" CHUKCHEE MYTHOLOGY "
Textes recueillis par Vladimir Bogoraz
(Leyden 1910 - New York 1913)
(Les titres et, sauf indication contraire, les notes sont de Bogoraz)
Préface de Bogoraz à " Chukchee Mythology "
De cette brève préface nous citerons les considérations suivantes :
" In contrast to the Koryak, the Chukchee language has hardly any
dialects to speak of. This is probably due to the mobility of the tribe
and to the frequent intermarriages between the Reindeer and the
Maritime branches of the tribe… There exist some differences in the
vocabularies of the Kolyma and Pacific coast regions. Several words
that are used on the Pacific coast, - particularly south of the Anadyr
River, - are found also in the Koryak language. The Reindeer people of
the Kolyma know their meaning, but usually employ other words, which
are in turn known, though not commonly used, on the Pacific coast. The
people of the Arctic villages speak faster and harsher than the
Reindeer Chukchee of the inland. "
" The pronunciation of women differs from that of the men… The female
speech… sounds quite peculiar, and is not easily understood by an
inexperienced ear. The women are not by any means unable to pronounce…
like men, and in tales, when quoting a man's words they use the male
pronunciation. But in ordinary conversation the male pronunciation is
considered as unbecoming a woman. "
" Specimens of female pronunciation will be found in a few songs of the
Reindeer Chukchee of the Kolyma, all of which belong to women. "
" A few songs, proverbs and word games ("fast speeches"), taken down
among the Reindeer Chukchee of the Kolyma have been incorporated in
this collection. These songs are not mere improvisations, like most of
the songs of the Reindeer Chukchee, since I heard some of the words
repeated many times without change. "
" Proverbs are quite few and undeveloped. I am not sure that these
phrases are proverbs in the strict sense of the term, though they are
fairly generally known and used in stereotyped form. Word games are in
use among children, just as those of Europe. Those given here are well
known also on the Pacific coast… "
Table des matières de " Chuktchee Mythology "
Mythes et contes
1. Les chamanes eskimos
2. La femme et l'esprit du lac
3. La fille et le crâne
4. Le jeune homme qui reçut des pouvoirs surnaturels des kele
5. Lutte avec les kele
6. L'eskimo et l'éleveur de rennes
7. La visite des kele
8. L'enfant-monstre
9. L'orphelin
10. L'aventure d'Umqeqej
11. Les aventures des frères
12. Les enfants emportés par un géant
13. Le corbeau et les petites filles (conte du corbeau)
14. Conte du corbeau Kuurkyl
15. Histoire d'un polygame
16. La femme qui épousa la lune et le kele
17. Bataille avec les Tannyt
18. Les deux chamanes
19. L'homme qui épousa une fille du ciel
20. L'homme qui rendit visite aux ours polaires
21. Le chamane et les kele
Incantations
1. Incantation sur le compte d'un malade
2. Incantation du pilet (incantation du cours moyen de l'Anadyr)
3. Incantation pour dresser un renne sauvage
4. Incantation pour se garder des kele
5. Incantation pour se protéger de la venue des kele
6. Pour chasser les animaux marins
7. Pour guérir un homme malade
8. Incantation pour les maux d'estomac
9. Incantation pour ramener un mort
10. Incantation d'une femme rejetée par son mari et jalouse de sa rivale
Chants
Chants chamaniques
Proverbes, Devinettes, Mots à dire vite
NB. (le chant N°16 est en partie le même que le N°46 de " Matériaux… "
(1900). Les proverbes et " mots à dire vite " sont les mêmes que dans "
Matériaux ".
1. Les chamanes eskimos (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc autrefois les Eskimos et les gens de l'île Saint-Laurent
s'affrontaient. Le vent se joua d'un homme de cette contrée-ci. Il fut
emporté par la banquise. Il y passa un mois. Le brouillard s'installa.
La terre n'était pas visible. Soudain il entendit un morse qui
appelait. Il se recroquevilla dans son habit, comme cela. Or un autre
homme lui rendit visite, un chamane qui le réveilla alors qu'il dormait
sur la glace :
- Oh ! Comme c'est curieux ! Tu es ici !
Alors il ouvrit les yeux. Oh ! Comme il se mit à pleurer ! L'autre dit ceci :
- Ne pleure pas. Il y a un village tout près. Des gens de Saint-Laurent, je pense.
Ils le virent, accostèrent. Il y avait une yarangue, des habits en peau
d'oiseaux, des combinaisons en peau d'oiseaux. Des Eskimos eux aussi.
Ils parlaient la même langue. Alors on les attrapa, on les saisit, ces
deux hommes. On attacha le chamane. L'autre, on le tua en lui enfonçant
un foret dans la tête, dans le sommet du crâne. On le tua. Le chamane,
on le relâcha, on en fit un serviteur. Il passa une nuit en ce lieu.
Dès qu'ils furent endormis, il sortit. Il appela l'esprit des morses,
criant tourné vers la mer. Soudain de loin arrivèrent les morses. Oui,
les morses arrivèrent ! Ils semblaient former une terre. Le chamane se
mit à marcher sur leurs têtes. Il partit. Quand il était passé, le
morse allait se placer devant. Un vieux morse mâle lui dit :
- Oh ! Sur toute la terre votre peuple nous convoite. Il en reste une partie. Votre peuple est sûrement mauvais.
Il dit à deux morses mâles de deux ans :
- Bon ! Eh bien ! Portons le visiteur.
L'un d'eux le fit monter sur son corps. Et ainsi il s'immergea. Le
vieux morse mâle, ce sage, se contenta de suivre. Quand l'un était
fatigué, il s'installait sur l'autre. Dans la nuit ils virent un bloc
de glace.
- Mes gens sont épuisés, dit le vieux mâle, qu'ils dorment !
Ils déposèrent l'homme sur le bloc de glace, et le vieux mâle dit à l'homme :
- Dors sur la glace. Nous, nous dormirons près de toi dans l'eau.
Ils gonflèrent les flotteurs de leur gorge. Ainsi ils restèrent tout à
fait en surface, comme des baudruches. Le vieux mâle s'éveilla :
- Que les gens se mettent en route ! Oh, mais tu dois avoir faim ?
- Oh oui ! dit le petit homme.
On était dans l'obscurité. Le vieux morse plongea au fond. Il regarda
l'Etoile polaire, descendit et fit apparaître un crustacé. Il donna ce
crustacé à l'homme pour qu'il le mangeât. Il mangea ces morceaux
brûlants comme si c'était de la viande tiède. Le morse les avait
probablement fait cuire en cachette. Ils étaient comme bouillants. Ils
partirent. Le milieu de la nuit était arrivé. Le vieux morse dit :
- Nous allons probablement nous approcher de la terre.
Ils reprirent leur progression. Dès que la terre approcha, le jour commença à se lever.
- Tu dois de nouveau avoir faim ?
- Oui.
Il replongea. Alors il vit des crustacés oblongs. A nouveau il mangea.
- Eh bien ! Nous allons te laisser. Dès que nous trouverons un bon glaçon de petite taille, nous te déposerons.
Effectivement ils en virent un.
- Eh bien ! Ce matin ton peuple prendra sûrement la mer. Nous en sommes inquiets.
Alors ils le déposèrent.
- Oh ! Malheur sur vous, vous m'abandonnez.
- Eh ! Mais c'est que ton peuple va arriver.
Le morse lui dit encore :
- Quand tu auras sommeil, avant de t'endormir pousse des cris comme ceux que nous poussons.
Alors il émergea, le morse, et il partit vers le large. Alors le
sommeil s'empara de l'homme. Il cria à la manière des morses et
s'endormit. Soudain il se changea en morse. Quand il fit grand jour les
chasseurs se glissèrent vers lui. Au moment où ils approchaient, il
s'éveilla. L'homme de proue s'apprêtait à le harponner. Il cria soudain
:
- Eh là ! Que voulez-vous faire ?
- Eh ! Nous avons failli te tuer. Comme c'est étrange, tu es changé en morse. Nous avons failli t'abattre. D'où sors-tu donc ?
- Vois-tu, nous sommes arrivés du village, mais notre compagnon n'est
plus. Ils se sont joués de lui. Ils l'ont tué en lui enfonçant un foret
dans la tête.
Alors il entra chez lui.
- Eh bien ! Quelles nouvelles ?
-Mauvaises ! Ce sont des gens cruels. Malheur !
L'été arriva et les gens de Uniin entreprirent un raid de représailles.
Ils réunirent des chasseurs de tous les lieux. Il en vint un très grand
nombre. Les barques étaient pleines. Dès qu'ils approchèrent, ils
virent au bord de la mer, chez ceux de Saint-Laurent, quantité de
yarangues. Derrière les yarangues il y avait la baie de Saint-Laurent.
Bref beaucoup de chasseurs passèrent par derrière dans le brouillard
sans être vus. Un vieillard d'une des barques dit :
- Allez-y, hurlez comme des loups.
Ceux de Saint-Laurent ne les avaient pas vus. Ils ne se doutaient de
rien. Quand ils se mirent brusquement à hurler, un vieillard de l'île
dit :
- Oh ! Bonjour.
- Nous sommes de l'île, dirent des adolescents.
- Répondez-leur.
Alors ils crièrent à la manière des morses. Le vieillard dit :
- Où êtes-vous ? Ils se sont changés en animaux.
En fait les gens de Saint-Laurent ne savaient pas que de nombreux
hommes avaient débarqué par derrière. Alors les gens de l'île se
cachèrent au bord de la mer. Les chasseurs se précipitèrent sur eux par
derrière et les massacrèrent. Les femmes s'étranglèrent de terreur
alors que d'autres découpaient du qopalgyn - du morse suri. Ils en
tuèrent tant et plus. Ils embarquèrent de nombreuses femmes et les
emmenèrent.
A nouveau plusieurs années passèrent. La quatrième année, ceux de
Saint-Laurent entreprirent un raid. Ils débarquèrent de nuit et
marchèrent vers les gens endormis. De l'extérieur, à coups de lance
dans les parois des yorongues ils les transpercèrent. Quand ils étaient
arrivés aux yarangues et qu'ils avaient commencé à tuer, un petit
orphelin s'était caché. Où ? Près d'une yarangue. Et il avait réveillé
les voisins. Ils étaient sortis. Alors ceux de Saint-Laurent
s'enfuirent dans tous les sens, certains même en direction de la mer.
Deux d'entre eux furent laissés sur la banquise. Ils vécurent là ainsi
sur les glaces côtières. Quand une bourrasque se déchaîna, ils allèrent
dérober de la viande. On finit par les attraper.
- Oh ! Nous n'allons pas vous tuer.
Ils ne comprirent pas et se débattirent. La nuit suivante ils
partirent. Ils volèrent des habits et s'enfuirent. C'était agréable de
marcher dans les glaces. Ils marchaient. La mer venait de geler. A
chaque pas la glace s'enfonçait et se balançait comme cela. Elle était
salée. Ils abordèrent. Un vieillard de Saint-Laurent leur demanda :
- Alors, comment sont ceux de la toundra ?
- Ma foi, très bien.
- Puissent les gens vivre en bonne entente ! dit le vieillard.
L'été arriva.
- Que les gens partent, dirent-ils.
Les gens de Saint-Laurent traversèrent. Ils chargèrent de nombreux
plats, des tas de choses, des peaux de morse. Puis ils accostèrent. Les
gens vécurent en bonne entente. Que de plats ils distribuèrent ! Un
vieillard de cette rive dit :
- Eh bien ! Qu'allez-vous donner en contrepartie ?
Ils avaient des habits en peaux d'oiseaux. Ils leur donnèrent des peaux. Ils ne connaissaient pas ces peaux.
- Qu'est-ce que ces grandes choses ?
- Des peaux de rennes.
- Comment sont ces rennes ?
On leur montra un museau de renne. Ils l'examinèrent attentivement et dirent :
- Etonnant ! Voilà comment ils sont ! Cela ressemble aux trous des peaux de morse des barques1.
- Mangez donc de leur chair.
Ils avaient fait cuire de la viande bien grasse.
- On dirait des morceaux de graisse. Que c'est bon ! disaient-ils en mangeant.
Ils repartirent en laissant un chamane, de même qu'on leur avait laissé
le leur. L'hiver arriva et on relâcha le chamane. Il partit dans la
nuit. Il avait un traîneau qu'il remorquait. Il l'avait chargé de
qopalgyn. Il marchait en direction de la lune qui brillait. Il n'en
pouvait plus. Il fut rejoint par un autre, un chamane du Nord, venu
d'une autre contrée, qui tirait lui aussi un traîneau. Alors il
entendit soudain en l'air un grand bruit. Ce chamane du Nord se
déplaçait en volant. Il se servait de longs couteaux en guise d'ailes
de part et d'autre du corps. Le chamane qui remorquait son traîneau
s'enfuit effrayé. Alors l'autre s'approcha en volant. Dès qu'il essaya
de l'attraper il plongea dans le sol. Seul le traîneau resta en
surface. L'autre chamane ne put le suivre, le chamane du Nord. Alors il
s'assit.
- Eh, eh ! Vraiment, c'est étonnant ! C'est à juste titre qu'il est
célèbre. Je suis curieux de le connaître. On dirait que c'est Kemneku2.
Nul chamane en aucun lieu n'a pu vaincre Kemneku.
Alors Kemneku conversa avec le sol.
- Malgré tout, tu m'as effrayé. Je croyais que tu étais un kele - un esprit malin. Oh ! Viens.
Il se montra.
- Donne-moi ton collier, demanda le chamane du Nord.
Il n'écouta pas.
- En échange je te donnerai ce couteau.
- Je ne te le donnerai pas.
- On ne me croira pas. Donne-le-moi, s'il te plaît.
- Eh bien, non.
- De toute façon je vais te donner un grand couteau. Vraiment, donne-moi ton couteau.
Alors ils échangèrent leurs savoirs chamaniques. Il finit par le lui donner. Et le chamane du Nord lui dit :
- Vas-y, agite ton couteau comme une aile. Vers le haut, lui dit Kemneku.
Ils échangèrent leur corps.
-Vas-y, mets le collier. Cours, envole-toi comme nous. Quand tu te
seras envolé, laisse-toi choir et tente de plonger dans le sol.
Alors il s'envola. Ayant avancé il se laissa tomber, s'immergea, fut bloqué à mi-corps.
- Oh ! Je n'ai pas pu. Donne-moi tes lanières de poignets.
- Ah non ! Je ne te les donnerai pas.
- Je te donnerai mon pendentif de dos, la queue qui me fait avancer.
Il accepta. Quand il lui donna le pendentif, le chamane du Nord lui dit :
- Bon ! Envole-toi comme moi.
Et lui-même il s'envola en vrombissant. Le chamane de Saint-Laurent dit à l'autre :
-Eh bien ! A ton tour.
Il lui donna ses lanières de poignets :
- Quand tu t'envoleras laisse-toi tomber de nouveau. Plonge dans la terre.
Alors le chamane du Nord s'envola. Une fois en mouvement il se laissa
tomber. Il s'enfonça et coula comme dans de l'eau. Il réapparut et dit :
- Ah ! C'est à juste titre que Kemneku est célèbre. C'est très bien. Je
n'aurais pas pu l'imiter. Auparavant, je crois, j'aurais été incapable
de l'imiter. Oh ! Kemneku est célèbre à juste titre. C'est très bien.
Tu m'as tout à fait vaincu. Bon, partons.
Alors le chamane du Nord s'envola. La nuit ils voyagèrent. En une nuit
ils traversèrent toutes les contrées en volant. Kemneku dit :
- Eh bien ! Je vais m'en aller.
Le chamane du Nord arriva et dit à ses amis :
- J'ai vu le chamane de l'île Saint-Laurent, mais je n'ai pas pu l'imiter.
- Tu mens !
- Mais si.
- Eh bien, que fait-il ?
Il montra le collier
- Voilà son collier.
- Tu mens. Tu l'as volé quelque part.
- Mais non !
- Eh bien, que sait-il faire ?
Alors il s'envola. En plein vol il se laissa choir sur le sol et y plongea de nouveau comme dans de l'eau.
- Oh ! Tu es devenu un vrai chamane.
Son père lui dit :
- Montre-nous si tu es devenu un vrai chamane. Va chercher l'esprit de la Mort des enfants.
Désormais, chaque fois que la nuit tombait, il s'envolait et rendait
visite à tous les esprits. Rien ! Il rentra chez lui. Son père lui dit :
- Tu fais cela en vain. Tu perds ton temps. Oh ! tu as l'habitude de mentir.
Il repartit. Cette fois il se rendit à l'intérieur de la terre. A nouveau il revint et dit :
- Je n'ai pas pu le trouver.
- Que fais-tu encore ? demanda son père.
- Je ne l'ai trouvé chez aucun des esprits, répondit alors le fils, le chamane du Nord.
Il partit chez l'Esprit des ténèbres. Il vit un homme énorme qui
n'était qu'une bouche. C'était l'esprit de la Mort des enfants. Les
Ténèbres demandèrent :
- Que viens-tu faire ici ?
- Mon père m'a envoyé. Il m'a dit d'aller chercher l'esprit de la Mort des enfants.
- Pourquoi cela ?
- Comme cela, pour te voir.
- Ah ! Eh bien, il est chez les voisins.
Il y alla. Soudain ce vieillard, une bouche comme cela, se macula de sang. Il entra.
- Enfin je suis arrivé jusqu'à toi.
- C'est ton père qui t'a dit de venir me voir. Pourquoi ?
- Il a dit ceci : " Je voudrais voir la vieille femme3, là-bas. "
Elle refusa :
- Pourquoi faire ?
- Simplement il veut te voir. Il m'a dit : " Va chercher l'esprit de la Mort des enfants. "
- Eh bien, je refuse.
- Viens, je t'en prie. Sinon il ne me croira pas.
Alors elle accepta. Il lui dit :
- Monte sur moi.
Il l'emporta dans son vol. Quel bruit ! Dans la nature tout n'était qu'effroi et grondement. Alors le père dit :
- Que se passe-t-il encore ? La nature est pleine de bruit. Il devient probablement un vrai chamane.
Alors en arrivant sur terre il la fit plonger et réapparaître dans le sottagyn.
- Quoi de neuf ?
- Eh bien ! il semble que je t'aie ramené l'esprit de la Mort des enfants.
- Qu'il vienne ici, je voudrais le voir.
Enorme comme un arbre, bientôt il rapetissa. Il le posa dans sa paume.
Dès qu'il le montra, il devint petit. Quand il commença à disparaître,
il lui cracha dessus et à nouveau il grossit, puis diminua. A nouveau
il le plongea, à nouveau le fit apparaître. Cette fois il le prit dans
l'autre main. Il redevint énorme.
- Oh, oh ! Voilà donc qui tu es. Quoi qu'il en soit, tu es affliction
pour ceux qui ont des enfants. Car qui que ce soit qui donne naissance
à un enfant, il meurt. Voilà donc qui tu es ! Tu es la Mort des
enfants. Eh bien, nous allons t'attacher.
Ils l'attachèrent avec des courroies, mais elle les brisa. Puis ils la
ligotèrent avec des herbes. Toute une nuit elle s'agita pour se
libérer. Mais heureusement l'herbe était solide. Elle ne put la rompre.
La nuit était pleine de ses cris et de ses pleurs. Alors ils lui dirent
:
- Continueras-tu à faire le mal ?
- Oh, non, plus jamais ! J'arrête.
- Tu vas encore faire le mal. Tu es source de douleur. Dès leur naissance tu mets à mort les enfants enfantés dans la peine.
- Oh, non. Ceux qui veulent le mal me faisaient obéir. Vous m'avez donné une bonne leçon. Oh ! Relâchez-moi.
- Mais tu vas te remettre à faire le mal... C'est bon, nous allons te relâcher.
- A partir d'aujourd'hui je serai créateur de vie, et à présent
l'enfant nouveau-né grandira. Il restera en vie jusqu'à ce qu'il meure
de vieillesse.
Alors ils la relâchèrent. Elle partit. Les Ténèbres lui demandèrent :
- Eh bien ! Comment le peuple des hommes t'a-t-il traitée ?
- Ah ! Très mal. Ils m'ont tourmentée. J'ai reçu une bonne leçon. Et
ceux qui veulent le mal, quoi qu'ils veuillent de moi, je ne leur
obéirai plus.
Les Ténèbres lui dirent :
- C'est comme cela que tu es ! D'habitude on dit : " Chez ceux qui
veulent le mal je n'obéirai pas ". Tu fais erreur. Tu auras encore faim
et tu obéiras.
Alors ceux qui veulent le mal parlèrent de nouveau, mais elle ne les
écouta pas. Au contraire leurs enfants commencèrent à mourir...
A nouveau le père l'envoya :
- Va à la recherche de la mort. Qui tue les gens ?
A nouveau il entreprit des recherches parmi les esprits. Il ne put trouver.
- Quelles nouvelles ?
- Aucune.
- Oh, oh ! Moi qui croyais que tu étais devenu un chamane.
Il repartit, cette fois sous terre. De nouveau il n'aboutit à rien. et revint.
- Eh bien ?
- Je ne peux pas.
- Voyez-vous cela ! Que t'arrive-t-il pour l'heure ?
Ah ! Ce père. Cette fois il marcha sur la terre à travers des
crevasses. Il vit Ivmetun4. Il était noir comme du charbon et il avait
trois doigts.
- Visiblement, c'est toi qui es la mort.
- Oh ! Que fais-tu ici, dit Ivmetun.
- Je suis venu te voir.
- Tiens ! Tu t'intéresses à moi ? Nul ne peut me voir. Mais toi, tu m'as trouvé bien qu'il ne soit pas possible de me voir.
- Mon père demande que tu viennes.
- Où ? Pourquoi ?
- Comme cela. Pour te voir.
Ils partirent.
- Et alors ?
- En vérité, pour l'heure je l'ai amené.
- Eh bien ! Qu'il vienne ici.
Alors il le lui montra. Il était de la taille d'un taon.
- Voilà donc comment tu es, Ivmetun. Tu mets à mort tous les gens sans
même qu'ils soient malades. Nous nous demandons pourquoi. Nous disons :
" C'est étrange. Qui l'a tué ? " C'est sûrement toi.
- Non, ce n'est pas moi.
- Mais si ! Si tu n'es pas celui-là, à coup sûr je ne deviendrai pas noir. Si tu es Ivmetun, tu me feras noircir.
- Non, ce n'est pas moi. Relâchez-moi.
- Il ne manquerait pas de se cacher. Nous allons t'attacher.
Alors il lui toucha la peau. Quand il regarda l'endroit touché, cet endroit devint rouge et noir.
- Ainsi, c'est vrai que tu es Ivmetun.
- Non, ce n'est pas moi.
- Mais si ! Tu es source d'affliction. Pourquoi alarmes-tu ainsi les hommes ?
- Eh bien ! L'esprit de la Terre m'a dit : " Occupe-toi d'un homme qui est seul dans la toundra. "
- Nous allons te ligoter.
- Oh ! Laissez-moi aller. Faites des offrandes aux crevasses du sol. Si
des chamanes font voler vers moi un homme tombé malade, les chamanes
soulageront chaque maladie de cet homme. Ils en détermineront la nature
et d'un souffle ils lui troueront la peau. Et un paiement sera créé.
Les chamanes recevront en paiement5 des petites boules décoratives. Et
on lui apportera, chez un malade gravement atteint, de préférence un
renne mâle domestiqué, car s'il s'agite, ce n'est pas bon pour le corps
du malade. Aussi par des incantations le malade se rétablira.
Et le vieillard dit :
- Tu mens.
- Mais si, c'est la vérité. Je ne suis pas le seul porteur de mort.
C'est l'esprit de la Terre qui me dit de le faire. Relâchez-moi. Si
aujourd'hui un petit orphelin solitaire marche seul, je ne le tuerai
pas. Vraiment le petit orphelin s'endormira tranquillement dans la
toundra.
- Tu mens.
- Mais non ! Relâchez-moi, et je me changerai en esprit de Compassion.
Je viendrai en aide au petit orphelin. C'est à tort que l'esprit de la
Terre s'est joué de moi. Aujourd'hui on commencera à faire des
offrandes à l'esprit de la Terre. On tuera un chien. On le
transpercera. On offrira son sang à la terre. Et on tuera un rorat. On
le transpercera. Et on fera de l'esprit de la Mer un ami. Et ceux du
peuple des hommes qui ne peuvent chasser ramasseront aussi une racine,
un petit quelque chose de la terre, et ils l'offriront à la mer. Et le
gibier se montrera encore. Et ils captureront toutes sortes d'animaux
marins. Et ceux dont l'enfant vient difficilement au monde pourront
prendre la vieille femme-lune6 comme accoucheuse. L'habit de l'enfant,
on le coudra avec un point particulier. Il faudra traiter l'accoucheuse
avec hospitalité, et on devra aussi lui faire des petits cadeaux et lui
donner du rorat pour qu'elle les emporte chez l'esprit des Incantations
et pour qu'elle les lui offre. L'enfant cessera d'être malade. Oh !
lâchez-moi.
Ils le relâchèrent. Mais il se révéla qu'il avait menti. C'est tout.
Notes
1. La peau de la tête du renne avec les trous des yeux et les narines
ressemble d'une certaine manière à la peau de morse qui recouvre une
embarcation avec ses trous sur les bords. La ressemblance réside dans
l'apparence des trous.
2. Ce passage n'est pas clair. Le narrateur ne savait pas exactement ce que faisait chaque chamane.
3. D'abord la mort de l'enfant est appelée homme, à présent femme.
4. Ivmetun est l'esprit du Cauchemar. Il vit en plein air et se cache
dans les crevasses du sol. Les Tchouktches le redoutent fort.
5. Littéralement " dur retour ".
6. Chez les Tchouktches du Pacifique ce terme veut dire " mendiante ",
bien que les deux mots signifient " lune ". Certains contes doivent
tenir caché ce terme, mais je n'ai pas pu m'en assurer.
2. La femme et l'esprit du lac 1 (dit à Mysqyn en mars 1901 par Qotgyrgyn)
Elle disait à son père qu'elle refusait de se marier.
- Avec qui donc vas-tu te marier ? Tu ne veux pas épouser un homme. Tu vas probablement prendre un kele pour mari.
Elle n'écoutait pas. Chaque soir elle chantait dans la nature : "
Pénis, sors du lac ! " Puis elle rentrait. Son père finit par
l'entendre. Il dit à sa femme :
- Vois là-bas notre fille. Elle se rebelle quand nous voulons la
marier. Où donc a-t-elle pris époux ? Elle s'est mariée au kele du lac.
Elle restait toujours silencieuse. Une fois, à la tombée de la nuit,
elle partit vers le lac et se mit à chanter au bord de l'eau : " Pénis,
sors du lac ! " Tout à coup un gros pénis se montra. Alors elle s'assit
elle-même sur lui et, s'étant ainsi placée, elle copula. Quand le jour
revint elle rentra chez elle. Son père lui dit :
- Va donc chercher du bois.
Elle obéit. Alors, accompagné de sa femme, il se dirigea vers le lac et
ils l'abusèrent : " Pénis, sors du lac ! " Soudain l'énorme pénis
émergea à nouveau du lac. Ils s'en saisirent et le coupèrent en petits
morceaux, comme s'ils le tuaient. La jeune fille qui était allée
chercher du bois arriva. Le soir tombait. Elle prépara rapidement un
repas, cette grande-là. Quand il fit complètement nuit, elle repartit
vers le lac. Ses parents la regardèrent à la dérobée. Comme d'habitude
elle se mit à chanter : " Pénis, sors du lac ! " Rien. Elle recommença
et en fin de compte se mit à pleurer : " Ah ! quel malheur. "
Elle reprit sa chanson : " Pénis, sors du lac ! " Rien. Que de larmes
elle versa ! Comme elle regrettait le pénis ! Ses proches l'observaient
en catimini. Rien, absolument rien ! Elle cessa de pleurer et appela de
nouveau : " Pénis, sors du lac ! "
Elle pleurait en vain. Elle s'affligeait comme pour un mort. Elle
rentra à la maison, désespérée. Le lendemain elle alla dans la toundra
et trouva un gros crâne...
Notes
1. Ce conte est resté inachevé, car le suivant, que j'avais noté
précédemment auprès d'une autre personne, en constitue la suite. Les
deux contes forment un tout, mais la seconde moitié est plus populaire
chez les Tchouktches, et il a été trouvé dans diverses localités.
3. La fille et le crâne (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc une sorte de vieillard vivait avec sa femme et sa fille. Leur
fille était célibataire, elle n'avait pas d'homme, elle n'était pas
mariée. Cette jeune fille avait un petit yorongue à part. Ils avaient
deux yorongues. Celui de leur fille était séparé. Elle dormait à part.
Les autres, les parents, dormaient de leur côté.
Or donc voilà que la fille cueillait des herbes dans la toundra. Elle
marchait et à ce moment vit un gros crâne gisant à terre. Elle
l'emporta chez elle. Elle l'avait mis dans sa culotte, ce gros crâne.
Elle arriva chez elle, le porta dans son yorongue et l'y cacha. Elle
fit un bonnet à fronces et en recouvrit le crâne. Chaque soir, quand
les yorongues se préparaient tous les deux à se coucher, elle plaçait
le crâne contre la paroi arrière et elle riait. A son tour cette tête,
ce gros crâne, se mettait à rire. La mère entendait et disait :
- Qu'a-t-elle donc à rire, celle-là ?
- Je ne ris que des bonnets que je viens de commencer à ouvrager, disait-elle pour induire sa mère en erreur.
Chaque fois qu'elle se réveillait, elle mettait le crâne au fond de son
sac de peur qu'on le trouvât. De jour elle parcourait la toundra et
cueillait des herbes. Or la mère vida le sotsot1 de sa fille. Elle
cherchait quelque chose. Elle retourna tout le sotsot. Soudain elle
agrippa la bouche du crâne. Elle le sortit. Comme elle fut effrayée ! "
Kyke2 ! Qu'est devenue ma fille ? Qu'elle est étrange, ma fille unique
! La voilà changée en kele. Elle enfreint les tabous. Quelle horreur3 !
C'est un malheur ! Voilà comment elle est ! Qu'est-elle devenue ? Ce
n'est pas un humain. C'est sûrement un kele. "
Le père dit sagement :
- Eh bien ! Abandonnons-la. Nous n'avons rien à faire d'elle. Demain, parle-lui, propose-lui d'aller à la cueillette avec toi.
Comme d'habitude elle mit ses affaires dans son sotsot, le posa comme à
l'accoutumée. Le soir venu elle revint de la toundra. A nouveau ses
parents entrèrent dans le yorongue. Elle avait couché le crâne et
l'avait fait rire, ce gros-là.
- Que faire de toi ? Tu es une femme. Comment peux-tu rire seule, toute seule ?
- Eh bien ! je ne ris que des bonnets que je viens de commencer à ouvrager.
Le lendemain la mère dit :
- Allons ensemble chercher du bois.
Elles ramassèrent du bois, beaucoup de bois, et elles arrachèrent des brindilles de buissons. Puis la mère dit :
- La courroie de la charge de bois est courte. Je vais aller chercher une rallonge. Cela vaut mieux. Je reviendrai bientôt.
- Laisse-moi y aller.
- Non, j'y vais.
- Bon, d'accord, vas-y.
Donc la mère rentra chez elle. Quand elle arriva, son mari avait déjà
démonté la yarangue, chargé la barque, chargé la yarangue dans la
barque. Ils s'apprêtaient à partir pour l'autre rive. Visiblement ils
abandonnaient leur fille, la laissaient sur place. Ils avaient presque
fini. Leur fille n'en pouvait plus d'attendre. Finalement elle se
décida à aller voir sur la falaise, se mit en marche, regarda. Ils
avaient chargé la barque. Ils avaient déjà fini. Elle partit en
courant; se précipita vers eux. Quand elle arriva, ils étaient montés à
bord en partie. Le père poussa la barque à l'eau. Voilà que la jeune
femme s'accrocha à la rame de gouverne. Le père lui frappa les mains
avec une rame4. Elle lâcha prise. Ils la laissèrent et se dirigèrent
vers l'autre rive.
La jeune fille se retrouva seule dans le campement abandonné. Au moins
s'il y avait eu une yarangue. Pas de yarangue! Elle se mit à pleurer à
chaudes larmes. Elle sortit le gros crâne sans le dissimuler, puis elle
lui donna un grand coup de pied en pleurant. " Ce gros-là, qu'a-t-il
donc fait, ce gros-là ? Ils m'ont abandonnée. Ils m'ont rejetée. C'est
de sa faute5. "
Soudain le gros crâne se mit à parler :
- Tu me fais mal. Ne me frappe donc pas du pied. Laisse-moi aller me
chercher un corps. Ne me frappe pas du pied. Fais un bûcher, un foyer,
et jette-moi dans le feu.
- Mais je resterai toute seule. Au moins, toi et moi, nous nous parlons.
- Ecoute-moi. Tu souffres. Nous souffrons pour rien. Je vais aller me chercher un corps.
Elle alluma un feu. Le feu s'embrasa. Il lui parla de nouveau :
- Jette-moi dans le feu et rentre la tête dans ta combinaison. Comme
cela. Et ne regarde pas. Qui que ce soit qui te regarde, qui que tu
entendes, ne lève pas les yeux.
Elle obéit, le jeta dans le feu et baissa la tête. Puis elle garda la
tête baissée. Alors le feu fit grand bruit, brûla avec de grandes
flammes sans discontinuer. Puis le grand feu s'éteignit, mais elle
resta assise tête baissée. Ensuite elle entendit un bruit de patins, de
patins de traîneau, puis celui d'un grand troupeau et enfin une voix :
- Ga, ga, ga, gaq, gaq, gaq !
Et un sifflement. Finalement des traîneaux passèrent à grand bruit.
Elle gardait la tête baissée autant qu'elle pouvait. Et le bruit
s'approcha. Soudain un homme donna de la voix en l'abordant :
- Eh ! Que fais-tu donc ?
Alors elle leva les yeux. Un grand campement était arrivé. Avec un
troupeau énorme. Le mari, l'homme, se tenait vêtu de fine fourrure.
Oui, de très beaux habits. Alors ils montèrent la yarangue. Ils
dressèrent une grande yarangue. C'était un riche éleveur. Réellement
elle commença à se sentir bien.
A l'arrivée de l'automne, le froid s'installant, ils virent une fumée qui sortait.
- Quel campement avons-nous vu là ? Allons y jeter un coup d'oeil.
Ils traversèrent en barque. Là étaient ses parents qui l'avaient abandonnée et étaient partis, son vieux père et sa mère.
- Asseyez-vous dans le sottagyn. Je vais préparer un repas.
Elle leur fit à manger. Elle remplit la marmite de viande et de gras.
Elle mêla à la moelle des éclats d'os. Après le repas elle leur donna
la moelle :
- Mangez cela.
Ils mangèrent la moelle. Les éclats d'os se fichèrent dans leur gorge
et la leur transpercèrent. En quelque sorte elle les tua. Ils
moururent. C'est tout. La bourrasque, je l'ai tuée6.
Notes
1. Les oreillers de la chambre servent de sacs.
2. Kyke est une exclamation féminine exprimant la peur.
3. La racine de ce mot signifie " crainte superstitieuse ". Il
s'applique aussi à des sons particuliers supposés être caractéristiques
de la voix des esprits.
4. " Vraie rame " par opposition avec la grande et large rame de gouverne.
5. Expression de dépit, sorte d'interjection composée.
6. Sur les rivages habités par les Tchouktches le vent et les
intempéries durent des semaines et empêchent toute chasse et tout
déplacement. Durant ces jours les gens restent dans la tente intérieure
de la demeure et passent ce temps de loisir obligé à se raconter des
histoires interminables. L'art de conter est considéré comme un moyen
magique d'apaiser le vent. C'est cette idée qu'exprime la dernière
phrase. La même idée prévaut parmi les tribus américaines (voir par
exemple Franz Boas, Chiook Texts, p. 112).
4. Le jeune homme qui reçut des pouvoirs surnaturels des kele (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rynto)
Or donc ils vivaient à trois dans une yarangue isolée, un homme, sa
femme et son fils. Le fils était malade, si bien que les parents ne
dormaient pas. Le vent soufflait. Soudain ils entendirent le bruit des
patins d'un traîneau. La femme les vit dans l'obscurité. C'étaient
visiblement des rekken1. Elle dit :
- Voilà qu'on vient nous voir.
Les rennes respiraient le feu. Alors ils arrivèrent et ils entrèrent. Le malade resta tant bien que mal sans gémir.
- Nous passons chercher des provisions de route. Qu'avez-vous ?
- Du phoque barbu.
- Nous ne connaissons pas. Qu'avez-vous encore ?
- Du veau marin.
- Non, nous ne mangeons pas de cela. Et celui-ci, dirent-ils en désignant le malade.
- Ah non !
Finalement l'un d'eux entra dans le yorongue. Ils saisirent le malade
par les chevilles et, l'ayant pris, ils l'emportèrent. En quelque sorte
ils n'en laissèrent bientôt que les os. La maman pleurait. Alors l'un
d'eux ôta sa chemise. Rassemblant tous les os, lui, le kele, il les mit
dans la chemise. Tous les os de cet homme. Puis en sortant ils dirent :
- Regarde-nous. Nous partons.
Ils les regardèrent sortir et regagner leur traîneau. Ils arrivèrent au
traîneau. Ils secouèrent la chemise en direction de la yarangue et ils
ressuscitèrent soudain le malade, celui qu'ils avaient récemment mangé.
Il entra dans la yarangue sans habits. Il était devenu un fort chamane.
Il entra sans habits. Il n'avait plus tout son esprit. Quand il frappa
son corps avec une pierre, la pierre disparut. De tous les campements
des curieux vinrent le voir. On voulut le tuer, mais quand on le
frappait avec une lance, on ne pouvait pas transpercer son corps de
pierre. Il se maria. Sa femme était une très bonne épouse. Des gens
méchants voulurent la lui ravir. Ils emmenèrent ce chamane dans la
toundra. Là ils l'étranglèrent. Après l'avoir tué ils se précipitèrent
vers son épouse. Déjà ils arrivaient dans sa yarangue. Ils y virent
celui qu'ils venaient de tuer. Un vrai malheur ! Que faire de lui ? Car
cette femme était belle. Finalement ils creusèrent une fosse, la
remplirent de larves velues. Elles devinrent très grosses. A nouveau
ils l'entraînèrent.
- Oh ! Pour l'heure j'y resterai à jamais. Quand ils te violeront, creuse une resserre dans le sol.
Alors ils le poussèrent dans la fosse. Les vers l'attrapèrent et le
dévorèrent. Eux se précipitèrent sur la femme et la violèrent. La nuit
venue, elle partit. Elle vit la route par où son mari allait travailler
le bois. Et l'épouse suivit la route. Elle repartit, vit le gros côlon
d'un renne accroché à un buisson, et resta là sans bouger. Elle fit un
grand feu, repartit, eut soif, vit une rivière avec des vers. Elle ne
but pas et reprit sa route. Alors elle vit un lac. Il était plein de
poisson. Il valait mieux boire dans ce lac. Elle repartit et rejoignit
son mari. Il travaillait dehors. Il dit :
- Tu es venue ?
Déjà il s'était marié à une femme-kele. La seconde épouse, la femme-kele, lui dit :
- Mets mon kerker.
- Ne le mets pas. Tu mourrais, dit le mari.
- Au moins regarde-moi, dit la seconde épouse.
- Ne la regarde pas. Ils te tueraient, lui dit son mari.
- Au moins passe à côté de moi.
- Ils vont te prendre ton âme de femme, lui dit son mari.
Car l'autre épouse, la femme-kele, était une mauvaise femme. Et si elle l'avait regardée, elle serait morte sur-le-champ.
- Au moins assieds-toi sur le sotsot, reprit la seconde femme.
- Ne t'assieds pas. Elle veut tuer l'enfant.
La femme sortit. Elle alla dans le sottagyn. Or la seconde épouse avait
fait une fosse. Dans l'obscurité la première épouse s'affala dans cette
fosse. Finalement l'enfant sanglota. Alors le mari dit :
- C'est un malheur ! Où est-elle ? Ne le sais-tu pas ? demanda-t-il à cette grande femme.
- Non, je ne sais pas.
Comme l'enfant sanglotait ! Le mari dit :
- Passe-moi donc mon jarar.
Il se mit à la chercher parmi les esprits. Il ne put trouver sa femme.
Il repartit chez d'autres esprits. Cette fois il alla chez Tynagyrgyn,
l'Aube. Elle n'y était pas non plus. " Ejyke ! Jyke ! Comme c'est
étrange ! Je ne peux pas la trouver ". A nouveau il chamanisa. Cette
fois il partit à sa recherche au Midi. A nouveau, rien. Il dit à sa
femme-kele :
- Tu as dû lui jouer un mauvais tour.
- Pourquoi jouerais-je un tour à ton autre femme qui est laborieuse ? demanda l'épouse-kele.
- Redonne-moi mon jarar.
Il la chercha chez les esprits de la Terre. Il la trouva, tout émaciée, et il lui dit :
- Malheur ! Que t'est-il arrivé ?
- Eh bien ! Ta femme a fait pour moi une fosse meurtrière.
- Qu'elle soit répudiée, dit le mari. Elle est mauvaise. Elle finira par nous laisser sans enfant.
Il dit à sa femme-kele :
- Tu sais chamaniser depuis longtemps. Chamanise donc, amuse-toi.
- Eh bien, soit.
La grande femme chamanisa. Son mari, le chamane, fit un homme
d'excrément pour lui faire les réponses. La grande femme chamanisa,
puis l'homme fit un bûcher autour de la yarangue. Il s'embrasa. Alors
l'homme d'excrément répondit :
- Git, git, gyt, gyget !
Il était gai, cet homme d'excrément. Comme elle eut chaud, la
femme-kele, car la yarangue brûlait et le feu s'approchait du yorongue.
Ils partirent là-bas, le mari et la femme, tenant une obsidienne. Je
dis ceci, qui est presque une incantation. La grande femme apparut,
réchauffée. Et celui qui répondait, l'homme d'excrément, s'attristait
car l'excrément ne faisait que fondre. Petit à petit il fondait, ce
joyeux répondeur. Alors le bout de la langue de la femme-kele sauta,
les poursuivit rapidement et se rapprocha d'eux. L'homme dit à sa femme
:
- Pose l'obsidienne.
Alors une grande montagne se créa, glissante. Chaque fois que le bout
de la langue arrivait au milieu de la pente, il glissait en arrière.
Finalement, non sans peine, il se retrouva malgré tout de l'autre côté
et de nouveau les poursuivit. Ils plantèrent un bâton qui se changea en
forêt. Il n'y avait pas de lumière tant la forêt était épaisse. Dans
les fourrés la langue se retrouva tout en sang. Elle finit par
traverser la forêt et de nouveau se rapprocha. Il dit à sa femme :
- Trace un trait sur le sol avec le petit doigt de la main gauche.
Un grand fleuve apparut. La grande langue voulut le franchir. Elle
gagna le large mais fut rejetée vers la rive car ce fleuve coulait,
puissant. Elle le traversa quand même. Il dit à sa femme :
- Trace un trait sur le sol.
Ils essayèrent de nombreux moyens. A nouveau elle traversa, reprit sa
poursuite et se rapprocha d'eux. Alors il lui demanda de tracer un
trait de la main droite avec de la suie2. Quand elle approcha de la
rivière de suie, elle fut saisie de terreur et ne put la franchir. Ils
disparurent au-delà et elle revint en arrière, probablement. Quant aux
deux humains ils montèrent vers l'Aube. Ils moururent de vieillesse
là-haut. Ce chamane s'appelait Tajpat. Son fils se retrouva sur la
lune. Finalement il fut l'esprit des Sacrifices. Celui-là, ils en
firent l'esprit des Sacrifices. Il devint celui des Sacrifices. Ils lui
jetèrent une courroie. Ils lui jetèrent sur la lune un animal de chaque
espèce. Et du sang aussi. Sa mère se retrouva à gauche de Tynagyrgyn,
l'Aube. Immortelle. Ils furent probablement les premiers êtres créés.
Peut-être les jeteurs de mauvais sort ont-ils commencé par vivre sur la
lune. De même ils créèrent l'Epilepsie3. Autrefois les gens ne
mouraient pas. De même la phtisie est de ce temps-là. Si un homme de
même est pris par sa colère, il devient malchanceux à la chasse, et
même les chanceux, il leur rend leurs proies plus difficile à capturer.
De même harponner est difficile. Le chamane des rites a été créé ainsi
de toute chose, et les esprits4 aussi, du moins en partie. Voilà, c'est
fini. Que cesse la bourrasque !
Notes
1. Les rekken sont des esprits malins.
2. La lampe et tous les objets ayant trait à elle sont considérés comme
une protection hautement efficace contre les esprits.
3. Itejun, l'esprit de l'Epilepsie.
4. Les esprits bienfaisants.
5. Lutte contre les kele (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc il y avait un homme dont les fils mouraient à la naissance. En
quelque sorte il avait vieilli et était resté sans enfants. Alors qu'il
vieillissait peu à peu, un garçon naquit. Ayant grandi, il se mit à
faire une barque. Il faisait la barque quand son père dormait. Un jour
il prit le large. Il partit là-bas1. Soudain, chemin faisant, il vit un
homme sur une île.
- Eh ! Viens ici.
- J'arrive.
Il y alla. Il faut dire qu'en chemin il avait capturé un veau marin.
- Eh bien ! Jouons. Jouons à nous cacher.
- D'accord.
Le petit homme se cacha. Il se cacha dans le plakylgyn. L'autre le
chercha : il n'était nulle part. Il finit par se laisser choir du
plakylgyn.
- Eh ! Je suis ici. A ton tour.
L'autre se changea tout bonnement en yarangue. " Où est-il, ce grand-là ? Quel embarras ! "
- Eh ! Je suis ici.
Il le vit.
- A présent jouons à nous manger le foie.
- Bon. Je vais aller chercher le couteau dont je me sers dans la barque.
Il partit chercher le couteau et mit dans son giron le phoque qu'il avait récemment capturé.
- Je commence, dit l'homme.
Avec son couteau il ouvrit le ventre, mangea le foie : il découpa des
morceaux de foie du phoque et les mangea. Quand il eut achevé, il dit :
- A ton tour.
D'un coup il lui ouvrit le ventre. Il mourut. Il mourut, ce grand-là.
Il tua son corps. Alors l'homme gagna le large. Il vit une grande hutte
dans une mâchoire de baleine. Là une grande femme-kele faisait cuire
des têtes. Il entra. " Qu'arrive-t-il à ma yarangue ? Qu'est-ce qui
l'enserre ? " Puis il entra, s'assit sur le sotsot. Il s'assit, tout
simplement. A sa rencontre vint une grande vieille femme-kele. Elle
portait son grand couteau féminin sur lequel du sang avait séché. Elle
l'aiguisait, elle l'aiguisait. Brusquement il se jeta sur la femme qui
aiguisait le couteau. Il lui arracha le couteau et lui trancha la tête.
Elle mourut; cette grande-là. Il l'avait tuée. Alors il sortit, gagna
le large. A nouveau il vit une yarangue. Il se dirigea vers elle et en
sortit tous les habits. Soudain voilà qu'une voix monta du feu :
- Celui-là, il a tué les chasseurs, ceux qui me procurent ma nourriture. Tu tues les chercheurs de gibier.
Alors il fit apparaître sa tête et il la lui transperça avec un harpon.
Il tira un homme /un kele/ de l'intérieur de la terre avec une
courroie. Il le fit émerger, et ainsi il vint en marchant à l'intérieur
de la terre. Juste en face était une hutte à charpente de mâchoire de
baleine. Là il relâcha le grand kele. Il passa et il entra dans la
hutte. Deux petites vieilles aveugles étaient assises. Il sortit son
pénis, l'agita en direction du nez d'une petite vieille. Alors la
vieille femme dit :
- Femme !
- Qu'y a-t-il ?
- Vraiment, femme, quelque chose m'a rappelé ma vie conjugale.
- Ah oui ?
Il tua l'une des vieilles. Il la débita à partir de l'anus, jeta le
corps sur le tas d'excrément et il revêtit sa peau. Alors arrivèrent
des gens qui étaient allés chercher un chamane
- Que faites-vous ?
- Suffit ! Un homme souffre de la tête. Mais ta mâchoire s'est allongée. Pourquoi ?
- Oui, en quelque sorte elle s'est encore très allongée, ma mâchoire.
Pour le moment rentrez chez vous. Je reviendrai assez rapidement.
Effectivement un peu plus tard il partit. On fit asseoir celui qui
avait la tête malade. Oh, celui-là ! Il le frappa à la tête avec la
pointe du harpon et le tua. Il mourut. Oui, il en tua beaucoup. La
maisonnée, il la détruisit. Il sortit. Il partit là-bas. Il rentra chez
lui. Il arriva. Ses parents se réjouirent. Il dit ceci :
- Eh bien ! Les tueurs d'hommes, vraiment, j'en ai anéanti une partie.
C'est tout. J'ai tué la bourrasque.
Note
1. Ganqen : là-bas. Se réfère à un mouvement vers un lieu indéfini très lointain.
6. L'Eskimo et l'éleveur de rennes (dit à Mysqyn en mars 1901 par Qotgyrgyn)
Ainsi donc, autrefois, un preux-Eskimo de ces temps-là chassait la
baleine. Une fois, comme de coutume, il en tua une. Chez des éleveurs
de sa connaissance, le fils dit à son père :
- Va donc chez celui qui a tué une baleine.
- Bon, d'accord.
L'Eskimo dit au vieil éleveur :
- Que viens-tu faire ?
- Mon fils m'envoie.
- Ah bon ! dit-il, et il lui baissa le fond de sa culotte qu'il remplit de graisse.
Le vieil homme rentra chez lui en colère.
- Eh bien ?
- Tu aurais dû y aller toi-même.
Alors le fils partit. Il arriva. Le grand Eskimo débitait la baleine. Ses amis lui dirent :
- Un éleveur est venu te voir.
Il descendit de son traîneau. Une peau de morse brute, dont on n'avait
pas enlevé la graisse, était enfouie. On l'avait recouverte de sable.
On l'avait enfouie. Il la déblaya. A grand-peine il la prit à deux
mains par les trous. Sans en gratter le sable, il la secoua. Il la
sortit car il était assez fort. Il l'étala sur le sol, le côté gras
vers le haut. Ce gras-là, visiblement, servait d'aire de lutte. Alors
ils ôtèrent leurs habits. Et l'Eskimo se mit à lutter avec l'éleveur.
En se déplaçant sur le gras, ils glissaient. L'Eskimo résistait. Alors
l'éleveur l'attaqua. Il lui empoigna la tête et la lui arracha. La tête
resta, gisant à terre, mais il continuait de résister sans tête. Alors
les autres dirent :
- Malédiction ! La tête a dégringolé.
Il mourut seulement à ce moment-là. Il tomba. L'éleveur emporta toute la baleine et rentra chez lui. Son père lui dit :
- Eh bien ?
- Me voilà !
- Et alors ?
- J'ai rapporté toute la baleine.
- Oh, oh ! Très bien. Seulement, à présent, nous allons rester sans Eskimo.
Ils poussèrent le troupeau en caravane, arrivèrent. L'éleveur se dressa
au bord de la mer. Le fils de l'Eskimo, qui avait enfoui une courroie
dans le sable, la tira brusquement et fit basculer l'homme dans l'eau.
Il mourut, se noya. Alors l'Eskimo épousa sa femme. Mais il ne gardait
pas le troupeau. Il restait simplement dans le relkun et il abattait
force rennes. Pourtant il n'en mangeait pas la chair. Il n'en mangeait
que la langue. Chaque jour il en abattait. En s'éveillant, il disait à
son épouse-éleveuse :
- Vêts-moi.
Si elle refusait il la rouait de coups et lui faisait enfler la tête en la frappant à coups de bâton.
- Ramenez le troupeau à la maison.
Alors il se remettait à abattre force rennes. La femme pleurait ses rennes.
- Pourquoi pleures-tu ?
- Pour rien.
- Pleures-tu ton mari ?
- Non.
- Alors pourquoi pleures-tu ?
Il était très cruel. Une petite femme-araignée vint voir cette femme qui pleurait en secret. Elle descendit de là-haut.
- L'Eskimo t'a-t-il prise pour femme ?
- Oui. Jour après jour il anéantit le troupeau. Chaque jour il en abat
tant et plus, mais il ne mange que les langues. Pas la chair.
- Oh ! Fais-toi sur-le-champ des habits. Une fois faits, quand tu les
auras finis, promets d'offrir à la mer ton renne mâle préféré. Ces
habits aussi, offre-les-lui.
Elle promit. Elle jeta les habits du côté de la mer. Le grand Eskimo
était endormi. Sa femme était dehors et pleurait de nouveau. Soudain
son mari, celui qu'on avait fait mourir l'autre jour, apparut au loin
du côté de la mer. L'épouse essuya ses larmes. " On dirait bien mon
époux. Quelle joie ! Enfin il est arrivé ! "
- Oh ! Tu es venu ?
- Oui. Pourquoi pleures-tu ?
- Parce que voilà ce grand Eskimo est ici, et il aura bientôt réduit le troupeau à néant.
Le mari lui dit :
- Nous allons nous saisir de lui.
Ils l'empoignèrent et l'emmenèrent. Ils le mirent à plat dos sur le tas
d'excréments. Là ils lui fixèrent les mains avec des clous. Chaque
matin tous les voisins en s'éveillant vidaient leur pot de chambre dans
sa bouche. Mais il vivait, couché sur le dos. Ils versaient dans sa
bouche de l'urine, de la diarrhée.
- Oh ! Relâchez-moi. Je te donnerai mes femmes. Fais-en tes esclaves.
- Certainement pas.
- Alors je te donnerai des richesses.
- Tu ne pourras pas.
- Vraiment je vous donnerai mes femmes et mes enfants. Prenez mes enfants comme serviteurs.
Car c'était un riche Eskimo. Ils le délièrent. L'éleveur le suivit. Il
lui donna ses femmes et ses enfants pour garder les rennes. Alors il
ramena chez lui la petite vieille et la vieille Esquimaude, la mère de
celui-là. Elle savait jeter des sorts à l'époque. Il attela un renne
non dressé. Il la dévêtit, l'attacha par la cheville, la lia au renne
non dressé. Le grand renne partit à toute allure. On était en hiver. Il
se mit à la traîner par ici, d'abord à travers le troupeau, puis vers
la toundra. Puis il la ramena. Elle avait tout le dos arraché. De
nouveau il l'emmena au troupeau en filant à fond de train. Un peu plus
tard il la ramena de nouveau. Son corps avait disparu. Il ne restait
que les jambes. Alors il détacha avec peine les jambes qui restaient.
Dès qu'il eut dételé le renne, le renne s'effondra et mourut. Alors le
maître, tel son renne, se mit à haleter et, tel le renne, il agita la
tête. Il finit par perdre conscience et il mourut. C'est tout1.
Note
1. Nombre des épisodes contenus dans cette histoire sont empruntés aux
" Histoires tchouktches " bien connues " Elendi et ses fils ", " Le
chamane aux verrues ", etc. Elles ont été publiées dans mon édition
russe de Matériaux Tchouktches recueillis dans le pays de Kolyma. Ici
les épisodes en question se présentent sous une forme abrégée. Elles
établissent l'uniformité du folklore tchouktche de la Kolyma jusqu'au
Pacifique.
7. La visite des kele. Dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Aqan'n'a.
Or donc il était une petite yarangue perdue. Un kele s'y rendait. Il
n'y avait là qu'une femme et des garçons. L'homme, le mari, gardait les
rennes. Derrière la yarangue se trouvait un emplacement funéraire.
Soudain une femme apparut1 au milieu du yorongue. Visiblement c'était
une morte. La mère, qui ne dormait pas, la vit.
- Oh ! D'où viens-tu ?
- Je suis ta voisine. Je suis venue te voir. Suffit ! Tu ne soupçonnes
rien. Les kele se préparent à te rendre visite. Ils approchent déjà. Ce
chien, ce tout petit chien, dans le relkun ou le sottagyn il ne sert à
rien. A présent je vais rentrer. Sors, suis le chemin avec moi.
La femme s'habilla. Elle emporta le chien. Elle le tua du côté abrité
du vent, traça une ligne autour de la yarangue avec son sang.
- Bon, entre. Là-bas ils sont arrivés.
Le kele dit :
- Encore sur l'autre rive, encore sur l'île. Par où vais-je commencer ? Par là, c'est sûrement profond.
Il farfouilla avec le manche de sa lance sans toucher le sol2.
- Oh ! C'est profond. Je vais quitter ce lieu. Que faire d'autre ?
Ils le quittèrent. Le lendemain le mari arriva. Près de l'entrée il vit
le corps du chien. Il se dit : " C'est étonnant ! J'avais pourtant
laissé les miens sains et saufs. Que leur est-il donc arrivé ? Il était
effrayé. Il poussa d'un coup la porte. Alors la femme apparut.
- Oh ! Que vous est-il donc arrivé ?
- Rien, nous allons bien.
Là, dans le relkun, elle lui raconta ce qui s'était passé. C'est tout.
Notes
1. Elle se montra manifestement en réponse à quelque appel ou pour chercher la cause de quelque bruit.
2. Il pensait que le sang du chien était une profonde rivière.
8. L'enfant-monstre (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc certains habitaient une hutte avec charpente de mâchoire de
baleine. Il y avait trois yorongues. Celui du fils côté sud, celui des
vieux parents côté nord, celui de l'amour en face. C'était celui d'un
autre homme, car ils avaient la même femme, ceux-là, avec l'homme de la
yarangue voisine. Or la femme du côté sud était enceinte. Son mari
était en visite là-bas loin. Il était en visite depuis longtemps. En
son absence la femme enfanta. Le lendemain ils s'éveillèrent. Ils
avaient d'abord dormi, ceux-là. Et le lendemain ils s'éveillèrent au
petit jour, ainsi que celle qui avait eu son enfant ce jour-là. Le
lendemain elle s'apprêta à sortir, à faire le tour de la yarangue selon
l'usage. Elle s'éveilla, la femme, mais ne sortit pas. L'enfant, elle
ne le sortit pas.
- Sors ! Sors l'enfant !
La femme n'entendait pas. Elle ne sortait pas. Finalement, le lendemain, le soir arriva. Elle n'était pas sortie.
- Oh ! Tu as un enfant, femme, et tu ne sors pas. Pourquoi ne sors-tu
pas le petit enfant ? Oh ! tu n'écoutes pas, tu n'obéis pas.
De nouveau le soir arriva. De nouveau ils s'endormirent. Ils
s'endormirent tous, ceux de la hutte en mâchoire. Deux hommes qui
étaient venus demander la fille en mariage, la fille unique de ce vieil
homme, une célibataire, étaient couchés à côté d'elle, de part et
d'autre, ses soupirants. Tous deux ils dormaient aussi, ceux-là. Le
gros bébé se réveilla et se mit brusquement à pleurer :
- An'a, an'a, an'a !
La mère et les femmes continuaient de dormir. Finalement de l'extérieur, puis du sottagyn1 un kele fit :
- An'a, an'a, an'a !
Le gros bébé continuait :
- An'a, an'a, an'a !
Pour finir, à la porte, le kele fit :
- An'a, an'a, an'a !
Dès qu'il toucha la portière de la yarangue, le petit enfant apparut
sous le sotsot. Il se leva et se dirigea vers le yorongue des amours.
Quand il arpenta le yorongue des amours, un petit homme de ce yorongue
se réveilla et poussa des cris. Alors l'enfant, celui qui pleurait,
tomba. Tout le monde se réveilla.
- Là, là, l'enfant est apparu, au pied du sotsot.
- An'a, an'a, an'a !
Tous étaient réveillés.
- Oh ! Malheur. C'est étrange ! N'ont-elles pas honte, ces femmes. Elles dorment !
Finalement un vieil homme réprimanda la mère :
- N'as-tu pas honte ? L'enfant s'est montré dans le sottagyn. Qu'on l'écarte de là.
Elle n'écouta pas.
- Oh ! Suffit ! Réveillez-les !
La femme sortit. Oui, elle sortit. Elle alla dans le yorongue, en
ouvrit la portière. Mais rien, rien du tout ! Sinon une flaque de sang
sur les peaux de la literie. Il avait dévoré toutes les femmes.
- Là. Plus rien. Rien que des peaux couvertes de sang.
Elles n'avaient pas pleuré de concert avec l'enfant, et le kele avait pris leur place.
- Eh bien ! Sortons. C'est inutile.
Bien qu'il fît nuit, elles décidèrent de sortir. L'aube ne pointait pas
encore. Elles dressèrent une yarangue sur la colline et y abandonnèrent
le petit, bien qu'il fût en vie. Alors le vieil homme s'exclama :
- Oh ! Nous avons laissé le couteau, le grand couteau. Quel dommage !
Côté nord, près de l'endroit où l'on s'accoude, le grand couteau était
accroché. Oh ! Quel dommage !
L'un des soupirants l'entendit et parla. Il dit :
- Eh ! Soyons de vrais soupirants. Allons le chercher. Nous en sommes
capables. Moi, je le dis en vérité, j'y vais. C'est que je veux
absolument prendre femme.
L'autre n'avait rien dit.
Il enleva sa ceinture, attacha vite ses culottes sur ses mollets. Le vieil homme lui dit :
- Non, ne bouge pas. C'est inutile. Nous n'avons pas besoin du couteau.
- J'y vais quand même.
Alors il courut vers la yarangue. Il faisait nuit. Il vit la yarangue s'approcher, entendit appeler une voix mauvaise :
- An'a, an'a, an'a !
Il fit le tour de la hutte, entra et, dans le relkun, tourna autour de
celui qui pleurait. L'enfant poursuivit l'homme qui était arrivé et
était entré. Dans l'obscurité du sottagyn, à tâtons, il le poursuivit
tout en pleurant à l'endroit où on pose le coude. Il le poursuivait en
flairant son odeur. Dès qu'il fit ce geste de la main, il plaça la main
juste sur le couteau, s'en empara et sortit d'un bond. Il le poursuivit
tout en pleurant. Donc il sortit d'un bond, s'éloigna en courant de la
yarangue et fit le tour de la hutte qui avait une charpente en mâchoire
de baleine, tout le tour. Puis entra celui qui pleurait. Il arriva à la
yarangue. Il se reposa. Soudain le vieillard grommela :
- Qui sont ceux-là ?
Il se tut un instant. Il écouta un peu. " Je n'aurais pas dû l'envoyer.
Nous avons laissé tomber un homme d'un autre clan. Quel malheur ! " Il
n'entra qu'après s'être reposé.
- Voilà ! Voilà le couteau.
- Oh ! C'est bien le couteau que je regrettais.
Et il dit encore à sa femme :
- Voilà ! Femme, range soigneusement le yorongue. Il prendrait froid au
dos. Eh ! Fais-le entrer. Qu'il se chauffe ! Il prendrait froid au dos.
- Bon, entre dans le yorongue.
En plus il se maria. Il prit femme. Après cela il se maria. C'est tout.
Note
1. Le mot sottagyn (littéralement " extrémité de l'oreiller ") est
utilisé pour désigner la tente extérieure. Les oreillers de la chambre
intérieure constituent sa limite extérieure. Au-delà de cette limite
commence la tente extérieure.
9. L'orphelin (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Vyjento l'Aveugle)
Or donc il était un petit orphelin qui vivait seul. Tout à fait seul.
Les autres, les gens, vivaient nombreux. Ils le rouaient de coups. Les
voisins le rudoyaient et le battaient sans cesse. Des gens célébraient
le rite de la Reconnaissance. Il se rendit chez eux avec d'autres. Or
certains dirent :
- Eh bien ! Vas-y, célèbre le rite.
- Je ne sais pas. Comment le pourrais-je ? Je n'ai rien de ce qu'il faut. Je n'ai pas appris à le faire.
- Eh ! Essaye de chanter.
En fin de compte il commença à célébrer le rite. Tout de suite il chanta :
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
- Oh ! Qu'est-ce que cela ? Pourquoi chante-t-il une vilaine chanson ?
Ils le rouèrent de coups. Il était tout mou. Ils lui expliquèrent à nouveau :
- Vas-y, célèbre le rite !
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
De nouveau ils le rossèrent. Finalement il alla vers une vieille hutte
avec une charpente en mâchoire de baleine. La grande hutte était en
mauvais état. Il s'y rendit dans l'obscurité. Il alla chanter au fond
de la hutte :
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
Finalement dans le noir, dans les profondeurs on entendit :
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
Un kele chantait.
Et encore :
- Ototototototoï !
Finalement des profondeurs encore retentit :
- Ototototototoï !
Le kele appela :
- Enfant !
Celui-ci n'avait pas auparavant de don chamanique. Absolument aucun.
- Enfant !
- Oui.
- Que fais-tu ?
- Oh ! J'en ai assez. C'est mal. Les gens me maltraitent.
- Oh, oh ! Vas-y, sors.
Le kele le fit sortir. Il sortit, alla vers ceux qui célébraient le rite de la Reconnaissance et entra chez eux.
- Oh ! Célèbre le rite. D'où viens-tu ? Vas-y, célèbre le rite.
Il commença le rite. Alors à nouveau on entendit :
- Ototototototoï !
- Oh ! Quel espèce de chant interprète-t-il ? Voyez-vous cela !
Malgré tout il continuait :
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
Finalement, des profondeurs, de l'intérieur de la terre on entendit :
- Ototototototoï !
Un voisin, un vieil homme entendit. Les autres criaient, ils n'entendaient pas.
- Allons, faites silence. Je l'ai entendu. Il a fait crier quelqu'un.
- D'où pourrait-il encore voir cela ?
Enfin de nouveau des profondeurs retentit :
- Voilà, c'est fait.
La voix s'était approchée peu à peu. Ils l'entendirent tous.
- Allons, cesse.
Il cessa, effrayé. Mais malgré tout le kele fit :
- Ototototototoï !
- Essayez à présent de me rudoyer.
- Ototototototoï ! Otatatatatataï !
Avec son haleine il aspira les gens, les cruels, et il les tua tous. C'est fini.
10. L'aventure d'Umqeqej (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Ceci en fait n'est pas un conte. C'est un récit de temps assez reculés.
Donc une fois, dans l'ancien temps, le kele de la mort allait et venait
sans se cacher, comme nos humains, ouvertement, comme cela. Or, dans la
toundra de Telqep, montés sur des traîneaux de rennes, Umqeqej et les
siens faisaient route vers quelque lieu. Ils étaient trois, montés sur
trois traîneaux. Tel était leur nombre. Alors soudain se présenta un
troupeau. Ils passèrent le long de ce troupeau et se dirigèrent vers
des yarangues. Il y avait trois yarangues. Ils ne les virent pas. Elles
étaient invisibles. Les kele qui les habitaient ne les virent pas non
plus. Comme pour nous de nos jours, l'esprit de la Mort était
invisible. Ayant commencé par faire un tas d'objets, une charge, ils
chargèrent les traîneaux. Les rennes des autres étaient à l'attache. La
courroie d'Umqeqej était en peau de jeune morse. Il y avait une motte
de terre. Il fixa la courroie à cette motte de terre. Et il donna de la
longueur à son renne. Il l'attacha au bout de la courroie. Il le
détela. Seule la courroie était attachée à la motte. Umqeqej avait
attaché ses rennes au bout de la courroie avec de la longueur, avec
beaucoup de longueur, à la courroie en peau de jeune morse. Umqeqej et
les siens étaient assis tous les trois là, tournés vers la porte. Dans
la yarangue les kele faisaient la cuisine. Ils avaient accroché la
marmite au-dessus du feu. Un grand kele, un gros homme, confectionnait
des montants de traîneau, et ensuite un peu plus loin il les
recourbait. Une femme faisait la cuisine. C'était une jolie, une très
jolie femme.
La femme sortait et jetait des regards alentour. Elle rentrait. " Oh !
Après la journée d'hier nous sommes angoissés. Malheur ! Nous sommes
terrorisés ". Or la terreur, nous l'estimons honteuse. La femme entrait.
- Oh ! Nous ressentons de la honte1. Comme nous sommes terrorisés !
- Que vous êtes étranges ! Pourquoi avez-vous honte ? Mais qu'est-ce qui la tourmente donc ?
En fait des hommes étaient arrivés.
- Oh ! Vous êtes bien étranges ! Vous voilà terrorisés. Qui veut nous tourmenter ?
Et ce Umqeqej montre la femme du doigt. Soudain elle est atteinte de coliques. Elle ne peut respirer.
- Ge-ge-ge !
- Malheur sur vous ! Qu'est-ce qui vous tourmente encore ? Dépêchons-nous. Quelque chose veut nous tourmenter.
Umqeqej et les siens prirent la fuite. Leur départ était une vraie
fuite2. Ils détachèrent rapidement leurs rennes, mais les courroies des
rennes d'Umqeqej étaient serrées. Il ne put les dénouer. Enfin il les
défit, attela et s'enfuit dans le lointain. Le sol s'était ramolli. Il
était devenu comme de l'eau. Ils arrivèrent chez eux. C'est tout.
Notes
1. N'yrkylaarkyn (" tu es honteux ") est aussi utilisé comme synonyme
de ïymgumgeerkyn (" tu ressens une crainte superstitieuse ").
2. Remarque du narrateur.
11. Les aventures des frères1 (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Des frères étaient sortis chasser en mer. Le vent se joua d'eux et les
emporta vers une autre contrée. Ils se perdirent dans le brouillard.
Ils trouvèrent une terre différente, une terre sombre. Ils dirent ceci :
- Oh ! Comme c'est étrange. Nous sommes allés vers une autre terre.
Alors ils marchèrent un peu. Ils virent le peuple des mouettes. Oh ! elles parlaient le langage des hommes.
- Tiens, vous êtes de la toundra ?
- Oui.
- Que venez-vous faire ?
- Le vent s'est joué de nous.
- Que c'est curieux !
- Malheur ! Nous allons mourir.
Les mouettes leur dirent :
- Vous ne mourrez pas. Vous suivrez cette côte et vous ne mourrez pas.
Sachez-le, sur votre chemin un animal a été rejeté par les eaux. N'en
mangez pas. Sinon vous mourrez. Passez outre. A ce moment vous verrez
le corps d'un baleineau. Mangez un peu de son foie.
C'est qu'ils étaient affamés. Ils virent le corps du baleineau,
mangèrent du foie. L'un des frères, un grand simple d'esprit, était un
grand demeuré. Il dit :
- Oh ! J'aimerais bien que nous en mangions encore un peu.
Mais l'aîné répondit :
- Non, cela suffit. Tu en mourrais, tu sais.
Ils repartirent. Alors ils virent le peuple des mouettes.
- Oh ! D'où viennent-ils, ceux-là ?
- La mer s'est méchamment jouée de nous. Nous avons perdu notre contrée. Nous allons mourir.
- Non, vous ne mourrez pas. A nouveau vous suivrez la côte et vous
verrez le corps d'une baleine rejetée par les eaux. Vous passerez
outre. Vous verrez un autre animal, un lion de mer. Mangez-en tout
votre saoul.
Ils se mirent en route. Ils virent le corps de la baleine et passèrent outre. Mais le grand simple d'esprit dit à nouveau :
- Et si nous en mangions ?
L'aîné répondit :
- Comme il est, ce grand-là ! Par bêtise il veut y laisser sa peau.
Ils repartirent et aperçurent le peuple des mouettes.
- Oh ! Des gens de la toundra.
- Oui.
- Que venez-vous faire ?
- La mer s'est jouée de nous.
- Oh ! Contentez-vous de marcher. Vous verrez le corps d'un dauphin
polaire. N'en mangez pas. Vous verrez le corps d'un morse rejeté par
les eaux. Mangez-en tout votre content. C'est près d'un campement. Un
homme vigoureux y demeure.
Alors ils partirent. Ils virent le corps du dauphin polaire et passèrent. Le simple d'esprit se reprit à dire :
- Mangeons-en.
- Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu veux t'empiffrer ? le réprimanda à nouveau l'aîné.
Ils passèrent outre. Ils virent le corps du morse rejeté par les eaux.
Alors ils mangèrent. Ils avancèrent encore un peu et débarquèrent. Ils
retournèrent la barque et l'enfouirent profondément dans le sol afin
qu'on ne la voie pas. Puis ils s'endormirent. Quand ils s'éveillèrent,
ils virent subitement un homme qui venait le long de la côte. Il était
craintif. Il s'approcha un peu, puis il s'enfuit. Le grand simple
d'esprit tout excité dit :
- Je vais me jeter sur lui.
- Attends, lui dit l'aîné.
Ils le retinrent comme on retient un chien. Finalement l'homme, l'autre
homme, s'approcha encore, et le grand demeuré se précipita sur lui.
C'est qu'il était vigoureux.
- Eh ! Tuons-le.
- Attends, nous allons l'interroger.
Ils le jetèrent à la renverse et l'interrogèrent :
- Tes gens sont-ils nombreux ?
- Oui.
- Y a-t-il des hommes forts parmi eux ?
- Oui, il y en a un. Il est très cruel. Il ne fait que ravir les réserves de nourriture de tout le monde.
- Ne lui parle pas de nous. Nous allons lui rendre visite.
Le soir tomba. On envoya le grand simple d'esprit chercher de la
viande. Il partit. Il en vola dans les fosses à viande. Il revint. Il
portait beaucoup de lard de baleine : un morceau gros comme cela.
- E-e-e-ej ! Je suis allé presque jusqu'à leurs yarangues.
- Mais qu'est-ce qui t'a pris, grand escogriffe ? Tu voulais y laisser ta peau ? dit le même frère, l'aîné.
Le jour se leva. Le costaud du lieu, un homme de haute taille, sortit
chasser en mer. Il avait une grande barque à lui, une très grande
barque. Il captura quantité de veaux marins. Ils regardèrent le fond de
la barque. Elle était pleine, sa grande barque. Il y avait aussi un
phoque barbu. Il cria :
- Eh là ! Déchargez-moi cela !
Ils n'entendaient pas. Alors il débarqua. Il était furieux. Il prit un
pénis de morse et il roua de coups ces hommes, ceux du campement. Puis
il retourna vers sa barque.
- Portez-moi cela !
Les gens avaient reçu une bonne leçon. Ils se dirigèrent vers le bord
de la mer. Lui, il prenait les phoques d'une main par une nageoire.
Assis, il les jetait d'une seule main sur la rive. Il était très
robuste. Alors le grand simple d'esprit dit :
- Oh, oh ! Est-ce que je pourrais en venir à bout ?
- Eh là ! Reste tranquille.
Le soir tomba. Ils y allèrent. Il y avait une grande hutte avec une
mâchoire de baleine en guise de charpente. Il était couché sur le dos
dans le relkun. Il les aperçut.
- Oh, oh ! Des visiteurs.
- Eh oui !
- Demain nous célèbrerons le rite de la Reconnaissance.
Ils s'éveillèrent. On célébrait le rite. Alors le maître du lieu
apporta une grosse pierre dans la demeure. Ils entrèrent. On ferma la
porte. Le grand simple d'esprit dit à ses frères :
- Oh ! Ils vont nous tuer.
On avait accroché des peaux d'hermine à la ceinture de tous les hommes.
Déjà on avait éteint les lampes. Il y avait du sang figé sur la grosse
pierre. Elle en était même couverte. Ils la portèrent à l'intérieur.
Ils mirent des peaux d'hermine. Alors ils entrèrent dans une fosse qui
était au pied des montants de la demeure. Dans l'obscurité le maître
célébrait le rite, et la grosse pierre claquait partout dans la demeure
" Pf-pf ! " Il cessa de danser et dit :
- Eh bien ! Où sont nos visiteurs ?
Certains s'étaient mis sur le sotsot à leur place antérieure.
- Allumez la lampe !
Alors le simple d'esprit dit :
- Voyez-vous cela ! Quel étonnant lieu de rite !
- Oui, c'est vraiment étonnant. Etrange ! Que va-t-on faire d'eux ? Allons-y.
Alors ils apportèrent des fanons de baleine. Eux aussi couverts de sang
figé. Apparemment c'étaient des fanons tueurs. A nouveau on entendit :
- Eteignez la lampe.
On éteignit. Les hommes arrivés ce jour se cachèrent à nouveau au même
endroit. De nouveau le maître dansa. Les gros fanons faisaient " Sg-sg
! " en fouettant l'air. Si les hommes avaient été à découvert, les
fanons les auraient hachés. De nouveau on entendit :
- E-e-ej !
Ils étaient assis au même endroit.
- Où sont nos visiteurs ?
- Nous sommes là.
- Oh ! Que c'est étonnant.
A nouveau le simple d'esprit dit :
- Voyez-vous cela ! Quel étonnant lieu de rite !
- Oh, encore !
A nouveau on éteignit la lampe. A présent ils se retrouvèrent en haut
près du trou de fumée. Alors une fronde lança des pierres dans le
yorongue, à tel point que la hutte se secouait. Il cessa de danser. Ils
étaient tous assis au même endroit.
- Eh bien ! Où sont les visiteurs ? J'ai dû les ...
- Eh ! Mais nous voilà.
- Tiens donc ! Allumez les lampes.
Une fois les lampes allumées, le simplet dit à nouveau:
- Voyez-vous cela ! Quel étonnant lieu de rite ! Comme on y est bien !
- Allez chercher la vieille de la mer pour une danse.
On alla la chercher.
- Eteignez les lampes.
La vieille dansa. Ils se mirent dans la fosse de pierre, à l'intérieur.
La hutte en mâchoire de baleine se balança vers elle. A nouveau le sol
se balança. Alors l'autre, le simplet, eut la tête brisée. Alors une
voix s'éleva :
- Assez ! Allumez la lampe.
Ils apparurent. La tête du simplet saignait. Le visiteur, l'aîné, dit :
- Bon, à notre tour. Ecoutez. Eteignez la lampe.
Il célébra le rite. Alors une grosse pierre dévala brusquement de la
montagne sur la hutte. En fin de compte les mâchoires de baleine
commencèrent à se briser. Quel grondement ! La grosse pierre dévalait
semblable au tonnerre, et malgré cela le grondement continuait
d'approcher.
- Eh là, suffit ! Vous brisez la tête des enfants.
Les pierres transformèrent la yarangue en un éboulis. Elles écrasèrent
le costaud qui venait d'officier, elles le tuèrent. Un vieillard du
campement s'écria :
- Ah ! Les gens vont pouvoir se reposer. Le voisin leur ravissait leurs provisions.
Les gens étaient tout réjouis. On cessa de tuer. Le petit vieux dit :
- Au bord de la mer il y a un phoque barbu, un gros. Il est ainsi,
étendu sur la grève. Ne passez pas à l'écart. Ne manquez pas de passer
sous lui. Passez à côté de lui, au pied de sa mâchoire. Si vous passez
à l'écart, on vous tuera à coup sûr. Vous passerez. Là-bas derrière un
petit de veau marin est couché sur la grève. Ne le tuez pas. Passez
votre chemin. Et quand vous aurez passé, vous verrez un petit de phoque
barbu. Celui-là, vous le tuerez.
Effectivement ils partirent dans cette direction. Ils passèrent près de
la mâchoire et virent un petit de veau marin. De nouveau le simple
d'esprit dit :
- Oui, nous sommes affamés. Ce serait bien de tuer celui-là.
L'aîné lui répondit :
- Tu es très affamé, grand escogriffe.
- C'est parce que nous n'avons pas mangé.
- C'est comme cela que tu es ! Tu ne peux pas retenir ton gosier.
Bon, ils allèrent plus loin. Ils aperçurent le petit phoque barbu. Ils
l'abattirent et mangèrent. Soudain par le fleuve un homme descendit.
Visiblement c'était lui le maître du phoque barbu trouvé en chemin, le
maître de celui qui était arrivé. Il leur demanda :
- N'avez-vous pas vu quelque chose en chemin ?
- Non.
- Tiens donc ! Ils ne l'ont pas vu.
A nouveau ils partirent. Alors ils aperçurent un oiseau. Il était tapi
au bord de la mer. Ils le contournèrent en gagnant le large. Bien
qu'ils fussent loin, il les avala soudain avec leur barque. Alors,
apeurés, ils firent une promesse. Ils promirent de sacrifier leur chien
domestique à poil blanc. Ils apparurent par le derrière de l'oiseau.
Leurs cheveux étaient presque tous tombés de leur tête. Ils reprirent
leur route et aperçurent le peuple des souris. Visiblement elles
grattaient la terre. Elles passaient par bon nombre de gîtes dans le
sol. Ils y dormirent. Une vieille femme y dormait. Une vieille femme
souris. C'est là qu'ils avaient débarqué. A nouveau le simple d'esprit
dit :
- Oh ! Nous avons soif. Eh bien ! Je vais aller boire dans la yarangue.
L'aîné répondit :
- Ne va surtout pas polissonner.
Il alla vers la yarangue et vit la vieille femme. Du fait qu'elle
dormait elle ne l'accueillit pas de la voix. Alors l'homme, le simplet,
se dressa là. Il s'approcha de la vieille, sortit son sexe, le tint
tout près de son nez. Plus que précédemment il se mit à sentir. Elle se
dit à part soi : " Comme c'est curieux ! D'où donc cela sent-il le mâle
? " Alors elle s'avança et flaira l'odeur. L'autre se mit à rire. En
sortant il riait à part soi. Elle l'entendit : - Kyke ! Qui s'est moqué
de moi ? Puisse son sexe s'allonger.
Alors il partit vers la barque. Son sexe grandissait à vue d'oeil. Il
eut bientôt rempli une jambe de sa culotte vers le bas. Il arriva à la
barque. L'aîné le réprimanda :
- Je t'avais pourtant dit de ne pas polissonner.
- Mais je n'ai pas polissonné. J'ai seulement vu la vieille. Elle ne
m'a pas accueilli par les paroles habituelles. Je n'ai fait que sortir
mon sexe et l'ai dirigé vers son nez. Elle en a senti l'odeur et elle a
dit : " D'où donc cela sent-il le mâle ? " En sortant j'ai ri un peu et
elle a dit : " Qui donc se moque de moi ? Puisse son sexe s'allonger ".
- Oh, malheur ! Gagnons vite le large.
Bientôt le sexe emplit la barque. A peine le coupait-on qu'à nouveau
une moitié grandissait malgré tout. Ils finirent par arriver chez eux.
Or l'aîné était chamane. Il s'adressa à la vieille femme qui avait jeté
le sort :
- Eh ! Toi, la vieille, fourre-toi ton propre sexe.
Alors, sur le sol, déshabillée, la vieille agita son derrière. Et de son propre bâton elle fourra son sexe et se tua.
Les autres arrivèrent. Ils sortirent le chien au pelage blanc et le
tuèrent. Leurs épouses étaient décrépites de vieillesse. Le simplet, à
peine débarqué, resta tout à fait exsangue. Car il coupait son sexe
chaque jour. Dès qu'ils débarquèrent ils s'endormirent. Ils se
changèrent tous en pierres et ne s'éveillèrent pas. C'est fini. On a
tué le grand vent.
Note
1. Ce conte présente un mélange intelligent d'éléments d'origine russe
ou turco-mongol avec d'autres qui sont authentiquement tchouktches.
12. Les enfants emportés par un géant (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Or donc un homme chassait la baleine. Il capturait quantité de
baleines. Un jour, comme à l'accoutumée, ils étaient partis chasser.
Ses deux enfants, une fille et aussi un garçon, jouaient au bord de la
mer. Le père chassait la baleine. Du large arriva une barque seule,
très grande. L'homme de la barque dit aux enfants :
- Votre père m'a dit : " Amène-les ".
Or il avait une grande rame. Plaçant la rame devant eux il barra le chemin aux enfants qui allaient à la maison. Il leur dit :
- Asseyez-vous ici, sur la rame.
Ils finirent par s'asseoir. Manifestement il les trompait. Il les
emmenait vers le large. Il les avait placés dans sa barque. Ils
aperçurent une hutte à charpente en mâchoire de baleine. Jamais il n'y
avait là d'être humain. Il les mit à l'intérieur, boucha le trou de
fumée et les laissa tout le temps dans l'obscurité. Le cadet pleurait.
Sa soeur le berçait. Ils avaient soif. Il n'y avait pas de nourriture,
et la soeur tâtait de la paume des morceaux de semelle. Finalement elle
les prit et les fourra dans la bouche de son petit frère. Avec le temps
la hutte se couvrit de givre. Apparemment l'hiver était arrivé. Elle
berçait le cadet qui finit par s'endormir. La soeur chantait. Or
pendant qu'elle chantait une étroite tache de lumière apparut en haut.
Elle s'approcha, et la tache commença à s'élargir. Elle éveilla son
petit frère. D'abord elle le poussa dehors, puis elle sortit elle-même.
Tous deux apparurent à l'extérieur. Ce qui venait de leur servir
d'issue se referma. Ils regardèrent alentour. Ils étaient dehors. Ils
virent des mouettes qui tiraient un traîneau.
- Oh ! Chargez-nous sur votre traîneau.
- Que celles de derrière vous chargent, répondirent-elles.
Deux mouettes venaient effectivement derrière. Ils demandèrent à nouveau :
- Chargez-nous.
Elles les chargèrent :
- Nous allons vous emmener.
En effet elles les emmenèrent.
Chaque jour leur père passait par le lieu où ils jouaient. Les mouettes les y avaient ramenés. Le père les vit :
- Oh ! D'où venez-vous ? Que vous est-il arrivé ?
- Nous avons été emportés par un homme seul dans une barque. Il nous a dit : " Votre père vous ordonne de venir ".
Comme il les couvrit de baisers ! Ils ajoutèrent :
- Les mouettes nous ont ramenés.
Alors ils allèrent à la fosse à viande, retirèrent une bonne quantité
de gras et en gratifièrent les mouettes. Au bord de la mer le père
découpa le gras contenu dans une baudruche. Les mouettes en mangèrent
tant et plus. Et le père oignit ses enfants, l'un d'ocre, l'autre de
graphite. Celui qui avait été oint d'ocre survécut, mais celui qui
avait été oint de graphite mourut. C'est tout.
13. Le corbeau et les filles /conte du corbeau/ (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Or donc un groupe de petites filles trouvèrent au bord de la mer un
petit veau marin. Voilà qu'un corbeau les vit, et elles recouvrirent le
veau marin de leur corps.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Un tronc d'arbre.
- Mais il a de petites moustaches.
- C'est un tronc d'arbre à moustaches.
- Mais il a des yeux.
- C'est un tronc d'arbres à yeux.
- Mais il a des nageoires.
- C'est un tronc d'arbre à nageoires.
Il les poussa à l'écart, leur enleva le veau marin et l'emporta chez
lui. On le débita, on en mangea, puis on se coucha. Dans la marmite il
restait une partie de la viande bouillie. Les petites filles la
dévorèrent, puis elles déféquèrent dans la marmite. Voilà que le mari,
ce gros-là, se réveilla et dit à sa femme qui dormait :
- Eh ! J'ai faim. Va me chercher du bouilli.
L'autre, ensommeillée, porta la main à la marmite et prit les excréments.
- Oh ! C'est du caca.
Les petites filles étaient à l'extérieur. Déjà le mari s'habillait. Il dit à sa femme :
- Donne-moi mon grand arc, donne-moi ma grande flèche.
En fait c'étaient un bâtonnet et un archet à faire le feu, mais les
petites filles s'enfuirent dans l'instant, puis elles dirent au corbeau
:
- Grand-père, grand-père ! Nous allons t'épouiller.
- Oh ! Que vais-je leur faire, à mes petites-filles ? Je leur ai fait peur.
Or donc elles se mirent à l'épouiller, et lui s'endormit. Elles lui mirent une baudruche au derrière et le réveillèrent.
- Eh ! Réveille-toi. Va déféquer là-bas, à un endroit bien sec.
Il était crédule, l'autre, et il déféqua. Or les cacas descendaient
dans la baudruche : " Poc, poc ". Il se retourna pour regarder, mais ne
vit rien. Il rentra à la maison et dit à sa femme :
- C'est étrange. J'ai déféqué là-bas, mais je n'ai pas vu d'excréments. Pourtant ils ont fait du bruit en tombant.
- Tourne-toi voir par là.
Il avait une baudruche au derrière. De nouveau il dit :
- Donne, donne-moi mon grand arc. Je vais leur tirer dessus. Et ma grande flèche. Il retourna les voir.
- Grand-père, grand-père, mange ta diarrhée.
- Je ne veux pas.
- Bon ! Nous allons t'épouiller.
- Oh ! Que vais-je leur faire, à mes petites-filles ?
Et il rejeta l'arc et s'endormit à nouveau. Elles cherchèrent les poux
à l'ensommeillé. Les coquines lui accrochèrent sur les yeux des
pendeloques rouges et de nouveau l'éveillèrent.
- Va là-bas et regarde la yarangue.
Il obéit, regarda la yarangue et cria :
- Oh ! La yarangue brûle.
Sa femme sortit, fit le tour de la yarangue, mais il n'y avait pas de feu.
- Regarde-moi voir. Mais quelque chose est accroché sur tes yeux !
A nouveau les petites filles dirent :
- Grand-père, grand-père ! Nous allons t'épouiller.
Elles lui cherchèrent ses poux. Il s'endormit. Alors elles lui tatouèrent le nez et l'éveillèrent une fois de plus :
- Réveille-toi donc. Va boire de l'eau très claire.
Alors il vit dans l'eau son propre corps au nez tatoué.
- Je vais t'épouser, hein ?
En fait c'était son propre corps et son visage au nez tatoué qu'il voyait se refléter dans l'eau.
- Je vais aller chercher ma yarangue, hein ? Elle est d'accord, elle est d'accord !
En fait il se parlait à lui-même. Il rentra chez lui et démonta la yarangue. Sa femme dit :
- Que fais-tu donc ?
- Tais-toi.
- Mais tu as le nez tatoué !
- Tu es jalouse, tu es jalouse !
- Tu as vraiment le nez tatoué.
- Qu'est-ce qui te prend ? Qu'est-ce qui te prend ?
Alors il partit, le dos chargé du marteau et des pierres à écraser les os. En arrivant, il jeta un coup d'oeil :
- Es-tu ici ?
C'était son visage. Il fit descendre les pierres dans l'eau. Elles coulèrent.
- Oh, oh ! J'ai épousé une femme de la toundra. Ah ! Voici les perches de la yarangue.
Les perches flottèrent.
- Oh ! Elle les refuse. Bon, à présent le toit.
Lui aussi il fut emporté.
- Bon ! A mon tour.
Il glissa la tête dans l'eau, puis fit la planche.
- Oh ! Le ciel bouge.
En fait c'était le fleuve qui l'emportait.
- Dis donc ! Le ciel passe à toute vitesse.
Pour finir il se noya.
14. Conte du corbeau Kuurkyl1 (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Or donc Kuurkyl fit savoir qu'on vienne demander sa fille en mariage.
Voilà qu'il rassembla tout le monde, les prétendants en provenance de
toute la toundra : le loup, le glouton, l'ours, le renne sauvage, la
souris, le renard. On avait informé les lièvres et ils avaient dit ceci
:
- Oh oui ! Allons la demander en mariage.
- Mais nous ne pourrons pas. Par quel moyen ? Je n'ai pas de traîneau.
- Allons-y comme cela.
Il accepta. Ils arrivèrent vers l'arbre en question. L'un, le loup,
tira, mais il manqua son coup. Le glouton de même. Puis le renard. Même
chose. La souris tira et manqua. C'était le tour du lièvre. Il avait un
arc d'herbe. Il faucha la cible, le gros arbre. Il le renversa. Ils se
précipitèrent. Les forts et habiles dirent ceci :
- Qu'elle monte d'abord sur mon traîneau.
A ce moment le loup dit :
- Sur le mien d'abord !
Elle le brisa. Alors le glouton dit :
- Sur le mien !
Elle le brisa aussi. Alors le lièvre dit :
- Qu'elle monte sur le mien.
C'était un traîneau d'herbe. Elle s'assit brusquement, mais il ne se
cassa pas. Eh bien ! il prit femme. Il ramena son épouse chez lui et
ils retrouvèrent sa mère qui vivait simplement sous une congère. Elle
n'avait pas de yarangue.
- Voilà, j'ai ramené une femme.
La maman se mit à chanter :
- La fille des autres est sous la congère.
Le fils dit :
- Je vais aller marcher.
Du pied il frappa une motte et une grande jaran'e apparut. Il frappa du
pied un arbuste et une file de traîneaux apparut. Il vit un buisson de
saule et frappa à nouveau : un grand troupeau apparut. Il s'en revint
chez sa mère.
- Eh ! Rentrons à la maison.
Ils arrivèrent. La belle-mère dit :
- Entre les yeux fermés.
La femme entra en fermant les yeux. Puis elle dit :
- Ouvre les yeux.
Elle ouvrit les yeux. Le yorongue était blanc. Toutes sortes de choses
y étaient suspendues, des petites boules, des boucles d'oreilles, un
collier de petites boules.
Elle eut un enfant et cessa d'être triste. Ils partirent chez son père. Or Kuurkyl sortit et dit à sa femme :
- Il me semble que j'ai vu ma fille.
- D'où pourrait-elle venir ? demanda sa femme.
- Mais je l'ai vue, dit-il.
La mère sortit, un bras hors du kerker2. Ils entrèrent. Or le fils de
Kuurkyl, le frère de la femme, arriva de la toundra. Le père lui dit :
- Le beau-fils est arrivé. Que va-t-il manger ?
- Ma foi !
- Bon, je vais marcher.
Il partit vers son ancien campement. Il vit un petit chien mort, mort
en été du fait des poux, tout maigre. Quand il arriva, le père demanda :
- Eh bien ?
Apparemment il avait apporté le petit chien tout maigre. Le beau-père lui dit :
- Eh bien ! Faites à manger à mon beau-fils. Il est affamé.
Elles firent à manger, mais il ne mangea pas. Il était dégoûté.
- Oh ! Ce n'est pas ordinaire. Eh bien, je vais aller marcher.
De nouveau il partit vers un ancien campement d'éleveurs. Il trouva des
excréments, une grosse diarrhée. Il la rapporta à la maison.
- Voilà ! Cela glisse bien.
Finalement le beau-père se mit en colère. Il grommela :
- Mais enfin, ces choses-là, pourquoi les rapportent-ils ? Comment
pourrions-nous les manger ? C'est dégoûtant. Nous ne nous nourrissons
pas de telles choses.
Ils se mirent en route. Le lendemain le beau-père y alla. Il arriva.
Ils se préparaient à lever le camp. Ils avaient démonté la yarangue. Le
beau-fils lui dit :
- Oh ! Dommage, nous partons transhumer. Vous êtes venus tard, trop
tard. Il n'est pas ici depuis longtemps. Le beau-fils lui dit :
- Eh bien ! Malgré tout, abats un renne.
- Au fond, je vais le faire moi-même.
Et il abattit un renne avant que les traîneaux partent. Il tua une
femelle bien grasse dont le petit était mort. Le beau-fils dit :
- Je vais te la porter.
- Je vais le faire moi-même, dit-il.
Ils partirent transhumer. Dès qu'ils eurent disparu, toute la journée
il mangea de cette carcasse, il la becqueta. Il passa un jour là, près
de la bête abattue. Puis tout simplement il déféqua sur la carcasse
tout en mangeant. Son fils s'étonna. Il le vit.
- Que fais-tu ?
- Eh ! Je n'en peux plus. Je m'efforce d'alléger le poids.
- Eh bien ! Je vais aller chercher un traîneau.
Il partit et dit à sa mère :
- Tu sais, là-bas, ton mari a transformé une carcasse en excrément.
- Oh ! Il va venir. Simplement comme ça, dit la mère.
Il emmena le traîneau. Il arriva.
- Oh ! Tu es venu ?
Il avait presque fini de manger le renne.
- Où est la carcasse ?
- La voilà.
- Ah bon ! dit le fils.
Ils partirent, arrivèrent.
- Mitej3 !
Elle n'entendit pas.
- J'ai tué un renne.
Elle n'entendit pas.
- Tu n'es pas contente ?
- De quoi dois-je me réjouir ?
- Eh ! Vois-tu, j'ai tué un renne.
- Quel renne as-tu tué ?
- Une femelle restée sans petit.
- On dirait que tu en as fait un squelette. Il n'y a que des os.
- Eh bien ! Sors. Elle est tout bonnement blanche de graisse.
En fait c'étaient ses excréments. Ils blanchoyaient sur le corps.
- On dirait que c'est seulement un squelette couvert d'excréments.
De colère il mourut, et aussi de honte. Il feignit de mourir, en fait.
Sa femme l'emporta pour l'inhumer. Elle le déposa dans une ancienne
hutte à charpente de mâchoire de baleine et elle rentra chez elle. Dès
qu'ils furent revenus à la maison, il en sortit. Il partit chez les
éleveurs. Il se coupa le pénis pour en faire un étui à aiguilles, les
bourses pour en faire des dés, les poils du pubis pour en faire des
aiguilles. Il prit un mari chez les éleveurs. L'étui à aiguilles, il
l'accrocha. Les autres s'approchèrent et il leur dit afin qu'on le
regarde :
- Vous allez casser mes aiguilles.
L'étui, c'était simplement son pénis. L'épouse qu'il avait laissée pleurait. Le renard s'approcha d'elle :
- Que t'arrive-t-il ?
- Mon mari est mort.
- Bah ! Ce n'est rien. Chez les éleveurs, paraît-il, il a trouvé un
mari. Fabrique un renne, ajouta-t-il, un renne d'excrément. Fabrique un
traîneau d'excrément et pars. Dis ceci : " Sachez-le, il sortira le
bras hors de sa manche. Il aime ceux qui voyagent à traîneau. " Quand
on te demandera où tu vas, réponds : " Kuurkyl est mort. Je vais
demander sa femme en mariage, la femme de Kuurkyl. Je m'en vais ".
Elle partit, rentra chez elle. A nouveau le renard la vit et dit :
- Fabrique une tête d'homme avec des cheveux et place-la sur le rebord
de ton sotsot contre toi. Le soir tombera. Pose-la et de lui-même
arrivera celui que tu as vu aujourd'hui, ton mari, et que tu as vu
sortir avec un bras hors de sa manche.
Le soir le coeur de Kuurkyl s'agita. Il haleta, commença à perdre
conscience et voulut rentrer chez lui. Il n'écoutait pas quand on le
retenait. Finalement il sortit, se mit en route, arriva chez sa femme.
Il l'appela :
- Miti !
Elle ne l'écouta pas.
- Miti !
- Oh !
- Je suis vivant.
- Ah bon !
- Avec qui dors-tu ?
- Un prétendant est venu me voir.
Le renard lui avait expliqué ce qu'elle devait dire.
- Eh bien ! Je suis venu. Je suis vivant.
Alors son épouse dit :
- Il me semble que je t'ai vu récemment. Tu étais sorti avec un bras hors de ta manche.
Alors de colère il mourut. Il y resta pour de bon. Il mourut à jamais.
Il mourut de colère. Il tomba cul par dessus tête. C'est tout.
Notes
1. Kuurkyl est le nom mythique du corbeau. Il est prononcé de
différentes manières selon les lieux : Kurkyl, Kuurkyl, Quurkil,
Quurkyl.
2. Une façon de faire en usage chez les femmes tchouktches.
3. Vocatif de Miti, nom de la femme du corbeau.
15. Histoire d'un polygame (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Or donc un polygame dit à ses femmes :
- Que l'une me fasse une combinaison et l'autre des culottes toutes blanches.
Quand elles eurent fini, elles sortirent ensemble. La lune brillait.
L'homme sembla se mettre à courir. Les épouses le regardaient. Elles le
regardaient, mais il s'accroupit quand même et s'aplatit sur le ventre.
Elles partirent à sa recherche et ne le trouvèrent pas. Elles entrèrent
et lui partit dans le vent. Il vit des kele. Il arriva près de l'un
d'eux qui pêchait. Soudain le kele tira hors de l'eau un gros enfant.
Un humain. L'enfant pleurait : - An'a, an'a, an'a !
Alors l'homme toussa.
- Oh ! Un visiteur, dit le kele.
- Oui.
- Eh bien ! Allons chez moi. Passe devant, dit le kele.
- Comment passerais-je devant ? Je ne connais pas les lieux. Les maîtres doivent passer devant.
- Bon, eh bien ! D'accord.
Il passa devant. Ils arrivèrent.
- Entre !
- Nous, dans nos yarangues, nous disons toujours aux femmes : " Voici un visiteur. Etendez des peaux de literie. "
- Bien.
Le kele entra :
- Ah ! Celui-là, je l'ai amené. Affûtez les couteaux.
Alors l'homme à la combinaison blanche courut là-bas, vers un côté de
la yarangue. Le kele sortit. Il n'y avait personne. Il s'était aplati
contre le sol. Du coup il réprimanda sa femme, le kele.
- Eh ! Quel dommage. Une proie que j'avais amenée. Une proie en temps
voulu. Il est reparti. Il a de nouveau trouvé un campement. Un homme en
chair et en os.
L'homme sortit. Il se plaça près de lui, mais il ne le vit pas. Allant uriner, il dit :
- La lune devient pleine.
Et le visiteur dit :
- Tout à fait.
- Oh ! Un visiteur.
- Oui.
- Vrai, tu es un humain ?
- Oui. Mais vous, vous n'en êtes sûrement pas. Vous êtes des kele ?
- Eh bien, non ! Nous n'en sommes pas.
- Bon, rentrons.
- Mais comme voisins nous avons des kele, c'est sûr. Et ils t'emmèneront chez eux.
Ils se glissèrent dans le yorongue. A peine avaient-ils commencé à manger qu'une grande femme-kele entra subitement.
- Eh ! Je viens te chercher. Prends-moi pour femme.
Il sortit. Elle l'emmena chez elle. Or à la porte de la yarangue
étaient attachés un ours brun et un ours blanc. Quand ils entrèrent,
ils voulurent attraper ce petit homme. La grande femme-kele leur dit :
- Eh là ! C'est le maître.
Alors ils se couchèrent et firent l'amour. Soudain une vieille femme
glissa la tête par la cloison arrière. Elle tenait un grand couteau
féminin. Ce devait être la mère de cette grande femme. D'abord elle
s'approcha du petit homme le couteau en main. Elle voulut le frapper à
la tête. Il fit semblant de rêver. Alors elle s'enfuit vite. Il dit à
la femme :
- J'ai fait un rêve. Une espèce de vieille femme m'a presque tué.
Alors la femme dit :
- Oh ! Que fais-tu encore ? Je me prépare à prendre celui-ci pour époux.
A nouveau ils se couchèrent. La grande femme-kele était alanguie de
sommeil. L'homme alors l'allongea. Il prit le kerker de la femme-kele
comme couverture, et en échange il mit comme couverture sur la
femme-kele son habit d'homme. Elle dormait. L'homme faisait mine de
dormir et tenait son couteau. A nouveau la petite vieille glissa la
tête par la cloison arrière et soudain, égarée, se jeta sur sa fille.
Elle frappa l'endormie et lui trancha la tête. L'homme à son tour
frappa la vieille avec son couteau et lui trancha la tête. Puis il se
vêtit. En sortant il tenait les têtes et il les jeta aux ours. Ils s'en
emparèrent et ainsi il put sortir. Il se rendit chez ses hôtes récents.
- Oh ! Tu es venu ?
- Eh oui !
Le grand vieillard cria :
- Oh, oh ! Les gens ont probablement commencé à aller dans les yarangues.
Alors il partit et en chemin mourut de vieillesse. C'est tout.
16. La femme qui épousa la lune et un kele (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc il y avait une grande yarangue et une femme, une humaine que
son mari avait abandonnée. Elle avait tant maigri qu'elle devait se
déplacer en rampant. Elle était affamée. Un jour elle vit une yarangue,
entra, regarda autour d'elle. Des habits qu'on venait de faire y
étaient suspendus en quantité. Le plat était rempli de gras. Elle
mangea. Quand elle eut fini elle s'enfuit dans la toundra. Un homme
arriva. Un homme à pied. En quelque sorte c'était la lune.
- Oh ! Comme c'est étrange. Qui vient, mange et achève le contenu du plat.
A nouveau le lendemain il partit. Seulement il mit d'autres plekyt,
mais la femme n'était pas visible. Il repartit, et cette femme vint. De
nouveau elle trouva le gras. Elle mangea longtemps, finit par se
remplumer. De nouveau l'homme revint au logis.
- Oh ! Quel dommage. Comme c'est étrange ! Qui donc mange tout ? Eh bien ! Demain je n'irai pas marcher.
A nouveau vint le milieu du jour. Soudain elle revint, entra, se
dirigea vers la viande. A peine voulut-elle manger qu'il la saisit.
- Aïe, aïe, aïe ! Ne bouge pas ! Laisse-moi ! se débattait-elle.
- Oh, oh ! C'est donc toi.
- Eh ! Laisse-moi, lâche-moi.
- Allons, ne bouge pas. Je ne te ferai rien. Je veux te questionner. Eh bien, pourquoi traînes-tu par ici ? As-tu un maître ?
- Non.
- Comment cela ?
- Mon mari m'a abandonné. Il me laisse mourir de faim.
- Et ici dans la yarangue tu n'as rien vu ?
- Non.
- Eh bien ! Alors, je vais t'épouser.
Il l'épousa. De nouveau il alla marcher. Vers le soir il arriva. Il dit à sa femme :
- Il ne faut pas sortir du relkun. Entrons. Seulement jette mes plekyt dans le sottagyn.
Elle les jeta. Alors, tout à coup, le plat entra tout seul, empli de
viande bouillie. Ils mangèrent. A nouveau ils écartèrent le plat. Le
lendemain ils s'éveillèrent. La femme jeta un coup d'oeil vers le plat.
Il était rangé. Il repartit faire sa tournée, abattit un renne sauvage.
- Demain nous célébrerons le rite. Toi, ne sors pas les amulettes.
Elle alla voir le renne sauvage que quelque chose recouvrait. C'étaient
les amulettes. Bon ! ils s'endormirent. Le lendemain ils s'éveillèrent.
Il se prépara à repartir. Il lui dit :
- Ce coffre, là, ne l'ouvre pas. Ne t'en occupe pas. Surtout obéis-moi.
Bon ! il partit et elle ouvrit le coffre tout grand. Là une femme
travaillait une peau. Son visage était fait de deux parties. Un côté du
visage était noir, l'autre était rouge. Alors de sa bouche elle péta
sur cette femme " Pt !" Elle la regarda et alors elle mourut. Elle
tomba. Alors elle ferma le coffre car elle était effrayée,
naturellement. Le mari arriva. Il entra. Elle ne lui dit rien car il
l'avait effrayée. Elle lança les plekyt dans le sottagyn, et ils
attendirent le plat en vain. Le mari regarda vers le sottagyn :
- Oh ! Qu'est-ce ? Malheur ! Où est-elle passée ? N'as-tu vraiment pas ouvert le coffre ?
- Non.
- Mais où est-elle donc ? Ecoute-moi bien et parle.
Finalement elle lui dit :
- Je l'ai regardé un peu. Elle, non, elle ne m'a pas regardée. Avec ma bouche j'ai pété. Alors elle est tombée.
- Oh ! Tu es étrange. Pourquoi ne comprends-tu pas ? Ce n'est pas pour rien que ton mari t'a abandonnée. Donne-moi mon jarar.
Il fit gronder son jarar, et elle revint à la vie. Elle entra soudain
dans une grande colère et le plat, elle le leur passa d'un geste
brusque. Le lendemain ils s'éveillèrent. Il l'emmena. Il lui dit :
- Ce n'est pas pour rien que ton mari t'a abandonnée. Tu as une yarangue. Je vais t'y conduire.
Il la conduisit chez son père, la fit entrer. Il dit à son beau-père :
- Bon, eh bien ! Voilà. Je ne peux pas veiller sur elle.
Il voulut la marier à un humain. Elle refusa. Alors il lui dit :
- A qui vas-tu te marier ? Prends pour mari un kele.
Le lendemain, alors qu'elle cueillait des herbes, un homme la rejoignit et lui dit :
- Bon ! Allons chez moi.
- Je ne veux pas.
- Ton père te donne à moi pour femme.
Il l'emmena chez lui. Il avait une demeure de pierre. Il y avait des
vers. Cet homme se nourrissait de vers. La femme ressentit de la
répugnance.
- Pourquoi ne manges-tu pas ?
- Chez nous on ne mange pas de telles choses.
- De quoi vous nourrissez-vous ?
- De viande.
- Ah ! Bien, je vais aller chercher de la viande.
Il tua une souris.
- Pourquoi ne manges-tu pas ?
- Chez nous on ne mange pas de cela.
- Et que mangez-vous ?
- Du phoque.
- Ah ! Bien, je vais en apporter.
Il apporta un ver marin.
- Pourquoi ne manges-tu pas ?
- Comment mangerais-je un ver ? Cela me répugne.
- Et de quoi vous nourrissez-vous ?
- Nous nous nourrissons de renne sauvage.
Il apporta un spermophile.
- Pourquoi ne manges-tu pas ?
- Nous ne mangeons pas de cela. Cela sent le spermophile.
- De quoi donc vous nourrissez-vous ?
- De qopalgyn.
- Ah ! Bien, je vais aller en chercher.
Il rapporta une grosse chose marine, une grosse chose rejetée par les eaux. Elle en mangea beaucoup.
- Eh bien ! Que veux-tu encore ?
- Une grosse racine de la terre.
- Ah ! Bien, je vais aller en chercher une.
Pour l'heure il apporta une chenille.
- Nous ne mangeons pas de cela. C'est répugnant. Comment pourrais-je en manger ?
- Ah ! Bien, je vais t'en apporter un autre.
Bientôt elle enfanta. Il apporta le corps d'un homme, apparemment son
frère. Le lendemain aux abords de la yarangue elle pleurait. A ce
moment le renard vint la voir.
- Femme, que t'arrive-t-il ?
- Malheur, un kele m'a prise pour femme. Mon père m'a donnée à un kele.
- Eh ! Fais donc, tu sais bien ... des plekyt ouvragés. Et, d'où qu'il
vienne, de la toundra ou d'ailleurs, ne les lui donne pas avec la main.
Jette-les-lui. Il les examinera, et un fil d'araignée descendra.
Effectivement il arriva de la toundra.
- Pourquoi pleurez-vous ?
- Oh ! C'est à cause des oiseaux de notre contrée.
- Eh bien ! Chausse-toi.
Il les prit. Alors, pendant qu'il regardait les ornements des plekyt,
la femme lui parla. Mais il n'écouta pas. Alors elle sortit et vit tout
à coup le fil d'araignée qui pendait. Le fil l'emporta. Son mari la
poursuivit. Le fil l'amena chez l'araignée. Soudain il arriva :
- Où est ma femme ?
- Quelle femme ?
- Tu m'as encore tourné en ridicule.
- Eh bien ! Elle est passée pour aller chez le peuple d'En Haut.
Alors il monta. Il arriva chez les gens d'En Haut. La femme était arrivée sur l'Immobile Etoile.
- Oh ! Celui qui me poursuit m'a rattrapée.
- Que t'arrive-t-il encore ?
- Mon père m'a donnée à un kele.
- Eh bien ! Reste ici. Je vais te cacher.
Or il y avait un rayon de soleil long comme le dessus d'un glacier1. Il la plaça dedans. Soudain le mari fatigué se présenta.
- Où est ma femme ?
Le Zénith lui dit :
- Elle est ici. Sors-la toi-même.
- Donne-la-moi.
- Je ne te la donnerai pas. Sors-la toi-même.
- Et où est-elle ?
- Elle est entrée dans le rayon de soleil.
Or il était long, le rayon.
Il grimpa, grimpa. Quand il arrivait à mi-chemin, il glissait, et les ongles de ses mains se mirent à saigner.
- Eh ! Donne-moi ma femme.
- Je ne te la donnerai pas. On m'a donné de très bons plats.
Visiblement c'est la vie selon la loi. Ses parents ont de très bons
plats.
- Je t'offrirai un mauvais sort.
- Je n'en ai pas besoin.
- Alors reçois ma demeure de pierre.
- Je n'en ai pas besoin. Dans ma yarangue non plus les vents ne peuvent
pénétrer. C'est aussi une bonne demeure. Le vent passe seulement
au-dessous de moi. Les plats de tout un chacun y arrivent. Je suis plus
grand que toi, aussi.
- Donne-moi ma femme. En échange je te donnerai l'âme du gibier.
- Moi aussi, dit le Zénith, j'ai l'âme du gibier. Je la donne aux gens
d'en bas. A ceux qui ont de bons plats je donne un glouton. A ceux qui
ont de mauvais plats un renard. A ceux dont les plats ont été flairés
par les chiens un renard polaire. A ceux qui ont de bons plats un renne
sauvage2.
- Donne-moi plutôt ma femme. En échange je te donnerai un charme contre ceux qui se glissent vers toi.
- Pourquoi donc devrais-je tuer l'homme puisqu'il est maintenu en vie par moi ?
- Vraiment donne-moi ma femme.
- Non, je ne te la donnerai pas. Qu'as-tu à demander en vain ? Moi, je suis capable de chasser tous les animaux.
- Comme tu es puissant !
- Pourquoi tuerais-tu chaque animal ? Pourquoi as-tu commencé à le
faire ? Je te mettrai dans un coffre. Canaille ! Chaque bête tu la
poursuis comme ta proie. Moi, je regarde toujours les gens d'en bas,
ceux à qui le kele a fait quelque chose de mal. Tu sais bien, je les
ramène à la vie.
- Donne-moi plutôt ma femme. En échange je te donnerai le don de marcher sans être vu.
- Je n'en ai pas besoin. Marche toi-même sans être vu. Je vous connais très bien. Même une poussière n'arriverait pas à moi ici.
- En échange je te donnerai un charme pour empêcher toute action.
- Non ! Tu ne me crées que des embarras. Ainsi donc tu as créé des
moyens magiques. C'est sûrement toi qui faisais vomir le sang.
- Allons ! Donne-moi ma femme.
- Certainement pas !
- Je peux aussi enlever les humains.
- Oui, tu les enlèves. C'est pourquoi les choses qu'on m'a promises ne m'arrivent pas. Tu ne fais que me causer des embarras.
- En échange je te donnerai un charme pour rendre les gens faibles.
- Mais à quoi l'utiliserais-je ? C'est sûrement toi qui épies toute
chose. Je te connais très bien . Tu n'es que souffrance pour les
autres. Tu es chagrin.
- Donne-moi donc ma femme.
- Je ne te la donnerai pas. Sors-la toi-même.
- En échange je te donnerai un charme pour chasser la baleine.
- Je n'ai pas besoin de chasser les animaux. Moi-même je nourris la baleine.
- Oh ! Donne-moi ma femme. Je te donnerai, tu sais bien ... l'épilepsie.
- Mais moi je n'en veux pas. Tu n'es qu'objet de dérision pour les
autres. Moi, je disais ceci : " Oh ! malheur. Quel être agit de la
sorte ? Ce serait donc toi. "
Finalement Tenantomgyn dit à sa femme :
- Ouvre le coffre.
Et il reprit :
- C'est étonnant. Serais-tu vraiment un meurtrier des hommes ? D'où et
dans quel but parles-tu toujours ? Eh bien ! En vérité, je suis un
Esprit. Bon, eh bien ! Je vais te mettre dans le rayon de lumière.
Il l'y mit. Alors dans le ciel immense l'obscurité se fit. Il ne resta plus de lumière. Il lui demanda :
- Alors, agiras-tu encore comme précédemment ?
Il se mit à parler lentement :
- Eh bien ! Voilà, tu me tues.
- Alors je te dis : " J'ai toujours l'oeil sur les gens d'en bas ". Eh bien ! Agiras-tu encore comme avant ?
- Oh ! Eh bien ! J'en défèque dans le fond de ma culotte.
L'Immobile Etoile dit à sa femme :
- Entrouvre-le.
Elle l'ouvrit. Alors les nuages se dissipèrent en partie.
- Agiras-tu encore comme avant ?
- Oh ! Rends-moi ma femme.
Il s'adressa de nouveau à sa femme :
- Ferme le coffre.
Alors arriva une tempête de neige. Le ciel fut brusquement balayé par un vent de neige. Il lui demanda :
- Alors, continueras-tu à t'opposer à moi ?
- Non, je ne le ferai plus. J'ai très froid.
Alors il se mit à grelotter.
- Comment es-tu à présent ?
- Tu te prépares à me tuer.
A nouveau il dit à sa femme :
- Ouvre un peu le coffre.
Le vent s'arrêta. Le temps se mit au beau.
- Alors, continueras-tu à t'opposer à moi ? Je te dis : " J'ai toujours un oeil sur les gens d'en bas. Toi, tu es faible ".
- Eh bien ! Fais de moi ton serviteur. Sors-moi de là.
- Non, je ne te sortirai pas, car tu continuerais à tourmenter les humains d'en bas.
- Je ne le ferai plus. Fais de moi ton auxiliaire.
- Continueras-tu à demander ta femme ?
- Non, j'ai cessé.
- Bon, je vais la faire descendre. La suivras-tu ?
- Non, non.
- Ouvre-le, dit-il à sa femme.
Elle l'ouvrit.
- Alors, veux-tu toujours ta femme ?
- Non, j'y renonce. Prends-moi à présent comme serviteur.
Il le sortit.
- Qu'il porte le bois et toutes sortes de choses. Qu'il aille aussi vider le pot d'urine.
Il fit sortir la femme. Alors son mari, le kele, la vit :
- J'aimerais bien manger ton foie.
L'Etoile polaire lui demanda :
- Que dis-tu ?
- Euh ! je dis ceci : " Va chez ton père ".
- Et tu ne la réclameras plus ?
- Non, simplement je dis ceci : " Va chez ton père ".
Il mentait. Alors elle ouvrit un couvercle. Et voilà qu'apparut
l'univers, le campement de toute la terre. Les choses lointaines
étaient tout près, là en bas. Peu à peu apparurent les hommes. Il dit à
nouveau :
- Suffit ! Referme-le. Ouvres-en un autre.
Elle en ouvrit un autre. Or les parents étaient tout près. Il travaillait à la doloire. Il lui dit :
- Là-bas est ton père. C'est bon, referme, ajouta-t-il pour sa femme.
Puis il dit à la femme :
- As-tu la nostalgie ? Ouvre le coffre du côté sud, ajouta-t-il pour sa femme.
Un veau marin apparut. A nouveau il dit :
- Ferme-le.
Puis il montra le coffre voisin. Un phoque barbu apparut. Il dit encore une fois :
- Referme. Ceux-là, je les donne indifféremment à ceux qui ont de mauvais plats.
Il en ouvrit un autre : un dauphin polaire.
- Ceux-là, je les donne à ceux dont les plats sont flairés par les chiens.
A nouveau il en ouvrit un autre. Cette fois ce fut un morse.
- Ceux-là je les donne à ceux qui font des sacrifices.
A nouveau il en ouvrit un autre. Une peau de spermophile apparut.
- Ceux-là, je les donne à ceux qui ont des plats propres.
A nouveau il en ouvrit un autre.
- Ceux-là, je les donne à ceux qui ont des plats nouvellement préparés.
Il en ouvrit encore un. Un grèbe fut rejeté par les flots. Il en ouvrit
encore un autre. Il était plein, et seulement d'écureuils.
- Ceux-ci, je vais les donner sans faire de distinction.
Il en ouvrit un autre. Cette fois, il était rempli de lièvres
- Celui-là est pour ceux qui ont faim.
Il en ouvrit encore un autre. A présent ce fut un renne sauvage.
- Je le donnerai aux miséreux sans distinction.
A nouveau il en ouvrit un autre. Ce fut un loup.
- Cela, je le donne à ceux qui ont des bordures à leur capuchon. Afin qu'ils aillent au nord.
Alors il en ouvrit encore un. Il y vit un groupe de yarangues.
- Là-bas est ton pays.
Or son père était un riche éleveur. Ils virent le troupeau. Il dit ceci :
- Là-bas est la femelle au pelage blanc. Je la veux. Elle est par moi
désirée. Car je n'en ai pas de telle. Et ce mâle moucheté gris-jaune,
et celui-ci, avec des dessins sur une des pattes. Tu as la nostalgie.
Rentre chez toi.
Et voilà qu'à la nuit tombée, il la fit descendre. Venus à son appel ils virent la femme. Et elle entra.
- Qui est cette femme ?
Alors son père dit :
- D'où es-tu venue ? D'où es-tu originaire ?
- Avant j'étais d'ici.
- Quelle sorte de femme es-tu ?
- Il semble qu'autrefois tu m'as mariée à un kele.
- C'est curieux. Est-ce vraiment toi ?
- Oui, c'est moi.
- Et d'où viens-tu ?
- Je viens de chez l'Être.
- De chez quel Être ?
- De chez l'Etoile polaire. Offre-lui une femelle et ce renne à la patte dessinée.
Ils les abattirent, les lui donnèrent en sacrifice. Le père mourut. Sa
fille emmena son corps dans la toundra. Dès qu'elle revint à la
yarangue, elle tomba. Elle mourut. C'est fini.
Notes
1. Kojvylqan signifie littéralement " sommet d'un glacier ". Les
glaciers du pays sont en général petits, chaque rivière descendant des
collines ayant de la glace dans la vallée où elles s'élèvent. Le rayon
de soleil en question n'est probablement que le petit tuyau du samovar
(urne à thé) russe, qui est aussi appelé kojvylqan. Il est souvent en
cuivre brillant. Peut-être l'éclat du cuivre rappelle-t-il le brillant
de la glace. J'ai obtenu cette explication des Tchouktches, mais je ne
l'estime pas très plausible.
2. Certains des détails semblent ne pas être placés au bon endroit. Ils
brisent le développement du récit, et plus tard ils sont répétés.
17. Bataille avec les Tannyt (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Autrefois en un lieu s'affrontaient des gens. Il y avait des frères et
une soeur, femme devenue adroite. Des Tann'yt1 s'en vinrent les
assaillir. Le groupe des frères devait être au nombre de trois2. La
fille avait une lance en ivoire de morse. Quatre Tannyt, adroits
Koriaks, combattaient à la lance. Ils tuèrent tous les frères. D'autres
Tannyt en revanche furent tués. Cette jeune fille était habile. Un des
Tannyt lui dit :
- Je ne peux pas te tuer, tu es une femme. Je vais cesser de te combattre.
- Bien, lui dit la fille.
Le Tannytan dit :
- Je ne pourrais pas. Tu es trop faible.
- Fais ce que tu dois faire, dit-elle. Essaie /de te mesurer à moi/.
Elle enroula ses tresses et les attacha à sa taille, et les orifices
des manches aussi. Sa lance était courte. Le Tannytan lui dit :
- Dommage que tu sois une femme.
- Tu es trop sûr de toi. Considère-moi comme capable de me battre avec toi.
Alors la jeune fille se tourna de biais tenant sa lance en ivoire de
morse. Toute la journée ils combattirent et le soleil descendit là-bas.
Toute une longue journée. Dès que le soleil fut couché, le Tannytan se
mit à haleter, et sa langue s'allongea, et de lui-même il s'affaiblit.
Il s'assit à terre. La jeune fille lui dit :
- Je ne te tuerai pas. Je suis une femme. Je doute.
Le Tannytan dit :
- Qu'est-ce ? C'est une femme étrangère au nez tatoué qui m'a fait cela.
Il était pourtant adroit, le grand Tannytan. Il avait vraiment toujours été un homme plein de force. Il dit encore :
- Oh ! Qu'est-ce ? J'ai trouvé une femme comme cela, une étrangère au
nez tatoué. Là voilà. J'ai honte de rentrer chez moi. Eh bien ! Fais de
moi… tu sais bien quoi. Je ne rentrerai pas chez moi.
Il était très adroit, ce Tannytan.
- J'en ai pourtant abattu beaucoup, des ennemis. Je ne retournerai pas chez moi.
- Je ne te tuerai pas, je suis une femme, lui dit-elle.
L'homme lui dit :
- Si tu ne me tues pas, je ferai moi-même… ce que tu sais. Ah ! Ces
Tannyt sont nés meilleurs. C'est une étrangère au nez tatoué, et
voilà que... Tue-moi, vas-y ! Rentrerais-je chez moi sans honte ? Non.
Si je rentrais à la maison, mon père ne me laisserait pas en vie. Il me
dirait ceci : " Même une femme l'emporte sur toi ! "
- Dis-moi : as-tu des frères ?
- Oui, j'en ai un.
- Cette lance, donne-la à ton frère.
- Non, je ne la lui donnerai pas. On me blâmerait. On dirait ceci : "
Où as-tu trouvé cette lance cette lance de femme ? " Je ne rentrerai
pas chez moi. Cette cotte de mailles, emporte-la aussi. Mais d'abord je
vais fumer.
Il n'écoutait pas ce qu'elle lui disait. Il voulait mourir. Il fuma.
Dès qu'il retira sa pipe de sa bouche, elle le transperça et le
renversa sur le dos. Il touchait le sol de ses mollets, de ses
omoplates, de ses parties charnues. Il était tourné vers le ciel.
C'était un preux. Il avait fini ses jours. Il était mort.
Notes
1. Les Tchouktches éleveurs de rennes et les Koriaks éleveurs de rennes
se donnent mutuellement le nom de Tann'yt. Les femmes des Tchouktches
éleveurs se font des lignes de tatouages sur les deux ailes du nez.
2. Deux frères constituent aussi un groupe (" a set ").
18. Les deux chamanes (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Or donc il était deux chamanes. L'un s'appelait Tenququne, l'autre
Rygyvale1. C'était un grand campement. Des rekken s'étaient installés à
proximité pour dresser leur yarangue. C'était une grande yarangue de
halte. Le soir, les gens, les humains, les Lygoravetlat, riaient.
Tous deux étaient de très forts, d'authentiques chamanes. Rygyvale en
particulier. Ceux qui parlaient dans la nuit, il les écoutait. Les gens
riaient. Il leur dit :
- Faites silence. Mes oreilles entendent quelque chose. Je vais aller voir.
Il sortit et il les vit. Ils montaient leur yarangue tout près. Il alla
voir Tenququne. Les gens de Tenququne riaient. Rygyvale l'appela :
- Tenququne !
- Oui.
- Est-ce que tu les connais ?
- Qui ?
- Ceux qui plantent leur yarangue près de nous.
Il sortit. Rygyvale lui dit :
- Allons voir.
Ils y allèrent. Ils avaient mis leur habit, leur costume chamanique. Un
vieillard était allongé sur un traîneau. Un vieillard kele. Ils se
placèrent face aux kele. Les kele ne les voyaient pas. Puis le
vieillard parla :
- Dépêchez-vous de monter le yorongue. Allez chercher des provisions de route là-bas.
Voilà qu'ils achevèrent. Eux continuaient d'écouter. Le vieillard parla encore :
- Où sont donc les adolescents ? Donnez-moi la pierre divinatoire.
Visiblement c'était un crâne humain sur lequel il se mit à pratiquer la
divination. Face à lui les chamanes regardaient. " Nous allons passer
par des lieux où il y a des provisions de route. Les gens vont chercher
des vivres ". Il voulut agiter le crâne avec son bâton. Le crâne resta
immobile. Il ne bougeait pas. Il se dit : " Oh ! C'est étrange tout de
même. Pourquoi la pierre divinatoire ne bouge-t-elle pas ? Il nous
arrive quelque chose de curieux. Nous ne pouvons déterminer où prendre
les vivres. Lesquels sont les maîtres ? "
Ils pointèrent leur bâton en direction du vieillard qui pratiquait la
divination. Il se mit à s'agiter. " Oh ! Une douleur me vrille ".
Bientôt il mourut. Alors ceux-là, ces grands-là, se dirent :
- Tuons-les tous.
- D'accord.
Avant d'y aller, l'un d'eux fit avec force la promesse du sacrifice
d'un chien. Il le promit à son esprit auxiliaire avant de se mettre en
route. L'autre, Tenququne, ne promit rien. Ses gens se mirent à frapper
les kele avec leur bâton. Alors le peuple des kele s'enfuit. Comme si
le sol se transformait en eau, comme si le sol se ramollissait, la
terre se brisa. Elle se fendit brusquement d'elle-même. Les
hommes-chamanes disparurent presque dans la terre comme si c'eût été de
l'eau. Tenququne qui n'avait pas fait de promesse resta figé, enfoncé
jusqu'à la taille. Il ne pouvait se dégager. Rygyvale vit Tenququne :
- Oh ! Malheur sur toi. Malheureux chamane ! As-tu promis quelque chose ?
- Eh ! Non.
- Oh ! Malheur. Eh bien ! Chante.
- Je ne peux pas.
- Essaye d'appeler ton esprit auxiliaire.
Alors il l'invoqua, mais n'y parvint pas plus qu'auparavant parce que le sol était gelé.
- Oh ! Fais quelque chose. Je t'offrirai des dons.
- Ah ! Parle-moi de ces dons.
- Je te donnerai une paire de combinaisons de fine fourrure2, une courroie de phoque barbu, et un chien au pelage blanc.
Comme il chanta, Rygyvale, là, dehors ! Bientôt arriva un morse-esprit
auxiliaire. Comme il chanta ! Il arriva beaucoup de morses. Ils
émergeaient du sol. Rygyvale dit à Tenququne :
- Ils sont venus pour toi. Bon, vas-y, remue-toi toi-même, aide-toi.
Alors voilà que soudain, tout près, ils se montrèrent. Tout près de
celui qui était figé. Il bougea. Puis ils l'extirpèrent tout à fait au
grand jour. Ils rentrèrent chez eux. Il lui donna une combinaison de
fine fourrure, un chien blanc et une courroie de phoque barbu.
Ils reprirent leur vie. A nouveau des kele dressèrent leur camp. Ils
étaient arrivés sur deux traîneaux. C'étaient Tegji - la Toux, et Pyti
- le Rhume. Ceux-là, les chamanes, sortirent. Pyti était en train de
dire à Tegji :
- Entre, toi.
Les chamanes restaient tapis. Dès que les kele approchèrent de la
porte, ils s'enfuirent épouvantés. Ils s'approchèrent de nouveau. Cette
fois Tegji dit à Pyti :
- Bon ! Entre, toi.
Ils ne remarquèrent pas les chamanes. Tegji redit à Pyti :
- Eh bien, entre !
A nouveau ils s'enfuirent. Enfin ils approchèrent peu à peu de
l'endroit précédent, se placèrent près de la porte. A nouveau Tegji dit
à Pyti :
-Entre, toi. Tu as un nez3.
Alors Pyti entra. Ils l'attrapèrent enfin. Il hurla de terreur. Tegji
s'enfuit. Son ami en pleurait presque : " Ah, ce Tegji ! Lui, il n'est
pas entré. "
Ils l'interrogèrent :
- Qu'êtes-vous venu faire ?
- Rien, nous sommes venus comme cela.
- Oui, bien sûr. Toi, tu es Pyti ?
- Mettons que je sois Pyti.
- Eh bien ! Aujourd'hui nous allons peut-être vous tuer.
Très effrayé il leur dit :
- J'entre dans les humains.
- Et l'autre ?
- Il est la Toux.
- Ainsi, voici ce que vous êtes. Nous vous étoufferons. Lui et toi.
- Oh ! Ne me tue pas. Je te donnerai un chien.
- Tu me leurres.
- Non, c'est la vérité. Suis-moi.
Rygyvale le suivit. Visiblement ils se dirigèrent vers son traîneau.
Son ami n'avait qu'un seul renne. Ils arrivèrent à la maison. Un grand
chien était attaché à la paroi de la yarangue. Ses oreilles
descendaient jusqu'à terre4.
- Je te le donne. Dis, as-tu une chienne ?
- Oui, j'ai une chienne.
- Je te l'enverrai par la suite.
- Je ne sais que faire. Tu vas me tromper.
- Allons, quand tu arriveras, ta chienne sera pleine.
Alors il partit chez lui, arriva. Bientôt sa chienne fut grosse. Elle
mit bas. Visiblement, le chien aux grandes oreilles qu'elle avait vu
récemment, il le lui avait effectivement envoyé. Une grosse côte de
baleine servait de lien. Il était à l'attache. Chaque soir,
apparemment, il aboyait toujours. On l'entendait depuis d'autres lieux.
Tous les matins une fois le soleil levé il commençait à aboyer. Et la
nuit de nouveau le kele venait les voir. Son maître dormait toujours
profondément. Il faisait une senne autour de la maison. Alors il jouait
à promener le bout de l'aiguillon sur la paroi de la yarangue afin que
sortent les âmes-protectrices. Le grand chien arrachait son attache,
sortait et aboyait. Alors il se jetait sur le kele. Finalement l'ancien
des kele dit :
- Oh ! Que fait encore ce grand chien ? Lâchez donc notre chien. Qu'il le morde bien fort.
Alors on le détacha. Lui aussi était grand. Alors celui-ci, aux grandes
oreilles, rentra. Il prit son maître dans la gueule et l'emporta. Comme
les kele se mirent à hurler !
- Oh ! Hâtons-nous.
Alors le maître s'éveilla pendant qu'on l'emportait. Il était chamane
et il revint à lui. Alors à nouveau il fit la chasse aux kele. Il en
tua tant et plus. Il en tua des quantités.
Ils reprirent leur vie. Rygyvale alla en visite au campement voisin. Il
avait un traîneau tiré par des chiens. Quatre chiens. Il en laissa un à
sa femme. Sa femme lui dit :
- Prends aussi le grand chien.
- Qu'il soit ton compagnon si tu t'ennuies, dit le mari.
Après cela il resta longtemps parti. Le soir arrivait. Le soleil se
couchait. Alors soudain, du couchant un grand kele arriva. Il contourna
la porte. Alors le grand chien à l'attache se remit à aboyer, comme
d'habitude. Finalement il s'approcha. Et le grand chien se mit à parler
:
- Prépare ton traîneau. Si les enfants sont prêts, monte dans le traîneau et prépare mes traits.
Ils approchèrent. Le grand chien se jeta sur eux. Le chien ne l'effraya
pas. Il le fit seulement se hâter. A nouveau le chien galopa à la
maison. Il dit à sa maîtresse :
- Attache-moi. Mets-moi mes traits.
Alors elle l'attacha. Ils partirent dans le vent et laissèrent la
yarangue. Alors le grand kele entra. Il se mit à vivre là, dans la
yarangue. Le mari rentra chez lui avec un chargement de viande. Il
avait trois chiens. Avant d'arriver à la yarangue les chiens
s'accroupirent. Ils n'obéirent pas quand il les stimula pour qu'ils
approchent de la yarangue. Ils s'aplatirent, refusèrent d'approcher car
le kele était à l'intérieur du yorongue. Il finit par tuer un des
chiens en passant sur lui avec le patin du traîneau. Il avança encore
un peu. Ils s'accroupirent à nouveau. Il se dit : " C'est étrange. On
dirait en vérité que des kele sont venus chez les miens. " Alors il
tira du traîneau un poignard d'épaule. Puis il cria :
- Eh là !
Alors simplement il entendit de là-bas :
- Mm !
Cela venait du yorongue. Il se dressa le poignard en main.
- Eh ! Dépêche-toi.
- Mm !
- Dépêche-toi, te dis-je.
- Mm !
Finalement le kele releva en tapinois la portière, regarda de son oeil
qui ressemblait à une lampe. Il le frappa et coupa en deux son oeil
énorme, à tel point qu'il en barbotait dans le liquide de l'oeil. Il y
en avait beaucoup. Il sortit, se retourna vers la yarangue et,
figurez-vous, la yarangue se changea en pierre. Il aperçut la trace des
patins de sa femme lorsqu'elle avait fui. Il suivit ces traces. Il vit
ses proches dans un campement.
- Oh ! Vous êtes vivants ?
- Oui, le chien nous a sauvés.
Le mari dit :
- Voilà comment vous êtes5 !
Ils se dirigèrent vers la yarangue. C'était à présent un pilier de
rocs. Ils virent cette yarangue, y jetèrent un coup d'oeil. Apparemment
il y avait là toutes sortes de choses. Visiblement le contenu des
entrailles du kele apparut, et des objets en fer avec cela, et avec
cela des ciseaux, un couteau, un tas d'objets, une combinaison, une
peau de glouton, une peau de loup, des tas de choses. Bref des
richesses.
Le mari entra, et la femme entra, et le garçon entra. Le mari dit, car il était chamane :
- Fermez les yeux. Surtout ne regardez pas.
Il se mit à jouer du jarar. Le yorongue redevint comme avant. C'était
leur yorongue d'avant. Mais la yarangue était encore en pierre. A
nouveau il leur dit :
- Allons, fermez les yeux.
Il recommença à jouer du jarar. Puis il leur dit :
- Allez-y, regardez.
Ils regardèrent. La yarangue récemment changée en pierre était
redevenue yarangue. Quand ils regardèrent les richesses, elles se
changèrent en feuilles sèches, en branches brisées. Ainsi vécurent-ils.
Ils vécurent là toujours, se multiplièrent, devinrent un peuple
nombreux. C'est fini.
Notes
1. Le premier nom signifie " la bonne vulve ", le second " fesse velue ".
2. Les vêtements de fourrure des Tchouktches vont presque toujours par paires.
3. Jeu de mots : Yaqasyn signifie " appartenant au nez ", et aussi "
personne jouant le rôle d'un nez ", " personne marchant la première ",
" meneur de la danse ".
4. La description du chien du Rhume a probablement quelque rapport avec
les chiens aux longues oreilles des peuples civilisés que les
Tchouktches ont l'occasion de voir.
5. Ce qui revient à dire " Il n'y a nulle raison de se réjouir (car la maison s'est changée en pierre). "
19. L'homme qui épousa une fille du ciel (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Ainsi donc il était un père1. Il avait cinq fils, et un sixième garçon,
un petit adolescent ma foi assez grand. Tous étaient de haute taille.
Ils avaient grandi ainsi. Or le père avait bien vieilli. Oui, il était
devenu vieux. Il tomba malade. Il parla ainsi, il dit :
- Eh bien ! Je vais mourir. Quand vous m'aurez laissé trois nuits, oui trois nuits, venez me voir au troisième jour.
Effectivement il mourut et ils l'emmenèrent dans la toundra. Il y était
depuis déjà trois jours. Ils étaient rentrés chez eux. Le troisième
jour passa. De nombreux jours passèrent. Alors le plus jeune finit par
leur dire :
- Quand donc irons-nous voir le père ?
Les plus grands dirent ceci :
- Oh ! Il ne sert à rien puisqu'il est mort, ce grand-là. Pourquoi irions-nous le voir ?
Lui, il y alla en cachette. Quand il arriva, il vit le gîte du mort. Apparemment un gîte funéraire, une pierre.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Où sont donc tes frères ? Ils vont bien ?
- Oui, ils vont bien, mais ils ont dit : " Il ne sert à rien, ce grand mort. Pourquoi irions-nous le voir ? "
- Vraiment. Bon, eh bien ! Toi, va te chercher une épouse. Où vivras-tu
? Chez quel maître vivras-tu ? Désormais tu ne peux vivre avec moi. Je
suis décomposé. Dorénavant tu ne peux vivre chez tes frères. Tes
frères, tu vois comment ils sont.
- Bien. Mais je ne pourrai pas me trouver une épouse.
- Eh bien ! Va demander une femme En Haut.
Alors il lança un appel dans le vent, et soudain des rennes aux sabots
de métal arrivèrent, des gros sabots de métal. Il les attela et partit
chez le peuple d'En Haut. Il escalada une grande falaise, une falaise
comme cela. Avant d'être arrivés, les rennes n'étaient plus. Ils
n'avaient plus de sabots.
Il revint et alla voir son père. Il arriva.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Eh bien ! Tu n'as pas pu ?
- Non, je n'ai pas pu.
A nouveau il lança un appel dans le vent. Alors apparurent des rennes
aux sabots d'obsidienne, aux sabots de pierre. Ainsi il grimpa. Alors
il vit une petite yarangue. Il entra. Une femme dormait dans un plat de
métal, les jambes largement écartées. Elle dormait de façon qu'on pût
la posséder, sur le dos, sans rien qui la couvrît. On pouvait la
prendre. Alors le petit homme se dévêtit. Il enleva ses habits. Il
déféqua sur son entrejambe, déposa sa diarrhée sur son derrière. Il en
finit, acheva de déféquer sur elle et se coucha. Quand il se réveilla,
il l'éveilla, la secoua. La femme se mit à l'invectiver :
- Qui est là encore ? Qui donc est entré ici ?
- Tais-toi. Je t'ai même fait déféquer. C'est assez. Comme tu dormais ! Tu ne t'es même pas aperçu que tu déféquais.
Alors il la posséda. Bientôt elle eut un enfant, un garçon. Soudain le père de la femme dit :
- Emmène-la chez toi. Vous avez un pays. Pourquoi, comment te garderais-je ici ? Tu es d'un autre peuple.
Ils emmenèrent chez eux un grand troupeau. Il le partagea par moitié.
Il partit avec un train de traîneaux. Il voulut passer voir son père.
Or il n'y était plus. Il n'y avait que l'emplacement funéraire. Il
abattit un renne et alla chez ses frères. Quand il arriva, ses frères
parlèrent. Ils dirent :
- Eh bien ! Si tu t'es marié chez les Vrais Êtres, va chercher un ours blanc.
Il jeta un regard sur sa femme qui était dans le traîneau couvert2 :
- Ils m'ont dit : " Si tu t'es marié chez les Vrais Êtres, va chercher un ours blanc. "
- Vraiment ? Eh bien ! Va immédiatement à sa recherche. Seulement pars dans le vent. Prends mon aiguillon.
- Bien.
Il partit en travers du vent. De ce côté un bruissement se fit entendre
dans son dos. Il le vit, le frappa avec l'aiguillon sur la tête, le
tua, le chargea et l'emporta chez lui.
- Voilà un ours.
- Oh, oh ! En effet. Va à présent chercher un ours brun.
Il regarda dans le traîneau couvert. Il parla ainsi, il dit :
- Voilà ! Ils m'envoient maintenant chercher un ours brun.
- Eh bien, vas-y sur-le-champ.
Il fit comme avant, frappa l'ours sur la tête, le tua, le ramena, arriva à la maison et dit :
- Voilà l'ours !
- Oh, oh ! Effectivement. A présent, si tu as vraiment pris femme chez les Vrais Êtres, va chercher un kele.
- Oh !
Il regarda sa femme dans le traîneau couvert :
- Ils m'ont dit encore ceci : " A présent va chercher un kele ".
- Vraiment ? Va le chercher sans tarder. Ce n'est pas grand-chose.
Alors elle prit un sac, y fourra la main et en retira des gants. Ils
avaient de très-très grandes griffes. De très longues griffes. Voilà
mes deux chiens. Prends-les.
A nouveau il partit dans le vent. Les chiens tiraient le traîneau. Soudain, chemin faisant, un des chiens se mit à parler :
- Suivons cette colline. Une yarangue apparaîtra. Là il y a beaucoup de kele. Rendons-nous-y.
En effet il vit un groupe de yarangues. Il y avait beaucoup de monde.
Nombre d'entre eux sautaient sur une peau de morse, faisaient des
courses à rennes. Dès qu'ils les virent, ils se précipitèrent :
- Ah, ah ! Un visiteur, un visiteur ! Tuons-le !
Les kele s'approchèrent. Les chiens se jetèrent sur eux. Comme ils
avaient de grandes griffes, ils lacérèrent tous les kele. Ils en
finirent avec eux :
- Bon, va chercher la petite vieille qui a commencé à mourir de vieillesse.
Il alla chercher la femme qui en effet était très vieille. Elle avait
la bouche ouverte. Par la bouche on voyait toutes sortes de choses dans
ses entrailles. Ils faillirent en mourir. Il l'emporta, l'emmena chez
lui. Alors il appela :
- J'ai ramené un kele. Venez voir. Venez tous voir !
Les gens vinrent. Elle avait la bouche ouverte, la vieille femme. Les
gens moururent en nombre. Ils moururent tous les uns après les autres.
Comme elle les tua ! Comme elle les détruisit tous ! C'est fini.
Notes
1. Ce conte présente une intelligente addition d'épisodes russes (ou
peut-être turco-mongols) avec d'autres qui sont authentiquement
tchouktches. Les contes mixtes de ce genre ne sont pas rares chez les
Tchouktches.
2. Le kaaran est un traîneau couvert dans lequel on transporte les fiancées et les jeunes mères avec leurs nourrissons.
20. L'homme qui rendit visite aux ours blancs (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Or donc un jeune homme vit dans la toundra deux femmes-ourses qui
avaient débarqué, de jolies femmes. Il en prit une pour épouse,
l'emmena chez lui, l'oignit1. Chaque jour le jeune homme chassait,
ramenait un renne sauvage. Bientôt la femme-ourse donna naissance à
deux garçons. Or une fois, alors qu'il chassait, deux frères ours
débarquèrent. Ils voulaient la ramener à la maison. La femme
accepta. Elle dit ceci :
- Je vais simplement mettre les garçons dans mes oreilles.
Ils arrivèrent au pays des ours. Quand le jeune homme, le mari, revint
chez lui, sa femme n'était plus là. Il interrogea sa mère en ces termes
:
- Où est ma femme ?
- Ses frères sont venus chercher la femme-ourse il y a longtemps.
- Fais-moi des plekyt, lui dit-il.
Lui-même se mit à bricoler. Il fit un arc, des flèches. La mère lui fit
des plekyt. Elle y mit la dernière main. Il fit ses préparatifs de
départ. Il tira à l'arc vers le large. Le trajet de la flèche se
changea en terre ferme. Quand il eut achevé de parcourir cette terre,
ses bottes étaient percées et il les jeta A nouveau il tira et une
nouvelle terre se créa au-delà. Il mit d'autres bottes, repartit,
acheva de parcourir cette terre, jeta de nouveau les bottes, en mit
d'autres, tira à l'arc, une terre se créa. A nouveau il acheva son
trajet. Il ne lui restait qu'une flèche. A nouveau il tira. Enfin la
terre se montra. Il ne lui restait plus de flèches. Il passa la nuit à
côté d'une yarangue.
Le lendemain matin des enfants qui marchaient dans la toundra l'aperçurent. Ils avaient beaucoup grandi. Il leur demanda :
- Avez-vous un père ?
- Non, ce sont nos oncles qui nous ont amenés.
- Qui est votre mère ?
- Une femme-ours.
- Vous êtes mes enfants, leur dit-il.
Ils rentrèrent chez eux et dirent à leur mère :
- Papa est arrivé.
- D'où serait-il arrivé ? Où est votre père ? Il est loin. Comment
aurait-il fait pour venir ? Il est sur l'autre rive. Bon ! Je vais
aller voir moi-même.
Elle alla voir. Elle le vit et lui dit :
- Qu'es-tu venu faire ? Deux monstres-ours2, voilà qui nous avons pour voisins. Ils te tueront.
- Crois-tu, lui répondit-il, que je sois venu pour vivre ? Je suis venu pour mourir.
Un grand groupe de frères, un groupe d'ours, qui étaient partis chasser
en mer, revinrent. Ils entrèrent tous, les frères. Brusquement ils
dirent :
- Oh ! Comme la yarangue sent mauvais ! Qu'avez-vous apporté à la maison ? La yarangue sent la toundra.
- Qu'est-ce qui pourrait sentir mauvais ? répondit l'épouse. Ce n'est que mon mari qui est venu.
Les frères dirent :
- Oh ! Pourquoi ne nous l'as-tu pas dit tout de suite ? Nous avons dû lui faire peur.
Soudain le beau-père dit :
- Demain les grands ours feront des jeux pour toi. Ils te tueront.
Bientôt les grands ours obéirent :
- Bon ! Nous allons faire jouer le visiteur.
- Les gens feront des glissades, dit le beau-père. La piste de la
glissade est orientée en direction de l'eau. On plongera, on entrera
dans l'eau. On en sortira de grosses pierres rondes.
- Je ne sais pas plonger, dit-il.
- Sers-toi, lui dit son beau-père, de mes moufles et de mes habits.
Quand tu t'immergeras, une grosse pierre verticale sera dans l'eau.
Jette-la à terre.
Il la jeta. Elle tomba assez loin sur la rive. Alors le beau-père appela :
- Oh, oh ! On n'a pas vaincu l'homme de la toundra. Au contraire.
Alors un grand ours dit :
- Battons-nous.
Le beau-père dit à l'homme :
- Que vais-je faire pour toi ? Fais comme bon te semble. Ils vont te tuer pour de bon. Comment te sens-tu ?
- Jusqu'à présent je me sens presque normalement.
Il fit une lance. Alors le grand ours fondit sur lui. Ils
s'affrontèrent à la lance. Comme il le harassa ! De sa lance il le
frappa à la bouche. Le sang coula. Finalement il lui trancha les
tendons des jambes à coups de lance. Il l'empêcha de se lever. A
nouveau le beau-père cria :
- Oh, oh ! On n'a pas vaincu le visiteur.
L'homme avait tué le grand ours.
- Eh bien ! dit le beau-père, tu as un logis. Emmène ta femme chez toi.
Il mit les habits de son beau-père. Ils partirent tous les quatre, les
parents et les deux fils. Ses beaux-frères l'avaient reconduit. Ils
débarquèrent. Les humains voulurent se jeter sur les ours. Le jeune
homme ôta son capuchon. C'était la peau du crâne d'un ours. Il le
détacha. Ils voulurent s'en prendre à lui. L'homme s'écria :
- Eh là ! C'est nous.
- Oh ! Nous avons failli vous tuer, dirent les autres.
Les beaux-frères avaient très peur. On arriva à la maison. Les
beaux-frères n'entrèrent pas à cause de l'odeur. Puis ils prirent le
chemin du retour, s'en furent. Quand ils arrivèrent, leur père était en
train de mourir. Les fils partirent pour une autre contrée. Alors des
gens les virent et les tuèrent tous. Le beau-fils l'entendit dire. Il
se vengea, les tua. Après les avoir tués, il monta dans le ciel. Il
vécut chez Tynagyrgyn, l'Aube. Il y vécut un peu. Alors ses proches
promirent de sacrifier un chien à toison blanche. Ils le promirent à
Tynagyrgyn. Bientôt le chien arriva. Il haletait. Tynagyrgyn dit à
l'homme :
- Voici ton chien. Tes proches se font du souci pour toi. Regarde donc ton peuple, ajouta-t-il en ouvrant un coffre.
Son peuple était tout près, en bas. Des larmes apparurent à ses yeux.
Il pleura. Soudain la pluie se mit à tomber. En fait c'étaient ses
larmes. Tynagyrgyn dit à l'homme :
- Cela suffit. Essuie tes larmes. Assez.
Il essuya ses larmes. La pluie cessa. A nouveau il vit son troupeau. Tynagyrgyn dit :
- Quand tu arriveras chez toi, donne-moi une femelle-renne stérile.
J'en ai envie. En arrivant n'entre pas. D'abord oins-toi avec une
pierre. Dès que tu auras fini, donne-moi la femelle.
Alors il arriva. Avec une pierre il s'enduisit, tua la femelle, fit une
offrande. Il entra, s'éveilla : il était changé en femme. Il se mit à
chercher son pénis : " Tout de même je suis un homme. " Le pénis était
devenu vulve. Dans la réserve était sa cotte de maille. Il se dit : "
Mais oui, j'ai une cotte de maille. " Il la sortit. Elle était changée
en combinaison de femme, en surtout féminin. Un être d'En Haut s'en
vint le demander en mariage.
- Que viens-tu faire ? lui demanda celui qui était devenu femme quand il arriva.
- Je suis venu te demander en mariage, lui répondit-il.
- Je ne suis pas une femme. Je suis un homme.
- Si, tu es une femme, dit le prétendant. Je vais t'approcher.
- Regarde ma lance, dit l'autre.
Il la regarda : elle était changée en étui à aiguilles. Il lui fit
l'amour. Il emmena sa femme chez lui. Ils arrivèrent. Le troupeau était
grand. Il abattit une femelle stérile, oignit sa femme. Le sang
n'adhérait pas. Il abattit un mâle castré, l'oignit. Le sang glissait.
Il en tua un autre. Le sang était mauvais. Une vieille femelle avait le
sang mauvais. Il tua un mâle de plus de trois ans, il avait le sang
mauvais. Il tua une femelle de deux ans qui avait le sang mauvais. Il
abattit un mâle de trois ans : son sang ressemblait à de l'eau. Il tua
un mâle de deux ans qui avait le sang mauvais. Il abattit un faon
faible : malgré cela il avait du bon sang. Il s'enduisit. A nouveau ils
s'endormirent. En s'éveillant, quand elle regarda son mari, il s'était
changé en un pilier de rocs3. " Etrange, se dit-elle. C'est sûr qu'un
homme, quelqu'un visiblement, s'est joué de moi. " Elle se mit à
pleurer. Amgynonkanon, le Zénith, vint la voir :
- Pourquoi pleures-tu ?
- Une créature maligne m'a fait cela.
- Allons, je vais t'emmener chez moi.
Il l'emmena. Il avait une grande yarangue. Ils s'endormirent. Elle
avait retrouvé un pénis. Elle se dit : " Curieux. A vrai dire je suis
une femme ". A ce moment Amgynonkanon dit :
- Tu es devenu ainsi quand tu t'es marié à une ourse. Rentre chez toi.
La lance qui avait été changée en étui à aiguilles était redevenue lance. Il lui dit :
- Que la femme-araignée te fasse descendre.
Elle l'attacha à une courroie et dit :
- Ferme les yeux. En chemin, ajouta-t-elle, il y a une yarangue sombre.
Quand tu auras soif, tâte avec ta paume, tu trouveras une baie. Alors
bois. Quand tu auras fini, il fera, sache-le, un peu plus clair.
Dirige-toi vers cet endroit.
Il y parvint. Cela apparut. Il se révèle que c'était notre monde. Il repartit et arriva chez le peuple des souris.
- Oh ! Un visiteur.
- Oui.
- Bon. Demain les gens célèbreront le rite de la Reconnaissance. Un des hommes est malade. Passe la nuit ici.
Il passa la nuit. Il passa un an. Il célébra le rite. Il était devenu
chamane. Une souris avait commencé à mourir de la gorge. C'était le
lacet posé par un garçon qui avait serré la gorge de la souris. Elle
étouffait.
- Si elle survit, nous te donnerons en paiement une peau de renne d'été
à toison fine. Quand tu l'auras guérie, tous les Êtres de là-bas
sauront ce que tu as fait.
Il arracha le lacet. " E-e-e-e-ej ! " Elle respira. On lui remit la
peau en paiement. Il partit. Quand il regarda la peau en chemin, il se
révéla que c'étaient de petites feuilles. Il reprit son chemin. Une
chenille velue le vit.
- Oh ! Un visiteur, dit-elle.
- Oui... Oh ! Cette créature maligne m'a entortillé.
- Eh oui !
- Mets mon corps immédiatement. Il y a en chemin une hermine agile.
Elle t'attaquera. Tu mettras mon corps. Elle te prendra. Couche-toi sur
le dos. Couche-toi de tout ton long, le ventre en l'air. Enveloppe-la
dans mes nombreuses pattes et tu la tueras. Tu sortiras. Ta yarangue
sera visible à proximité. C'est tout.
Notes
1. Elément du mariage rituel.
2. Qosatko : monstre ayant l'apparence d'un ours blanc de taille gigantesque.
3. Les piliers de rocs qu'on trouve souvent dans les montagnes de ce
pays sont considérés par les Tchouktches comme des hommes, des rennes,
des chevaux pétrifiés.
21. Le chamane et les kele (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Qoravjé de la toundra de Telqep)
Or donc de qui vais-je parler ? Tynotgyrgyn, un homme, un chamane,
marchait vers l'amont d'une rivière. Soudain il aperçut deux traîneaux.
- Oh ! Bonjour.
- Bonjour. Où allez-vous ainsi ?
- Chez Tynotgyrgyn, comme cela, en quête de nourriture. Vers le campement là-bas. Nous le cherchons.
- Oh ! Vraiment ? Mais où est Tynotgyrgyn ?
- Nous ne savons pas où il est. Nous ne savons pas. Nous ne l'avons pas vu.
- Tiens donc ! Je ne sais pas, moi non plus.
- Notarmé nous a envoyés chez Tynotgyrgyn chercher de la nourriture.
- Vraiment ?
- Nous marchons devant. Derrière viennent lentement les gens de Notarmé en caravane.
- Vraiment ?
Il les tua là. Il les transperça. Ce Tynotgyrgyn était un humain. Il
tua les kele car il était chamane. Il partit chez lui, rentra à la
maison. Le soir on s'endormit. Le lendemain le jour se leva. Il se
réveilla et repartit là-bas, vers le même endroit, vers l'amont de la
rivière. Il aperçut deux femmes qui allaient puiser de l'eau. Elles
allaient faire le plein d'eau à la rivière.
- Bonjour. Vous allez remplir vos seaux ?
- Oui.
- De qui êtes-vous les épouses ?
- De Notarmé.
- Vraiment ? Où sont vos yarangues ?
- Ici, mais on ne les voit pas.
- Vraiment ?
Les femmes-kele chantèrent le chant de Tynotgyrgyn tout en allant chercher de l'eau
- Oh, oh ! De qui chantez-vous la berceuse1 ?
- De Tynotgyrgyn.
- Tiens ! Comme Tynotgyrgyn chante bien ! Qu'il a une belle voix !
- Mais, dirent les femmes-kele, c'est toi qui es Tynotgyrgyn.
- Moi, je serais Tynotgyrgyn ? Je ne le connais pas, ce Tynotgyrgyn. Je ne le connais en rien. Je ne l'ai pas vu.
- Vraiment ?
- Chantez encore.
- Bien.
Elles chantèrent. Elles finirent. Elles puisèrent de l'eau, repartirent
chez elles. Tynotgyrgyn leur emboîta le pas. Il les suivit. Il se
révélait qu'alors le chef, Notarmé, était assis sur son traîneau
derrière la yarangue. C'était un kamak2, Notarmé, un kele.
- Oh ! Bonjour.
- Bonjour.
- C'est toi qui marchais ? demanda-t-il à Tynotgyrgyn.
- Oui.
- Je vais chez Tynotgyrgyn.
- Vraiment ?
- Mais moi je ne sais pas. J'ignore où est Tynorgyrgyn, où il se trouve.
- Vraiment ?
- Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vu.
Et Tynotgyrgyn interrogea Notarmé :
- Si tu avais vu Tynotgyrgyn, que lui aurais-tu fait ?
- Oh ! Si je l'avais vu, je l'aurais mis à mal car il a tué les hommes que j'avais envoyés à traîneaux l'an dernier.
- Vraiment ?
- Oui.
Près de Notarmé était attaché au traîneau un chien, un énorme chien. Tynotgyrgyn saisit Notarmé, l'empoigna.
- Eh bien ! C'est moi que voilà. Je suis Tynotgyrgyn. Nous avons fini
par nous rencontrer. Je vais te tuer. Tu as toi-même failli me tuer.
- Relâche-moi. Je n'irai pas chez toi. J'emporte des bois de rennes3.
Nous aussi nous transportons des bois de rennes. Je vais les déposer
ici.
- Non, je vais te tuer. Tu cherches à me tromper. Ce n'est pas sans peine que nous nous sommes rencontrés.
- Ce chien-là, je te le donnerai.
- Non, tu vas me tromper. Non, je vais te mettre à mort.
- Je ne te tromperai pas. Pourquoi le ferais-je ?
- Bon ! Je vais maintenant le ramener chez moi.
- Non, tu ne t'en serviras pas de chien. Si tu le ramènes chez toi
ouvertement, tu ne t'en serviras pas de chien. De lui-même je te le
ferai naître en guise de chienne.
- J'espère !
- Oui.
Il le relâcha.
- Femmes, hâtez-vous. Nous allons transporter le camp ailleurs. Nous
allons rentrer. Vite, ces bois de rennes, emportons-les de là.
Elles emportèrent les bois. Les kele achevèrent, rentrèrent et
s'enfuirent vers leur contrée. Tynotgyrgyn repartit chez lui. L'été
arriva. Il s'installa au goulot d'une rivière. Que de poissons ! La
rivière était pleine de poissons. Il y en avait tant que l'eau ne
pouvait couler. Une partie des poissons se répandait sur la rive du
fait que la rivière en était pleine. Quand il s'éveilla, de grosses
baleines et des animaux marins recouvraient la toundra, sautaient hors
de l'eau. Oui !
La chienne mit bas. Il examina les chiots. Certains étaient de vrais
petits chiots, mais elle avait mis au monde une sorte de chien de kele.
Ce chien de kele grandit chez Tynotgyrgyn. Il grandit énorme. Un grand
chien. Tel un renne. De la taille d'un renne. Il était attaché par du
métal, par une grosse chaîne de métal avec un anneau, dans le yorongue,
dans le sottagyn au pied de la paroi. Alors de nouveau Notarmé voulut
revenir chez Tynotgyrgyn. Il arriva pendant qu'il dormait. Il y avait
beaucoup de yarangues. Il enveloppa d'un filet toutes les yarangues.
Toutes les âmes qui étaient là furent capturées. Il tua presque tout le
monde. Tous les gens de Tynotgyrgyn et les voisins dormaient. Ils ne
s'éveillèrent pas, mais le grand chien à l'attache aboya en direction
de son maître : " Av ! Av ! " Le maître dormait toujours. Ces puissants
aboiements, il ne les entendait pas. Mais par chance l'attache se
brisa. Le chien se précipita sur son maître endormi et le mordit au
pouce. Alors il se réveilla. Par où apparut-il ? Il sortit, il sortit
par en-haut. Tynotgyrgyn tua une masse de kele. Le chien lui vint aussi
en aide. Notarmé s'enfuit immédiatement. Ils avaient tué une partie des
kele. La famille de Tynotgyrgyn était saine et sauve. L'année suivante
Tynotgyrgyn lança un raid de représailles. Il partit attaquer les kele
de Notarmé. Quand il arriva, Notarmé lui dit :
- Tu es venu ?
- Tu as failli me tuer. Moi, aujourd'hui, je viens ouvertement à toi. Battons-nous.
- D'accord. Mais d'abord entrons et mangeons.
- Non, non. Je ne veux pas.
- Bien. Allons-y.
Il tua Tynotgyrgyn. Sur ses terres le kele est fort. Mais aussi
qu'était-il allé faire chez les kele ? Il le tua. Il les tua tous.
C'est tout.
Notes
1. Le meilleur éloge qu'on puisse faire d'un chant tchouktche est de dire qu'il endort les gens.
2. Ce mot appartient à la langue koriak ainsi qu'au jargon
russo-tchouktche. Il a peut-être été utilisé pour mon bénéfice
personnel.
3. Les Tchouktches déposent des bois de rennes sur les sépultures de leurs parents et proches.
INCANTATIONS
1. Incantation sur le compte d'un malade (dit à Mysqyn en novembre 1900 par Qotgyrgyn)
Si un homme est malade, il faut appeler un homme d'En Haut. Qui ? Je ne
sais pas. Quelqu'un. Il faut dire ce qui suit : " Eh bien ! Viens, je
vais te prendre pour assistant. Comment ? Où ? Qu'allons-nous faire ?
Parce que je ne peux le trouver ? Je n'entreprends rien. De quelque
côté que tu te trouves je te prendrai comme auxiliaire. Cherche ! Comme
ceci est mal : je n'ai pas d'auxiliaire. "
Celui qui fait l'incantation feint de tuer quelque chose, ou bien un
bout de bois qu'il utilise comme si c'était l'être d'En Haut. Parfois
il tue des rennes. Il demande à Janotlevyt, lui disant ceci : "
Janotlevyt, donne-moi tes vieux rennes-mâles afin qu'on les utilise
comme rennes de trait. " A Rultennin il a demandé son aiguillon. Alors
l'homme part, cherche d'abord en partant d'ici. Il va voir l'être de la
Terre, Notasqyvagyrgyn. Il vient ici et dit :
- Tu es venu ?
Apparemment il reste immobile.
- Oui, je suis venu.
- Qui donc es-tu ?
- On se sert de moi comme auxiliaire. Je suis venu. Où est-il ? Où est cet homme ? Probablement ici ?
- Eh bien ! Je ne sais pas. Oh ! je n'en sais rien. Où ? Et moi, je n'entreprends rien. Il n'est pas là. Je ne sais où il est.
Il part d'ici. Bien entendu il reste immobile. Puis de nouveau il parle. Il dit ceci :
- Où vais-je aller ? Où est-il passé ?
Il part chez les êtres d'En Haut.
- Oh ! Tu es venu ?
- Oui.
- Que fais-tu par là ?
- Simplement je cherche. Je suis un auxiliaire.
- Vraiment ? Nous ne faisons rien. L'homme n'est pas venu ici. On ne sait où il est.
- C'est curieux. Mais alors où est-il ?
Il rentre à la maison, rend visite au malade, intervient en faveur du
mort. Il dit : " Eh bien ! il n'est pas là. Je n'ai pas pu le trouver.
Les gens ne savent rien. Dommage ! Comment vais-je le trouver ? Je vais
aller vers les Ténèbres, vers le peuple des Ténèbres. "
- Tu es venu ?
- Oui.
- Oh ! Voyez-vous cela. Le voilà, celui que tu cherches.
Celui qui cherchait le trouve ici.
- Oh ! Tu es ici ?
- Oui. Je suis arrivé ici. Je vis ici.
- Eh bien ! Rentrons. Je suis un auxiliaire. Tu m'as appelé. Rentrons à la maison. Je vais te ramener.
Il l'emmène. Simplement il faut encore apporter un petit bout de bois
en sacrifice. Il le tient dans la main gauche. Apparemment l'homme d'En
Haut rapporte l'âme. Il la fait revenir. A présent le père lui souffle
dans l'oreille et lui gratte la tête. Le petit bout de bois, il le
pose. Où ? A terre. Car celui qui fait l'incantation est devenu aussi
son père. Soudain le mort respire pour de bon. Il donne de la voix. Il
s'assied assez bien. Alors il demande des habits à Tynagyrgyn, l'Aube.
Il parle ainsi : " Que faire ? Mon fils n'a pas de vêtements. Donne-moi
donc des vêtements. Je les lui mettrai. Et nous viendrons ici, En Haut.
" Il lui met les vêtements qu'il a pris. Il dit : " Oh ! On ne
s'approchera pas de ces vêtements que je vais te mettre. " Il le ramène
chez lui et dans le yorongue. Avant d'entrer, afin de l'amener dans la
yarangue, il oint d'ocre tout son corps. Il le guérit pour toujours.
C'est fini.
2. Incantation du pilet (incantation du cours moyen de l'Anadyr) (dit à Chikaieva en novembre 1900 par Nikon Tagratgyrgyn)
Ceci est pour appeler les animaux. J'appelle tout animal, toute espèce
de petites choses depuis les tout débuts de la Création. J'utilise un
petit pilet, mais il se cache. Il se cache à tout le monde et demeure
invisible. J'appelle un vieux pilet pour me guider. Je fais marcher sur
l'eau un renne solitaire. Préparons-nous. Que le guide crie1, et qu'il
crie fort ! A présent je chante : " Qui es-tu exactement ? " Je me sers
de la distance d'hier. La distance d'aujourd'hui, je la fais
apparaître. Je peins mon visage avec de la suie. Je deviens inconnu à
tout peuple, à tout animal. Toute personne doute que ce soit moi. Car
j'ai peint mon visage avec de la suie. Sur la terre je ne crains même
pas de baisser ma culotte, et ma fesse, qui a trois yeux, observe. Elle
voit de nouveau le kele caché, et elle contraint l'oeil du kele à se
fermer. Celui qui est devant, je le fais souffler. J'utilise
l'entrejambe du petit pilet. Là impossible de sentir. Et malgré tout je
n'ai pas peur d'entrer et je dors tranquille. Tous les animaux
m'aiment. Chaque espèce animale a grand amour pour moi. J'ai presque
acquis un sommeil suffisant. Je prends pour guide ce qui est sous mon
sotsot. Je souffle dessus et le fais rebondir et s'éparpiller. C'est
tout.
Note
1. Les Tchouktches du cours moyen de l'Anadyr vivent principalement de
chasse au renne sauvage sur le fleuve. Ainsi cette incantation a trait
à la chasse au renne sauvage.
3. Incantation pour dresser un renne sauvage (dit dans la toundra d'Onmylyn en juin 1901 par l'éleveur de rennes Keutegyn)
Quand un renne sauvage tout juste capturé est joint au troupeau, le maître du troupeau dit :
- Domestiquons-le. Et qu'il fasse des faons.
Il rejoint le troupeau. Là, dans le troupeau il fait une incantation à l'esprit du Zénith :
- Ô toi qui es là-haut ! J'ai de grands soucis. Celui-ci veut s'enfuir.
J'ai trouvé ce renne ici. Donne-moi ton bâton. D'ici je le lui enfonce
dans le pied. Je lui en perfore le sommet du crâne. Je le fais
apparaître par la mâchoire. Je l'amène au sol. Avec quoi vais-je encore
y fixer ce renne sauvage ? Je charge le sommet de son crâne de rocs de
toutes contrées : comment remuerait-il ? Avec des mottes de terre je
bouche ses oreilles. De même, pour son nez, j'arrache de l'herbe sèche,
j'en fais un bouchon. Puissent de mauvaises odeurs entrer de toutes
parts dans son nez. Je fais de lui un faon nouveau-né. Ô toi, être
supérieur ! Ne me blâme pas. Je le garderai à jamais. En échange je te
donnerai quelque chose de raisonnable.
Alors il crache. De la sorte, visiblement, il donne plus de poids à cette incantation. Il dit :
- Amenez le troupeau.
On l'amène vers la yarangue. On fait du feu dans la yarangue. On fait
passer le troupeau du côté du vent, d'où souffle la fumée. Il ne peut
pas s'enfuir, car il est devenu trop lourd. C'est tout.
4. Incantation pour se garder des kele (dit à Sesin en mai 1901 par Velvyn'e, une femme du bord de mer)
Et alors quand il fait nuit, on attache deux gros ours des deux côtés de la porte. On dit ceci :
- Oh ! Comme vous êtes gros. On ne peut passer à côté de vous d'où qu'on vienne.
Et voici que quelque chose, un kele, vient de nouveau, s'approche. Mais
les ours combattent. Les kele ne peuvent entrer. Ils ne peuvent se
mettre à l'oeuvre. A son tour une vieille aveugle, sans yeux, a un
fouet de fer. Toute la nuit elle agite le fouet à droite et à gauche
car elle a très peur des kele et ne les laisse pas approcher. En outre
cette yarangue, la dernière de la rangée, a deux chouettes de fer au
bec de fer, aux ailes de fer. Elles ont des becs pointus. Le kele, ce
tueur revient, à son ordinaire. De derrière, de la cloison arrière, il
veut commencer. La vieille le laisse approcher, le frappe, le blesse,
lui pique les yeux. N'importe où dans la toundra, dans son sang en fin
de compte, il s'en va en nageant. Elle lui fait peur. Echaudé, il
n'insiste pas.
5. Incantation pour se protéger de la venue des kele (dit à Mysqyn en octobre 1900 par Keulin, un Tchouktche du bord de mer)
J'ai fait une demeure humaine en forme de grelot de fer, sans aucune
porte ni lumière. Elle a seulement un étroit orifice de fumée. Autour
je fais le fil d'un couteau, un fil tranchant. Nul kele n'entrera. Pas
une mort ne saura. Le soir, quand tous dorment, quelque chose approche
et dit :
- Oh ! Voilà la yarangue. Entrons.
- Oui, allons-y.
Voilà qu'ils font le tour. Ils cherchent la porte. Pas de porte ! Il ne peut trouver la porte.
- Oh ! Par où donc entrer ? Dommage, nous n'avons pas pu trouver la porte.
- Bon ! Alors, commençons par en-bas. Nous apparaîtrons par-dessous le sottagyn.
Il s'enfonce dans le sol et il émerge là-bas, où il n'y a pas de
yarangue, car la yarangue est toute de fer. De nouveau ils approchent.
- Oh ! Qu'est-ce ? Par où approcher ? Pourtant des gens crient à l'intérieur. Je vais essayer de monter.
L'un d'eux monte. Il a vu le trou de fumée.
- Oh, oh ! Voilà ! J'entrerai par ici. Attachez-moi.
S'aidant des jambes il descend. Il entre. L'orifice de fumée est étroit
et pointu. En fin de compte il se blesse. Le sang jaillit, et les
intestins et les entrailles. De douleur il crie :
- Oh ! Eh ! Retirez-moi. Oh ! je meurs. Oh ! Je suis estropié. J'ai estropié mon corps.
On le retire. Il traîne ses intestins et ses entrailles.
- Oh ! C'est mal. Laissons cela. Il ne faut pas déranger les gens. J'ai
estropié mon corps. J'ai vite trouvé la mort. Inutile de s'en prendre à
eux.
Ils cessent.
6. Incantation pour la chasse aux animaux marins (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Vyjento l'Aveugle)
Les gens d'une barque, ayant pris la mer, s'approchent d'un groupe de
morses sur la glace. La glace est cassante, si bien que la barque fait
du bruit. Or là-bas les morses dorment. Il faut dire une incantation.
Il faut dire ceci :
- Oh ! Voilà les morses. Des écuelles de fer leur bouchent les
oreilles. C'est pourquoi ils n'entendent pas le bruit, les morses
bercés. De la sorte, l'homme arrive, simplement et tue tous les morses.
7. Incantation pour guérir un homme malade (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Voici qu'un homme agonise. Il est affaibli. On l'a emporté avec peine
là-bas. Il faut le frotter avec quelque chose de petit, une petite
boule de neige. Il faut lancer un appel vers le ciel, droit vers la
Rivière de sable1. Il faut dire ceci :
- Voie lactée ! Viens, je te prends comme auxiliaire. En plus j'en appelle au Vent du sud (a).
Oh ! Que de pluie. Elle forme une vaste rivière et l'homme devient son
cours. Le chamane essuie tout. Il ne reste plus rien, plus rien du
tout. On jette quelque chose en offrande aux flots, et voilà que le
courant essuie tout (b). Visiblement cet homme, cet humain, se
rétablit, et on le ramène là-bas à l'endroit où il était.
Notes
1. La Rivière de sable : la Voie lactée.
(a). Selon Bogoraz c'est le vent d'est (note du trad.).
(b). Le chamane masse le malade avec les deux mains, du haut du corps
vers le bas. Puis il doit se laver les mains pour en chasser le mal qui
aurait pu y adhérer (information Qergytvaal. Note du trad.).
8. Incantation contre les maux d'estomac (dit à Mysqyn en octobre 1900 par Keulin, un Tchouktche du bord de mer)
J'en appelle à Quurkyl. Du ventre voilà que je fais une crique. Elle
gèle. Elle a complètement gelé car il y a du pelage là. Le pelage gèle
dans la crique. La voilà, la maladie. " Ô toi, ventre, toi,
maladie. Je t'ai fait crique gelée, vieille banquise, mauvaise banquise
". J'en appelle à Quurkyl : " Toi, Quurkyl, tu erres constamment. Tu
vis près du bord de la mer. Que vas-tu faire de cette crique ? Elle a
complètement gelé. Des esprits malins l'ont fait geler. Ton grand bec,
comment vas-tu t'en servir ?
Et voilà qu'il becquette la glace, et cela se trouve être la maladie.
J'ai emporté tout ce qui dans l'eau s'est collé à l'intérieur. Ils le
font partir en flottant. Il1 va vers celui qui aujourd'hui lui avait
confié sa tâche. Il dit :
- En vérité j'ai fini.
- Très bien.
A présent j'en appelle au vent de l'océan2 : " Ô toi ! Vent de l'océan.
Détourne le large fleuve vers le bord de la mer, le fleuve ensablé ".
Un grand vent marin arrive. J'appelle le courant rapide, la lame de
fond. Et les doigts, voilà, j'en fais ceci. Et celui qui dit
l'incantation réchauffe son ventre. Ainsi il fait l'incantation. Il lui
pose les mains sur le ventre. Voilà, ici, les paumes. Il lui fait à
dessein comme si c'était un courant rapide. Ce faisant il dit devant
lui : " Et voilà, l'impureté, je l'enlève. Je l'emporte avec le vent. "
Et il tombe sur le dos en arrière. Ainsi le grand vent marin l'aspire.
Et il tombe dans la mer. Et il coule. Constamment les cailloux de ce
lieu - visiblement ce sont les entrailles - se vident de leur eau, ils
sont sans impuretés. Il n'y a plus une goutte d'eau. " Tu es devenu
tout à fait sec. J'ai fait de toi une colline de cèdres nains. Une
chenille velue roule sur la colline. La saleté du sol, elle l'enroule
dans sa toison, et celui qui fait l'incantation souffle. Il salive sa
paume. Il va chercher un peu de neige dehors, la réchauffe dans sa
bouche. Il va chercher de l'herbe. Il l'accroche à son collier de
boules de verre. Il crache. Il termine. Pour vaincre définitivement le
mal on lui apporte du rorat. On fait un petit sac et le chamane y met
le rorat avec des feuilles de saule en guise de peau, un petit bout de
viande, et une lanière de veau marin. Le chamane qui prononce
l'incantation l'emporte à la maison. Il l'apporte, va derrière la
yarangue. Et là seulement, derrière la yarangue, il sort le rorat et le
tue avec son couteau. Le renne est tué. Il offre en sacrifice de petits
morceaux à l'esprit de l'Incantation, et il offre la lanière, et une
petite boule de verre, et il offre aussi du tabac.
Comme il achève, il entre. Le soir tombe. Il se glisse dans le
yorongue. Puis ils se réveillent. Il rend visite au malade d'hier. Il
lui dit :
- Comment te sens-tu ?
- En vérité, un peu mieux.
A présent il va de l'autre côté d'une petite rivière. Il met de l'eau
dans un pot pour le frictionner. Il le frictionne donc. Après cela il
se rétablit tout à fait. Il le guérit pour toujours. C'est tout.
Notes
1. C'est-à-dire celui qui prononce l'incantation. La personne qui m'a
dit cette incantation parlait alternativement à la première et à la
troisième personne.
2. Le nord sur l'océan Arctique et l'est sur le Pacifique.
9. Incantation pour ramener un mort (dit à Mariinski Post en octobre 1900 par Rykegji)
Voici qu'un humain vient de mourir, son esprit est parti dans la
toundra alors qu'il est encore dans le relkun. Une personne sort. Elle
parle avec l'Aube, l'Être Supérieur. Elle dit : " Oh ! J'espère réparer
le mal. Il suffit. A qui m'adresser ? A toi seul, c'est le mieux. Ton
chien, donne-le-moi. Je vais aussi l'utiliser comme chien. Car j'aime
mon enfant. Il est allé là-bas. Ainsi je vais utiliser le chien comme
auxiliaire. Ce chien, semble-t-il, il lui fait cela : de la main gauche
il le tue, en quelque sorte. Il souffle dans l'oreille du mort. Il
hurle : " Hou, hou ! " Comme cela. Il se révèle qu'en aboyant le chien
poursuit le mort, celui qui est parti. Il le poursuit en aboyant : "
Av, av ! " Il le dépasse. Il aboie en faisant volte-face. Il se jette
sur lui alors qu'il est en train d'avancer. Il tourne autour de lui et
l'aborde de toute part. Il finit par le ramener là-bas. Son corps, il
s'en revêt. Il le pénètre. Il commence à respirer. Il se rétablit, et
pourtant il était mort. Et il reprend vie.
10. Incantation d'une femme rejetée par son mari et jalouse de sa rivale (dit à Sesin en mai 1901 par Aqan'n'a, une femme du bord de mer)
" Eh bien ! Toi, femme. Mon mari t'aime. Au point qu'il a commencé à se
détourner de moi. Tu n'es déjà plus une femme. Je fais de toi une
carcasse d'animal marin rejetée sur le sable. Cette vieille carcasse
est boursouflée. Mon mari, j'en fais un ours. Le grand ours vient
d'autres lieux. Il n'a toujours pas mangé. Il a très faim. Voilà qu'il
aperçoit la carcasse de l'animal marin. A peine l'a-t-il vue qu'il l'a
dévorée. Un peu plus tard il vomit. Tu es devenue vomissure. Cela quand
mon mari te voit, car tu es inutile. A ta vue il a ressenti du dégoût.
Mon corps que voilà, j'en fais un castor qui vient de muer. Et voici
que le pelage, il le prend pour oreiller. Cette femme qu'il aimait, il
l'a laissée. Il s'est pris de désir pour moi. "
Voici qu'elle crache et frotte son corps avec sa salive des pieds à la
tête. Son mari commence pour de vrai à l'aimer. " Et moi qu'il avait
rejetée auparavant, je le fais se tourner vers moi. J'en fais un être
qui respire avec peine. Malgré tout il se tourne ici tout contre moi.
Aussi s'est-il mis à m'aimer. Mais moi, je ne l'aime plus. Il s'obstine
malgré tout. Et pour de bon il rejette celle qu'il aimait. "
CHANTS (Les chants 1 à 9 ont été notés auprès de Qotgyrgyn à Indian Point en mai 1901).
Chant N° 1
D'où est cet homme sur son traîneau ? Il va, tiré par des chiens depuis
l'endroit d'où l'on revient. Il est resté sans fouet. Mais en tirant je
vais aller rapidement, et en tirant je vais aller rapidement, et en
tirant et en chantant nous nous sommes mis en joie. Oui !
Note. Ce chant et certains de ceux qui suivent appartiennent aux
Tchouktches maritimes du village d'Uvelen, près du Cap Est. J'estime
que ce sont de pures imitations de chants eskimos. La moitié de la
population d'Uvelen est composée d'Eskimos de Nuuqen. Les Tchouktches
d'Uvelen sont, de tous les Tchouktches maritimes, réputés pour être les
plus intelligents et les plus téméraires. Ils s'adonnent au commerce et
passent beaucoup de temps à visiter les villages eskimos des deux côtés
du détroit de Béring. J'en ai noté les paroles à Indian Point en mai
1901auprès d'un certain Qotgyrgyn, habitant d'Un'isak d'origine mixte,
mi-tchouktche, mi-eskimo. Ni les paroles ni les airs n'étaient
improvisés. Ainsi, quand Qotgyrgyn faisait une erreur, les autres
jeunes gens présents le corrigeaient-ils en chœur. Des
enregistrements phonographiques ont été faits de tous les chants qui
suivent.
Chant N° 2
Les gens d'Uvelen ont tous chanté. Ceux d'Insevin ont dansé. Ceux de
Nuuqen ont dansé. Ils ont réjoui les couseurs de barques. Les jeunes
gens d'Imelin ont écouté.
Chant N° 3
D'où est ce petit homme avec son attelage de chiens ? Ce petit homme
qui vient du sud ? Visiblement, c'est Kevevtegyn. Il est chargé de
peaux de rennes sauvages. D'où est celui qui vient du sud. Visiblement
c'est Pen'evtegyn chargé de peaux mouchetées.
Note. Ce chant, comme le précédent, est plus ou moins cadencé.
Chant N° 4
Où donc irai-je ? Vers la toundra d'Evynmyn (a). Par quel moyen
rentrerai-je chez moi ? Je rentrerai en bateau. Des gens se sont
réjouis. Que faisaient-ils ? C'étaient des gens d'Uvelen.
(a) Note du trad. : Qergytvaal propose l'interprétation onmynotagty " au fond de la toundra ".
Chant N° 5
Femmes, chantons, ja-n'a-ja. De tout coeur chantons. Ce chant, chantons-le. Vous, les enfants, dansez.
Note. ja-n'a-ja est un refrain eskimo sans aucune signification
Chant N° 6
Chantons le chant d'Un'iin. Chantons-le par envie.
Note. La mélodie de ce chant est eskimo, du village d'Un'isak. Elle a
été reprise par le chanteur d'Uvelen " par envie ", comme l'indique le
chant.
Chant N° 7
D'où est ce petit homme avec son attelage de chiens ? Voyez comme il
est ? Il est du bord de mer. Voyez comme il est. J'ai de la compassion
pour lui. Ce petit homme sur son traîneau me fait pitié.
Note. Ce chant est cadencé lui aussi.
Chant N° 8
Je me sens paresseux, chère petite femme au visage très désagréable. Elle est jolie, un peu dodue. Elle est cause d'irritation.
Chant N° 9 (noté auprès de Saplak, Tchouktche maritime, du village de Sesin en mai 1901)
Petits oiseaux de Velqyl, e-e-e-e-e-ej !
Note. Le village de Velqyl se trouve sur le Pacifique au sud-est d'Indian Point. Ses habitants sont Tchouktches.
Chant N° 10 (noté auprès de Emulyn, éleveur de la toundra de Telqep, à Mariinski Post en mars 1901)
La petite femme de la toundra, avec une petite cuillère fendue, mange son potage en tirant sa morve.
Chant N° 11 (noté auprès de An'qanykvat, éleveur de la toundra de Telqep, à Mariinski Post en mars 1901)
Je vais chanter le chant d'Upupun'e, femme de Telqep, destiné à
accueillir l'aimé, en buvant force soupe glacée pour gagner les grâces
culinaires de la femme de l'éleveur.
Chant N° 12 (noté auprès de Vyjento l'Aveugle à Mariinski Post en octobre 1900)
Je suis une oiselle-amie avec un kerker à toison fine de renne d'hiver.
Note. Dans ce chant le chanteur, Vyjento l'Aveugle, se traite lui-même
de femme et se donne même un nom féminin tout à fait différent de son
vrai nom. Quand il chantait dans le phonographe, Vyjento s'échauffait
pour atteindre un registre très élevé qui s'achevait dans un accès
d'hystérie. Ceci parce que son chant était une sorte de hurlement joint
à une ébauche d'incantation. Il avait coutume de le chanter quand il
était abattu et triste à cause d'une vie sombre et de la faim.
Chant N° 13
(noté auprès de Tagratgyrgyn. " Tagratgyrgyn, appelé Nikon en russe, un
Tchouktche du cours moyen de l'Anadyr, qui m'a chanté ce chant, était
dans une certaine mesure russifié et il parlait russe couramment.
Peut-être son chant porte-t-il des traces d'influence russe, bien que
je n'en sois pas sûr. La mélodie est de caractère tout à fait
tchouktche, et il avait l'habitude de chanter ce chant sous l'influence
de la fausse oronge qu'il adorait et dont il faisait un grand usage.
J'ai noté ce chant dans un camp de nuit, alors que je me rendais de
l'embouchure de l'Anadyr à Markovo)
Qui m'a mis au monde ? Ma mère m'a mis au monde. Mais pourquoi m'a-t-elle mis au monde ?
Les chants chamaniques.
Les chants à demi improvisés de la nature des deux chants chamaniques
rapportés ci-dessous sont rares chez les Tchouktches et plus fréquents
chez les Eskimos. Ces deux chants ont eux aussi été enregistrés au
phonographe.
Le premier chant est celui de Novrottagyn, un chamane. Il se plaint de
l'impudence des femmes et des garçons du village de Sesin qui
interprètent ses chants chamaniques en son absence. Ce genre de plainte
est commun chez les Tchouktches, qui sont jaloux des airs dont ils
usent pendant les cérémonies ou les célébrations chamaniques. D'un
autre côté les auditeurs d'un " vrai chamane " (li-ien'en'ylyn) sont
après coup enclins à s'approprier ses chants et mélodies pour leur
propre usage. Novrottagyn vient au village chercher son tambour.
Battant son tambour il converse avec le kele qui est sous la terre. Le
kele devra attirer les offenseurs sous terre en les aspirant.
Les paroles du second chant ne sont que partiellement tchouktches. Les
deux dernières lignes, à partir du mot " kaiu'hruta ", sont eskimos.
Ejmui, membre d'une communauté mixte, commence en tchouktche et finit
en eskimo. Il explique qu'en procédant ainsi il se sent mieux à son
aise. Effectivement nombre des habitants du village s'expriment de la
même façon, commençant dans une langue et finissant dans l'autre.
Pour ce qui est de la langue, je dois aussi signaler que les noms
propres Teci-n'inqeie dans le premier chant, et Wukwatagyn dans le
second, bien que désignant des Tchouktches, ne sont pas du tchouktche
correct. On devrait avoir Sesi-n'inqeie et Wukwutegyn. Ces différences
tiennent à la prononciation eskimo de ces mots. Tesik est la variante
eskimo pour Sesin. Wukwutegyn est un nom tchouktche et il signifie en
tchouktche " limite du roc ". Utilisé par les Eskimos, sa forme est
Wukwatahik.
Dans le second chant un chamane est décrit voyageant avec deux chiens.
Il est venu d'une contrée située près d'un grand lac. Un kele d'un
caractère moqueur a provoqué en lui une hallucination. En conduisant
son traîneau sur la glace d'une certaine petite rivière, il lui a
semblé que la glace était crevassée de sorte qu'il ne pouvait
traverser. Un moment plus tard, cependant, il a vu que la crevasse
s'était refermée, il a passé dessus et a continué son chemin. " Que
vais-je faire à cet esprit moqueur ? " demande le chamane à la fin. Les
chiens sont appelés " chiens tonneta't ". Le mot " tonneta't " ne veut
rien dire en tchouktche, et il est dit relever de la langue des kele.
Dans les incantations et chants chamaniques tchouktches j'ai rencontré
deux ou trois autres mots d'une nature similaire. Il était dit qu'ils
appartenaient au langage des kele, et leur provenance et leur
signification ne pouvaient être vérifiées. D'un autre côté les Eskimos
d'Asie, de même que ceux d'Amérique, ont tout un vocabulaire de mots
censés appartenir à la langue des esprits, et qui ne sont utilisés que
dans des incantations et célébrations chamaniques. Tous ces mots
représentent soit des termes métaphoriques soit des mots vieillis.
Certains de ceux qui sont employés en Asie sont dérivés de racines
eskimo d'Amérique.
(L'orthographe Vykvytagyn est davantage en conformité avec l'harmonie vocalique de la langue tchouktche. Trad.)
Chant N° 14 (noté auprès de Ejmui, un Tchouktche du bord de mer, au village de Sesin en mai 1901)
Novrottagnyin'yn se moquait fort de moi, vraiment très fort. Parti de
Evynmyn il rentra chez lui. En chantant il partit chez lui dans la
toundra de Tesin et rentra. Les gens dirent des paroles railleuses sur
son compte. Les garçons de Tesin en usaient aussi, les femmes moqueuses
en usaient. Il alla à Tesin pour chercher son jarar. En arrivant chez
lui il fit gronder le jarar. Un kele le héla de dessous la terre :
- Qu'allons-nous faire de celui-ci ? Je l'aspire, je l'aspire sous la terre.
Ajaqa ! Jaqa ! Jaqaj ! J'ai terminé, j'ai terminé.
Chant N° 15 (noté auprès de Ejmui, un Tchouktche du bord de mer, au village de Sesin en mai 1901)
Eh bien voilà ! Le garçon-kele a dit : " Maman, sors. Fais signe à ce
petit homme avec son attelage de chiens afin qu'il vienne vers moi et
chasse mon ennui. Ouvre-lui donc la porte. Ce petit homme sur son
équipage a deux chiens, des chiens qui se sont récemment déharnachés.
Une immense terre avec beaucoup de lacs. Il se moque très fort de moi. "
- Que puis-je faire de cette crevasse ? Voilà, il s'est approché. Il
est allé au-delà, mais je l'ai de nouveau dépassé. Vykvatagyn (suivent
six mots en eskimo : kaiu'ruta naqlihiwuira'tuk nati'hluku pihla'siqun,
na'tin na'tin na'tin qai, hwa'tin, hwa'tin, hwa'tin qai " lequel
n'ayant pas de pitié comment devrai-je agir envers lui comment comment
comment, ainsi ainsi ainsi ").
Chant N° 16 (repris
de Bogoras, Chukchee Materials, p. 146. Ces chants ont été enregistrés
chez les éleveurs de rennes de la Kolyma. Ils appartiennent en totalité
à des femmes. C'est pourquoi la première ligne du texte tchouktche est
donnée avec la prononciation masculine (grepyt), la seconde avec la
prononciation féminine (gsepyt) avec s prononcé comme z en allemand.
Note de Bogoraz).
1. Grande montagne, écarte-toi. Je regarderai Sajvygyrgyn.
2. Grande motte de terre, écarte-toi. Je regarderai Sajvygyrgyn.
3. Tous les gens meurent. Tous mes proches, tu les tueras. Parkal a
très envie d'un homme. Nous vivrons seuls tous les deux. Donc Joomqaj,
tiré de biais par un renne mâle, est assis de biais sur son traîneau.
4. Un gros scarabée sur le sol herbu célèbre dans une fissure le rite de la Reconnaissance.
PROVERBES, DEVINETTES, MOTS A DIRE VITE, PETITES HISTOIRES DRÖLES
" Les devinettes rassemblées dans cette section ont été recueillies
parmi les Tchouktches vivant sur le cours moyen de l'Anadyr. Elles ont
probablement fait leur apparition sous l'influence des Russes.
Certaines d'entre elles ont même été traduites du russe. En fait les
Tchouktches n'ont pas de devinettes. Dans ce genre de brèves œuvres,
ils n'ont qu'un petit nombre de proverbes et de courts adages, dont
certains sont donnés ici, tandis que d'autres furent publiés dans mes "
Chukchee Materials ". Ils ont aussi ce qu'ils appellent des " contes
comiques " et des jeux de mots dont on trouvera certains ici (Note de
Bogoraz) ".
Proverbes
1. Ecouter un menteur, c'est comme boire de l'eau tiède. On ne le croit pas.
2. L'excrément est supérieur à un grand chef.
3. Même une petite souris se met en colère.
4. Ma pensée est comme de la graisse fondue.
5. Il a reçu une leçon, y compris sur le derrière.
6. Un troupeau peu nombreux est comme un lasso trop court.
7. Au voisin paresseux on ne donne qu'un vieux renne.
Devinettes
1. Or donc c'est un vieillard avec neuf orifices (l'homme).
2. Or donc dehors elle s'agite, s'agite. Elle entre et commence à se coucher (la hache).
3. Elle vient habillée de l'extérieur. Dans le sottagyn elle est complètement déshabillée (l'écorce de l'aulne).
4. Un vieillard en colère pousse une vieille femme au derrière (des ours s'accouplent).
5. Une omoplate tressée d'herbe (rylgykvyn : la bague divinatoire) (a).
6. J'ai quatre orifices, mais une seule entrée (la maison de bois).
7. J'avance, j'avance, mais sans /laisser de/ trace /de mon passage/. Je coupe, mais il n'y a pas de sang du tout (la barque).
8. Il est rond. Il n'a qu'un oeil. Les femmes l'utilisent. Quand elles ont fini, elles le jettent (le grattoir à peaux).
9. Les femmes lui piquent les yeux. Elles la mettent en colère. Elle se mord la lèvre. Vers le ciel elle s'enflamme (la lampe).
10. J'ai mal à la tête. Je saigne du nez. Fais-moi cesser de saigner (l'amanite).
a. Selon Qergytvaal il s'agirait plutôt du rylqykvyn, sorte de pierre sur laquelle on prépare le bouillon (trad.).
Mots à dire vite
1. J'ai couru de butte en butte et j'ai failli tomber.
2. Un renne mâle avec de doubles pousses latérales sur les bois de
droite, un renne mâle avec de doubles pousses latérales sur les bois de
gauche.
3. Un petit vieux avec des yeux (comme cela) répare un traîneau avec des courroies desséchées2.
4. Une chienne avec des oreilles aux poils emmêlés filait à toute allure3.
5. Une toute nouvelle jeune femme en accrochant involontairement à une
racine ses attaches (de talons) dénouées a failli tomber le nez sur le
sol en courant sur des mottes de terre.
Petites histoires drôles
1. On dit que la renouée vivipare se grattait la tête sur la banquise.
2. On dit que le grand corbeau chamanisait dans une yarangue exiguë, les tendons contractés.
3. Le petit oiseau qui se mariait a eu le pénis râpé dans l'orifice du bord d'une peau de morse (a).
a. Qergytvaal propose l'interprétation suivante : le petit oiseau qui
se mariait sur un gros orteil a eu le pénis râpé (note du trad.).