapide ?
-
Seulement quand tu courras par-dessus les buissons.
Il
repartit courir. Pendant plusieurs jours il s’efforça de gagner en vitesse. Il
rentra et dit au vieillard :
-
Je suis assez rapide !
-
Tu n’es pas encore rapide, dit le vieillard. Quand tu survoleras les buissons sans
toucher leurs feuilles, alors je te dirai : « Oui, mon fils est devenu
rapide ! »
Il
repartit. D’abord il touchait les feuilles, puis il cessa de les effleurer. Il
rentra et dit :
-
Je suis devenu assez rapide !
-
Quand tu courras sans toucher l’herbe, je te dirai : « Ca suffit ! »
dit le vieillard.
Il
repartit sur le terrain de course. Avec quelle rapidité il courait, notre petit
ami ! Il frôlait encore l’herbe, puis il cessa de la toucher. Il rentra et dit
:
-
Je suis sûrement devenu très agile ?
Le
vieillard lui dit :
-
Tu es devenu très rapide ! Cesse de vouloir l’être davantage. A présent je vais
t’envoyer au loin te chercher une épouse. On verra comment tu t’en sortiras.
L’adolescent
partit. En marchant il vit de petits aigles. Il leur dit :
-
Je vais vous tuer.
Les
aiglons lui dirent :
-
Quand notre mère reviendra, nous lui dirons : « Nous avons vu quelqu’un de
mauvais. Il a failli nous tuer. »
-
Eh bien soit ! dit-il.
Il
continua sa route. Il avait déjà dépassé le nid lorsque l’aigle arriva de la mer.
Il tenait dans ses serres un énorme morse. L’adolescent voulut se cacher, puis
il se dit : « Qu’il essaye, on verra s’il peut me tuer ! »
L’aigle
approcha de sa demeure. Ses petits lui dirent :
-
Quelqu’un a failli nous tuer !
Il
se mit fort en colère et s’envola. Brusquement il fondit sur l’adolescent qui
l’attendait. Le jeune homme sauta en l’air, s’accrocha à son aile. Il y resta
accroché. L’aigle se laissa descendre sur le sol et l’homme le lâcha. Il rejeta
aussitôt sur lui. De nouveau l’homme s’accrocha à lui. Après cela l’aigle
rejoignit son gîte. L’homme continua son chemin. Alors le soleil se montra,
mais quelque chose le cacha. Il pensa : « Peut-être quelque chose ici a
recouvert le ciel. » Un peu plus tard le soleil refit son
apparition. A nouveau le grand aigle accourait à tire d’aile. C’était
visiblement celui qui s’était jeté sur lui. Encore une fois le jeune homme
sauta en l’air et s’accrocha à lui. L’aigle redescendit. L’adolescent le
relâcha et se laissa tomber sur le sol. L’aigle le laissa enfin et repartit
dans les airs. L’homme reprit sa route.
Après
avoir marché un peu il vit un campement. Il se dirigea rapidement vers la yarangue la plus à l’écart. Il tapa des
pieds pour prévenir. On le héla :
-
Qui es-tu ?
Il
dit son nom.
-
D’où es-tu ?
Il
nomma son campement.
-
Entre !
-
Mais je suis tout plein de neige !
-
Ca ne fait rien !
-
Je suis tout couvert de neige. Quand elle aura fondu je serai tout trempé !
Quelqu’un
dit dans le relkun :
-
Allez le débarrasser de sa neige.
On
le débarrassa de sa neige. Après quoi il se glissa dans le relkun. On lui demanda :
-
Qu’es-tu venu faire ?
-
Je suis venu chercher une épouse.
-
Qu’en dites-vous ? demanda le père à ses filles.
-
Moi, je n’en veux pas. Il est bien trop faible ! dit l’une.
-
Nous non plus nous n’en voulons pas ! dirent les autres.
-
Ah ! Je suis trop faible ! Dites-moi donc où est votre troupeau. J’irai garder
vos rennes.
-
Tu ne pourras pas, lui dit-on.
-
Si, je pourrai. Je vais y aller.
-
Si tu peux, va au troupeau, lui dirent-ils.
Il
partit. Il arriva au troupeau. Il était bien maigre, ce troupeau. Notre petit
ami emmena les bêtes paître en différents endroits, puis il revint. Le troupeau
était devenu gras à souhait. Tous les gens du lieu dirent :
-
Comme il a su transformer les bêtes !
L’été
arriva. Le vieillard dit :
-
C’est bon, rentrez chez toi, toi et ton épouse.
Avant
qu’ils s’en aillent, on leur fit quantité de plekyt qu’on bourra de provisions de route. Ils se mirent en route.
A nouveau en chemin ils aperçurent les petits aigles. Ils avaient bien grandi.
Le grand aigle était là aussi. De loin il se précipita sur eux. A proximité se
trouvaient un profond ravin et un grand arbre sortant de la terre. Ils se
glissèrent sous l’arbre. L’aigle déchiqueta les plus petits des arbustes qui
craquèrent, puis il se prit dans le grand arbre et ne put se dégager. Ils le
tuèrent. Ils tuèrent aussi les petits aigles. Ils arrivèrent à la maison. Le
vieillard fut très heureux.
Un
père et une mère vivaient avec leur fils. Le fils s’appelait Vytrytva
« Couché-sur-le-dos ». Pourquoi le fait d’être couché sur le dos
était-il devenu un nom ? Nous le saurons peut-être plus loin. Ces gens vivaient
dans un extrême dénuement. Ils n’avaient plus de quoi se nourrir. Cela n’empêchait
pas leur fils de rester toujours étendu à plat dos au fond du yorongue. Un jour le père finit par lui
dire :
-
Va donc à la chasse au renne sauvage ! Tu te contentes de passer tout ton temps
couché au fond du yorongue alors que
la faim nous tenaille.
Il
ne répondit rien bien que son père et sa mère eussent bien vieilli. Le père
finit donc par partir en quête de nourriture. Avec son arc il tua des lièvres
et des perdrix. C’est le père qui nourrissait le fils. Il le réprimandait sans
cesse :
-
Tu ne fais que rester toujours couché au fond du yorongue. Tu ferais mieux d’aller chercher ta pitance.
Il
ne répondait rien. Ils vécurent ainsi très longtemps. Finalement le père cessa
de quereller son fils, bien que parfois il le tançât comme auparavant. Le
garçon se fit adolescent. Mais il continuait de se comporter de la même
manière. Quand on se levait le matin et qu’on réveillait le fils, il était tout
trempé. Les parents se demandaient : « Mais pourquoi donc est-il si trempé
? » Ils se posaient la question en cachette du fils. Le soir à nouveau on
s’endormait. Au réveil il était tout trempé.
-
Pourquoi donc est-il trempé chaque fois qu’il dort ? C’est peut-être parce
qu’il engraisse à vivre de la sorte.
-
Sûrement, répondait la maman.
Ils
ne se parlaient ainsi qu’en cachette de leur fils, à son insu.
Lui
se levait de sa couche déjà tout trempé. Quelque temps après il se mit à
maigrir un peu. Il est vrai qu’auparavant il avait souffert de coliques. Ils se
disaient :
-
Ne serait-il pas malade ?
-
Je ne sais pas. Peut-être que si. Mais pourquoi ? On ne maigrit pas sans
raison.
Un
jour ils le regardèrent. Il avait vraiment beaucoup maigri. On se réveillait
comme avant : l’adolescent maigrissait toujours. Ils ne pouvaient comprendre
d’où il se faisait qu’il était trempé. Or lui sortait en secret la nuit et s’en
allait au loin s’entraîner. Il voulait devenir fort. Dès qu’il voyait une grande montagne il allait s’y entraîner.
Il y hissait de grosses pierres et les laissait là-haut. Au petit jour il
rentrait chez lui et faisait semblant de dormir à sa place. C’est la raison
pour laquelle il était tout trempé quand ses parents s’éveillaient. Eux ne
comprenaient pas plus qu’avant. Leur fils continuait de s’entraîner dans la
toundra toutes les nuits et il rentrait avant l’aurore. Il se couchait à
l’écart de son père, sur un côté du joron’e.
Son père ne s’apercevait pas qu’il sortait.
Un
jour sans crier gare déboucha un petit détachement armé. Il apparut dans le
lointain. Nos gens, père et mère, furent épouvantés. Ils se disaient :
-
Qui sont ces gens ? Des ennemis sans doute.
Leur
petite yarangue était tout à fait
isolée.
-
Aide-nous au moins !
-
Que voyez-vous ?
-
« Que voyez-vous ? » le contrefit le père. Ca ne l’intéresse même pas
de savoir que des ennemis arrivent !
Le
fils dit :
-
Quand ils approcheront, dites-le-moi.
-
Sors donc, viens voir !
-
Quand leurs armes seront bien visibles, dites-le-moi.
-
Fais vite, Vytrytva ! dirent les parents épouvantés. O-o-ok ! Aide-nous.
Or
lui s’habillait en secret, afin d’être plus léger.
-
On voit bien leurs armes. Ce sont des lances, dit alors le père.
Vytrytva
sortit du yorongue. Il tenait une
lance. Comme elle brillait ! Il s’attarda encore un instant dans le sottagyn. Ses parents ne savaient que
penser : « Que fait-il donc couché au fond du yorongue ? »
Les
ennemis arrivèrent :
-
Eh là ! Y a-t-il un maître ici ? Où est-il ?
-
Me voici ! C’est moi qui suis le maître !
Et
il sortit avec sa lance. Les ennemis s’enfuirent dans tous les sens. Pourtant
il était tout seul, l’ami Vytrytva. Il se précipita sur eux, fit voler sa lance
dans les airs. Il lui suffisait de piquer sur eux pour les renverser. Il en
abattait tant et plus. Leur chef
hurlait :
-
Tirez-lui dessus à l’arc !
-
Nous avons beau tirer, nous ne pouvons l’atteindre, répondaient ses hommes.
Quand
ils décochaient leurs flèches sur Vytrytva, lui, en l’air, les tranchait par le
milieu. Il finit par anéantir le détachement ennemi. Une partie d’entre eux
s’enfuirent.
-
Il ne faut pas vous enfuir, puisque vous avez attaqué.
-
C’est que, malheureusement, nous ne pouvons venir à bout de toi,
répondirent-ils.
-
Ah, ah ! Vous ne pouvez pas !
Il
prit son arc et se mit à arroser les fuyards de flèches. Il les étendit tous.
Il tua aussi leur chef. Un seul d’entre eux s’enfuit vivant et raconta aux
siens ce qui s’était passé. A la fin du combat Vytrytva était trempé. Ses
parents s’interrogèrent
-
Quand donc est-il devenu si fort ?
-
Je ne sais quand il s’est entraîné. Quelqu’un a dû lui faire cette grande
lance. C’est qu’avant il n’en avait pas. Elle est quasiment neuve ! Comme elle
est grosse !
La
vie reprit donc. Les ennemis avaient disparu. Alentour tout était calme. Comme
avant le jeune homme s’éclipsait pendant qu’ils dormaient. Il allait
s’entraîner, visiblement. Il était devenu très vigoureux, et aussi très maigre.
Il s’entraînait toutes les nuits.
Un
jour se présenta un nouveau détachement ennemi. Un détachement vraiment très
nombreux. A nouveau l’effroi s’empara
des parents :
-
Quelle est cette masse sombre qui a fait son apparition ? On dirait l’ombre
d’un nuage. Qu’ils sont nombreux ! A coup sûr cette fois ils vont nous tuer,
dirent-ils.
Il
ne leur répondit rien et demeura couché au fond du yorongue.
-
Aujourd’hui nous ne resterons certainement pas en vie !
-
Quand leurs yeux seront bien visibles, dites-le-moi.
-
Bien !
Ils
avaient pris l’habitude à présent.
Les
ennemis approchèrent en criant. Ils hurlaient :
-
Av-as ! Av-as ! Qu’en dis-tu ? Resteras-tu vivant aujourd’hui ?
Ils
poussaient toutes sortes de cris pour faire peur à Vytrytva. Celui-ci se vêtit
de nouveau en cachette. Les parents dirent :
-
Les voilà qui approchent. A présent leurs yeux sont visibles.
Vytrytva
sortit. Il y avait déjà là un grand nombre d’ennemis.
-
Av-a-as ! Vytrytva ! Pour l’heure nous allons bien nous battre.
Ils
avaient tous des habits en très bon état et d’excellentes armes. Vytrytva leur
dit alors :
-
Eh bien ! Attaquez, puisque vous êtes prêts à vous en prendre à ceux qui ne
vous font rien.
Ils
se précipitèrent tel un troupeau de rennes. Il tint bon, l’ami Vytrytva.
Pendant dix jours et dix nuits ils
combattirent à la lance. Un de leurs hommes était très fort. Petit à petit, à
mesure que se déroulait ce combat leur troupe diminua. Bien que Vytrytva fût
seul, il luttait encore bien. On était au huitième jour de la bataille et la
grande troupe s’était fortement réduite. A la fin du neuvième jour, il les
avait tous tués. Seul restait vivant le guerrier le plus habile à manier la
lance. Ils continuèrent à se battre tous les deux. On ne pouvait dire qui vaincrait.
Finalement le preux ennemi se retrouva à bout de force parce qu’il était très
gros. Vytrytva lui arracha sa lance des mains. Le preux ennemi dit :
-
O-o-o ! Tu es prêt à me tuer ? Oui ! Tu m’as mis à genoux. Oui, tu as pris le
dessus. Si tu me frappes de ta lance, retire-la tout de suite. Car si tu ne la
retires pas, si tu la laisses dans mon corps, tu ne deviendras pas plus fort.
Tu resteras le même. Et même au contraire tu t’affaibliras un peu.
-
Vraiment ? Pourquoi cela ?
-
Je ne sais pas. Tu verras quand tu essaieras.
-
Comme c’est étonnant !
-
Suffit ! Il est temps, frappe ! lui dit l’autre.
Le
grand preux ennemi s’allongea sur le dos et ferma les yeux. Vytrytva le
transperça. L’ennemi mourut et son corps se pétrifia aussitôt. Sa musculature
se contracta. Vytrytva ne put retirer la lance. Elle y resta pour longtemps. Il
ne put la retirer qu’au dixième jour. Il essaya tout ce temps de la retirer,
mais ne le put parce que les muscles étaient extrêmement contractés. Au dixième
jour seulement le corps se refroidit et les muscles du preux se détendirent.
Alors il put retirer la lance.
Il
rentra chez lui. A nouveau Vytrytva était tout en sueur. Au réveil il était
très effrayé. Un jour il dit à ses parents :
-
Quand je me réveille je suis saisi par la peur.
-
Vraiment ? Et pourquoi cela ?
-
Je ne sais pas. Mais ne me réveillez pas en m’effleurant. Sinon, ça se passera
mal pour moi.
-
Vraiment ?
Ainsi
vécurent-ils par la suite.
°°°°°°°°°°
L’été
arriva. Comme il fit chaud, cet été-là ! Une fois il dormait dans le yorongue. Or son père le réveilla en le
frôlant, en lui effleurant la tête. Alors, telle la balle d’un fusil, il bondit
de flanc hors du yorongue en criant :
- I-i-i ! Ikykkaa ! Ikykka !
Je vous l’avais pourtant dit. Il ne
faut pas me réveiller en me frôlant.
-
J’avais oublié. Au reste comment faut-il te réveiller ?
-
En me frappant la tête ou le corps. Comprenez-vous ?
-
Oui, nous comprenons.
A
nouveau ils vécurent ainsi. Le vieillard chassait dans la toundra ou il allait
chercher du bois. Puis il rentrait chez lui. Un jour il dit à son fils :
-
Ne va pas au bord du lac. Si tu y vas, il t’arrivera malheur.
-
Je ne resterais pas vivant ? Ce serait curieux ! Et pourquoi cela ? Je ne
mourrai que si un mauvais chamane me jette un sort.
Il
faut dire que Vytrytva se mettait facilement en colère... Un jour il partit
dans la toundra et s’assoupit au bord du lac. Il s’endormit d’un profond
sommeil couché sur le dos. Soudain un mauvais homme s’approcha et se glissa
vers lui. Arrivé tout près le géant se plaça
au-dessus de lui. Il prit sa lance et voulut le transpercer. Au moment
où il allait la lui enfoncer dans le corps, Vytrytva esquiva. Il avait sauté de
côté, à l’écart. Quand il regarda, il se tenait debout plus loin. L’homme du
lac lui dit :
-
Pourquoi dors-tu ici ? Ton père t’a pourtant dit de ne pas venir !
-
Oui, il me l’a dit.
-
Pourquoi es-tu quand même venu ?
-
Est-ce qu’il est interdit de dormir ici ?
-
En fait, ce n’est pas interdit, mais il faut utiliser la toundra à bon escient.
-
Battons-nous !
L’homme
du lac se jeta sur lui. Ils s’affrontèrent à la lance. Ils se battirent cinq
jours. Comme il volait dans les airs, Vytrytva ! Comme l’homme du lac était
habile à manier la lance ! Comme il faisait chaud ! Le soleil accablait l’homme
de sa chaleur. Ils se battaient fort dans les airs. Vif comme l’éclair Vytrytva
jaillissait partout à la fois.
Les
parents ne savaient pas qu’ils se battaient. Soudain une ombre cacha le soleil.
Les parents se dirent :
-
Regarde donc ! Qu’est-ce ?
On
s’approcha un peu de ce côté. En direction du soleil on voyait comme un homme.
Quelqu’un dit :
-
Regardez cela ! Qu’est-ce donc ?
C’était
l’ami Vytrytva. Il jaillit aux abords de la yarangue
comme une mouette qui pique sur sa proie. Visiblement il résistait à
l’homme du lac. Comme ils criaient quand il passait à côté de la demeure :
-
Eh bien ! Qu’est-ce ?
Quand
il jaillissait du côté de la yarangue,
on entendait comme un hurlement strident, comme un vent violent. Quand arriva
le quatrième jour, les jambes de l’homme du lac commencèrent à descendre vers
le sol. Le cinquième jour à la tombée de la nuit la lutte continuait. Puis le
géant du lac s’accroupit sur ses jambes et sa lance lui échappa. Alors Vytrytva
de colère le frappa. Il mourut sans avoir prononcé les paroles rituelles.
Alors
il laissa sa lance à demeure dans le corps. Plus tard il fit de gros efforts
pour la retirer, mais la lance brûla dans le corps et y resta. Puis la peau du
maître du lac se racornit. Aussi lui fut-il impossible de retirer la lance.
Il ne la retira qu’à l’arrivée de l’hiver.
Comme
il avait chaud, Vytrytva ! Une fois la lance retirée il se dévêtit et s’étendit
sur la neige. Il y resta couché, se releva et s’y recoucha. Un peu plus tard il
se replongea dans la neige. Finalement en procédant de la sorte il se
rafraîchit. Puis il s’habilla.
Et
ils continuèrent de vivre ainsi.
Or
donc ils vivaient tous les deux, lui et sa soeur. La soeur était plus âgée, et
le petit cadet était encore bêta. Ils n’avaient jamais de viande. La soeurette
en cherchait sans cesse. En fin de compte elle ne trouvait dans les fosses à
viande que de la chair faisandée. Ils la mangeaient. Quand une fosse était
vide, ils passaient à la suivante. Finalement toutes les fosses restèrent
complètement vides.
La
faim commença à les tenailler, mais ils n’avaient pas de viande. Ils se mirent
à cueillir toutes sortes de plantes. Elles avaient du goût. On pouvait les
manger. Effectivement certaines étaient bonnes. Elle ne manquait pas d’en
trouver pour en faire des réserves. C’est ainsi qu’ils se nourrissaient.
Finalement il n’y eut plus de plantes à proximité. Elle se mit à aller en
chercher plus loin. Parfois en allant dans la toundra elle voyait différentes
bêtes : rennes sauvages, lièvres, renards, marmottes, toutes les bêtes qui
vivent sur la terre. Elle se demandait comment les abattre. Elle réfléchissait
: « De quel moyen user ? »
Une
fois, alors qu’elle était rentrée chez elle, elle trouva un arc en cherchant
quelque chose à l’intérieur de la yarangue.
Elle ne pensa pas que cela servait à chasser. Elle continuait à se demander
comment tuer les bêtes. Parfois elle sortait et voyait des rennes sauvages à
proximité. Une fois elle pensa : « A qui sont-ils, ceux-là ? » Il y
avait dans la demeure des flèches en pierre et en ivoire de morse. Elle se
disait tout en les examinant : « Ces objets ne sont pas là sans raison.
Ils servent peut-être à chasser ». Elle prit certaines flèches : elles
étaient pointues. Elle prit d’autres flèches : elles étaient ébréchées. Elle
perdait même le sommeil à penser sans cesse à l’arc. Parfois elle le sortait
ainsi que les flèches. Finalement elle comprit comment on les fabriquait. Elle
continua de réfléchir à leur usage, mais elle ne parvenait pas à mettre la
corde en place. Elle se disait : « Elle est malaisée à installer ». A
deux ils n’y parvinrent pas. Ils bloquèrent l’arc avec une pierre pour y mettre
la corde. Enfin ils terminèrent et elle commença à faire des essais. Elle mit
une flèche, tira. La flèche alla loin.
Elle s’exerça à tirer tous les jours et finit par savoir s’y prendre.
Elle commença à tuer toutes sortes de bêtes : des lièvres, des marmottes, des
renards et des canards. Désormais ils mangeaient à leur faim. En fin de compte
elle se mit même à abattre des rennes sauvages.
Quand
les gelées arrivèrent, elle confectionna des habits pour l’hiver. Leur vie
s’était améliorée. Ils avaient maintenant de la viande et des vêtements.
Parfois elle abattait quantité de rennes sauvages. Elle n’en ramenait qu’une
partie à la maison. Quand elle arrivait elle racontait tout à son cadet. Elle
lui parlait des bêtes qu’elle avait laissées. Son frère lui disait :
-
Je veux chasser avec toi et t’aider.
Sa
soeur lui disait :
-
Ta lenteur serait cause de retard. Aguerris-toi plutôt ici.
-
Je n’ai rien à faire. A quoi m’aguerrir ? objecta le cadet.
-
Je vais te donner de quoi t’exercer.
-
Donne-le-moi tout de suite.
-
Oui, je vais te le donner, lui dit sa soeur.
Elle
sortit et rapporta deux pierres, une grosse, l’autre plus petite. Et elle lui
dit :
-
Manipule ces pierres jusqu’à épuisement, sans te reposer de toute la journée.
Ne te repose que lorsque tu ne pourras plus les soulever. Si tu t’entraînes
bien tu pourras venir chasser avec moi. Mais pour le moment tu ne peux pas
marcher dans la toundra.
Il
se mit à manipuler les deux pierres sans relâche. La plus petite, il finit par
la sentir s’alléger. Alors il passa à la
plus grosse. Quand la soeur rentrait de la toundra, le corps de son
frère était tout rouge. Elle lui donnait une couverture pour qu’il ait chaud,
pour qu’il dormît au chaud. Elle-même aussi, à parcourir la toundra, s’était
bien endurcie. Elle chassait le renne sauvage. Lorsqu’elle en avait tué trois,
elle en rapportait deux sur son dos, la troisième elle la tenait par le cou.
Elle les ramenait toujours de cette façon. Elle ne marchait pas sans charge,
car elle voulait devenir forte et rapide. Une fois qu’elle était rentrée à la maison
son cadet lui disait :
-
Que je suis malheureux ! Toi, tu ne t’ennuies pas, tu trouves toutes sortes de
bêtes.
-
Plus tard, répondait-elle, quand tu pourras chasser, c’est moi qui resterai à
la maison. Je ne m’amuse pas. Je fais plus d’efforts que toi. Dès que j’aurai
pris ta mesure, tout ira bien pour toi. Tu suivras mes traces, tu parcourras la
toundra. Mais pour le moment je me
ferais du souci pour toi. Allons, je vais voir comment tu manies les pierres,
ajouta-t-elle un jour.
Le
cadet prit la plus grosse pierre et la tint comme on tient le manche d’un
couteau. Elle était devenue légère.
-
Oh, oh ! lui dit sa soeur. Tu es presque assez aguerri. Je vais te donner des
pierres un tout petit peu plus grosses.
Effectivement
elle lui donna de grosses pierres et lui dit :
-
Manipule-les comme tu as fais jusqu’à présent.
Le
cadet s’y essaya : elles étaient très lourdes.
-
Elles sont trop lourdes, lui dit-il.
-
Et toi qui veux courir la toundra avec moi ! lui dit-elle. Ce n’est pas encore
le moment. Tu ne pourrais m’aider.
Quand tu viendras à bout de ces pierres, nous commencerons à chasser tous les
deux. A présent mets-y tout ton coeur si tu veux chasser bientôt avec moi.
La
soeur repartit chasser dans la toundra. Elle craignait de rentrer bredouille.
Elle se mit à rattraper même des rennes sauvages qui n’étaient pas blessés. Un
jour quand elle rentra son frère lui dit :
-
N’y aurait-il pas de campement dans les
environs ?
-
Je n’en ai vu nulle part, en tout cas pas à proximité, répondit-elle. Pourquoi
cela ? Qu’en as-tu besoin ?
-
Je me dis que nous vivons vraiment seuls. N’y a-t-il nulle part des gens comme
nous ?
-
Je ne sais pas, lui dit sa soeur. Peut-être y en a-t-il.
-
Fais-moi des vêtements, lui demanda-t-il, et j’irai aussi dans la toundra.
J’irai à la recherche d’un campement.
-
Mais qu’as-tu besoin d’un campement ?
-
Je veux une femme. La vie sera plus intéressante.
-
C’est moi qui irai en chercher un. Si tu pars, je serai dans un état affreux.
J’en mourrai peut-être. Si tu te perdais, j’en souffrirais horriblement.
-
Bon. Vas-y, toi, mais vite.
-
Bien. Je vais y aller. Dès que je me serai fait des habits, je me mettrai en
route, dit-elle.
Elle
se prépara, en effet. Elle se fit des plekyt
et les bourra de viande. Elle confectionna des habits, des culottes, ainsi
qu’une combinaison de grande taille pour son frère. Ayant mis un terme à ce
travail, elle dit :
-
Ces habits, mets-les avant de te coucher, tu dormiras au chaud. Je vais te
donner des pierres encore plus grosses.
Ce
soir-là, elle lui dit :
-
Cette nuit, quand la lune se montrera, je partirai.
Dans
la journée elle avait apporté des pierres dans la yarangue, des grosses pierres. Puis elle avait dit :
-
D’ici mon retour fais en sorte qu’elles te soient légères. Dors un peu. Je
prends de l’exercice, moi. Prends-en aussi.
Elle
acheva ses préparatifs. Le soir elle sortit pour se mettre en route. De
l’extérieur elle bloqua la porte avec une pierre afin qu’on ne puisse l’ouvrir.
Après quoi elle partit. Elle marcha toute la nuit et toute la journée du lendemain.
Quand elle commença à avoir sommeil elle se fit une demeure de neige à sa
mesure et s’y endormit. Lorsqu’elle se réveilla elle retira ses plekyt usés et en enfila des neufs, mais
d’abord elle mangea la viande qu’elle y avait mise. Puis elle reprit son
chemin. En cours de route elle vit des montagnes, de hautes montagnes. Elle s’y
dirigea afin d’examiner les alentours, mais de là-haut on ne voyait rien. Elle
repartit. Elle vit d’autres montagnes qui, celles-ci, se dressaient en travers
de sa route. Elle en fit l’ascension et regarda. Près de l’une d’entre elles
elle vit un grand troupeau et elle pensa : « Que de rennes sauvages
! » Elle continua d’observer, et soudain près d’un rivière elle vit des yarangues et des gens qui marchaient.
Elle se dit : « Si ce n’est pas un mirage, j’ai trouvé un
campement. »
Brusquement
saisie d’appréhension elle resta sur place. Le soir arriva : elle demeurait
immobile. Quand la nuit fut tombée elle partit en direction du troupeau. Les
bêtes étaient des rennes domestiques. Elle se dit : « Ils sont curieux,
ces rennes sauvages. Ils sont tout à fait apprivoisés ! » Elle se dirigea
vers le campement. Contre les parois des yarangues
elle vit les traîneaux des éleveurs, des traîneaux pour différents usages.
Derrière les traîneaux, les gens l’entendirent marcher. Ils la hélèrent. Elle
répondit. De l’intérieur du relkun
ils lui dirent :
-
Oh, oh ! Entre !
-
Par où entrer ? Où est la porte ?
-
Attends.
Quelqu’un
ouvrit la porte. Quand on l’eut ouverte, elle entra. Elle vit un vieil homme,
une vieille femme et une femme, leur fille.
-
D’où es-tu ? lui demanda le vieil homme.
-
Oh ! Je suis de loin.
-
Tu dois avoir une raison de venir ici. Que veux-tu ?
-
Je suis à la recherche d’une femme.
Le
vieillard dit alors :
-
Ah oui ? C’est bien que tu viennes de si loin. Voyons ce que va te dire cette
jeune fille-là ?
Sa
fille dit :
-
Comme si je n’avais pas de père ! Mais je vais penser par moi-même. Pourquoi
devriez-vous penser pour moi ?
Le
vieillard dit :
-
Voici ce que dit la jeune fille. Tu n’es pas venu en vain de si loin. Prends
femme ici.
Le
vieil homme pensait que la nouvelle venue était un jeune homme.
-
Bien, répondit-elle.
-
Dévêts-toi donc, proposa le vieillard, tu dois dormir.
-
Je vais dormir comme ça, avec mes habits.
-
Mais il fait chaud ici. Nous avons des couvertures. C’est que tu es venu de
très loin.
-
Non ! Je ne me déshabillerai pas. Je ne pourrais pas dormir. Et puis je me gêne
encore, je viens à peine d’arriver.
-
Ôte donc tes combinaisons de fourrure. Il faut les faire sécher.
-
Je resterai habillée, dit-elle. Elle pensait: « Ils verraient que je suis
une fille ».
Gênée,
elle refusa de se dévêtir. L’homme cessa de l’y inciter, et elle se coucha
toute vêtue. Le lendemain ils s’éveillèrent. Le fils venait d’arriver du
troupeau. Il demanda à son père :
-
Qui est-ce ?
-
Ton nouveau frère cadet, le fiancé de ta soeur !
-
Oh, oh ! se réjouit le fils. Grand merci, il va m’aider dans le travail.
Ils
commencèrent à manger. Après cela la visiteuse dit :
-
Bon ! Je vais aller garder le troupeau.
-
Tu viens à peine d’arriver ! dit l’autre adolescent. Le troupeau peut rester
seul dans la journée. Plus tard tu pourras aller le garder régulièrement.
-
Non, je vais quand même y aller.
Elle
y alla malgré toutes les tentatives faites pour l’en dissuader. Elle rejoignit
le troupeau et, un peu plus tard, reprit le chemin des yarangues. Elle détermina quelle route était la plus courte. Elle
l’observa tout du long, très loin devant elle. Vers le soir elle arriva aux yarangues. On la fit entrer. On servit à
manger. Le jeune homme de la famille se chaussa pour partir garder les bêtes.
-
J’irai prendre la garde de nuit, dit la nouvelle venue.
Le
maître de maison lui dit :
-
Repose-toi donc. Le jour viendra où tu veilleras sur le troupeau.
-
Je ne suis pas fatiguée, répondit-elle malgré tout.
-
Mais tu es venu chercher une femme, dit le vieillard. Passez la nuit ensemble.
Vous ne vous êtes pas vus depuis ton arrivée.
-
Vraiment, je me gêne encore. J’aurai bien le temps de rester avec mon épouse.
A
nouveau, bien qu’on l’en dissuadât, elle partit rejoindre les rennes. En fait
elle pensait : « Si je me dévêts, ils verront qui je suis, et le jeune
homme me prendra comme épouse. Je devrai rester et je ne verrai plus mon frère.
J’en mourrai, car ils ne me laisseront pas aller le voir. » Une fois
arrivée auprès des rennes elle décida : « Je vais aller voir mon frère et
lui raconter. » Dès que le jour se leva, elle repartit vers la yarangue.
-
Ce soir je rentrerai chez moi, annonça-t-elle pendant le repas.
-
As-tu des proches ? lui demanda le vieillard.
-
Oui, mon petit frère est resté seul à la maison.
Le
vieillard dit :
-
Oh ! Ta parenté n’a pas à s’inquiéter. Pourquoi ne l’as-tu pas dit avant ? Bien
entendu, va voir ta famille.
Le
soir elle sortit du relkun. Une fois
dans le sottagyn elle leur dit :
-
Quel lasso vaut-il mieux que je prenne ?
-
Détache un des lassos du traîneau, dit le vieillard.
Elle
sortit. Elle s’en fut le long de la paroi extérieure, prit un lasso. Elle
regarda autour d’elle. Une pierre faisait saillie. Elle s’en approcha, la
débarrassa de ce qui y adhérait, la saisit, la tira. Il se produisit comme un
claquement. Elle la retira et l’emporta avec de la terre. Du relkun ils avaient tout entendu. Le
vieillard demanda :
-
Qu’est-ce qui a claqué ?
-
Ce qui a claqué ? C’est le froid qui fait craquer la terre, répondit sa femme.
-
La terre ne peut pas encore claquer, dit le vieil homme. Les gelées ne sont pas
encore assez fortes.
-
Ce n’est peut être qu’un craquement de la terre ! dit sa femme.
La
visiteuse qui repartait avait attaché la pierre au lasso, puis l’avait fixée à
son corps. Elle prit la route. Au moment du départ elle se mit à remorquer la
pierre dans la neige. Elle marcha toute la nuit et toute la journée du
lendemain. Puis à nouveau toute la nuit. Elle arriva dans la nuit. Elle examina
la porte de près, essaya de déterminer si quelqu’un l’avait ouverte. Elle était
restée bloquée. Elle l’ouvrit et entra. Son frère dormait. Il avait mis ses
habits, ceux qu’elle lui avait faits. Comme il avait grossi depuis son départ !
Leur vie reprit son cours.
Cet
Aqannyqaj était un renne, mais un renne sauvage... Or donc un femelle renne
vivait toute seul. Cette femelle sauvage parcourait continuellement les
montagnes. Le printemps arriva. Déjà le soleil se mit à chauffer. La femelle
allait avoir un petit. Elle était sur le point de mettre bas quand un vent froid se mit à souffler en tempête.
Elle se préparait déjà à mettre son petit au monde, et la tempête devenait par
moments plus violente. Enfin elle s’étendit, et le faon naquit. La tempête
durait, se déchaînait. Au moment où la mère commençait à lécher son petit, un
loup se précipita sur elle. Elle se débattit pendant longtemps, mais elle ne
parvint pas à se défaire de lui et le loup la tua. Puis très vite il la dévora.
Le
faon était resté vivant. Il dit au loup :
-
Laisse-moi au moins les tétins afin que je puisse y téter. Au moins ne mange
pas les tétins !
-
Et pourquoi cela ? Tu veux grandir pour moi avant que je te mange ?
-
Oui, acquiesça le faon, mais en réalité
il rageait en lui-même contre le grand loup.
-
D’accord, je vais te laisser un tétin. Et je reviendrai l’année prochaine.
-
Bien, répondit le faon tout affligé.
Le
grand méchant loup partit et planta là le faon.
Le
pauvre petit faillit mourir de froid, car il n’avait pas été léché. Son pelage
était tout raidi. Il se mit à vivre seul. De sa mère il ne restait plus que les
os. Il essaya à maintes reprises de se lever, mais ne le put. Il venait de naître et il était déjà sans mère. Il
commençait à être complètement transi. Comme il n’avait pas été léché il ne survécut cette nuit-là que par miracle.
C’est vraiment tout juste s’il ne mourut pas de froid. Puis le jour se leva. Il
faisait assez beau, et le soleil se mit à chauffer durablement. Le faon prit un peu de force. Il se traîna
sur le flanc vers sa mère. Il arriva près d’un tétin et aussitôt téta un petit
peu. Il ménageait le lait le plus possible. La mignonne petite bête avait une
toison au long poil.
Déjà
les journées rallongeaient petit à petit. La neige finit par fondre. Le faon se
hâtait de prendre des forces. Quand il avait faim il tétait un tout petit peu.
Il commença à marcher autour de sa mère - qui en réalité était morte - en la
poussant de ses bois.
Puis
ce furent les tout débuts de l’été. La chaleur solaire se faisait de plus en
plus vive. Le faon avait grandi. Il était pour ainsi dire devenu un jeune
renne. Il allait plus loin frotter ses bois, mais il vivait toujours à
l’endroit où sa mère avait été tuée. Il n’abandonnait pas ses restes. Il allait
de plus en plus loin, et toujours en galopant. Vers l’été il courait déjà vite.
Il était probablement devenu plus rapide que le loup. Il était désormais très
agile. Il se préparait sans cesse à la venue du loup. Ainsi, encore petit faon,
il avait commencé à vouloir gagner en vélocité.
Quand
l’hiver approcha, il avait des muscles très denses. Ce n’était plus un faon,
mais un renne d’un an. Chaque jour le petit mâle s’efforçait de s’aguerrir. Il
parcourait les montagnes dans tous les sens. L’hiver survint. Il s’appliquait
continuellement à acquérir de la vitesse. Il travaillait sa force et sa
rapidité. Puis le printemps arriva. Il continua de tenter de gagner en
robustesse. En été non plus il ne resta pas inactif. Pourtant il n’abandonna
pas le lieu où sa mère était morte.
Enfin
revint l’automne. Un jour le grand loup se présenta. Dès son arrivée il demanda
:
-
Eh bien ! Comment vas-tu ?
-
Il faudrait que j’engraisse encore.
-
Ah, ah ! Je t’en remercie ! Et quand crois-tu que je pourrai te manger ?
-
C’est que je suis encore petit, et puis ma chair n’est pas très consistante.
-
Ma foi ! Tu as raison ! Bon, il est temps que je m’en aille.
-
Bien.
Il
l’avait bien trompé car il n’avait pas du tout l’intention d’engraisser.
Tout
l’automne et tout l’hiver il s’entraîna intensivement. Quand l’été revint, il
était devenu un renne de deux ans. A présent il s’exerçait exclusivement dans
les rochers, tel un mouflon. Il voulait y devenir adroit et fort. Il sautait du
haut de rochers peu élevés.
A
l’automne le grand loup revint.
-
Eh bien ! Tu t’es probablement fait de la chair à cette heure ?
-
Je ne sais pas ! Vois-tu, je suis encore maigre. Je suis maigre et petit. Ce
serait bien si tu me laissais encore un peu grandir.
-
Bon ! D’accord !
Il
repartit. Le jeune renne continuait de sauter sans cesse du haut de grands
rocs. Il sautait depuis les rochers qui se dressaient au bord de la rivière. Il
était en train de devenir un renne de trois ans, et il se faisait toujours plus
souple, plus vigoureux, plus rapide.
De
nouveau à l’automne le loup revint. A son arrivée il demanda :
-
Et alors ! Tu n’es pas encore assez gros ?
-
Eh bien ! Laisse-moi encore un peu... Je me suis mal nourri ces temps-ci et, de
ce fait, je n’ai pas grossi. Mais à présent je vais beaucoup manger et
j’engraisserai. Reviens l’an prochain et tu me mangeras bien gras.
-
Bon ! Tu as raison ! Faisons comme cela !
Le
grand loup repartit dans la toundra.
Avant
de devenir un renne de quatre ans, tout l’hiver il s’appliqua encore plus
qu’avant à prendre des forces. Le printemps finit par arriver. Le renne de
quatre ans s’était fait des bois très grands et très acérés du bout. Pourtant
il avait eu au départ des bois très mauvais. Aussi s’était-il donné le nom de
Aqannyqaj - le Petit-aux-mauvais-bois.
Le
renne de quatre ans avait encore forci. Tout l’été il donna de grands coups de
ses bois dans les rochers et les pierres. L’été passa. L’hiver revint. A
nouveau arriva le grand loup.
-
Bonjour ! dit le renne.
-
Bonjour ! Où en es-tu ?
-
Ma foi, ça va bien, mais ma maigreur de l’année dernière n’est pas encore
passée.
-
Tiens, c’est curieux !
-
L’an prochain j’aurai fait de la chair. Et si tu revenais l’an prochain ?
-
Entendu ! Tu as raison. Donc à l’année prochaine !
Le
grand loup repartit. Aqannyqaj resta. L’hiver passa, l’été revint. Aqannyqaj
était devenu un renne de cinq ans. Il s’entraînait avec application et s’était
fait des muscles. Il avait le cou puissant. Il était très fort et très rapide.
Il ne faisait pas de doute qu’il s’était bien préparé.
Finalement
l’automne revint. Aqannyqaj était un solide renne. Il réfléchissait et se
disait : « Le grand loup va sûrement bientôt venir me voir. A présent il
va falloir que je lui dise de me manger... » Plusieurs nuits passèrent et
le loup vorace se présenta.
-
Bonjour ! lui dit Aqannyqaj.
-
Bonjour ! Eh bien ! Aujourd’hui je vais peut-être pouvoir te manger ?
-
Si tu veux, car à présent je suis bien gras, répondit le renne sans détour.
En
réalité il n’était pas gras, mais vigoureux. Il avait le cou puissant et les
bois plus larges que jamais.
-
Enfin ! Je vais te tuer et te manger, dit le loup en le regardant avec
convoitise.
-
Comme tu voudras ! Mais je vais m’éloigner un peu en courant, car je ne veux
pas rester planté là.
-
D’accord ! Cours donc !
Aqannyqaj
partit au galop. Le grand loup le poursuivit. Comme ils filaient ! Le renne
faisait exprès de ne pas le distancer. Et à dessein il le laissait le suivre de
près. En fait le grand loup était plus lent. Le renne l’entraînait
manifestement vers un très haut rocher. Le loup finit par se mettre en colère :
-
Eh ! Attends ! Tu disais toi-même : « Je vais m’éloigner un peu ! »
-
Rattrape-moi donc vite !
Ils
approchèrent du rocher. Dès qu’il y arriva le renne sauta. Le grand loup
l’imita. Le rocher était au bord d’une rivière. Le renne retomba debout sur
l’autre rive. Le loup, lui, tomba tel un morceau de bois sec et se brisa les
pattes. Il s’était cassé les os en se cognant en bas car le rocher était
vraiment très élevé. Il hurla :
-
Ah ! Ce que tu me mets en rage ! Pourquoi m’as-tu trompé ?
-
Ah oui ? Et toi, pourquoi as-tu tué ma mère ? Je n’ai fait que la venger.
-
Bon, venge ta mère ! Mais moi, je vais appeler mes amis.
-
C’est cela ! Appelle tes amis !
Le
loup couché au pied du rocher se mit soudain à hurler. Aqannyqaj lui aussi
appela le li lièvre et l’hermine à son aide.
Tout
à coup accourut une grande meute de loups, et le loup étendu à terre dit à ceux
qui venaient d’arriver :
-
Allez-y, essayez de tuer ce renne ! D’abord mesurez-vous avec lui à la course,
puis affrontez-le à la lutte. Si vous prenez le dessus, tuez-le sur place sans
perdre un instant. Et faites-lui de tout. Vous devez le faire souffrir.
Avez-vous compris ?
-
Oui, nous avons compris.
Divers
animaux et oiseaux accoururent aussi à son aide : ours bruns et blancs, renards
blancs et roux, gloutons, marmottes, souris, brigands des mers, mouettes. Et
avec eux s’en vint un énorme renne. Il était très haut de taille. Il s’appelait
Matasygryn’ajn’yn. Il ressemblait à un renne, mais il avait des pattes de
chien. Il avait un coeur résistant et des bois tels qu’il cachait le soleil.
Aqannyqaj, bien qu’il n’eût que deux amis,
ne fut pas effrayé.
Le
grand loup aux os brisés dit :
-
Allons ! Il est temps ! Prenez le départ de la course !
-
Bien ! crièrent-ils tous. Et ils partirent.
Dès
le départ le peuple des souris se mit à courir dans des traces, et une partie
d’entre elles disparurent au pied des herbes. Les concurrents avaient pris le
départ. Ce Matasygryn’ajn’yn au coeur solide était parti très vite. On ne
voyait de lui rien qu’une queue de neige semblable à une tempête qui masquait
son corps. Ils gagnèrent les lointains et distancèrent les plus petits et les
plus lents. Les brigands des mers essayèrent de suivre le train, mais ne
purent. Déjà là-bas les concurrents commençaient à prendre le chemin du retour.
Aqannyqaj dit à ses amis :
-
Allons-y ! Essayons de rattraper Matasygryn’ajn’yn. Va-t-il nous distancer à ce
point ?
-
Oui ! Allons-y ! répondirent ses deux amis.
Le
petit lièvre et l’hermine se placèrent entre les jambes. Ils filaient à toute
allure, bien plus vite que Matasygryn’ajn’yn. En regardant Aqannyqaj de côté on
avait eu l’impression qu’il restait les pattes étendues au-dessus du sol. Ils
rattrapèrent Matasygryn’ajn’yn. Ils eurent l’impression d’être surpris par la
tempête. Pourtant ce jour-là le temps était au beau fixe. La tempête, c’est ce
Matasygryn’ajn’yn seul qui la soulevait. Alors Aqannyqaj dit à ses amis :
-Essayons
de le dépasser !
-
Quel dommage que nous soyons dans cette tempête, cria l’hermine.
-
Mets-toi entre mes jambes et ferme les yeux ! Si tu ne peux pas, accroche-toi à
moi !
-
Moi, je vais me mettre entre tes pattes de devant, dit le lièvre. Le temps
redeviendra calme quand nous l’aurons laissé derrière nous.
Ainsi
firent les amis. Alors Aqannyqaj courut encore plus vite. En le regardant de
côté, on avait l’impression qu’il s’envolait sans agiter les jambes. Il volait,
laissant derrière lui les collines, les ravins, les gorges. Il franchissait les
montagnes d’un seul bond. Alors qu’ils filaient ainsi, le temps se calma
brusquement. Le lièvre ouvrit les yeux, se retourna et cria :
-
Oh ! Nous avons dépassé Matasygryn’ajn’yn !
Finalement
celui-ci se mit à avancer la langue pendante. Il trébucha en sautant par-dessus
une petite colline et ne put se relever. Il était visiblement épuisé. Avec ses
amis Aqannyqaj déboucha sans ralentir à l’arrivée. Il se dressa alors, le cou
levé. Les animaux, y compris les ours blancs et bruns, dirent :
-
Dites donc ! Il file à toute allure, et il n’est pas fatigué du tout !
Le
grand loup aux pattes brisées leur dit :
-
Eh bien ! Luttez, maintenant !
-
Nous les avons vaincus à la course, battons-les à la lutte ! dit Aqannyqaj à
ses amis.
D’abord
se jetèrent sur lui les loups, les gloutons, les renards blancs et les renards
roux, ces derniers les plus nombreux. De ses bois il les projetait dans tous
les sens à mesure qu’ils approchaient. Il leur lacérait le ventre. Un énorme
glouton s’approcha en tapinois par derrière. Le lièvre cria :
-
Attention ! Un gros glouton ! Derrière !
Lorsque
le glouton lui sauta dessus, Aqannyqaj d’un coup de ses bois le projeta de
l’autre côté d’un ravin. Quant aux marmottes, l’hermine et le lièvre les
massacraient.
Puis
les ours attaquèrent. Ils haletaient tant que l’aire de lutte était comme
enveloppée de brouillard. Il ne restait presque plus de neige. Aqannyqaj
frappait de ses bois ceux qui se jetaient sur lui par devant. Ceux qui
l’attaquaient par derrière il les frappait de ses sabots. Le lièvre et
l’hermine l’aidaient efficacement. Le lièvre se laissait tomber dans les pieds
de l’attaquant : l’ours blanc trébuchait sur sa lancée, se cognait la tête et
perdait connaissance. L’hermine sautait sur la tête des ours et leur griffait les
yeux. Aveuglés ils s’enfuyaient de terreur dans tous les sens. Finalement seul
un gros ours brun resta en vie.
-
Je vais me jeter sur lui ! dit l’hermine.
-
Vas-y ! répondit Aqannyqaj.
L’hermine
sauta sur l’ours. Vive, elle courait par bonds sur lui. Elle était partout à la
fois. L’ours ne pouvait la suivre des yeux. Subitement, sans qu’il s’en rende
compte, elle se glissa à l’intérieur de sa bouche, puis jusque dans ses
entrailles.
L’ours
dit :
-
Mais où donc est-elle ?
A
ce moment il se mit à se tordre de douleur : i-i-i-ky-ky-kka-a ! Et il se roula
sur le dos tellement il avait mal. Puis il mourut, ce gros-là.
L’hermine
ressortit. Elle raconta à Aqannyqaj :
-
Je suis entrée dans l’ours et quand je me suis retrouvée à l’intérieur, je me
suis mise à le dévorer. Je lui ai dévoré les entrailles. C’est pourquoi je n’ai
pas eu de peine à le tuer.
Aqannyqaj
dit :
-
Un grand merci à toi ! Encore un que tu as tué ! Et un énorme ! Oui, mais il en
reste des vivants !
Un
brigand des mers présomptueux voulut s’en prendre à Aqannyqaj. Celui-ci lui
retourna les ailes en plein vol. Il les massacra tous : les souris, il les tua
en les écrasant. Les renards et autres animaux de même. Il extermina des masses
d’autres bêtes. Seul resta le grand loup aux os brisés qui n’avait pas eu son
dû.
Aqannyqaj
se dirigea vers lui :
-
Eh bien ! Nous allons causer tous les deux. Pourquoi as-tu tué ma mère ? J’ai
beaucoup souffert pendant cette tempête ! Les souffrances que tu m’as fait
endurer alors, je ne les ai pas encore oubliées. Entends-tu, loup vorace ?
Le
grand loup resta silencieux, car il avait très peur.
Aqannyqaj
était en rage :
-
Que disais-tu ? Tu croyais que d’année en année je voulais devenir plus gras ?
Pas du tout ! Je voulais prendre des forces pour t’affronter.
Alors
là, sur place, il lui posa la patte sur la gorge et l’étouffa. Après quoi il
dit à ses amis :
-
Désormais nous vivrons bien ! Merci à vous pour votre aide !
Or
donc il y avait deux loups, un mâle et sa louve, son épouse. Ils étaient
jeunes. Au printemps la louve mit au monde des petits. Ils grandirent. D’autres
encore naquirent. Les loups se multiplièrent et formèrent une meute. Les petits
loups avaient grandi. Ils couraient le pays avec leur père qui faisait leur
éducation. Ils parcouraient sans cesse toute la toundra et tuaient les rennes
des éleveurs.
Un
éleveur très pauvre vivait à l’écart. Il avait huit rennes de trait et une
seule jeune femelle. Le père-loup aperçut de loin ce petit troupeau. Il dit à
ses fils :
-
Oh ! Voyez ce grand troupeau. C’est celui d’un gros éleveur. Attaquons-le. Mais
n’en tuez qu’une partie.
Ils
tuèrent tous les rennes de trait. Il ne resta que la petite femelle qui
regardait autour des traîneaux. Restée toute seule elle se mit à errer au
milieu des traîneaux et aux alentours. Les malheureux maîtres du troupeau
pleuraient. Ils regrettaient leurs rennes. Ils plaignaient plus que jamais leur
petite femelle. Que de larmes ils versaient ! Là vivaient le père, la mère,
quatre fils et leurs deux soeurs.
La
meute partit vers un autre campement. Ils y virent un très gros éleveur. Le
père-loup dit à ses fils :
-
Ici aussi nous allons en tuer car cet éleveur est un mauvais homme. Il
maltraite ceux qui sont dans la gêne. Ses compagnons sont mal nourris. Il donne
très peu de nourriture aux miséreux. Il maltraite fort les rennes.
Efforcez-vous d’anéantir son troupeau. Avez-vous compris ?
-
Oui.
-
Bien. C’est le moment. Allez-y.
Ils
se mirent en route et se jetèrent sur le grand troupeau, y semant la panique.
Ils tuèrent beaucoup de bêtes. En fait ils les abattirent presque toutes. La
meute revint vers le père. Ils dirent :
-
Nous avons semé la panique parmi les rennes.
-
C’est exactement ce qu’il fallait faire. Cet éleveur est un très mauvais homme.
Le pauvre d’hier deviendra sans doute riche à son tour.
-
Oh ! Vraiment ?
-
Bon, allons plus loin.
Ils
partirent vers une autre toundra. Effectivement le pauvre devint un riche
éleveur. En été sa petite femelle mit bas, puis chaque année le troupeau
augmenta progressivement et finit par devenir important. Tandis que, du fait de
la grande panique, l’éleveur ladre s’était appauvri. Son troupeau avait
fortement diminué. Il devait à présent faire paître lui-même son troupeau.
Celui
qui d’abord avait été dans la gêne était à présent un gros éleveur. Il
apportait beaucoup de viande aux pauvres de tous les campements et il vivait
avec eux. Les gens de son campement lui donnèrent le nom d’Eleveur-Pauvre. Pourquoi lui avaient-ils donné ce nom ?
Parce qu’il vivait très pauvrement et que par la suite il était devenu aisé.
Eleveur-Pauvre était heureux :
-
Désormais nous autres pauvres nous allons bien vivre parce que nous sommes
devenus des éleveurs aisés. Vous serez comme les maîtres. Ne dites plus :
« Voilà le troupeau d’Eleveur-Pauvre ».
Après
cela ils vécurent à leur aise. Tous les pauvres qui étaient avec lui vivaient
en bonne harmonie. Tous les pauvres aimaient Eleveur-Pauvre.
La
meute, de son côté, était arrivée dans un autre campement. Visiblement c’était
celui d’un très brave homme. Le père-loup dit à ses fils :
-
Nous allons tenter d’abattre des bêtes ici car nous n’avons plus de nourriture.
De quoi pourrions-nous nous nourrir aujourd’hui ? Allons ! Abattons des bêtes
ici ! Mais il ne faut pas le faire n’importe comment. Je vais vous dire comment
vous devez vous y prendre. C’est un troupeau très bien tenu, et il y a là des
rennes de toutes sortes.
-
Oh, oh ! Vraiment ?
-
Oui ! Je vous le dis, mes fils ! Il faut abattre des bêtes, mais sans
convoitise.
-
Très bien ! dirent-ils tous d’une même voix.
-
Ici il y a un renne particulièrement bien soigné. Si vous le tuez, il nous
arrivera malheur et nous perdrons tous la vie. C’est le renne de vie. Il se
distingue par sa très grande taille. Son pelage est blanc, tout blanc. Ses bois
n’ont pas de petites ramifications. Il a de très grands bois. Alors, vous avez
compris, mes enfants ?
-
Oui, nous avons compris.
-
Bien ! Alors allez-y !
La
meute se mit en route et se jeta sur l’énorme troupeau ! Ils abattirent
seulement les moins belles des bêtes. Et pourtant tout le troupeau était bien
gras.
Un
des loups se perdit. Les autres revinrent vers leur père.
-
Et alors, vous en avez abattu ?
-
Oui.
-
Combien, dites voir ?
-
Six seulement.
-
Oh, oh ! Juste ce qu’il fallait ! C’est très suffisant. Mais où est-il, celui-là
?
-
Nous l’avons perdu de vue dès que nous avons attaqué le troupeau.
-
Oh, vraiment ! Où est-il allé ?
-
Nous ne savons pas. Nous ne l’avons pas vu.
-
Aïe, aïe, aïe ! Quel malheur ! Aurait-il poursuivi un faon ? dit le père de la
meute très inquiet. Allez vite le chercher !
-
Bien !
Ils
repartirent tous. Ils cherchèrent longtemps, longtemps, mais ne purent le
trouver. Ils revinrent sur leurs pas.
-
Et alors, où est-il ?
-
Il n’est nulle part.
-
Aïe, aïe, aïe ! Il n’est vraiment pas là ? Malheur ! Où donc est-il allé ? Nous
allons devoir l’attendre un peu ici.
-
Bon, comme tu veux.
Sur
ce ils se mirent à attendre. Ils attendirent un peu. Enfin il arriva tout en
sueur. A peine arrivé il exulta. Il n’en finissait pas de palabrer :
-
Ah, ah ! Regardez-moi ! Je suis sûrement devenu habile et fort !
-
Où étais-tu passé ? dit le père furieux.
-
J’ai tué celui dont vous parliez !
-
Oh ! Je vous avais pourtant dit qu’il ne fallait surtout pas le tuer. Pourquoi
as-tu fait cela ? Ne m’as-tu pas entendu ?
-
Si, j’ai entendu, mais j’avais oublié.
Comme
il prit peur, ce loup mauvais, ce tueur. Il se mit à pleurer en répondant aux
questions de son père.
-
Ecoutez, mes petits amis. Il va nous arriver malheur. Nous ne survivrons pas.
Il va falloir nous plier aux événements. Fuyons car nous ne pourrons plus
rester en vie, dit le père. Coupons la meute en deux et partons chacun de notre
côté. Qu’une partie aille avec la mère,
que l’autre vienne avec moi. Vous, fuyez droit là-bas, n’importe où,
aujourd’hui même si vous le pouvez. Si nous n’avions pas mal agi au départ, mes
fils, nous aurions pu vivre jusqu’à la vieillesse. La meute aurait pu rester
telle quelle pour nos descendants, telle qu’elle est en ce moment. A présent
les choses vont mal tourner pour nous. Désormais les meutes vivront très mal.
Elles tueront sans prendre de précautions les rennes et tout ce qui vit.
Entendez-vous, les enfants ?
-
Oui, répondirent-ils tout doucement.
Tous
étaient affligés. Seul ce tueur jetait sans cesse des regards inquiets de tous côtés.
Une partie d’entre eux pleura. Mais ce grand-là ne versa pas une larme. Le père
loup dit encore :
-
Eh bien, les enfants, jetons-nous vers la mort ! Suffit, allons-y !
Ils
partirent tous, tout à fait à contrecoeur. Ils pleuraient et se mirent à hurler
comme s’ils sanglotaient. Comme ils regrettaient la vie !
Ils
partirent chacun de son côté, les uns avec le père, les autres avec la mère. Le
grand tueur était avec la mère. Ils s’enfuirent dans la toundra droit devant
eux, sans s’arrêter. Tout à coup au cours de leurs pérégrinations ils se
rencontrèrent près de la yarangue de
l’éleveur au grand troupeau tué. Ils moururent tous immédiatement. Pas un seul
ne resta en vie. Cet éleveur, comme il regrettait ses rennes, comme il
regrettait le renne de vie. Il disait :
-
Qu’il en soit ainsi ! Un jour il y aura autre chose en échange de celui-là.
Cet
éleveur était très bon pour les pauvres. Il donnait de la bonne nourriture à
chaque malheureux. Par la suite ils vécurent comme par le passé, et ne
devinrent pas plus mauvais.
Ces
loups-là étaient gentils. Mais les meutes d’aujourd’hui massacrent tous les
rennes qu’elles trouvent, quels qu’ils soient. Ce n’est sans raison que le père
disait : « La meute qui parviendra à nos descendants sera mauvaise ».
Aujourd’hui, dès qu’ils grandissent, les petits rejettent leurs parents. Les
père et mère de la meute restent solitaires.
Or
donc un homme vivait à Mesigmen. D’abord il avait eu peu de rennes à lui. Il en
avait augmenté le nombre en dépouillant les autres. On disait que tout le monde
avait peur de lui. Il s’enrichissait grâce à ces rapts. Lui-même restait
toujours couché sur le dos : il avait des hommes qui travaillaient pour lui.
Chez
d’autres éleveurs un orphelin vivait avec sa grand-mère et son grand-père. Ils
étaient dans la gêne. L’orphelin avait une grande vigueur, mais il la tenait
cachée.
L’éleveur
aisé envoya un groupe de ses hommes chez eux. Bientôt ils arrivèrent. Le
vieillard les interrogea :
-
Qu’êtes-vous venu faire ?
-
Le maître nous a envoyés, répondit l’un d’entre eux.
-
Dans quel but ?
-
Pour prendre tes rennes.
Il
n’avait que cinq bêtes. Aussi le vieillard dit-il :
-
Ah non alors ! Qu’il se mette en rage ! Qu’il nous tue tous ! Allez lui
rapporter mes paroles.
-
Mais on nous tuera si nous revenons sans rien. Nous allons ramener au moins ces
rennes, dit l’un d’eux.
-
Nous n’avons que ces cinq bêtes. Nous ne vous les donnerons pour rien au monde.
Qu’il vienne lui-même ! Allez lui rapporter mes paroles. Faites-le, répondit le
vieillard.
Les
hommes partis, le vieillard dit à l’orphelin :
-
Tu n’es qu’une bouche en trop chez moi ! Tu es incapable de nous défendre face
à celui qui veut nous ravir nos rennes.
-
Non, ils ne nous raviront pas nos bêtes. Je le vaincrai, déclara subitement l’orphelin.
Le
lendemain soir les hommes apparurent. Ils tiraient un traîneau où leur chef
était assis. Le vieillard dit :
-
Voici venir leur maître. Prépare-toi.
L’orphelin
se prépara. Les hommes arrivèrent, remorquant le traîneau. Leur chef dit :
-
Où sont tes rennes ? Donne-les-moi, et vite !
Le
vieillard dit :
-
Je ne te les donnerai pour rien au monde, bien que tu sois un éleveur aisé.
L’autre
entra brusquement en rage, descendit du traîneau et l’empoigna. L’orphelin
bondit hors de la yarangue et dit :
-
Que veux-tu donc lui faire ?
L’homme
se jeta sur l’orphelin. Ils luttèrent toute la journée. Le soir arriva. Au
coucher du soleil le jeune homme lui brisa un bras. Ils continuèrent malgré
tout. Après cela il lui brisa l’autre bras. L’homme dit :
-
Bon, ça suffit ! Je te donnerai des rennes.
-
Des rennes, ce n’est pas assez.
-
Des peaux aussi.
-
C’est peu !
-
Alors prends ma fille aînée comme épouse.
-
C’est peu !
-
Eh bien ! Sois mon chef !
-
D’accord ! Je serai ton chef. Je vais emmener ces vieillards chez toi.
Le
conte est fini. Ainsi étaient les costauds autrefois.
Ils
étaient quatre : le père, son épouse et leurs deux fils. Les fils chassaient le
renne sauvage. Jour après jour ils allaient à la chasse. Une fois, au moment où
ils partaient, le père dit :
-
Surtout n’allez pas là-bas, au-delà de ces montagnes.
Ils
partirent. Le cadet dit :
-
Allons-y voir.
-
Non ! Rentrons ! dit l’aîné.
-
Allons voir ce qu’il y a là-bas, dit le cadet.
L’aîné
finit par céder. Ils y allèrent. Ils mirent longtemps à faire le chemin.
Finalement près d’une rivière ils aperçurent des hommes nus.
-
Tirons-leur dessus, dit le cadet.
-
Non, surtout pas. Ils nous tueraient, répondit l’aîné.
-
Mais non, au contraire, c’est nous qui les tuerons, dit le cadet.
-
Si nous les manquons ils se jetteront sur nous, répondit l’aîné.
-
Eh bien ! Nous nous enfuirons ! dit le cadet.
Finalement
il céda. Ils leur tirèrent dessus et s’enfuirent. Soudain devant eux se
dressèrent des hommes nus qui leur demandèrent :
-
Pourquoi avez-vous tiré sur nous ? Et avec quoi ? Il y a même eu un claquement.
Ils
ne purent que garder le silence.
-
Vouliez-vous nous tuer ? leur demandèrent à nouveau les hommes nus.
A
nouveau ils restèrent silencieux. En fin de compte un des hommes nus dit :
-
Suffit ! Allons chez nous !
-
Nous, nous allons rentrer chez nous. Nous n’irons pas chez vous car nous avons
des parents, dit l’aîné.
-
Nous irons quand même chez nous, car vous avez voulu nous tuer, dit l’homme nu
en colère.
Ils
finirent par céder. Ils partirent tous les quatre. En arrivant ils s’aperçurent
que les hommes nus vivaient sur le flanc de rochers peu praticables. Ils
n’avaient pas de yarangue.
-
On va se battre à la lance ! dit un des hommes nus.
Nos
deux hommes étaient adroits. Le cadet surtout. Ils acceptèrent de se battre à
la lance. D’abord ils commencèrent en terrain plat, puis sur le flanc de ces
mauvais rochers. Ils se battirent longtemps, très longtemps. Finalement un des
hommes nus tua l’aîné des frères. Ils interrompirent l’affrontement. Le jour
suivant, un homme nu dit :
-
Battons-nous encore. A présent c’est toi que je vais tuer.
-
Tue-moi donc ! Mais je ne suis pas comme mon aîné. Allons-y, battons-nous ! dit
le cadet.
Ils
se préparèrent à se battre à flanc de rochers. L’homme nu se précipita le
premier. Puis le cadet se jeta sur lui. Ils reprirent le combat à la lance.
Ils
se battirent longtemps, longtemps ! Deux jours déjà avaient passé. Le troisième
matin survint. Enfin le soir l’homme nu tomba. Il avait été frappé à la gorge.
Alors le cadet rentra chez lui.
Il
arriva à la yarangue. Son père lui
dit :
-
Où donc est ton frère ? Où l’as-tu laissé ?
-
Nous sommes allés là-bas au-delà de ces montagnes. Il a été tué.
Après
cela il commença à chasser tout seul.
Or
donc une violente tempête de neige s’était déchaînée. Un homme était allé à la
chasse. Le ciel avait disparu dans le brouillard et il s’était perdu. Soudain
il vit la tanière d’un ours. L’ours lui dit :
-
Que t’arrive-t-il ?
-
J’étais en train de chasser et je me suis perdu.
-
Viens. Entre et mange, lui proposa l’ours.
Il
lui fit à manger. Après le repas l’ours dit :
-
Dors ! Moi aussi je vais dormir. Quand tu auras faim, frappe-moi avec ce bâton.
Si tu me réveillais simplement en me touchant, je me jetterais sur toi et te
dévorerais.
-
Bien, répondit-il.
Ils
s’endormirent sur-le-champ. L’homme s’éveilla. Il eut faim et se contenta de
frôler l’ours. Celui-ci se réveilla brusquement et dit :
-
Qui m’a touché ? Je vais me venger de toi !
Il
le poursuivit autour du yorongue.
Fatigué il dit :
-
Tu n’as pas compris ce que je t’ai dit ? Je me préparais à te tuer. Désormais
écoute-moi ! Si tu ne m’écoutes pas, je te tuerai.
Un
jour il le réveilla et lui dit :
-
Réveille-toi, réveillons-nous !
Il
faisait beau temps. Ils sortirent. L’été était déjà là.
Il
rentra à la maison. Il arriva chez lui. Les siens lui dirent :
-
Où étais-tu ?
-
Là-bas, loin, dans la demeure de l’ours.
Un
petit vieillard, sa femme et leur fille avec son petit garçon - un tout petit
enfant - vivaient très pauvrement. Une fois cette femme s’apprêta à aller vider
le pot d’urine. Le soir était déjà tombé. Il faisait grand vent dehors, et on
était dans le noir.
-
Je vais vider l’urine, dit la femme.
-
N’y va pas. Il y a du blizzard, dirent le père et la mère.
-
Mais les seaux seront pleins cette nuit.
-
Non, non ! Tu te perdras dans la tempête.
En
fin de compte la femme sortit quand même. Elle n’avait pas de combinaison de
dessus et elle ne portait que son kerker.
Elle tenait le seau face au vent, mais soudain elle le laissa échapper et une
rafale l’emporta. Elle se mit à courir à sa poursuite. Elle courut longtemps.
Elle partit dans le brouillard, le dos au vent sans combinaison de dessus. Elle
marcha longtemps. Tout à coup quelque chose accrocha son vêtement. Elle pensa :
« Qu’est-ce qui me retient ? » De ses paumes elle tâta : c’était
quelque chose de râpeux. Manifestement c’était une yarangue. Elle entra. Les maîtres de maison étaient dans le relkun, dans le yorongue.
-
A-ag ! dirent-ils tout bas.
-
A-ag ! répondit-elle elle aussi à voix basse.
-
D’où viens-tu ?
Elle
garda le silence. Ils se mirent à parler en catimini :
-
Toi, va lui secouer la neige de ses habits.
-
Ah non ! C’est peut-être un kele !
Malheur !
C’étaient
deux frères, l’aîné et le cadet. L’aîné dit :
-
Va lui secouer la neige de ses habits.
-
C’est peut-être un kele, refusa-t-il.
-
Vite, va lui secouer la neige de ses habits.
-
Ah non ! J’ai peur.
-
Celui qui lui secouera ses habits la prendra pour femme, dit l’aîné pour faire
plaisir au cadet.
-
Non, non ! C’est peut-être un kele !
Malheur !
-
Bon, tu refuses ? Eh bien, je vais le faire.
L’aîné
alla secouer l’habit de la femme. La neige faisait frisotter son kerker. Il acheva de la débarrasser de
la neige qui la recouvrait. Après cela la femme vécut longtemps avec eux.
Une
fois en été ils partirent chasser le renne sauvage tous les deux, l’aîné et le
cadet. Alors ce dernier, qui au début n’avait pas voulu d’elle, commença à la
lutiner. Dès qu’ils partaient à la chasse, il allait de son côté et se cachait.
Quand le soir commençait à tomber il retournait se cacher. Un peu plus tard il
rentrait chez lui, évidemment bredouille...
-
Pourquoi rentres-tu sans butin ? demandait l’aîné.
-
Je n’ai pas pu en trouver.
En
réalité il avait passé toute la journée à essayer de lutiner la femme de son
frère. Mais elle avait sans cesse repoussé ses avances.
Un
jour, comme d’habitude, ils repartirent à la chasse. A nouveau le cadet, ce
grand-là, recommença son manège. Toute la journée il essaya de lutiner la
femme. Finalement, lassée, elle sortit le couteau qui était sous le sotsot, un couteau de chasse qu’on porte
contre la jambe, et le brandit. Soudain elle glissa devant lui et lui trancha
la tête. Elle en fut complètement retournée... Plus tard elle hissa le corps
sur le support à traîneaux. Elle le recouvrit d’herbe en haut de l’étendoir.
Qu’il était haut, l’étendoir, le support à traîneaux ! Elle dut en gravir les
échelons !
Dans
la soirée son mari revint. Comme d’habitude il avait abattu plusieurs rennes
sauvages.
-
Où est-il à cette heure ? Il n’est pas encore rentré ? s’enquit-il.
-
Je ne sais pas où il est.
Le
soir était arrivé, et le cadet n’était toujours pas là. Il se dit :
« Peut-être a-t-il été tué par un homme ou par une bête ».
Le
jour suivant il alla au pied de l’étendoir et se mit à raboter. Soudain une
goutte de sang lui tomba sur la paume. Comme il fut épouvanté ! « Qu’y a-t-il donc là-haut ? » se
dit-il en lui-même. Il grimpa sur l’étendoir. Le mort y était étendu, la tête
posée contre les épaules, et tout recouvert d’herbe. Il alla voir sa femme et
lui dit :
-
Qu’as-tu fait ? Pourquoi as-tu tué mon petit frère ?
-
Mais lui, pourquoi voulait-il sans cesse me lutiner ? Je ne pas comment ça
s’est passé. J’ai sorti le couteau qui
était sous le sotsot et il me semble
que je l’ai brandi vers lui. Je l’ai passé devant sa tête, et je la lui ai
tranchée.
-
Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ?
-
Parce que j’ai eu peur.
-
Tu aurais dû m’en parler. Il n’y aurait pas eu mort d’homme.
Le
mari réfléchit et dit :
-
Essaye donc de tuer encore !
Sur
ces seuls mots il sortit. Il prit ses armes et s’en fut dans la toundra,
laissant sa femme à la maison. Il creusa une grande fosse. Il y mit deux
insectes, un scarabée noir et une chenille, et il commença à les nourrir. Il
leur apportait des corps de rennes sauvages. Longtemps, tout au long de l’année
il les engraissa. Au début de la deuxième année, ces insectes se mirent à
grossir, grossir. En un jour ils dévoraient deux, voire trois rennes. Ils
devinrent énormes. Dès qu’il leur jetait des rennes l’énorme chenille les
attrapait au vol. Elle s’étirait monstrueusement. Quant au scarabée il était
devenu plus gros qu’un chien. Il se démenait sans cesse à travers la fosse. La
chenille, elle, en atteignait déjà le bord supérieur. Comme ils s’époumonaient
! Le scarabée hurlait comme un loup, et même plus fort. La chenille aussi on
l’entendait hurler de très loin. Affamés, ils se mettaient brusquement à
hurler. Pourtant l’homme leur abattait un grand nombre de bêtes. Un jour il se
dit : « Ils ont peut-être assez grandi ». Il rentra chez lui.
-
Fais donc cuire des têtes de rennes sauvages et nous les porterons dans la
toundra dit-il à sa femme et il recommença à manier la doloire au pied du
support à traîneaux.
-
Bien, répondit son épouse.
Elle
mit des têtes à bouillir. Soudain une toute petite araignée se mit à courir sur
son genou. La femme la rejeta d’une pichenette : « Que me veut-elle,
celle-là ? Comme si je l’avais appelée... Elle a choisi son endroit pour se
promener. »
-
Je n’avais que de bonnes intentions. Je
voulais t’aider, lui dit l’araignée.
-
Dans ce cas viens ici.
Elle
saisit la petite araignée et la posa sur sa paume. L’araignée parla :
-
Ton mari se prépare visiblement à te tuer.
-
Est-ce possible ? Et pourquoi cela ? dit la femme désemparée.
-
Il élève deux insectes spécialement pour qu’ils te dévorent.
-
Oh vraiment ! Que vais-je faire ?
-
Voilà, fais-toi des plekyt, seulement
mets-y de jolis ornements. Quand vous partirez porter les têtes et que vous
approcherez des insectes, sache-le il te dira : « Passe donc
devant ! » afin de te pousser dans la fosse. Dès qu’il t’aura dit
cela, jette les plekyt. Il ira vers
eux. Au même moment, regarde en l’air et je t’aiderai.
-
Très bien ! lui répondit-elle.
Après
cela la femme se mit en cuisine. Elle confectionna rapidement des plekyt. Elle leur fit de jolis motifs
décoratifs. Une fois la viande cuite, elle dit à son mari :
-
Voilà, j’ai fini.
-
Très bien, dit le mari qui entra.
La
femme se garda de lui montrer les plekyt
ouvragés.
-
Il est temps. Allons porter les têtes dans la toundra, dit le mari.
Ils
se mirent en route, marchèrent, marchèrent.
-
Où allons-nous ? demanda l’épouse.
-
Simplement par là, dit-il, irrité.
Ils
marchèrent encore un peu. Soudain ils entendirent des cris : « Oo-ov ! Ooov ! Aaav ! Aaav ! Ooo ! ». Cela semblait venir de très loin. On aurait
dit des loups ou quelque chose de semblable. Bref c’était effrayant !
-
Qui hurle ainsi ? s’enquit la femme.
-
Je n’en sais rien ! répondit-il irrité.
En
approchant, elle vit la tête de la chenille qui jaillissait sans cesse par
l’orifice de la fosse. Ils approchèrent encore. Quels horribles hurlements !
Tout en marchant le mari dit à sa femme :
-
Eh ! Passe devant !
-
D’abord marchons encore un peu.
Ils
marchèrent encore un peu. Alors elle lança les plekyt devant elle. L’homme se précipita vers eux.
-
Oh, oh ! Qui les a faits ?
-
Moi, évidemment. Qui d’autre aurait pu les faire ?
La
femme regarda au-dessus d’elle. Soudain apparut le fil d’une toile d’araignée.
Elle s’accrocha et monta dans le ciel. L’homme dit :
-
Reviens ! Tu es la compagne de mon repas.
-
Ah non ! Ne te prépares-tu pas à me tuer ?
-
Pas du tout !
-
Et ces bêtes-là, c’est pour quoi faire ?
-
Elles sont simplement de cet endroit.
-
Ce n’est pas vrai ! Elles me tueraient, elles me dévoreraient !
La
femme parlait, suspendue au fil de l’araignée. Elle monta vers le ciel. Le gros
homme se jeta dans la fosse. Le
scarabée le happa en plein vol. La femme poursuivit longuement son ascension.
L’homme n’existait plus. C’est pour lui-même qu’il avait nourri ces insectes.
La
femme approcha du monde d’en haut. De nombreux kele y maniaient le fil à pêche. Ils pêchaient à la ligne. La femme
arriva en catimini, si bien qu’ils ne la virent pas. Elle parvint au terme de
son ascension. Il y avait là de très nombreuses yarangues. Elle se dirigea vers elles. Soudain elle vit des groupes
de femmes. C’étaient les épouses des kele.
Elles se mirent à parler toutes à la fois :
-
Tu n’as rien à faire ici. Quand nos maris reviendront, s’ils n’ont rien pêché,
ils vont nous flanquer la rossée. Et si tu es ici, ils te dévoreront aussitôt.
C’est qu’ils sont terriblement affamés.
-
Où vaut-il mieux que j’aille ?
-
Par là, dit l’une des femmes. Il y a une grande yarangue. C’est là que vit la Femme-Soleil. Mais sache bien que sa
porte s’ouvre et se referme dans l’instant. Il te sera impossible d’entrer. Tu
verras une peau d’hermine. Prends-la. Quand la porte commencera à s’ouvrir, précipite-toi
à l’intérieur en agitant la peau d’hermine. Alors tu entreras. Ici tu ne
pourrais rester vivante.
-
Très bien. J’ai tout compris. Un grand merci à vous !
-
Va, il est temps. Ils finiraient par rentrer, nos pêcheurs.
-
J’y vais !
La
femme se mit en route. Comme elle était grande, la yarangue. Vraiment très grande. Alentour il y avait toutes sortes
d’ossements, de gros ossements. La femme épouvantée se dit : « Que faire
? » L’énorme portière cisaillait l’air à toute allure. On n’entendait pas
un bruit. Le temps était calme. Elle prit la peau d’hermine qui se trouvait
près de la portière. Elle réfléchit, agita la peau et se précipita. Elle sauta
juste au moment où la porte s’entrebâillait. Elle reprit son chemin. Elle était
entrée ! Ici vivaient la Femme-Soleil et sa servante. Comme elle se réjouit,
cette femme, la servante de la Femme-Soleil.
-
Oh ! Une femme !... Une visiteuse !
-
Ah bon ?
-
Oui !
La
Femme-Soleil restait toujours tête basse. Elle demanda, tout en gardant la
tête baissée :
-
Oh ! Femme, tu es venue ?
-
Oui.
-
D’où es-tu ?
-
Je suis du monde d’en bas.
-
Ah, ah ! Pourquoi es-tu venue ici ?
-
Parce qu’en bas ma vie était très pénible.
La
Femme-Soleil la lui fit raconter. Elle raconta. Elle narra tous les événements
: comment elle avait fui la yarangue et
le monde d’en bas. Après cela la Femme-Soleil dit :
-
Oh ! Je vois que ta vie était très dure. Peut-être t’aiderai-je.
Un
instant plus tard une voix retentit :
-
Qui dégage cette odeur appétissante ?
Dans
la yarangue aucun des familiers de la
Femme-Soleil ne répondit. A l’extérieur on entendit un bruit de sabots.
La
femme eut très peur.
-
Donnez-nous celle qui vient d’arriver du monde d’en bas ! hurla un kele.
-
Non, répondit la servante de la Femme-Soleil. N’aie pas peur, dit-elle à sa compagne.
Il n’entrera pas.
- Vi-i-te !
-
Non ! Va-t-en d’ici !
-
Ah, ah ! Vous ne voulez pas me la donner ?
Il
se mit soudain à courir autour de la demeure, à grimper sur le toit, puis à en
redescendre. Enfin, monté sur la yarangue,
il glissa la tête par le trou de fumée et hurla :
-
Ah ! Vous ne voulez pas me la donner !
Il
essaya à plusieurs reprises d’entrer par le trou de fumée. La servante prit
peur et dit :
-
Oh ! Le voilà qui fourre sa grosse tête !
-
Laisse-le faire, dit la Femme-Soleil qui était assise toujours sur la literie,
tête baissée.
La
nouvelle venue se dit : « Pourquoi reste-t-elle toujours tête baissée
? »
Là-haut
le kele était déjà entré à moitié. Il
ouvrait une vaste gueule. La Femme-Soleil lui lança un regard, et il tomba en
bas, s’éparpillant en cendres. Elle l’avait complètement incendié et n’avait
même pas laissé le moindre os. Il était totalement réduit en cendres. Sa
voracité l’avait perdu. Comme les femmes se réjouirent que le grand kele se fût consumé. Leur vie reprit son
cours.
-
Dis-moi, veux-tu regarder dans les coffres ? proposa un jour la Femme-Soleil.
-
Quels coffres ?
-
Eh ! Mais c’est qu’elle ne sait rien ! Montre donc les coffres à ta compagne !
dit-elle à la servante.
-
Tout de suite ! Lesquels lui montrer ?
-
N’importe lesquels.
-
Très bien !
Le
long de la paroi se trouvaient différents coffres, les uns petits, les autres
très grands. Elle en ouvrit un: on y voyait les gens du monde inférieur.
C’était l’hiver. La servante lui montra la vie d’autrefois, complètement différente,
semble-t-il. Elles virent toutes sortes de bêtes, des ours bruns, des loups,
des renards et d’autres. Comme c’était intéressant ! La demeure de la
Femme-Soleil était très propre. Oui, vraiment très propre. L’intérieur aussi.
Autour de la yarangue il y avait des
forêts, et des ossements et un tas d’autres choses.
Après
ce coffre elles en ouvrirent un autre. Dès qu’elles eurent achevé tous les
coffres montrant le passé, elles regardèrent la vie présente : comment vivaient
aujourd’hui ses proches ? Les gens organisaient des courses, abattaient les
rennes, faisaient toutes sortes de choses. Ils luttaient, couraient et ainsi de
suite. Elles cessèrent de regarder ce coffre et en ouvrirent un très grand : un
éleveur très riche célébrait la fête de l’abattage des rennes à poil fin d’été.
Elles regardèrent avec attention ceux qui participaient à la fête. Comme le
soleil chauffait ! La célébration continuait !
Soudain
la Femme-Soleil dit à la femme, sa servante :
-
Verse donc de l’eau en bas !
-
Tout de suite ! Seulement de l’eau ?
-
Oui !
Elle
versa de l’eau dans le coffre. Elles regardèrent ceux qui fêtaient l’abattage.
Soudain une violente averse les arrosa. Ils s’éparpillèrent à toute vitesse,
car ils avaient mis de beaux habits de fête. Dans les yarangues ils se vêtirent de vieux vêtements. Après quoi ils
reprirent la célébration.
La
femme du monde d’en bas dit :
-
Nous aussi, c’est comme cela que nous faisons. Quand nous célébrons la fête de
l’abattage du renne à poil fin il se met aussi à pleuvoir à verse.
Elles
achevèrent de regarder ces gens, puis ouvrirent un autre coffre : là aussi on
célébrait l’abattage d’été. Il y avait là différentes sortes de gens, des
hommes-chiens, des hommes-loups, des hommes-grues, des hommes-lièvres, et
toutes sortes d’autres.
Ceux-là,
les petits chiens, les loups et autres animaux essayaient de se comporter comme
des êtres sensés : ils mettaient les miséreux à part et leur donnaient des
travaux pénibles. Eux-mêmes ne travaillaient pas. Ils avaient de très grands
troupeaux, mais ils ne les gardaient pas. C’étaient les pauvres qui s’en
chargeaient. Quand le maître abattait des bêtes, les pauvres ne le faisaient
pas. Tous ces hommes-animaux célébraient la fête de l’abattage des rennes.
Soudain
la Femme-Soleil dit à sa servante :
-
Verse-leur de la pluie mêlée de neige.
-
Tout de suite !
La
femme était très empressée. Elle versa en bas de l’eau mêlée de neige. Puis
elles regardèrent : qu’allaient-ils faire ? Tout à coup ceux qui célébraient la
fête de l’abattage du renne à poil fin se mirent à courir dans tous les sens en
criant :
-
Oh ! Voilà qu’il tombe de la neige poudreuse en été. Allons vite nous changer !
Comme
ils criaient ! Les riches allèrent mettre de vieux habits. Puis ils
recommencèrent à déambuler avec leur
gros ventre. Il continuait de neiger. Puis le temps se remit au beau. Peu
sensés, ces riches criaient :
-
Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi fait-il et beau et mauvais temps à la
fois ?
Ils
remirent leurs beaux vêtements. Puis une fois achevée la célébration, le
troupeau partit. Les bergers se mirent
à courir autour des rennes. La Femme-Soleil dit :
-
Verse-leur uniquement de l’eau !
-
Tout de suite !
Elle
versa de l’eau. Une grosse averse tomba brusquement. Les bergers se mirent à
courir vers les yarangues pour
chercher leur ukkensi. Puis le temps
se remit au beau.
Elles
cessèrent de regarder dans ce coffre. La Femme-Soleil dit à la femme venue d’en
bas :
-
Tu ne pourras probablement pas rester ici ?
-
Non, mais que faire ?
-
Ne t’inquiète pas. Je t’aiderai. Pour le moment ouvre ce coffre-là.
Elle
ouvrit le coffre. La femme fondit en larmes.
-
Pourquoi pleures-tu ? lui demanda la Femme-Soleil.
-
Ce sont les gens de chez moi, lui répondit la femme.
Ses
proches étaient très pauvres. Elles les observèrent. En bas c’était l’été.
-
Ne pleure pas, je t’aiderai, dit la Femme-Soleil.
Elle
cessa de pleurer. Elles regardèrent. Ils vivaient très mal, car ils
travaillaient pour des éleveurs riches. Ils étaient affamés. C’était avant
qu’elle ne les laisse La femme prise de pitié pleurait. Les siens étaient
restés sans leur maîtresse de maison, car elle s’était perdue, elle, leur seule
ménagère. Ils se mirent aussi à célébrer la fête de l’abattage du renne à
toison fine, mais ils ne se réjouissaient pas comme les autres.
-
Le moment de ton retour est venu, dit la Femme-Soleil.
-
Ah ! Vraiment ? Est-ce possible ?
Comme
elle était heureuse ! Mais la servante était bien triste de la voir partir car
elle aimait beaucoup sa compagne. Elle pleurait.
Comme
la femme était heureuse ! Elle cessa de regarder ses proches, et la
Femme-Soleil lui fit des recommandations.
-
Tu vas retourner chez toi. En arrivant, avant même d’entrer, tu me sacrifieras
ton grand chien favori. Tes proches sont aujourd’hui dans la gêne, mais leur
vie s’améliorera. Séparez-vous des autres sans hésiter et partez vivre
ailleurs. Ne raconte rien aux riches. As-tu bien compris ? Ecoute-moi bien !
Raconte tout aux pauvres. Dis-leur comment tu as vécu ici. Bon, suffit, il est
temps.
Que
la servante s’affligeait !
La
femme se mit debout dans le coffre et arriva en bas, au milieu de ses proches.
Comme ils se réjouirent ! Son enfant aussi, le mignon, fut heureux, bien
qu’elle l’eût laissé tout petit. Ses père et mère avaient beaucoup vieillis.
Ils s’étaient bien affaiblis. Son mari n’avait pas plus changé qu’elle. C’est
lui qui, avec les grands-parents, avait élevé leur petit garçon. Ses proches
dirent :
-
Nous pensions qu’il ne restait plus de
toi que de vieux ossements.
Elle
commença à raconter. Ils l’écoutaient attentivement ! Elle leur narra en détail
tout ce qui lui était arrivé. Elle leur rapporta les paroles de la
Femme-Soleil, à savoir qu’il fallait se séparer des éleveurs riches. Ils
partirent nomadiser. Le lendemain ils se séparèrent et vécurent de leur côté.
Leurs rennes devinrent de plus en plus nombreux. Ils étaient plus à l’aise
désormais. Elle rassembla tous les pauvres autour d’elle. La vie s’améliora.
La
Femme-Soleil l’avait bien aidée. Elle avait foré un trou exactement de la
taille de son visage pour la regarder.
C’était
un petit campement d’éleveurs aisés. Un chamane habitait la yarangue la plus à l’écart. La nuit il
pouvait voir les gens qui passaient. Même les kele, à ce qu’on disait. Il avait auprès de lui un chien lui aussi
chamane très sage.
Une
nuit le chamane vit deux kele semeurs
de colique. Ils essayaient eux-mêmes de trouver ce grand chamane. Le groupe de yarangues était endormi. Près du
chamane, au pied du sotsot, dormait
le chien. Soudain celui-ci éveilla son maître. Il lui dit tout doucement, en
secret :
-
Des kele semeurs de colique se
dirigent sur notre campement.
Le
chamane s’habilla subrepticement et sortit. Déjà deux attelages approchaient en
tapinois de la yarangue. Puis les kele tirèrent leurs rennes à la main. Le
chamane alla à leur rencontre. Les kele
ne pouvaient pas du tout voir le chamane, tandis que lui les voyait. Il les
aborda par derrière. D’abord il avait planté sur leur route un démêloir de
courroies : ils avançaient tout doucement en direction de la yarangue lorsqu’ils trébuchèrent. Ils
pensèrent : « Par quoi avons-nous été arrêtés ? Le chamane est peut-être
par ici. Ce n’est pas sans raison que nous avons trébuché. » Soudain le
chamane cria :
-
Où allez-vous ?
-
Eh bien voilà ! Nous allons tuer des hommes !
-
Pourquoi cela ?
-
Parce que nous avons très faim. Nous n’avons rien mangé depuis longtemps.
-
Pourquoi tuez-vous sans me demander ?
-
Justement nous nous disions : « Où donc habite-t-il, ce chamane ? Il
semble qu’il ne soit pas ici. » Nous avons vraiment très faim. Tu devrais
bien nous donner quelque chose.
-
Bon ! Je vais vous donner quelque chose. Mais si vous tuez des hommes dans un
autre campement, demandez-le-moi d’abord.
-
D’accord, nous ne manquerons pas de te le demander d’abord.
-
Surtout ne tuez pas de jeunes.
-
Entendu.
-
En ce moment dans la première yarangue dort
un vieillard très âgé. Tuez-le.
-
Bien.
Ils
partirent en contournant la yarangue.
Le chamane se coucha. Tout le campement dormait dans le plus grand silence.
Soudain les kele frappèrent le
vieillard de colique. Il se mit à crier. Les familles étaient tout à fait
désemparées. Les gens dirent :
-
Allez chercher le chamane.
On
alla le chercher. Il dormait déjà. Il se mit en route. Il vit les kele qui avaient presque achevé de
dépecer le vieillard. Le chamane dit :
-
Non, je ne pourrai pas le guérir.
Bientôt
le vieillard mourut. Le lendemain on alla le déposer dans la toundra et la vie
reprit son cours. On vécut ainsi longtemps, mais une nuit, alors que le
campement était endormi, le chien réveilla de nouveau son maître :
-
Réveille-toi. Des kele tuent un homme
dans un campement.
Le
chamane s’habilla en hâte et s’envola immédiatement, à ce qu’on dit, sur sa
perdrix-kele.
Il
arriva chez des gens dont le fils unique venait de mourir. Il regarda en
cachette les kele semeurs de colique.
Ils le dépeçaient déjà. Le chamane entra en tapinois. Les maîtres de la yarangue pleuraient. C’étaient déjà des
personnes âgées. Le chamane leur dit :
-
Pourquoi pleurez-vous ?
-
Tu vois, notre unique fils vient de mourir.
Le
chamane se hâta soudain. Il leur dit :
-
Donnez-moi vite un sac.
Ils
le lui donnèrent. Tout cela, il faut le dire, se passait la nuit. Le chamane
sortit. Les kele chargeaient déjà le
mort sur leur traîneau. Ils l’avaient coupé en petits morceaux. Le chamane se
dirigea vers eux et commença à les injurier :
-
Qui vous a permis de le tuer ? Je vous avais pourtant dit : « Avant de
tuer un homme, demandez-le-moi d’abord. » Vous m’avez désobéi. Il vous en
cuira. Rien ne pourra vous sauver. Détachez vite la charge de votre traîneau.
Epouvantés,
ils la détachèrent en toute hâte.
-
Mettez-la dans ce sac.
Ils
la mirent.
-
Recueillez le sang qui s’est répandu à terre et mettez-le aussi dans le sac.
Ils
ramassèrent tous les caillots de sang sans en laisser un seul. Alors il leur
dit :
-
Ca suffit ! Déguerpissez !
Les
traîneaux s’ébranlèrent. L’un d’eux précipita son départ, l’autre marcha
normalement encore un peu. Le premier se pressait tant que les rennes
l’entraînèrent à travers les buissons et l’y déchiquetèrent. L’autre tout en
marchant éclata de rire. Il finit par cesser de rire. Puis ils disparurent. Le
chamane revint dans la yarangue et
dit à ces gens :
-
A présent faites cuire de la viande et mangeons.
La
femme se mit en cuisine. Le chamane revint portant le sac et il étendit le
mort.
La
viande avait bouilli. On mangea. L’homme et son épouse étaient bien tristes.
Soudain le chamane réveilla le mort.
-
Ne lui donnez pas un autre nom. Qu’il garde le même.
Le
mort se réveilla. Que les parents furent heureux ! Mais ils doutaient encore.
Ils dirent :
-
Est-ce qu’il revit vraiment ?
Le
chamane leur dit :
-
Oui, je lui ai redonné vie. A présent payez-moi : deux corps de rennes mâles et
trois rennes de trait vivants.
Ils
lui obéirent. Ils lui donnèrent deux très gros corps de rennes et trois rennes de trait.
Le
chamane rentra chez lui.
Une
vieille femme et un vieil homme, des éleveurs de rennes, vivaient avec leur
fille unique. Celle-ci gardait le troupeau. Un jour, alors qu’elle était avec
les bêtes, elle tomba malade. A la maison les parents attendaient et se
disaient : « Quand donc rentrera-t-elle ? » Or, très malade,
elle finit par mourir dans la toundra. Les bêtes la laissèrent. Seul un grand
renne blanc resta avec elle, avec la morte. Il la veillait. N’en pouvant plus
d’attendre le père se mit en route. Il trouva sa fille morte. Seul le grand
renne blanc la gardait. Le père toucha sa fille des doigts. Elle se décomposait
déjà. Le vieillard s’en prit au renne :
-
N’as-tu pas vu qu’elle était en train de mourir ? Je vais aller à la yarangue chercher un traîneau. Tu iras
toi-même la déposer dans la toundra, puisque tu n’as pas su prendre soin
d’elle.
Le
vieillard partit chercher un traîneau. Il arriva chez lui et sa femme lui
demanda :
-
Où est-elle ? N’est-elle pas là ?
-
Elle est morte. Elle se décompose déjà, dit le vieillard.
La
vieille femme fondit en larmes. Le vieux lui dit :
-
Je vais emmener le traîneau. Je reviendrai bientôt. Fais à manger en attendant.
Le
vieillard partit avec son traîneau dans la toundra. Il arriva : le renne
continuait de veiller. Le vieillard chargea sa fille sur le traîneau. Il
harnacha le renne, l’attela au traîneau et lui dit :
-
Emmène-la dans la toundra, puisque tu n’as pas su voir qu’elle mourait.
Le
grand renne partit dans la toundra en remorquant la défunte. Le vieux rentra
chez lui. En arrivant il dit à sa femme :
-
J’ai envoyé Vavaq dans la toundra.
Le
renne s’appelait Vavaq. Il marcha pendant deux lunes de campement en campement.
Un jour il vit un nouveau groupe de yarangue
aux abords desquelles des enfants s’en donnaient à coeur joie. Ils virent
l’attelage et s’enfuirent. En arrivant chez eux ils dirent :
-
Qu’a amené ce renne ? On dirait un être humain. Il a une odeur de putréfié.
Dans
le relkun le chamane leur dit :
-
Apportez-le dans la yarangue.
-
Ah non ! Va le chercher toi-même, dirent-ils.
Le
chamane sortit et se dirigea vers le traîneau. Il interrogea le renne :
-
D’où venez-vous ?
-
De loin. Nous avons mis deux lunes pour arriver à toi, répondit le renne.
Le
chamane le détela et lui dit :
-
Le troupeau est derrière cette montagne. Vas-y. Je t’appellerai quand il le
faudra.
Le
chamane porta la morte dans son yorongue,
la posa sur ses genoux et dit aux gens :
-
Passez-moi mon tambour.
On
lui passa son tambour. Il chamanisa toute la journée et toute la nuit.
Soudain
le lendemain à l’aube la femme s’assit et dit :
-
Comme j’ai bien dormi !
L’homme,
le chamane, lui dit :
-
Tu es venue ?
-
Oui, à présent je suis venue ici,
répondit-elle.
Il
la prit pour épouse. Après quoi ils partirent chez ses parents, emmenant Vavaq
le grand renne.
Or
donc autrefois il n’y avait pas de fusils. Un jour après réflexion un homme dit
à sa femme :
-
Tu sais, j’en ai assez de ne manger que du poisson ! Il y a beaucoup de grosses
et savoureuses bêtes. Comment les capturer et avec quoi ? Quelles armes vais-je
faire pour les attraper ?
-
Moi, en fait j’ai imaginé un engin pour chaque bête de la mer ou de la toundra.
Et toi ? lui demanda sa femme.
-
Moi, je n’en ai trouvé que pour les animaux marins.
-
Je vais en faire pour tous les animaux, dit la femme.
-
Dis-moi lesquels tu as inventés !
-
Voilà à quoi j’ai pensé. Ecoute bien ! Pour ce qui est des animaux marins, les
veaux marins tu pourras les capturer avec un filet. Les phoques barbus, tu
pourras les abattre avec un harpon nanti d’une pointe.
-
Eh bien ! Fabriquons-les !
Ils
les fabriquèrent. Il captura le veau marin avec un filet, abattit le phoque
barbu avec un harpon nanti d’une pointe et tua l’ours blanc avec une lance.
L’ours brun, il le tua aussi avec une lance. Ainsi étaient les armes de
l’ancien temps.
Or
donc autrefois il y avait un grand campement. Soudain un matin apparurent de
nombreux ennemis. Une jeune fille avait remarqué leur apparition et elle
s’était mise à crier :
-
Des ennemis ! Les ennemis approchent !
Les
gens se préparèrent à fuir dans la toundra et à aller se cacher dans les
montagnes. Certains remorquèrent les enfants sur leurs traîneaux. Ceux qui
fuyaient dans le traîneau de queue laissèrent tomber un petit garçon. Le père
ne s’en aperçut pas...
Les
ennemis continuaient de les poursuivre. Un ennemi, un homme très fort qui
venait en tête, vit l’enfant. Celui-ci avait dans les mains un arc et une
petite flèche. L’homme le regarda. Soudain l’enfant tira et le frappa à la
tête. L’homme dit :
- Mais on dirait que tu veux me tuer !
En
réalité la blessure saignait. Il y avait eu comme un claquement de la flèche.
Alors l’homme dit :
-
Tu voulais me tuer ! Achève-moi vite, puisque tu veux me tuer. Prends cette
lance, mais garde-la jusqu’à la mort.
Alors
l’homme enfonça la lance dans son corps et dit avant d’expirer :
-
Tu deviendras aussi fort que moi. Si tu gardes toujours cette lance avec toi,
tu deviendras adroit comme je le suis.
L’homme
expira. A peine eut-il expiré que ses compagnons apparurent. Ils virent que
leur chef était mort et s’enfuirent. Ils disaient :
-
Malheur !
Les
gens du campement revinrent, et parmi eux les parents de ce petit garçon. Ils
étaient partis trop tard à sa recherche et n’avaient pu le trouver. Quand ils
arrivèrent ils s’approchèrent et virent le petit près du mort. Il avait
apparemment tué le chef. Ils lui demandèrent :
-
C’est toi qui l’as tué ?
Le
garçonnet leur dit :
-
Eh bien voilà ! J’ai tiré avec mon arc et je l’ai frappé à la tête. Il m’a dit
tout à coup : « Tu m’as eu. Tu es le premier. » Puis il m’a donné
cette lance et m’a dit encore : « Si tu ne la perds pas, tu deviendras
fort et adroit comme moi. »
-
C’est juste, fais comme il t’a dit, lui dit alors son père.
Sur
les entrefaites tous les fuyards étaient revenus et étaient rentrés chez eux.
Le
petit garçon grandit et se changea en un jeune adolescent. Il s’entraînait et
gagnait chaque jour en habileté. Il devint un homme fort et adroit. Il tuait
bien des ennemis qui s’en venaient par là. A l’époque il vivait près d’une
rivière derrière une montagne appelée Valan’aj près de Vanqarem, côté toundra.
Ses parents étaient morts. Il n’avait pas d’enfant et ne vivait qu’avec sa
femme.
Deux
autres hommes, un frère et son aîné, passaient leur temps à chasser les animaux
sauvages dans la toundra. Un jour leur père leur dit :
-
N’allez pas chasser au-delà de la Valan’aj.
-
Nous n’irons pas là-bas, dirent ses fils, obéissant.
Pourtant
un jour, alors qu’ils chassaient, l’un d’eux dit :
-
Et si on allait là-bas, derrière la montagne.
Le
cadet refusa. Il dit :
-
Non, il ne faut pas. Ce serait mal. Notre père nous l’a interdit.
Cependant
l’aîné tentait de le convaincre de le suivre. Il lui dit :
-
Tu refuses parce que tu es sans volonté.
Finalement
ils se mirent en route. Ils arrivèrent sur la montagne, regardèrent en bas. Un
homme et sa femme travaillaient à un filet. L’aîné dit au cadet :
-
Tirons-lui dessus.
Le
cadet le lui interdit. Il tira quand même. La flèche heurta le sol près de la
jambe de l’homme qui leva les yeux et dit :
-
Que me veulent ceux-ci ? Qui sont-ils ? Je vais aller voir.
Il
prit sa lance et se mit en route. Il rejoignit bientôt les deux frères,
s’approcha et leur dit :
-
Allons manger chez moi, puisque vous êtes venus.
Ils
se mirent en route. Pendant le repas l’homme leur dit :
-
Si on s’amusait ?
L’aîné
accepta et demanda seulement :
-
A quoi ?
-
A la lance, répondit-il.
Ils
commencèrent à se battre à la lance. L’homme tua son adversaire et dit au cadet
:
-
Toi, rentre chez toi.
Il
cadet rentra chez lui. En arrivant il fit son récit. Puis il commença à
s’entraîner. Il fut bientôt devenu fort et adroit. Il repartit. A nouveau, du
haut de la montagne, il tira une flèche
en direction de l’homme qui se trouvait près de la rivière. A nouveau l’homme
alla voir. Le rejoignant il lui dit :
-
Comment ! Tu es revenu ?
-
Oui, je suis revenu, lui répondit-il.
-
Allons chez moi, dit l’homme.
Ils
allèrent chez lui. Pendant le repas l’homme dit :
-
Si on s’amusait ?
-
D’accord, allons-y ! répondit le jeune homme.
Ils
commencèrent à se battre à la lance. Toute la journée et toute la nuit ils se
battirent. Ils se battirent encore trois jours et trois nuits. Soudain le jeune
homme blessa son adversaire à la jambe. L’homme tomba sur le côté et dit :
-
Tiens donc ! Tu m’as touché. Tue-moi et prends ma femme.
Il
le tua et prit sa femme. C’est ainsi que vivaient les preux autrefois.
Cela
s’est passé dans un grand campement en été. Un jour des enfants se préparèrent
à aller cueillir des baies. Une femme enceinte s’apprêta à partir avec eux. On
se mit en route. L’endroit était loin, mais les baies y étaient très
abondantes. Et voilà que les enfants avaient commencé la cueillette. Soudain un
garçon cria en prenant les jambes à son cou : « Un ours, là-bas ! »
Les garçons regardèrent tous autour d’eux et, de fait, ils virent un ours brun marcher droit sur
eux. Tous autant qu’ils étaient ils s’enfuirent vers les yarangues. Une partie d’entre eux, les plus lents, restèrent en
arrière, de même que les plus petits des garçons et des filles. Ils pleuraient
à chaudes larmes, ces petits, mais malgré cela les plus grands ne les
attendirent pas.
La
femme enceinte, elle aussi, était attardée. Elle était fatiguée. L’ours
l’agrippa. Arrivé vers la pauvre femme, il lui déchira le ventre. Il la tua sur
place, lui arracha les entrailles, et aussi le petit enfant qui se trouvait en
elle et qui, le mignon, restait en vie. L’ours dévora la femme, puis il prit
l’enfant et l’emporta dans sa demeure.
L’ours
tuait en grand nombre des femelles de rennes, sauvages ou domestique, qui
mettaient bas et il nourrissait le petit de leur lait. Le petit enfant
grandissait. Il commençait déjà à marcher. Il avait grandi dans la tanière de
l’ours. L’ours l’emmenait dehors pour qu’il ne s’ennuyât pas. Puis finalement
le petit commença à parler. L’ours et lui commencèrent à deviser.
-
De quoi dois-je te nourrir ? demanda l’ours un jour.
-
De viande de renne, sauvage ou non, et aussi de tout autre chose.
-
Je vais donc devoir chasser le renne sauvage et chercher d’autres nourritures ?
-
Naturellement.
L’ours
se mit à chasser le renne sauvage. Il en tuait des quantités. L’enfant mangeait
très bien et il grandissait vite. C’était déjà un grand garçon. Il se promenait
seul dans la toundra. Il arriva à l’âge de raison.
Un
jour où l’ours était parti à la chasse et où le garçon était resté seul à la
maison, un renard arriva. Le garçon lui dit :
-
Tu es venu ?
-
Oui.
-
D’où viens-tu ?
-
De très loin, répondit le renard qui demanda : mais toi, pourquoi vis-tu ici,
dans la tanière de l’ours ?
-
Parce que je suis d’ici.
-
Comme c’est curieux ! Tu es d’ici ! Où donc est ton père ?
-
Je ne sais pas. Je n’en ai pas idée.
-
Eh bien, moi, je le sais !
-
Tiens ! Et où est-il ?
-
En ce moment il est dans sa yarangue.
-
Tiens donc ! Dans sa yarangue! Et où
est-elle ?
-
Là-bas ! Il vit avec les hommes.
-
Tiens donc ! Là-bas ? C’est curieux. Mais moi, pourquoi suis-je ici ?
-
Moi, je sais pourquoi tu es ici.
-
Vraiment ?
-
Où est ta mère ?
-
Je ne sais pas. Je ne me connais pas de mère non plus.
-
C’est étonnant. Moi, je le sais. Comment vis-tu ici ?
-
Très bien !
-
Comment te nourris-tu ?
-
Très bien aussi.
-
Tiens, tiens ! Eh bien, à présent je vais tout te raconter ...
-
D’accord ! se réjouit le garçon.
-
Voilà : tes parents vivaient dans un campement important. Il y avait là de
nombreux enfants. Un jour d’été les petits partirent en groupe cueillir des
baies. Le soleil chauffait, chauffait. Ta mère, qui était enceinte, était
partie avec eux. Les garçons firent leur cueillette, et ta mère avec eux. Ton
père, lui, gardait les rennes au pâturage d’été. Soudain un des garçons se mit
à crier : « Regardez donc ! Un ours vient par ici » Les enfants
s’entreregardèrent et s’enfuirent en direction des yarangues. Les plus rapides s’éloignèrent, les plus lents
s’attardèrent. Ta maman était fatiguée. Aussi l’ours la rattrapa-t-il. Il lui
déchira tout de suite le ventre et lui arracha les entrailles. Bref il la tua
et la dévora. Toi, l’ours t’avait sorti du ventre de ta maman. Quand il eut
fini de manger, il te prit et rentra chez lui. Voilà pourquoi il t’élève ici.
-
Quelle histoire ! Je te suis très reconnaissant.
Pendant
le récit du renard, l’enfant était resté bouche bée. Il éprouvait de la pitié
pour sa mère. Il était pétrifié d’horreur. Le renard dit encore :
-
Comment vas-tu vivre à présent ? Veux-tu que je te le dise ?
-
Vas-y ! répondit l’enfant.
-
Pour l’heure tu vis ici et tu ne peux pas rentrer chez toi. L’ours t’élève afin
de te manger quand tu seras grand.
-
Oh ! s’effraya le garçon.
-
Le mieux est que tu fasses ceci : essaye de rentrer chez toi aujourd’hui. Tes
proches n’habitent pas loin. Seulement hâte-toi !
Comme
le garçon en voulait à l’ours ! Il avait passé six ans chez lui. Il avait six
ans et il ne savait pas qu’il avait des parents.
-
Si tu rentres aujourd’hui chez toi, il te faudra tuer pour moi un grand renne
mâle dans la toundra et lui entailler le dos. Je le trouverai.
-
Très bien. J’en tuerai un. Grand merci à toi. Tu m’as aidé. Encore un peu et
l’ours me tuait. Je suis très heureux.
-
Eh bien ! Partons, moi chez moi, toi aussi chez toi, dit le renard.
Ils
partirent chacun de son côté. Le petit garçon courut chez lui à toutes jambes.
Quand il arriva, les gens s’approchèrent et l’interrogèrent :
-
D’où es-tu ?
Il
se mit à raconter. Il leur refit tout le récit du renard. Il parla de ses
parents, de sa vie chez l’ours. Ils l’écoutèrent. Ainsi donc un ours avait
élevé le petit garçon ! Comme ils se réjouirent tous ! Comme son père fut
heureux, lui aussi. L’enfant lui ressemblait beaucoup. Après cela ils tuèrent
un renne mâle pour le renard. En échange de son aide.
C’est
tout.
Un
homme vivait avec sa femme. Un jour il partit à la chasse au phoque dans les
glaces. Quand son mari fut parti, la femme sortit et alla vers un trou d’eau.
Elle emportait des tendons pour les mettre à tremper. Soudain un phoque émergea
du trou, saisit la femme qui se tenait sur le bord et l’emporta dans le sein
des eaux.
L’homme
rentra chez lui. Sa femme avait disparu. Il chamanisa toute la nuit : rien ! Il
ne put la trouver. Le lendemain il sortit et vit un renard. Le renard lui dit :
-
Que t’arrive-t-il ?
-
J’ai perdu ma femme.
-
Demain nous irons ensemble chercher un trou dans la glace. Ils sont là. Un
phoque t’a pris ta femme.
L’homme
rentra chez lui et prépara un filet très solide. Le lendemain ils se mirent en
route pour poser le filet. Le renard flairait tous les trous. Enfin il en
trouva un qui sentait très fort ! Il dit :
-
Pose ton filet ici !
Il
posa son filet à l’endroit indiqué. Le renard lui dit :
-
Si la femelle-phoque se prend dans ton filet, retire-lui la peau. Dépèce un
chien vivant. Prends le coeur et pose-le sur la femelle-phoque, puis sors de
chez toi. Elle, qu’elle y reste !
Le
lendemain il inspecta les filets. Une grande femelle-phoque s’y était prise. Il
l’emporta chez lui et lui ôta la peau. Il apporta un chien dans la yarangue, le dépeça vivant, retira le
coeur et le posa sur la femelle-phoque. Puis il sortit. Un peu plus tard il
entra. Soudain sa femme le héla. L’homme dit :
-
Comme c’est étonnant ! Où donc étais-tu allée ?
-
Un phoque m’avait emportée chez lui.
Dans
un campement une jeune fille très sensée et très travailleuse était tombée
malade. Son père, sa mère et ses cadets s’affligeaient. Or dans un petit
campement du voisinage vivait un
chamane. Le père finit par dire :
-
Quel malheur ! Qu’allons-nous faire ? Il y a bien un chamane dans un petit
campement du voisinage. On ne parle que de lui.
-
Va le chercher ! Peut-être la guérira-t-il ! dit sa femme.
Les
petits frères étaient en larmes. Ils avaient le coeur serré. Le père partit
chez le chamane. Il arriva dans le petit campement.
-
Oh ! Tu es venu ! lui dit-on.
-
Oui.
-
Oh, oh ! Tu n’es probablement pas venu ici sans raison ?
-
Effectivement. On dit qu’il y a ici un chamane. Où demeure-t-il ?
-
Là-bas, près de la dernière yarangue.
Il
s’y rendit et entra. On lui dit :
-
Oh ! Tu es venu !
-
Oui.
-
Oh, oh ! Faites du thé, voici un visiteur.
On
se mit à préparer le thé. Pendant qu’on faisait bouillir de l’eau, on conversa.
L’homme interrogea le visiteur :
-
D’où viens-tu ?
-
Eh bien, de ma yarangue!
-
Oh, oh ! Tu n’es probablement pas venu ici sans raison ?
-
Effectivement ! Notre fille est tombée gravement malade.
-
Oh, vraiment ?
-
Je suis venu te chercher.
-
Très bien. Je vais aller la voir et je la guérirai.
Ils
achevèrent leur thé et se mirent en route. Une fois arrivé il rendit
immédiatement visite à la malade :
-
Où as-tu mal ?
-
Ici, dans le dos.
Dès
que la nuit tomba, il commença à chamaniser. Il appelait les esprits avec une
grande énergie. Et de faire gronder son tambour ! Il avait placé la malade à
ses pieds. Le lendemain le chamane se réveilla très tôt. Il réveilla la malade.
Il fit gronder son tambour dans l’obscurité et chamanisa de toutes les manières
possibles. Il passa de la sorte plusieurs nuits et dit :
-
Je vais rentrer chez moi. Votre fille sera guérie dans deux jours. Oui,
vraiment, je l’aurai guérie à coup sûr. Payez-moi.
Les
maîtres de maison se dirent : « Payons-le ! »
Le
chamane s’en alla. On lui avait donné un gros renne - une femelle bien grasse,
et aussi un renne de trait.
Ensuite
on organisa des courses. La jeune fille était toujours très malade. Elle mourut
pendant les compétitions. Le chamane ne l’avait pas guérie. Il n’avait pas
participé aux courses. On ne le vit plus jamais. Visiblement il s’était
transporté vers un endroit très éloigné. Ces chamanes ne sont-ils pas
véritablement de grands menteurs ?
Cela
s’est passé il y a longtemps. Or donc il disait de lui-même :
-
Je suis un grand chamane. Si quelqu’un tombe malade, venez me chercher.
Il
leur disait constamment à tous :
-
Venez demain. Ayez tous un peu de viande. Vous m’entendez ! Si l’un de vous ne
m’apporte pas un petit peu de viande, quelqu’un dans sa famille mourra.
Le
lendemain ils y allaient. Tout le monde lui apportait de la viande. Un jour le
fils de l’un d’entre eux tomba malade. Le jour suivant on alla chercher le
chamane. L’homme dit :
-
Mon fils est tombé malade.
-
Est-ce que vous me paierez ? s’enquit le chamane.
-
Bien sûr, nous te paierons.
Le
lendemain le chamane s’en vint. Le malade allait plus mal. Il se mit à
chamaniser. Le fils mourut malgré les incantations.
-
Il est mort quand même ! se lamenta le père.
-
Il est mort ? demanda le chamane.
-
Oui, il est mort.
-
Eh bien ! Je vais vous dire pourquoi est mort cet enfant. Ecoutez-moi. Je
n’avais pas encore pu appeler l’esprit qui vient quand je chamanise. Il est
mort avant son arrivée. S’il était arrivé, l’enfant ne serait pas mort.
-
Ne peux-tu le ramener à la vie ? demanda le maître de maison.
-
Ce n’est pas possible, dit le chamane.
-
Dois-je te payer ?
Le
chamane répondit :
-
Oui, tu dois me payer. Si tu ne me paies pas, à nouveau un de tes fils mourra.
Le
maître de maison dit :
-
C’est bon, je te paierai, dit l’homme.
Il
lui donna comme paiement cinq rennes, deux chiens et trois peaux de loups. Le
chamane rentra chez lui. Un autre des fils tomba malade à son tour. On fit
revenir le chamane. Il revint et se mit à chamaniser.
-
Demain il sera guéri. Paie-moi, dit-il.
-
C’est bon, je vais te payer.
Il
lui donna encore davantage. A peine le chamane était-il reparti que le malade
mourut.
-
Quel malheur ! Il ne me reste plus de fils, se lamentait le père.
A
son tour sa fille tomba malade. On fit de nouveau appel au chamane. L’homme lui
dit :
-
C’est ma fille qui est tombée malade !
Le
chamane revint, chamanisa et dit :
-
Elle se remettra.
-
Puisse-t-elle se remettre ! Toi, rentre chez toi, dit le père.
-
Oui, je vais rentrer. Paie-moi.
-
Ah non ! Je ne te donnerai rien. Tu ne fais que me tromper, dit le maître de
maison.
-
Alors vous mourrez tous ! dit le chamane en colère.
Il
repartit sans avoir été payé. Nul ne mourut. On perdit tout respect pour ce
chamane. On disait :
-
Ce chamane est un grand menteur. Il ne cherche qu’à s’enrichir.
Tout
le monde était plein d’animosité à son égard.
C’est
ainsi que par le passé les chamanes essayaient de s’enrichir.
Leur
mère et leur père étaient morts. En été les frères chassaient le renne sauvage.
Ils faisaient toujours cuire de la nourriture en quantité. Un jour ils
laissèrent de la viande et du gras dans le chaudron. Quand ils rentrèrent,
quelqu’un en avait mangé. L’un des plus grands dit :
-
Qui donc a mangé le bouilli ? Que l’un d’entre nous reste quand nous irons à la
chasse. Nous saurons ainsi qui entre
quand nous sortons.
Les
trois plus grands partirent. Ils avaient dit au plus jeune de rester. Le jeune
homme se cacha près de la porte. Midi arriva. Soudain une ombre apparut sur la
paroi extérieure. Il attendit sans mot dire. Il pensait : « Il est arrivé
! » Un squelette de femme entra. L’homme se jeta aussitôt sur lui et ils
commencèrent à lutter. Tout à coup le squelette dit :
-
Epouse-moi. Vous n’êtes que des hommes ici. J’ai pitié de vous. Je travaillerai
pour vous.
Le
jeune homme prépara force nourriture, servit au squelette de la bonne viande en
quantité, mit du gras par-dessus. Après quoi la femme dit :
-
A présent tourne-toi par là-bas. Quand je te le dirai, retourne-toi par ici !
Le
jeune homme lui tourna le dos, puis la femme dit :
-
C’est bon, regarde par ici.
Il
regarda et vit une très jolie femme.
-
Je vais t’épouser, lui dit-il.
Il
la prit. Avant que les chasseurs reviennent, la femme fit à manger. Bientôt les
trois frères arrivèrent. La femme sortit à leur rencontre. Ils furent très
heureux de la trouver là. Ils entrèrent dans le sottagyn. Le plus âgé voulut la prendre. Celui qui l’avait trouvée
se mit en colère.
Ils
repartirent à la chasse à trois. L’un des plus âgés resta. Installée dans le yorongue, la femme foulait une peau avec
les pieds. L’homme entra et dit :
-
Tu ferais mieux de m’épouser, moi et non lui.
-
Certainement pas ! Tu es un mauvais homme, lui dit la femme.
Il
prit la planche à couper les peaux et voulut la jeter sur elle. Soudain l’homme
tomba à la renverse. Elle l’avait tué, visiblement. Elle l’enroula promptement
dans une peau, le ficela et le mit dans une réserve. Les chasseurs arrivèrent.
-
Où donc est notre cadet ? s’enquit l’aîné.
-
Il est parti vous rejoindre, dit-elle.
A
son tour le plus âgé resta. Il se mit à tailler un morceau de bois au pied de
la réserve. Tout à coup quelque chose lui tomba sur la tête. Il s’essuya.
C’était du sang. Il se dit : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Il se
remit à tailler le morceau de bois. Une autre goutte de sang tomba sur lui. Il
déroula la peau et trouva le corps de son cadet. La femme devait l’avoir tué.
Il le remit en place sans rien dire. Quand les autres revinrent il leur dit en
catimini :
-
C’est sûrement la femme qui l’a tué !
Le
lendemain ils repartirent tous à la chasse. Ils creusèrent une grande fosse
dans la toundra. Puis toute la journée ils ramassèrent des vers et en
remplirent la fosse. Les vers devinrent gros comme des chiens. Alors qu’elle
cousait, assise sur le sotsot, la
femme trouva une petite araignée sur sa paume et se dit : « Qu’a-t-elle à
se promener ici, celle-là ? »
L’araignée
s’adressa soudain à elle :
-
Je suis venue parce que j’ai pitié de toi. Ecoute ce que je vais te dire. Ils
ont creusé pour toi une grande fosse dans la toundra. Demain ils te diront : « On
entend des rennes sauvages. Allons les voir, si tu veux. » Réponds-leur :
« Attendez, je vais me vêtir. Pendant ce temps examinez ces gants et
enfilez-les. » Effectivement, le lendemain, en rentrant de la chasse, ils lui
dirent :
-
Allons voir les rennes sauvages.
-
Attendez, je vais m’habiller. Pendant ce temps examinez ces gants et
enfilez-les.
Ils
la virent tout à coup s’élever dans le ciel. Ils voulurent se saisir d’elle,
mais ne le purent. Elle monta dans les airs. Visiblement l’araignée l’emmenait.
On
avait appelé un homme Vegretem, des mots veg
« griffe » et retem
« toit » qu’on avait réunis. Il était extrêmement ladre. Il vivait dans
une yarangue à l’écart de tout
campement car il craignait que des visiteurs viennent à l’improviste. Oui,
cela, il le redoutait. Il avait deux épouses. C’était encore un adolescent bien
qu’il eût déjà des moustaches qui le vieillissaient un peu.
Une
fois il avait emmené l’une de ses épouses garder les rennes. Le printemps les
trouva là. Les femelles commencèrent à mettre bas. A côté du troupeau, près
d’un lac, ils firent un feu. On était au pied d’une montagne et le troupeau
paissait sur la pente. Ils se mirent à faire à manger à un endroit où
précédemment des éleveurs avaient
célébré le kilveï : de nombreux tas
de bois de rennes avaient été laissés sur l’emplacement d’un ancien campement.
Le
mari était allongé pendant que la femme était en cuisine. Elle monta sur le
versant en quête de bois, puis redescendit vers son mari. La neige cédait sous
ses pieds car il y avait du soleil. Soudain une de ses jambes s’enfonça
profondément. Elle ne put la retirer. Quelque chose là-dessous la mordit
cruellement. Elle finit par retirer la jambe et du même coup fit sortir un gros
ours. A sa vue elle s’enfuit à toute allure vers son mari en criant :
« Regarde cette énorme cho-o-ose ! » Le mari assoupi se leva d’un
bond :
-
Où cela ?
-
Là, regarde !
L’ami
Vegretem se mit à jeter des bois de rennes sur l’ours. Il l’atteignit en plein
front. L’ours recula et s’enfuit. Ils rentrèrent chez eux.
Il
n’y avait nul campement dans le voisinage car Vegretem évitait systématiquement
les voisins. La débâcle commençait. Le printemps arrivait. Il abattit des
rennes pour les femmes, partit avec sa charge sur le dos pour l’estivage. Il
laissait les femmes toutes seules. L’une d’elles était enceinte. Elles
passèrent l’été à pêcher.
Une
nuit du bruit retentit sur l’étendoir où de la viande avaient été mis à sécher.
Le jour suivant elles allèrent voir. Quelqu’un en avait dévoré une grande
partie. Le soir elles s’endormirent. Au réveil il ne restait plus de viande du
tout sur l’étendoir. Tout avait été dévoré. Quelle épouvante elles ressentirent
!
Au
cours de la nuit suivante on déchira le bas de la paroi de la yarangue. C’étaient des ours. De terreur
les femmes ne savaient que faire. Elles restaient sans viande. Les ours avaient
sorti toutes les réserves. Le soir venu ils se mirent à fouiller sous le renolgyn. Ils le lacérèrent, mais ne
trouvèrent rien. Alors un ours énorme se dirigea vers le yorongue, le déchira et saisit la femme enceinte. Malgré tous ses
cris il l’emporta à l’extérieur.
Le
jour arriva. L’autre femme, restée seule, se mit à réfléchir. Elle se ménagea
un abri au-dessus de la porte, sur les perches, y amassa des brindilles et s’y
cacha. Le soir tomba. Les ours pénétrèrent à nouveau dans la demeure. La femme
était installée là-haut. Les bêtes fouillèrent, mais ne purent rien trouver.
Quand l’un d’eux ressortit, la femme lui fit tomber sur le dos une brassée de
brindilles enflammées. L’ours se mit à brûler. Alors qu’il fuyait, ses tendons
se contractèrent et il s’effondra. L’autre ours n’avait pas remarqué que son
compagnon brûlait. Quand il cessa de fouiller et voulut sortir, elle le fit
brûler à son tour. Il alla tomber plus loin. L’ours affamé était passé de vie à
trépas. Le lendemain l’homme revint de l’estivage. La femme l’apostropha avec
véhémence :
-
Pourquoi es-tu venu ? Qu’es-tu venu faire ?
-
Mais je rentre à la maison. Où est l’autre épouse ?
-
Les ours l’ont dévorée à cause de ta ladrerie. Moi, j’ai eu la chance d’en
réchapper. C’est un vrai martyre que de vivre avec toi.
La
vie continua. L’automne arriva. On transhuma. On dressa le camp près du tertre
d’une marmotte. Le corps d’un mort y avait été déposé. Notre homme était bien
sot pour venir s’installer là. Après avoir monté la yarangue avec sa femme, il prit un gros bâton et se dirigea vers le
corps. Il n’en restait que le crâne. Il le frappa et le brisa. Le soir venu, il
partit garder le troupeau. Les bêtes se trouvaient à proximité de la yarangue où la femme était restée seule.
La nuit arriva. La femme ne dormait pas. Soudain un bruit retentit à la porte.
La femme écouta. Le bruit se fit entendre de nouveau. On aurait dit qu’on
montait sur le toit. Une tête se glissa par le trou de fumée et cria d’une
grosse voix enrouée :
-
Où est le maître de maison ? Qui a brisé ma tête ? Où est le maître de maison ?
Pourquoi vous taisez-vous ?
Il
glissa son corps jusqu’aux épaules par le trou de fumée et tomba sur le yorongue.
-
Où est le maître de maison ? Hein ? Il n’est pas là ?
Il
ouvrit la portière du yorongue. La
femme était terrorisée. Elle en demeurait même figée. L’énorme kele se remit à l’interroger :
-
Où est ma tête ? Qui l’a brisée ? Dis-le-moi !
-
Ce n’est pas moi, dit la femme. C’est mon mari qui t’a fait cela. C’est un
homme très sot et très mauvais.
Elle
le dénonçait.
-
Je ne pourrai plus vivre désormais, même si tu me laisses en vie.
-
Suffit, dit l’énorme kele, partons
chez moi. Tu y seras bien.
En
fait ce n’était pas un kele, mais un
mort. Il l’emmena.
Le
lendemain, au petit jour, l’homme revint. Sa femme n’était pas à la maison. Il
la chercha partout en vain. Il se dirigea vers une colline : elle y était
couchée, morte. Il la regarda. Il ne la prit pas et rentra chez lui en courant.
Il démonta la yarangue en toute hâte
et s’en fut avec sa caravane de traîneaux. Il resta longtemps en route. Il ne
planta le camp qu’à la nuit. Il monta rapidement la yarangue. Un peu plus tard une grosse voix s’éleva du côté d’où il
était venu :
- Vegretem, Vegretem ! Où es-tu-u-u ?
Soudain
apparurent deux êtres liés l’une à l’autre. Ils coururent très longtemps ...
-
Oui ! Nous t’avons rattrapé, Vegretem-le-ladre.
Ils
tenaient de gros bâtons. Ils approchèrent ensemble, et tuèrent Vegretem
sur-le-champ. Mais aussi pourquoi était-il si ladre ?
On
dit que cela s’est passé dans l’ancien temps chez ceux d’Imelin. Or donc un
homme d’Imelin dit :
-
Et si on s’envolait ?
-
D’accord ! lui dit sa femme.
Il
attacha une courroie à une pierre et se mit à voler. Il vola loin dans les
airs. Le jour suivant une bourrasque survint de l’endroit où le vent tourne.
Les hommes d’Imelin chassaient sur la banquise... Plus tard, quatre jours
après, l’enfant de cet homme demanda :
-
Où est allé mon père ? Moi aussi je veux voler comme lui.
-
Ton père s’est perdu, lui répondit sa mère. Toi aussi tu te perdras.
Ceux
d’Imelin continuèrent de chasser, emportés par la banquise. Le garçon resta
plusieurs jours chez lui pendant la bourrasque. Puis il dit :
-
Tous ceux d’Imelin ont été emportés par le grand vent. Nous seuls sommes
restés. Où prendrons-nous notre nourriture ? Comment mon père a-t-il fait pour
s’envoler ?
-
Il a attaché une pierre ici, répondit la mère, et avec sa doloire ...
-
Je vais aller voir chez ceux d’Imelin, dit le garçon.
-
Mais ton père s’est perdu en volant ! dit la mère.
-
Ca ne fait rien ! dit le fils. Je vais aller voir chez ceux d’Imelin qui ont
été emportés par la mer.
Il
y avait beaucoup de vent, mais la mère consentit malgré tout :
-
C’est bon, vas-y !
-
Attache-moi à une pierre, dit le fils. Quand je le verrai, je reviendrai vite.
Tous
ceux d’Imelin se rassemblèrent et dirent :
-
C’est bon, vas-y, va les voir !
Il
partit. Que de vent ! Pendant la route il vit un homme qui volait. Le garçon
s’enquit :
-
D’où es-tu ?
-
D’Un’iin. Et toi, que fais-tu ?
Celui
d’Imelin dit :
-
Les hommes d’Imelin ont été emportés. Tous les hommes !
-
Tous ceux de chez nous ont été emportés aussi, dit l’homme d’Un’iin.
-
Tu n’as pas vu quelqu’un de chez nous ? demanda celui d’Imelin.
-
Je n’ai vu personne de chez nous non plus. Ils ont été emportés.
Pendant
qu’il disait ces mots celui d’Un’iin frappa soudain celui d’Imelin d’un coup de
hache. Il lui trancha la tête. Celui d’Imelin chuta et alla s’affaler sur la
banquise. Il ne volait plus. Celui d’Un’iin retira la hache, la prit afin de
lui asséner encore un bon coup. Celui d’Imelin s’envola. Avec une pierre il
frappa l’autre qui se mit à saigner, chuta et s’affala sur la glace. Celui
d’Imelin retira la pierre afin de lui briser la tête et le tuer.Alors un gros
morse fit surface. Il le tua. Le morse enfonça l’homme d’Un’iin dans l’eau. On
ne voyait plus rien. Il avait coulé. Celui d’Imelin rentra chez lui. Quand il arriva,
il était encore ensanglanté. Sa mère
lui dit :
-
Que t’est-il arrivé?
-
J’ai trouvé un homme.
-
D’où ?
-
D’Un’iin, à ce qu’il m’a dit. Il m’a d’abord flanqué un coup de hache.
-
Où est celui qui a été emporté ?
-
Je ne l’ai pas vu. Ils ont emporté aussi ceux d’Un’iin. Celui qui cherchait m’a
vu et m’a asséné un coup de hache.
Il
cessa de voler. L’été arriva. Sa tête ne guérissait toujours pas. Il dit :
-
Moi aussi je vais aller chez les éleveurs de la baie de Luren.
Ceux
d’Imelin partirent. Ils arrivèrent à la baie de Luren. Ceux d’Un’iin étaient
déjà là et ils faisaient les maîtres. Visiblement ils étaient allés chez les
éleveurs qu’ils avaient subjugués. Deux jours après celui d’Un’iin partit. Il
lui dit :
-
Il me semble que je t’ai vu cet hiver en volant.
Celui
d’Imelin dit :
-
Non. Mais moi j’ai grandi ainsi.
Celui
d’Un’iin lui dit :
-
Si, je crois que je t’ai vu cet hiver en volant.
-
Mais non. C’était probablement quelqu’un d’autre.
Celui
d’Un’iin dit à ses amis :
-
Tuons-le, celui-là !
Un
de ses amis lui dit :
-
Ce n’est peut-être pas lui.
En
effet ceux d’Imelin rentrèrent chez eux sains et saufs. Ils arrivèrent. Il
rassembla tout le monde et dit :
-
Dites ! Comment mon père est-il parti ?
L’un
des habitants d’Imelin dit :
-
Ton père s’est envolé et il n’est pas revenu.
-
Je vais aller voir, dit le fils.
-
Ah non ! Il ne vaut mieux pas. Tu y resterais peut-être aussi. N’y va pas, dit
la mère.
Finalement
ceux d’Imelin dirent au petit gars :
-
Vas-y, mais n’y reste pas !
Le
fils s’envola de nouveau. Il emportait sa pierre. Là-haut il vit une ouverture.
Il la franchit, puis réapparut. Il vit une énorme montagne et s’y dirigea. Il
se dit : « Par où vais-je passer ? » Soudain ils lui dirent :
-
Ton père a été attrapé par un ver...
Quand
il s’approcha, son père était là. Le ver le retenait par la main et le pied. Le
fils vit son père, passa et lui dit :
-
Es-tu mon père ?
-
Oui, je suis ton père, lui dit-il.
-
J’étais encore petit quand tu t’es envolé. C’est pourquoi je ne te connais pas.
Je viens te chercher, dit le fils.
-
Ne t’approche pas ! dit le père. Ce ver est très grand. Il a beaucoup de
pattes, des longues pattes. Il m’a griffé de ses ongles. Je ne pourrai pas
m’envoler. Je resterai toujours ici.
-
Je vais essayer, dit le fils.
Il
tira la pierre à lui, la lança. Le ver se recroquevilla.
-
Eh bien ? demanda-t-il à son père.
-
Encore un peu, dit le père.
A
nouveau il tira la pierre à lui et la relança. Le ver se recroquevilla encore
davantage.
-
Eh bien ? demanda-t-il à son père.
Il
tira la pierre à lui une troisième fois et la relança. Le ver semblait tout à
fait mort, les pattes rejetées de tous les côtés. Le père aussi paraissait
avoir été tué. Le fils fit le tour. Il vit le collier de son père, le prit et
se dit : « Au moins j’aurai vu mon père. C’est comme si je l’avais ramené
à la maison. Ma mère le reconnaîtra sans doute. » Il rentra chez lui. En
arrivant il dit :
-
Ce collier, sais-tu à qui il appartient ?
Sa
mère dit tout à coup :
-
C’est le collier de ton père. Où l’as-tu trouvé ?
-
Je l’ai ramené de loin.
-
As-tu vraiment été là-bas ?
Son
fils lui dit :
-
Oui. Il y a un ver énorme, avec une multitude de pattes. Le père n’a pu revenir
parce que le ver l’a attrapé.
-
N’y retourne plus, dit la mère.
-
Bien, je n’irai plus. Au moins j’aurai vu mon père. Désormais je resterai
toujours à Imelin. Je ne m’éloignerai plus. Au moins j’ai vu mon père. Je
n’irai plus jamais. Désormais je me contenterai d’aider les chasseurs. Je
cesserai de voler.
Or
donc Nanqytemten’ vivait seul avec son troupeau. Il n’avait ni yarangue ni épouse. Il n’avait que ses
bêtes. Il était très pauvre. Il n’avait ni couteau, ni lasso, ni marmite, ni
lance. Pourtant il avait un grand troupeau.
Or
donc Nanqytemten’ - tel était son nom - mangeait beaucoup quand il avait faim.
Une fois, un soir, il tua un renne après l’avoir rattrapé à la course. C’est
qu’il était très rapide et très adroit. Il l’étrangla, lui brisa les pattes en
faisant simplement pression avec les mains. Puis il le dépeça avec un morceau
d’os tranchant. Ensuite il apprêta le ventre, le remplit d’eau et l’étala sur
une pierre plate. C’est ainsi qu’il se faisait à manger : dans un ventre de
renne sur une pierre plate. Il fit cuire le corps tout entier et creusa une
fosse et un endroit pour y mettre le ventre. Il se mit à manger, couché à plat
ventre. Il mangea l’animal tout entier et se releva. Son ventre avait grossi et
il était tout tendu. Il se le serra avec une courroie. Le troupeau s’était
dispersé.
Lorsqu’il
avait faim, son ventre rétrécissait. Quand il mangeait bien son ventre était
tout tendu et il se le serrait. C’est ainsi que vivait l’ami Nanqytemten’.
Un
soir il venait à son habitude d’abattre un renne. Il faisait encore un peu jour
et il se faisait à manger. Le troupeau était couché. Soudain il entendit crier:
« Av-as ! Av-as ! » Il se précipita, emplit rapidement deux
épouvantails de brindilles de buissons à baies, et avec des poumons de rennes
il leur fit des visages. Après quoi il installa un peu à l’écart les deux
épouvantails avec leur visage de poumon.
Un
détachement ennemi s’était approché. Le troupeau était toujours couché.
Nanqytemten’ alla se cacher dans les buissons. De loin les ennemis se mirent à
tirer à l’arc sur les épouvantails. Leurs flèches les touchaient, mais ne les
faisaient pas tomber. Ils pensaient que c’étaient deux hommes. Ils n’arrivèrent
pas à les tuer. Finalement ils s’approchèrent, et virent que c’étaient des
épouvantails remplis de brindilles. Ils arrivèrent à l’endroit où était
Nanqytemten’. Ils se dirent : « Où donc est le maître de ce lieu ? »
Ils se posaient mutuellement des questions et dirent : « Il ne doit pas y
avoir de maître. Pourtant le troupeau est nombreux. Prenons-le, puisque les
maîtres ont disparu ? Demain nous les emmènerons. » Tout s’apaisa. Ils mangèrent abondamment.
Après le repas, ils s’endormirent. Ils avaient rassemblé toutes leurs armes
dans un même endroit et s’étaient endormis. Alors Nanqytemten’ se faufila vers
eux, approcha. Les ennemis dormaient couchés sur le dos. Il emporta dans les
buissons de la toundra les armes dont ils avaient fait un tas. Puis il revint
vers eux en ne prenant qu’une seule lance. Comme ils ronflaient, les ennemis !
Il les apostropha :
-
Av-as ! Eh, vous, les ennemis !
Ils
se levèrent en titubant. Les yeux à peine ouverts ils se mirent à la recherche
des lances. Mais rien ! Ils ne purent les trouver. Nanqytemten’ se mit à transpercer de la sienne les
ennemis désemparés. Il en tua tant et plus. Notre petit ami avait fait
provision d’armes.
Ils
voulurent se venger. Un soir, en haut d’un col de montagne, déboucha en hurlant
un fort détachement :
-
Av-as ! Nanqytemten’ !
Nullement
effrayé il garda son calme et se prépara. Les ennemis l’encerclèrent, se
massèrent autour de lui. Il se mit alors à agiter sa lance et sauta en l’air
tout en frappant sans relâche. Qu’ils étaient nombreux ! Il se fraya un chemin.
Ils se battirent à la lance et cette fois encore il détruisit le détachement
ennemi. C’est qu’il était très vigoureux et extrêmement vif.
La
vie continua. Les ennemis revenaient, mais ils ne parvenaient pas à le
tuer. Un jour il gravit la montagne
pour observer et aperçut une femme au pied de la pente. Il lui demanda :
-
Que fais-tu là ?
-
Rien.
-
Mais où vis-tu ?
-
Je n’ai pas de yarangue.
-
Oh ! Vraiment ! Tu n’as pas de logis ? Où sont tes parents ? Où sont tes frères
et soeurs?
-
Je n’en ai pas. Je suis seule.
-
Oh ! Vraiment ! Tu es toute seule ? Mais enfin où habites-tu ?
-
Dans la toundra.
-
Oh ! Vraiment ! Tu habites dans la toundra. De quoi te nourris-tu ?
-
Je cueille des plantes et je pêche. C’est ainsi que je me nourris.
-
Oh, oh ! C’est curieux !
Il
fut pris d’une grande pitié pour elle et lui proposa :
-
Vivons ensemble. Je n’ai pas de famille. Puisque tu n’en as pas non plus,
vivons ensemble.
La
femme en fut toute réjouie. Ils rejoignirent le troupeau et vécurent avec les
rennes. Ils se plantèrent une yarangue.
Bientôt elle mit un fils au monde qu’on appela Umilgu. Quand il eut sept ans
naquit un autre petit garçon.
Les
deux enfants grandissaient. Ils parcouraient la toundra ensemble. Ils partaient
souvent très loin. Leur père continuait de garder le troupeau.
Umilgu
était déjà entré dans l’adolescence, et son frère cadet Tutylqut était déjà un
grand garçon. Ils voulaient l’un et l’autre devenir des hommes robustes. Un
jour, quand Tutylqut fut devenu adolescent à son tour, Umilgu lui dit :
-
Désormais nous allons nous entraîner séparément.
-
Pourquoi cela ? demanda le cadet.
-
Parce que ce sera plus facile.
-
Bien.
Ils
se séparèrent, firent de longs séjours dans la toundra, ne revenant à la maison
que rarement. Une fois le cadet dit à son frère :
-
Je t’ai sûrement égalé, frérot.
-
Tu m’as égalé ? Tu crois cela ?
C’est
que Umilgu était très adroit. Il ajouta :
-
Non, tu ne pourras pas m’égaler.
-
Mais si, insista Tutylqut, je suis devenu ton égal. Je veux que nous luttions,
toi et moi.
-
Tu es encore trop petit !
-
J’ai vraiment envie de me mesurer à toi !
-
Nous ne pouvons nous affronter. Quand tu seras devenu plus fort, on verra. Il
ne faut pas te mettre en avant. Pour le moment mieux vaut retourner dans la
toundra.
Ils
partirent chacun de son côté. Quand ils se rencontrèrent à nouveau, le cadet
dit :
-
J’ai toujours très envie de me mesurer à toi.
-
Tu n’as lutté avec personne ? demanda l’aîné.
-
Si, avec des bêtes sauvages.
-
Lesquelles ?
-
Un ours.
-
Tu prends des adversaires bien faibles.
-
Ah ! Comment dois-je les prendre ?
-
Les ennemis t’ont-ils vu aujourd’hui ?
-
Non ! Et toi ?
-
Oh ! Moi, je me bats souvent avec eux.
-
Seul ?
-
Naturellement.
-
Ils ne t’ont pas tué ?
-
Non !
-
Sont-ils nombreux ?
-
Tout un détachement qui me poursuit.
-
Oh ! Moi, je ne pourrais sûrement pas !
Ils
repartirent séparément dans la toundra et restèrent longtemps sans se
rencontrer. Un jour ils se retrouvèrent. A nouveau le cadet dit avec insistance
:
-
Je t’ai sûrement rattrapé à présent.
Umilgu
réfléchit et se dit : « Bon ! Qu’il essaye ! Je ne peux plus lui refuser
aujourd’hui. »
-
Umilgu, reprit le cadet, je t’ai sûrement rattrapé à présent. Ne repousse pas
ma demande.
-
Eh bien ! D’accord ! consentit l’aîné.
Ils
commencèrent à lutter. Pourquoi Tytylqut avait-il tant essayé de convaincre son
frère ? Parce qu’il manquait de
jugement. Il insistait parce qu’il était tout simplement stupide. L’aîné se battit avec lui. C’est vrai qu’il
était très vigoureux, le petit, à tel point que ses pieds enfonçaient dans le
sol comme dans de la neige. Umilgu le saisit par le cou et le tira brusquement
à lui. Le petit cadet résistait. Tout à coup quelque chose craqua et le petit
s’effondra. Il s’était démis un genou. Umilgu désemparé eut pitié de son jeune
frère. Il le ramena sur son dos à travers la toundra. Le père lui demanda :
-
Pourquoi ton frère s’est-il estropié ?
Umilgu
garda le silence. Alors le cadet dit :
-
Je me le suis fait moi-même.
-
Comment est-ce arrivé ?
-
J’avais envie de me mesurer à lui. Nous avons lutté dans la toundra, et je me
suis démis le genou.
-
Pourquoi voulais-tu lutter avec lui ?
-
Je me disais que nous étions désormais de force égale.
-
Faites comme bon vous semble, dit alors le père. Vous avez votre propre
jugement.
Après
cela Umilgu repartit. Son frère, estropié, resta longtemps à la maison. Quand
il se remit, il repartit aussitôt dans la toundra. Il s’appliqua longuement à
s’aguerrir. A nouveau ils se rencontrèrent. L’aîné en fut tout heureux :
-
Oh ! Tu es guéri !
-
Oui.
-
Dorénavant parcourons la toundra ensemble, proposa Umilgu.
-
Pourquoi ?
-
Les ennemis nous recherchent. C’est un malheur !
-
Ils nous cherchent ? Vraiment ? Où nous ont-ils vus ?
-
J’en ai tué récemment dix-huit. C’est pourquoi ils veulent nous retrouver. Il
en est un, un preux étranger, que je ne pourrais tuer. Il est très fort. Pour
le moment recherchons-le. Allons observer sur la montagne.
Ils
gravirent tous deux la montagne et choisirent un point d’observation. Ils
étaient tapis au bas d’un versant quand ils virent un éclaireur se diriger vers
eux telle une mouette : il portait une combinaison de fourrure blanche. C’était
un jeune homme très agile. Il resta là un petit moment, puis repartit. Plus
tard un autre arriva. Le cadet dit :
-
Et si on attaquait celui-là ?
-
Attends, ce n’est pas le bon, répondit Umilgu.
Ils
parlaient à voix basse.
-
Pourquoi ne pas nous jeter sur lui ? dit le cadet.
-
Je te dis que ce n’est pas le bon !
Ils
repartirent.
Un
jour arriva un homme à la carrure impressionnante. On aurait dit un ours. Le
cadet fut épouvanté. Umilgu dit :
-
Oui, c’est sûrement celui que j’attendais.
-
Il va te tuer, dit le cadet apeuré.
-
On verra, et il ajouta : Ecoute ! Toi, ne bouge pas de cet endroit pendant que
nous nous battrons. S’il me tue, ne te montre surtout pas. Reste caché ici. Ne
rentre à la maison que lorsqu’il repartira et informe le père.
Quand
le preux étranger monta vers le point d’observation, Umilgu se précipita sur
lui.
-
Oh, oh ! Tu es venu ! lui dit l’autre
-
Oui.
-
Voilà, nous nous sommes rencontrés.
-
Oui, nous nous sommes rencontrés.
-
Comment s’appelle ta femme ? l’interrogea le preux étranger.
-
Elle s’appelle Nyvann’avyt - Celle-qui-Revient.
-
Dans ce cas, tu rentreras à la maison.
-
Et la tienne, comment s’appelle-t-elle ?
-
Elle s’appelle Evkagnon’av -
Celle-qui-a-la-pointe-du-pied-souple.
-
Dans ce cas tu suivras ta route d’un pied souple, dit Umilgu. Bon, assez
bavardé ! Commençons, puisque aussi bien nous nous sommes rencontrés.
Ils
commencèrent à s’affronter à la lance. Ils combattirent tout le jour. Le matin
ils reprirent le combat. La crête du point d’observation sur la montagne était
très étroite, un vrai nez pointu. Umilgu et le preux étranger s’y battirent
encore tout un jour. Soudain vers le soir, au moment où le soleil descendait,
le bout de la hampe du preux étranger se prit subitement dans l’ouverture de sa
manche et il tomba. Il dit :
-
Tu m’as eu. Tu m’as vaincu. Achève-moi à présent. Maudite soit la femme qui m’a
mis au monde avec des manches évasées.
Umilgu
acheva ce preux qui enlevait aux gens leur troupeau. Il était fort, ce
grand-là, et ses guerriers nombreux. Il était extrêmement riche en rennes, car
partout il en ravissait des quantités. Il prenait ses guerriers parmi les
miséreux faits prisonniers. C’était cet homme que le brave Umilgu avait tué. Il
s’était épuisé à manier la lance toute la journée. Il en tirait même une grande
langue qui s’agitait comme un fouet.
Umilgu
rejoignit son cadet en bas et lui dit :
-
J’ai tué l’homme le plus cruel de toutes les toundras, celui qui prenait sans
cesse leurs rennes aux pauvres.
Après
cela ils rentrèrent chez eux, l’aîné et le cadet. Ils se reposèrent un peu, le
cadet et l’aîné, puis ils repartirent. Ils se mirent à chercher leurs cousins
et finirent par les trouver. L’un d’entre eux était très adroit. Il s’appelait
Perqyjo. Ils avaient aussi un chef dont le nom était Vetgavsomylo. Ils vivaient
en haut d’un col. Quand ils arrivèrent, Vetgavsomylo reconnut tout de suite ses
neveux. Il leur dit :
-
Oh, oh ! Vous êtes venus !
-
Oui.
-
Restez ici. Tu sais, les ennemis te recherchent. Ils vont même bientôt arriver.
-
Bien ! dit Umilgu.
Ils
se préparèrent au combat, ainsi que le groupe des amis de Perqyjo.
-
Ils mettent bien longtemps, les assaillants, dit finalement Umilgu à Perqyjo.
En attendant je vais monter jusqu’au point d’observation.
-
Vas-y, si tu veux. Peut-être sont-ils en marche.
Umilgu
partit. Il examina les environs. Soudain, juste au moment où le soleil se
couchait, une grande file de traîneaux apparut dans le lointain. L’ami Umilgu
se cacha. Le soir amena les traîneaux. Les assaillants plantèrent des tentes de
toile. Dès que l’obscurité fut totale, il se dirigea vers les tentes et se
faufila sans être remarqué dans leur campement. Il écouta, tapi au pied des
tentes. Ils disaient : « Cette nuit nous nous glisserons vers les gens
d’Umilgu. » Ils voulaient se venger de lui car il avait tué leur guerrier
le plus valeureux, le grand preux tann’ytan.
-
Pour l’heure ils ont dû s’endormir, se disaient les ennemis rassemblés dans la
tente.
Quand
ils eurent fini de s’entretenir, il repartit sans faire de bruit et dit à ses
gens :
-
Les ennemis sont arrivés.
-
Oh, oh ! Vraiment ! Où les as-tu vus ?
-
Ils se sont installés là, au pied de notre ravin. Ils attaqueront ce soir.
Alors
Vetgavsomylo dit :
-
Allez vite chercher les chiens de trait. Que les uns se cachent avec leurs chiens près des tentes, les autres là, un
peu plus bas. Avec leurs chiens, eux aussi. Que d’autres encore se dissimulent
plus loin.
Ils
se tapirent avec leurs chiens des deux côtés du ravin.
Soudain
la longue file des traîneaux arriva dans le noir. Elle avançait en montant à
flanc de ravin. Dès qu’ils eurent un peu dépassé ceux qui étaient en embuscade
en bas, ceux-ci lâchèrent leurs chiens. Les chiens excités se jetèrent sur les
traîneaux. La grande file des traîneaux fila droit devant elle. Alors, de tous
les côtés ils se mirent à lâcher les chiens qui se précipitèrent en hurlant.
Les traîneaux s’agglutinèrent. Les ennemis se mirent à s’entretuer avec leurs
propres armes. Seule une partie d’entre eux en réchappa. On les garda comme
guerriers.
La
vie reprit. Ils se remirent à parcourir inlassablement la toundra et à
s’affronter à la course à pied.
Or
donc vivaient ensemble de nombreux clans d’éleveurs. Ils avaient de multiples
rangées de yarangues. Leurs troupeaux
étaient immenses, à tel point que les bêtes se déplaçaient à leur gré. Ils
vivaient ainsi depuis très longtemps.
Il
y avait parmi eux un homme malfaisant nommé Motlynto. Un soir Motlynto
déambulait dans le camp, écoutant ce qui se disait à l’intérieur. Il passa près
de la yarangue d’un éleveur pauvre
qui vivait avec ses deux petits garçons. Il tendit l’oreille. Ils étaient en
train de boire leur bouillon au sang de renne. L’homme possédait peu de rennes.
De
retour chez lui Motlynto dit à ses proches :
-
Vous savez, on dit que les gens commencent à reprendre leurs bêtes. Démontons
vite notre yarangue et partons dans
la toundra.
Ils
démontèrent rapidement leur demeure et détachèrent une partie du troupeau. En
toute hâte ils séparèrent les bêtes, presque exclusivement des mâles, puis ils
partirent en caravane dans une direction de la toundra où les campements sont
rares. Motlynto y resta quelque temps caché, puis au milieu de la nuit il
revint crier à travers les yarangues :
-
Ecoutez, on dit que les gens reprennent leurs rennes. Certains de nos voisins
proposent de ravir une bonne partie du troupeau.
En
réalité il mentait. Mais dès qu’il se mit à crier, les gens se levèrent dans
toutes les rangées de yarangues,
sortirent en nombre avec leurs lances, se munissant tant bien que mal de leurs
arcs. Il y eut une grande mêlée. On séparait en toute hâte les bêtes du
troupeau, en les détachant comme cela se présentait, sans chercher à les trier.
Les hommes en tuèrent une partie sur place, près de chez eux. Finalement toutes
les yarangues furent démontées et
tous les rennes disparurent. En fait il restait une yarangue sur un ancien emplacement. Elle avait été dressée telle
une colonne de pierres, comme fortifiée. On n’aurait pas pu la mettre en
pièces. Un homme et sa fille l’avaient consolidée.
Soudain
arriva un important groupe d’hommes armés. Ils voulurent abattre cette yarangue en passant autour d’elle des
courroies en cuir de morse, mais ils n’y parvinrent pas malgré leurs efforts.
Alors ils dirent :
-
Nous t’aurons par la soif.
-
J’ai beaucoup de viande et d’eau, leur répondit l’homme. Vous ne m’aurez pas
par la soif.
Ils
renoncèrent, mais dirent encore :
-
Nous aurons raison de vous tôt ou tard.
-
Jamais de la vie ! Mes cousins se déplacent avec des rennes entravés, mais vous
ne réussirez pas à les trouver.
-
Ah oui, vraiment ? Il aurait des cousins ! Où cela ? se demandaient-ils les uns
aux autres.
Ils
partirent à leur recherche. L’homme demeura sur place avec sa fille. Un soir il
dit à sa fille :
-
Levons le camp !
-
Et où cela ? demanda-t-elle.
-
Partons vite, se contenta-t-il de répondre.
Ils
partirent dans le soir. Le temps était calme, mais il neigeait beaucoup. Ils
marchèrent longtemps dans la toundra. Le père précédait sa fille. Elle ignorait
où ils allaient. Soudain l’homme disparut. La jeune fille regarda autour d’elle
: il avait dû dégringoler du rocher avec ses bêtes. Elle le rejoignit et constata qu’il s’était rompu les os. Il dit
:
-
Pars par là, droit devant toi. Tu devrais trouver des Kereks. Quand tu
arriveras chez eux, raconte-leur tout ce qui s’est passé. Ils te recueilleront
certainement et tu pourras rester avec eux. Pour toujours, jusqu’à ta
vieillesse même. Moi, je n’ai plus la force de vivre. Sur ces paroles, le
vieillard mourut, car effectivement il ne pouvait plus vivre du fait qu’il
avait tous les os brisés.
Le
père mort, la jeune fille resta seule. Elle prit la direction indiquée,
marchant longtemps sans bien savoir où elle allait. Enfin elle vit un homme qui
sortait d’une yarangue. A peine
l’eut-elle aperçut qu’il rentra brusquement. Elle se demanda : « Qui est cet
homme, et pourquoi est-il si vite entré ? ». Toute gênée elle se dirigea
néanmoins vers lui. Elle arriva : c’était bien des Kereks. Ils l’interrogèrent.
Elle leur raconta toutes ses aventures, à commencer par sa vie avec les gens
des yarangues. Elle leur parla aussi
de ses cousins, mais sans pouvoir dire où ils étaient.
-
Tes cousins, nous les connaissons, dirent les Kereks. Ils sont déjà passés par
chez nous.
Ils
firent entrer la jeune fille.
Une
nuit on entendit arriver un attelage de rennes. C’était Qunlelu et ses hommes.
En arrivant il demanda :
-
N’avez-vous pas vu les ennemis ?
-
Oh, oh ! Est-ce toi ?
-
Oui.
-
Les ennemis, nous ne les avons pas vus. Mais votre cousine est ici.
-
Tiens ! Vraiment ! Et où donc ?
-
Elle est cachée là dessous.
-
Je veux la voir. Oui, j’ai très envie de la voir.
Ils
descendirent tous sous terre. Elle y vivait à l’aise, bien que dans les
profondeurs, sous leur yorongue. Une
lampe répandait sa clarté. Elle y vivait dorénavant avec son époux, un très bel
homme. Qunlelu dit :
-
Eh bien, ma soeur, nous allons partir. Reste tranquillement ici.
Les
ennemis la recherchaient, leur cousine. C’est pourquoi les Kereks l’avaient
cachée. Elle en était toute heureuse. Dans sa joie Qunlelu l’avait appelée sa
soeur bien qu’elle ne fût pas sa soeur, mais sa cousine.
Les
hommes de Qunlelu repartirent. Ils se battaient partout. Toutes sortes
d’ennemis étaient à leur recherche, et ils devaient les affronter. Le troupeau
de Qunlelu s’était multiplié. Au départ, éleveur pauvre, il avait parcouru la
toundra. Il y était devenu très habile. Il était devenu chamane aussi.
Ils
s’éloignaient, faisant mine de fuir l’ennemi. En chemin il avait vu un homme.
Visiblement c’était un petit orphelin qui commençait à mourir de froid. Il le
recueillit, l’emmena chez lui. Arrivé à la maison, il le réchauffa. C’était, à
ce qu’on dit, Uqqemqej.
Bientôt
Qunlelu eut rassemblé un petit détachement de gens qu’il avait tous trouvés
dans la toundra. Un soir un important groupe de traîneaux se rapprocha à
nouveau. C’étaient des ennemis. Ceux-ci se rendirent chez les Kereks. En
arrivant ils demandèrent :
-
Où sont les gens de Qunlelu ? Ne les avez-vous pas vus ?
-
Quel Qunlelu ? Dites-le-nous !
-
Vous feignez de ne pas savoir !
-
Mais non, nous ne connaissons pas ces gens, dirent les Kereks.
-
Et par qui ont été faites ces traces, là ?
-
Nous ne savons pas.
-
Où est la cousine de Qunlelu ?
-
Nous ne savons pas. Nous ne connaissons pas du tout ces gens.
Ainsi
ils n’en dirent rien bien que sa cousine se trouvât ici. Le détachement s’en
fut, suivant la trace de Qunlelu. Quand il apparut, Qunlelu se mit à réfléchir.
-
Qunlelu ! Fuyons vite ! lui dirent ses compagnons.
-
Non, attendez ! Laissons-les approcher, répondit-il.
Il
réfléchit encore. Il se demandait comment agir pour le mieux. Ses hommes
étaient peu nombreux. Ils s’appelaient Petyvtysgyn, Irepiqytym, Vetgavkytuvje,
Segrajno, Yttyqonaj, Riqquqej et Uqqemqej, trouvé dans la toundra. Les autres
aussi avaient été trouvés dans la toundra.
-
Pour le moment attachons les rennes aux traîneaux et avançons ainsi, avec les
rennes en remorque, dit finalement Qunlelu.
Ils
attachèrent les rennes à leurs traîneaux. Les ennemis étaient déjà tout près.
Kunlelu se dévêtit, resta sans combinaison. Le temps était très calme. Il n’y
avait pas de nuages. Une fois dévêtu, levant la tête vers le ciel, Qunlelu se
mit à hurler à la manière des loups.
Après
cela il remit sa combinaison et le ciel se couvrit rapidement.
Il
remit sa ceinture et la neige se mit à tomber.
Il
remit son bonnet et la tempête se déchaîna.
Il
remit ses gants et le brouillard s’installa.
Quand
il eut fini, il alla vers les attelages et s’assit sur son traîneau. On ne
voyait pas le bout de son nez, et pourtant ils se mirent en route. L’ami
Irepiqytym ouvrait le chemin. Ils avancèrent ainsi tant bien que mal. Le soir
tomba. Alors les guerriers de Qunlelu firent halte. A ce moment le temps se
remit peu à peu au beau. Qunlelu dit à ses compagnons :
-
Amis, les ennemis dorment, en plein sur la route, complètement épuisés.
-
Oui, c’est probable ! lui firent écho ses compagnons.
-
Nous pouvons revenir sur nos pas ! reprit Qunlelu.
-
D’accord, allons-y ! dirent-ils.
Ils
rebroussèrent chemin. Quand ils furent revenus il dit tout bas à ses compagnons
:
-
Amis, glissons-nous vers eux ! Ils sont tous endormis. Laissons les rennes ici
et allons-y à pied. Prenons toutes nos armes, car leur sommeil est peut-être
feint. Ou plutôt contentons-nous de prendre nos lances.
Oui,
les compagnons de Qunlelu étaient intrépides et bien préparés. Ils se
glissèrent vers les dormeurs. Quand ils se furent approchés, ils constatèrent
qu’ils dormaient profondément.
Qunlelu
dit :
-
Retirons les lances et les arcs qu’ils ont mises dans leurs traîneaux et
emportons-les loin dans la toundra. Quand nous aurons fini de transporter leurs
armes, nous les abattrons en les acculant contre les traîneaux.
Ils
retirèrent les armes des traîneaux et les emportèrent dans la toundra. Les
ennemis étaient toujours profondément assoupis.
-
Allons-y, abattons-les ! dit alors Qunlelu.
Ils
les transpercèrent les uns après les autres. Les ennemis se redressèrent tout
affolés et sautèrent sur leurs pieds. Reprenant bientôt leurs esprits ils
cherchèrent en vain leurs armes dans les traîneaux. Les guerriers de Qunlelu en
abattirent tant et plus, arrosant de flèches ceux qui s’enfuyaient. Une fois de
plus ils en avaient anéanti un bon nombre. Ils n’étaient pas nombreux, mais
Qunlelu leur insufflait la ruse. Ils détachèrent tous les rennes et les
emmenèrent chez eux. Les hommes qui n’avaient pas été tués, ils en firent des
bergers.
Les
hommes de Qunlelu avaient fini par accumuler un troupeau considérable étant
donné que partout ils ravissaient des rennes. Aussi les ennemis les avaient-ils
recherchés sans relâche. Puis ils avaient cessé de se manifester.
Un
beau jour Qunlelu se mit en rage. Il dit :
-
Dites ! Qui a dressé les gens du campement les uns contre les autres ?
-
Je sais qui l’a fait, s’écria un des hommes. C’est Motlynto !
-
C’est vrai ! dit Qunlelu. C’est lui que nous devons rechercher dorénavant. Où
peut-il être ? Eh bien, Uqqemqej, où
trouver Motlynto ? Où est-il ?
-
Nous allons le trouver, dit Uqqemqej qui ajouta : abattons le plus grand des
rennes mâles blancs et une grande femelle, et nous procèderons au rite.
-
Bien !
Ils
tuèrent les bêtes désignées pour le sacrifice. Uqqemqej procéda au rite
sacrifiant ce qui avait été trouvé dans la toundra.
-
Pour le moment, dit-il, partons vers la grande montagne qui se dresse à part.
Nous verrons un élan sur la crête. Nous y procèderons à un nouveau rite et nous
trouverons peut-être Motlynto. Si nous tuons le grand élan, nous le trouverons
peut-être.
Là
dessus ils mirent fin au rite et emmenèrent leur caravane de traîneaux droit
devant eux, sans bien savoir où ils allaient, à la recherche de la montagne
inconnue. Irepiqytym déterminait la voie à suivre. Il avait un attelage de
rennes blancs. Il dit soudain :
-
Il y a là-bas une sorte de haute montagne. Peut-être est-ce celle-là ?
Uqqemqej
reprit :
-
Oui, c’est peut-être celle-là, en effet. Allons dans cette direction. Nous
verrons quelle est cette montagne.
La
caravane de traîneaux continua dans cette direction. Effectivement,
bientôt apparut une grande montagne
isolée. Sur la crête, tel un immense pilier de pierre, se tenait un énorme élan.
Ils dressèrent le camp au pied de la montagne. Puis ils en firent l’ascension à
trois, Irepiqytym, Uqqemqej et Qunlelu. Ils s’approchèrent du grand élan et se
glissèrent vers lui. Il était là, énorme, tel un immense pilier de pierre. Ils
tendirent tous trois leur arc et tuèrent le grand élan à bout portant. Ils le
firent rouler au bas de la montagne et le portèrent jusqu’à la yarangue. Les femmes le dépecèrent.
-
Nous allons essayer de trouver Motlynto, dit Uqqemqej.
Uqqemqej
procèda au rite. En fait il s’amusa au lieu de le faire sérieusement.
-
Pourquoi t’amuses-tu ? Trouve-nous vite Motlynto, lui demanda Qunlelu.
-
A présent, dit Uqqemqej, nous irons directement en caravane chez Motlynto.
Allons dans cette direction. Toutefois nous ne les trouverons pas tous. Ce sera
difficile. Allons-y tout droit. Ils vivent là-bas, tapis dans le sol comme des
hermines. Ils veillent sur Motlynto. Allons les chercher. Quand nous trouverons
leur gîte, nous les interrogerons. Tant que nous ne parviendrons pas à l’intérieur
de la terre, il sera impossible de les débusquer.
Uqqemqej
cessa de parler.
-
Nous finirons bien par mettre la main sur Motlynto, dit Qunlelu.
Ils
firent repartir leurs bêtes et s’en allèrent en caravane. Ils avancèrent
longtemps. Ils avaient chacun leur traîneau, Irepiqytym, Qunlelu et Uqqemqej.
Irepiqytym continuait de servir d’éclaireur. Tout à coup il dit :
-
Un homme vient de sortir de terre et y est rentré aussitôt.
-
Ce sont certainement ceux qui vivent sous terre, dit Uqqemqej.
-
Allons vite vers lui, dit Qunlelu.
Irepiqytym
montrait le chemin. Ils arrivèrent. Effectivement il y avait là une entrée dans
le sol, comme un trou d’hermine.
-
Pour le moment restez cachés ici, dit Qunlelu. Moi, je vais essayer de capturer
celui qui est sorti.
Il
se mit aux aguets. Il avait des rennes blancs. Son renne de trait était une
femelle très rapide avec une excroissance au bout de ses bois au-dessus du nez.
Qunlelu aussi était tout blanc car il portait une combinaison toute blanche,
des culottes blanches, des gants blancs, et même son traîneau et les brides de
ses bêtes étaient blanches.
Soudain
un adolescent se montra. D’abord il sortit seulement la tête, regarda
soigneusement autour de lui, puis finalement sortit tout son corps. Il sauta
dehors. Il ne vit pas Qunlelu en embuscade. Celui-ci bondit sur lui, l’attacha
avec une bride et le jeta sur la traverse de son traîneau, le maintenant sous
ses pieds. De retour il l’empoigna et le porta à ses compagnons.
-
Où est Motlynto ? s’enquirent-ils.
L’adolescent
ne répondit pas car il était épouvanté. Ils le rassurèrent et répétèrent leur
question.
-
Motlynto vit par là, leur raconta-t-il. Mais personne ne peut parvenir jusqu’à
lui.
-
Tiens, vraiment ! Et pourquoi cela ?
-
Il a bâti un haut mur de pierres autour de son logis. Ce rempart est si élevé
que personne ne peut y accéder. De plus, c’est hiver. Il a versé de l’eau sur
le mur qui s’est recouvert d’une glace râpeuse. Il est tout à fait impossible
d’en faire l’ascension.
Il
se tut.
-
Eh bien, merci à toi, dit Qunlelu, qui ajouta pour ses amis : Allons chez ses
proches. On verra. On les questionnera.
-
D’accord, dirent ses amis.
Ils
allèrent chez ces gens. Comme ils furent terrorisés ! Qunlelu leur dit :
-
Où sont les hommes de Motlynto ?
-
Tu auras beau faire, nous ne te dirons rien, répondirent-ils.
-
Parlez, et vite !
Qunlelu
était très emporté, mais il ne put rien en obtenir. Alors il leur demanda :
-
Vous êtes des gens de Motlynto ?
-
Naturellement, crièrent-ils tous.
-
Vous ne voulez pas parler ?
-
Non, non et non ! Et nous dirons tout sur toi si vous le tuez.
Quand
ils eurent prononcé ces paroles, Qunlelu furieux bondit dehors. Il saisit sa
lance, s’élança à nouveau dans le logis et les tua tous. Puis il ressortit et
dit à l’adolescent :
-
Vis avec nous si tu le veux. Va aux traîneaux et vêts-toi.
Le
malheureux adolescent, qui n’avait pas de combinaison de dessus, était en train
de mourir de froid. Il arriva aux traîneaux où Irepiqytym l’y conduisit. On l’y
vêtit des meilleurs habits. Puis ils prirent ensemble la direction du rempart.
Le soir tombait. Ils aperçurent le grand rocher que l’on avait effectivement
arrosé. Ils levèrent les yeux. Dans l’obscurité on distinguait à peine la glace
râpeuse qui le recouvrait. L’ami Qunlelu se mit à réfléchir. Il pensait : « Que
faire ? »
-
Va donc faire le tour du rocher ! dit-il à Irepiqytym.
-
J’y vais ! répondit celui-ci qui partit d’un côté et revint de l’autre. Il est
comme cela tout autour, dit-il au chef du détachement.
-
Bien ! dit Qunlelu.
Alors
il détela son renne blanc, une femelle rapide avec une excroissance au bout de
ses bois. Cette excroissance était très pointue. Il déroula une grande courroie
qu’il attacha à la bête, puis il leva la bride et frappa la femelle. Elle se
rua vers le haut. Elle se mit à planter ses bois dans la glace tout en
grimpant. On aurait dit qu’elle fouettait la glace avec ses pattes de derrière,
tandis que de ses pattes de devant elle ne faisait que l’effleurer. Enfin elle
parvint au sommet. L’ami Qunlelu grimpa, tout sourire. La bête tenait bon. Elle
tira son maître vers le haut. Il était tout heureux. A son tour il tira ses
amis à lui. Puis ils se laissèrent glisser de l’autre côté où se trouvait la yarangue de Motlynto. C’était vraiment
une grande demeure. Ils se faufilèrent à travers l’obscurité nocturne. Qunlelu
retourna son petit traîneau et, de propos délibéré, tapa sur les patins en
fanon de baleine. Le grand Motlynto s’éveilla et dit :
-
Qu’est-ce ? Etes-vous de chez nous ? demanda-t-il de l’intérieur du logis.
-
Oui, sors vite, nous t’attendons, lui dit Qunlelu.
-
Attendez ! J’habille mes enfants.
Les
enfants se mirent tous à sangloter. En fait il était en train d’égorger ses
propres petits.
-
Sors vite ! Tu te fais bien attendre ! l’appela Qunlelu.
-
Attends ! Ma femme s’habille.
En
réalité il la tuait. Il acheva tous les membres de sa propre famille. Puis il
fit un grand bond. Du trou de fumée il déchira le toit et sauta avec sa lance
sur le sol. L’ami Qunlelu se jeta sur lui. Et de se frapper de toutes leurs
forces à coups de lance. Soudain le bout de la lance de Motlynto tomba. Il se
battit encore un peu avec la hampe. Puis Qunlelu lui trancha les bras. Il resta
sans mains. Alors Qunlelu lui demanda :
-
Pourquoi avoir induit les gens en erreur et t’être enfui ensuite ?
A
cet endroit vivaient les amis de Motlynto, un groupe de riches éleveurs
tann’yt. Comme bergers ils utilisaient des éleveurs pauvres. Ils avaient la
belle vie. Motlynto se nourrissait chez eux.
Qunlelu
dit à ses amis :
-
Faites-le monter vers notre yarangue, dit Qunlelu à ses amis, et forcez-le à
aller chercher son troupeau. Qu’il l’amène lui-même !
Puis
Qunlelu se dirigea vers la yarangue des
Tann’yt. En entrant il leur dit :
-Êtes-vous
des éleveurs riches ?
-
Pas du tout ! répondirent-ils.
Ils
commencèrent à tirer à l’arc sur Qunlelu. Il ferma la porte et la bloqua. De
l’intérieur de la yarangue ils lui
décochèrent de nombreuses flèches. Puis ils restèrent sans flèches. Ils les
avaient toutes lancées. Ils n’en avaient plus.
-
A mon tour à présent, leur dit Qunlelu. Puisque vous n’avez pas pu me tuer, je
vais vous abattre.
Il
ôta sa ceinture, fit tomber de son giron une foule de pointes de flèches qui
l’emplissaient comme des pierres. Il les déversa sur le sol. Il tira sa lance
et il commença à les tuer les uns après les autres, ces riches éleveurs. Ils
baignaient littéralement dans leur sang qui coulait comme de l’eau. Il les tua
tous. Il n’en laissa pas un seul. Puis il repartit vers la demeure de ses amis.
En arrivant auprès d’eux il dit :
-
Faites-en un berger. Qu’il garde les bêtes. Sans mains !
Ainsi
Qunlelu avait retrouvé Motlynto. Bien qu’il n’eût plus de mains, il en fit un
berger. Il était comme quelqu’un qui garde les mains sous son habit. Pour que
le sang ne coule pas on lui avait bandé les mains.
Or
donc il y avait un grand campement. Une troupe surveillait les ennemis. Les
femmes étaient très nombreuses. Un des hommes de ce clan boitait, mais il était
très vigoureux. Il ne guerroyait pas avec les autres car il se déplaçait
lentement. Il s’appelait Pyglyn. Un jour toute la troupe était partie à la
guerre. Seules les femmes étaient restées à la maison. Pyglyn aussi. Il était
le seul homme. Chaque fois que la troupe se mettait en campagne, il restait
seul. C’était un homme corpulent.
Un
jour donc, tous étaient partis à la guerre et il était de nouveau resté seul
avec les femmes. Soudain celles-ci se mirent à crier :
-
Regardez ! Un détachement ennemi arrive. Qu’allons-nous faire ?
Elles
étaient en plein désarroi et elles criaient :
-
Malheur ! Qu’allons-nous faire ?
Pyglyn
leur dit sans élever la voix :
-
Allons, taisez-vous !
-
Ils approchent. Qu’allons-nous faire ?
-
Qu’ils approchent, répondit Pyglyn, et il dit à un grand groupe d’entre elles :
-
Rassemblez les perches des trépieds de chaque yarangue. N’en laissez qu’une par trépied. Apportez aussi les plus
grosses perches transversales, et les perches de soutien. Seulement faites vite
!
-
Compris !
Elles
s’en furent promptement, arrachèrent les perches des trépieds de toutes les yarangues. Elles n’en laissèrent qu’une
par trépied et apportèrent les plus grosses perches de soutien. Elles en
rassemblèrent un grand nombre.
Il
leur dit :
-
Vite ! Allez vous cacher là-bas dans la dernière yarangue.
Les
femmes allèrent vite se cacher. Il tendit une lanière sur une des grosses
perches de soutien et en fit un arc. Puis il attendit les ennemis. Ils
arrivèrent en poussant de grands cris :
-
Aav-as ! Av-as !
Une
importante troupe d’ennemis débouchait à vive allure. En arrivant ils
inspectèrent les yarangues.
-
Où sont les gens ? Où sont donc les maîtres de maison ?
Ils
cherchaient des gens dans toutes les yarangues.
Ils finirent soudain par en trouver dans celle qui était la plus à l’écart :
-
Eh ! Il y a des gens ici !
Leur
chef dit :
-
Où y a-t-il de grosses courroies ? Sortez-les ! Passez-les autour de la yarangue.
-
Vite ! Passons-les vite autour de la yarangue.
Ils
partirent en courant dans tous les sens, se saisirent des courroies et les
tendirent fortement. Mais ils ne purent renverser la yarangue car elle était très solide. Elle avait été renforcée. Des
quantités de pierre avaient été posées tout autour.
A
ce moment Pyglyn prit ses perches et se mit à les envoyer en guise de flèches
sur ceux qui se trouvaient face à la porte. Il les abattit tous. Pourtant ils
étaient nombreux, les ennemis. Ils couraient dans tous les sens. Pyglyn s’était
appliqué à les faucher avec ses perches-flèches. C’est qu’il était avisé,
Pyglyn. Il avait fait un arc avec une perche transversale et les perches de
trépied lui servaient de flèches.
Soudain
un groupe d’hommes qui se tenaient à une extrémité de la courroie vinrent se
placer face à la porte. Il tira et les abattit tous. Ceux qui se trouvaient de
l’autre côté tombèrent et se mirent à hurler :
-
Que se passe-t-il ? Que font les hommes à l’autre bout de la corde ?
Ils
accoururent vers l’entrée et se retrouvèrent face à lui. Alors Pyglyn les
faucha en masse. Les combattants
devenaient de moins en moins nombreux. Dès le début du combat les femmes
avaient fait des flèches : elles brisaient les perches de trépied en écartant
les fentes. En fin de compte Pyglyn le boiteux sortit et se mit à tirer sur les
ennemis. Leur détachement fut anéanti au milieu de leurs hurlements. Pyglyn
arrosait les fuyards de flèches. Les ennemis furent complètement détruits sauf
un tout petit nombre, huit ou cinq d’entre eux, qui réussirent à s’enfuir.
La
bataille de Pyglyn était terminée. Comme les femmes étaient heureuses !
-
Eh bien, montrez-vous ! Mon combat est fini. Tous les ennemis sont en fuite,
leur dit-il.
Elles
se mirent à sauter de joie. Elles bondissaient.
Quelques
jours après arriva la troupe des guerriers du campement. Les femmes leur
racontèrent ce qui s’était passé. Pyglyn aussi. Il leur raconta le combat
contre les ennemis, comment il les avait anéantis avec des perches de trépied
en guise de flèches et une perche de soutien en guise d’arc. Il dit :
-
Le détachement ennemi a attaqué brusquement, mais à moi seul je les ai bien
contenus.
Les
hommes du détachement le félicitèrent. Ils dirent :
-
Grand merci à toi. Tu es un brave.
Il
avait été d’une aide précieuse, notre boiteux, bien qu’il ait été le seul
homme, et il avait anéanti un grand détachement ennemi.
Donc,
un éleveur vivait dans la toundra. Il n’avait pas d’enfants. Eh bien ! il
faisait paître ses rennes tout à fait constamment.
Une
fois il était allé monter sa garde. Soudain il entendit un gémissement et
pensa : « Tiens ! Qu’ai-je entendu ? Eh bien ! Je
vais aller voir. » Alors il alla voir en se guidant simplement sur le
gémissement. Tout à coup il aperçut un aigle qui avait une aile brisée. Il alla
vers lui et l’emporta dans sa yarangue.
L’aigle y resta longtemps malade. L’homme abattit mainte bête de son troupeau
afin que l’aigle se rétablisse. Finalement l’aigle se mit peu à peu à parler.
Il dit :
-
Allons, cesse d’abattre ton troupeau !
L’homme
lui dit :
-
Eh bien, dès que je t’aurai guéri, alors je cesserai d’abattre mes bêtes.
Puis
le troupeau finit par diminuer peu à peu. Et le printemps arriva. Ses rennes
devenaient de moins en moins nombreuses. L’aigle, lui, se rétablissait
progressivement. L’été arriva. Le troupeau avait fondu, mais l’aigle était
guéri. Il dit :
- Eh bien, j’ai dévoré ton troupeau. Allons
chez moi, puis je te ramènerai à ton tour ici.
Et
ils partirent. L’aigle lui avait dit :
-
Monte sur mon dos.
L’homme
était monté sur le dos de l’aigle. Puis ils avaient longtemps voyagé. Enfin on
commença à approcher peu à peu. On arriva. D’abord ses frères dirent :
-
Bon, tuons-le et mangeons-le !
L’aigle
leur dit en colère :
-
Ah non ! Il m’a sauvé la vie, et vous, gare ! vous voulez le tuer.
Ils
restèrent là longtemps. Finalement l’aigle dit un jour :
-
Adieu, je vais te reconduire chez toi.
Il
lui donna une petite boîte et dit :
-
Quand tu arriveras chez toi, ouvre cela.
Puis
ils partirent. Finalement l’aigle amena l’homme à sa demeure et il rentra chez
lui. L’homme ouvrit la boîte : un troupeau s’y était créé. C’est tout.
Or
donc, des habitants du bord de mer vivaient à trois, le père, la mère et leur
fils. Le père ne pouvait obtenir de son fils qu’il se mariât. Le fils finit par
lui dire :
-
Je ne prendrai pas une fille d’ici !
-
Et où prendras-tu une épouse ? demanda le père.
-
J’ai trouvé la fille d’un éleveur de rennes. C’est elle que je veux épouser.
-
Tu ne cours pas assez vite. Tu ne pourras pas l’épouser ! dit le père.
-
Si, je pourrai ! Je l’épouserai ! répliqua le fils.
-
Dans ce cas ! Va la chercher !
-
Bien ! dit le fils, qui ajouta pour sa mère : fais-moi dix paires de plekyt et mets de la viande à
l’intérieur. Remplis-les tous de viande.
-
Bien, dit la mère.
Elle
acheva les bottes et les remplit de viande. Puis le fils dit :
-
Bien ! Je vais m’en aller !
-
Quand reviendras-tu ? lui demanda-t-elle.
-
Quand deux lunes auront passé.
-
Très bien ! Mais au moins ne me déçois pas ! dit-elle.
Le
jeune homme partit. Il était rapide et marchait vite. Ses plekyt s’abîmèrent, il en sortit d’autres et les enfila. Il mangea
la viande qui s’y trouvait et s’endormit. Il repartit dès qu’il se réveilla.
Quand le soir survint, il s’endormit. Puis il reprit une nouvelle fois sa
route. Il usa de nouveaux plekyt et
en mit d’autres. Cette fois encore il mangea la viande. C’est ainsi que le
jeune homme voyageait. Il finit par user neuf paires de plekyt. Il avait mis les derniers, les tout derniers...
Soudain
il aperçut un campement de dix yarangues et
un très grand troupeau. Le jeune homme se cacha. Quand la nuit fut tombée il se
dirigea vers les habitations. Il arriva en catimini vers la yarangue la plus écartée. Il colla
l’oreille au toit et écouta. Un père y disait à une jeune fille :
-
Marie-toi !
-
Non, on ne me mariera pas avec quelqu’un d’ici ! dit sa fille.
-
Bien ! Mais où te marieras-tu ? dit le père.
-
Chez ceux du bord de mer, dit-elle.
-
Est-ce possible ? demanda le père.
-
Oui, c’est possible !
-
Très bien ! Soit ! dit le père.
Le
jeune homme récemment arrivé était déjà venu ici, chez la jeune fille.
Visiblement ils s’étaient entretenus en secret.
-
Bon ! Trouve-toi un époux ! Trouve-le aujourd’hui même ! dit le père.
-
Bien, je le trouverai.
Le
jeune homme l’entendit qui disait ces mots. Il se dit en lui-même : « Je
vais entrer ! » Il se dirigea vers la porte, frappa.
-
Qui est là ?
-
C’est moi !
-
Va voir ! Fais-le entrer ! dit le père à sa fille.
-
J’y vais, dit la jeune fille.
La
jeune fille sortit. Ils se prirent par la main et entrèrent dans le relkun. Le père regarda le jeune homme.
Il fut tout content et dit :
-
Eh ! Quel beau garçon !
La
jeune fille fit cuire de la viande, toutes sortes de viande. On mangea. Puis le
père dit :
-
Bon ! Puisque je n’ai pas pu marier ma fille et qu’elle a trouvé un bon garçon,
qu’ils partent chez lui, les voisins finiraient par se réveiller. Partez ce
soir ! S’ils te voient, ils te tueront !
Dès
que le soir fut tombé ils se mirent en route. En chemin ils dormirent plusieurs
nuits sur le sol. Il portait la jeune fille sur son dos. Finalement ils
arrivèrent à la maison. Le père du jeune homme dit :
-
Voyez-moi ça ! Puisque tu as trouvé une brave jeune fille, merci à toi ! C’est
la première fois que je vois une jeune fille comme celle-ci !