sans indications sur
l’identité des conteurs, ni sur les lieux et dates
8. LA SOEUR ET SON FRERE CADET
10. ELEVEURS ET GENS DE LA MER.
14. LA SOEUR ET SON FRERE CADET.
15. L’HOMME QUI N’AVAIT QU’UN
FILS.
16. LA FEMME ECHANGEE ET
MALTRAITEE QUI FIT UN REVE
18. LES DEUX ADOLESCENTS QUI
PRETENDAIENT A LA MEME JEUNE FILLE.
19. L’HOMME QUI CHAMANISA UN
PETIT PEU.
21. LA FEMME QUI RENDIT SON
MARI. AVEUGLE
22. LE VIEILLARD QUI CREA LES
POISSONS DE RIVIERE.
25. OMIAIAQ-LA GROSSE-MOUETTE.
27. LE VIEILLARD CHANGE EN
CANARD.
33. KYTGY, LA SOEUR DE QUNLELU.
37. L’OURS BRUN ET L’OURS BLANC.
39. LA SOURIS QUI ARRIVA LA
PREMIERE.
Ainsi donc deux hommes revenaient lentement après avoir
gardé le troupeau. Le mauvais temps les surprit. Ils aperçurent des yarangues, deux groupes de yarangues à distance l’un de l’autre.
Les unes dans un endroit un peu frais, les autres en face, très nombreuses,
ramassées. Ils s’installèrent séparément, l’un d’un côté, l’autre là où il y
avait beaucoup de demeures. Des femmes qui louchaient, des voisines très
hospitalières, étaient toutes petites, avec des culottes aux longues jambes.
Elles régalèrent leur visiteur de tout un tas de choses : de la nourriture
végétale. On mangea beaucoup.
Quant à l’autre, il ne mangea là-bas que des racines de
carottes boréales séchées. Le lendemain le mauvais temps continua. Le second
dit à son compagnon :
- Qu’as-tu mangé, toi ?
- J’ai mangé vraiment de tout : du pelqumret - racines et herbes recueillies par les souris, des
tubercules, de tout.
- Eh bien, tu as de la chance. Moi, je n’ai mangé que des
carottes boréales séchées.
De retour chez son hôte il lui raconta :
- Mon camarade mange de tout, du pelqumret, des tubercules, de tout.
Les maîtres de céans dirent:
- Tiens donc ! Peut-être l’un de nous ira-t-il y chercher à
manger ?
L’un d’entre eux sortit et alla vers l’autre groupe de yarangues. On lui demanda :
- Que viens-tu faire ?
- Eh bien, le visiteur m’a envoyé. Selon lui votre visiteur
s’est vanté. Je suis venu chercher des tubercules, du pelqumret.
- Eh là ! Pourquoi n’as-tu pas fait provision de nourriture
cet été ? Tu ne faisais toujours que poser des questions à tous les passants.
Pourtant on ne le laissa pas rentrer chez lui à vide. On
lui donna la moitié du pelqumret et
d’un tubercule. Il repartit.
Le lendemain on s’éveilla. Le temps s’était mis au beau.
Les visiteurs partirent. Il se révélait que l’un d’eux avait rendu visite aux
souris, l’autre aux taupes.
De nouveau ils virent des habitations. L’un dit :
- Restons ensemble aujourd’hui.
- Entendu !
Ils arrivèrent à nouveau dans un campement. Les maîtresses
de céans se révélèrent être des femmes aux grandes bajoues et aux grands yeux.
Des voisines elles aussi. Elles étaient encore plus hospitalières. Elles leur
donnèrent de tout à manger : poisson, racines, qopalgyn.
Visiblement ils étaient arrivés chez le peuple des
spermophiles. Ensuite ils partirent et rentrèrent chez eux.
A Eseliten vivaient un petit-fils et sa grand-mère. Ils
souffraient fort de la faim. Les gens de Nunemun ramenaient toujours des
baleines. Un jour le petit-fils dit à sa grand-mère :
- Je vais aller à Nunemun voler du lard de baleine et un
morceau de viande.
- Non, il ne faut pas voler !
- Si, je vais aller en voler, car j’ai faim.
Bien qu’on fût en hiver il mit son petit bonnet de
nouveau-né. Son habit et ses manches étaient très courts. Ses culottes
descendaient un peu au-dessous des genoux. Il n’avait pas de bottes. Il sortit
et, pour aller à Nunemun, il passa par en bas. Il ne marcha que sur la glace
ferme. Enfin il arriva. Il retira d’une fosse à viande un gros morceau de
baleine et le ramena chez lui en le poussant avec seulement trois doigts. De
retour chez lui il découpa la viande et en remplit à ras bord la petite fosse.
Il versa de la graisse dans les lampes. Quand elles furent pleines, ils
mangèrent d’abondance.
Le chef des Nunemuniens envoya une de ses femmes, lui
disant :
- Va chez l’orphelin d’Eseliten. Il a dû mourir de faim.
L’envoyée sortit. Arrivée, elle passa la tête par
l’ouverture de la yarangue. La
vieille femme lui parla. Elle fit celle qui n’entendait pas et, sans lui
répondre, la regarda fixement. Elle sortit de même, silencieusement, et rentra
chez elle. Le maître lui demanda :
- Eh bien, ils sont sûrement morts ?
- Oui, ils sont « morts ». Va donc les voir.
Leurs lampes brillent d’une vive lumière. Ils les ont remplies de graisse de
baleine.
- Tiens donc ! Est-ce pour lui que je vais chasser en mer par
un tel froid ? Informe les rameurs. Nous irons les chercher. Est-ce pour lui
que je me déplace sans cesse en secret ?
Et voilà qu’ils partirent tout à coup à huit en tirant
leurs traîneaux, en direction d’Eseliten. Là, ils firent claquer la portière de
la fosse à viande. La vieille femme était tout effrayée. Son petit-fils lui dit
:
- Je vais sortir. Au moins je verrai ceux qui attachent la
viande à leurs traîneaux.
- Ne sors pas. Ils te tueront.
- Si, je sors quand même.
Il mit son petit habit et sortit. Il marchait d’une
démarche chaloupée en se tenant les oreilles. Il tapa du pied dans une petite
vertèbre de baleine.
- Au moins donnez-moi cette vertèbre.
Le chef se jeta sur lui :
- Eh là ! Est-ce pour toi que je sors en mer par un tel
froid ?
Il le bouscula, mais soudain bascula devant lui et
s’affala. Alors l’autre le frappa du pied.
- Au moins donnez-moi cela !
De nouveau le chef se précipita et s’affala de même.
L’autre reprit :
- Que vous êtes étranges ! Donnez-moi au moins cette
vertèbre.
Il prit la vertèbre de baleine et, frappant le chef, il lui
brisa la jambe. Les autres, qui s’enfuirent subitement, il les tua tous en les
lapidant. Il abattit tous ces hommes cruels. Puis il se vêtit, se chargea de
beaucoup de choses. La femme qui était venue s’informer, il en fit sa servante.
Un vieillard et sa femme vivaient dans une grande gêne.
Leur yarangue était sur une hauteur.
Elle était toute petite. Chaque fois qu’une baleine avait été capturée, on les
appelait pour la surveiller. On les rudoyait. Ils gardaient la baleine et le
lendemain ils la débitaient.
Pendant qu’ils la découpaient, le patron saisissait le
vieillard, le renversait et bourrait son giron et sa culotte de lard de baleine
gras. Le vieillard rentrait ainsi chez lui. Chaque fois qu’on capturait une
baleine, on se comportait de la sorte avec ces vieilles personnes.
Un jour le vieillard dit à sa femme :
- Partons, allons mourir. Ils nous maltraitent.
- Oui.
Ils se préparèrent à aller mourir dans la montagne. En
chemin les entrailles de la vieille femme se mirent à s’agiter. Elle dit à son
mari :
- Pourquoi mon ventre a-t-il grossi pendant la route.
Quelque chose y remue.
- Eh bien, rentrons.
- Oui.
Ils rebroussèrent chemin. Quand ils arrivèrent, elle essaya
d’accoucher. Le mari attendait dans le sottagyn.
L’étrange parturiente donna naissance à huit canards. Plus
exactement à cinq. Elle dit à son mari qui attendait :
- J’ai mis au monde des petits canards. C’est étonnant !
Des petits canards !
- Oh, oh ! Bon ! Qu’ils vivent ici. Qu’ils vivent ici
puisqu’ils y sont.
De nouveau on les appela chez les chasseurs. Avant qu’ils
s’en retournent on leur emplit comme d’habitude le giron. Ils repartirent. Déjà
les canetons sortaient de leur coquille et commençaient à voler. Ils renversèrent
les pots de chambre et les marmites. A nouveau la femme appela son mari :
- Tue-les. Ils ne nous causent que du souci. Ils ne nous
apportent que des contrariétés.
- Laisse. Je ne les tuerai pas. Ils seront mes compagnons
dans les moments d’ennuis.
Il lui interdit de les tuer. Quand on les appela, il rangea
en hauteur les marmites, vida l’urine et ils se mirent en route.
Plus tard, alors qu’ils débitaient la baleine, on entendit
un murmure de voix qui venait de la demeure. Quand ils regardèrent, ils virent
qu’elle était devenue très grande. Par l’orifice supérieur sortait une épaisse
fumée. On demanda au vieux :
- Qui est venu chez vous ?
- Mais personne !
Beaucoup de gens se mirent à déambuler par là, plus que
précédemment. Un peu plus tard quelqu’un fit descendre un grand troupeau de la
montagne.
Les cinq petits canards s’étaient changés en humains :
trois hommes et deux femmes. La yarangue était
très grande et les resserres pleines d’habits. De part et d’autre on utilisa
trois yorongues. Au centre du sottagyn se trouvait un grand foyer.
Dans une immense marmite de cuivre cuisait un renne entier. Les deux femmes
sortirent des vêtements pour la mère et le père. Deux des hommes s’étaient
habillés et le troisième amenait le troupeau.
Comme ils étaient curieux de savoir, ceux du bord de mer.
Femmes et hommes étaient extrêmement excités. Ils disaient :
- Où est ma mère ? Habillez-vous ! Ces habits sont
inutiles. Ne le portez pas. Où est le père ? Ôte ces habits graisseux. Ils
veulent encore qu’on leur mette du gras dans le giron. Mettez ces habits-là et
allez manger.
L’un des trois hommes dit :
- Qui vous respecte un peu plus que les autres ? Dites, qui
?
Le père répondit :
- Celui-là nous respecte un peu. Celui-là !
- Va abattre un renne. Monte avec nous.
Tous les curieux partirent. La vie devint facile. Le
vieillard et la mère étaient pourvus d’habits. Ils avaient bon air. Ils ne
donnèrent presque rien à ceux qui leur mettaient du lard de baleine dans le
giron. Les autres, ceux qui étaient un peu meilleurs, ils leur abattirent des
rennes.
A partir de ce jour-là les vieillards eurent la vie belle.
Or donc des habitants de Luren vivaient avec deux grands
enfants : un garçon et une fille. Ils capturaient beaucoup de baleines et ils
avaient aussi un grand troupeau près de leur yarangue. Un jour les enfants allèrent au bord de la mer ramasser
des algues. Le garçon et sa soeur firent de grosses brassées de chou de mer.
Ils en portèrent sur le dos des quantités égales. Il faisait déjà nuit et un
brouillard très dense venait de tomber quand ils repartirent à la maison. Or
voilà qu’un homme seul sur une barque fit du bruit avec ses rames et cria :
- Ohé ! Attendez-moi. Je vais vous prendre dans ma barque.
Sinon votre père me disputera si je ne vous charge pas.
- Mais les yarangues sont
tout près.
- Je vais vous charger quand même. Je le crains, votre père
me disputerait. Il me dirait : « Tu les as vus et tu ne les as pas
chargés. »
- Nous allons rentrer à pied.
- Venez donc ici. Je vais vous charger.
Il maintint une grosse rame qu’il avait posée sur le sable
du rivage :
- Grimpez le long de la rame.
Ils grimpèrent, les pauvres petits, le long de la rame, la
soeur et son cadet. Ainsi ils naviguèrent longtemps, longtemps. Finalement
l’aînée, la soeur, dit :
- Que c’est long ! Pourtant Luren était tout près.
- Nous allons arriver.
Or l’homme de la barque était un kele, un grand kele.
On avançait, on avançait, et on finit par arriver. On
débarqua. Il les serra contre ses deux hanches, puis il les hissa sur le sol.
Il ouvrit une grande fosse et les y mit. Comme il y faisait noir. Il leur dit :
- Votre père ne me donne pas à manger bien qu’il ait des
rennes et qu’il capture toutes sortes de bêtes et des baleines. Non, il ne me
donne pas à manger. C’est pourquoi je fais de même avec vous.
Affamés ils mangèrent leurs choux de mer. Ils les
dévorèrent. Puis ils se mirent à manger leurs propres plekyt. Après quoi le cadet dit :
- J’ai fini par peldle une dent (il ne prononçait pas
bien).
- Viens voir ici.
Elle fit une petite incantation. Elle interrogea les
esprits. Elle tint la dent en direction de Gitgil en soufflant dessus. Elle la
tint en direction de Tynagyrgyn en soufflant dessus. Soudain un orifice de la
taille d’un corps humain s’ouvrit dans le sol. D’abord le cadet y poussa sa
soeur, après quoi elle tira son frère. La terre en se refermant faillit le
couper en deux, mais elle ne trancha que le pan de son habit. Ils sortirent.
Ils se retrouvaient dans une contrée tout à fait inconnue. Que de larmes ils
versèrent ! Le cadet pleurait plus que sa soeur. Soudain apparut un train de
traîneaux.
Une file de six traîneaux avançait. En sixième position se
trouvait un grand vieillard. Celui-ci les entendit pleurer. Ayant été échaudés
par le kele, ils se mirent à pleurer
de plus belle. Le cadet frappait même le sol de sa tête. De peur il trouait la
terre à coups de tête.
Le grand vieillard dit à ses compagnons :
- Ah ! Taisez-vous, cessez de bouger ! Il y a là-bas des
enfants inconnus qui pleurent. Allez vous renseigner.
Deux personnes s’approchèrent des enfants apeurés. Ils se
mirent à pleurer encore plus fort. Ceux qui les interrogeaient leur dirent :
- Mais nous ne vous ferons rien. D’où êtes-vous ? Pourquoi
pleurez-vous ? Qui sont vos parents ?
Les enfants perdus sanglotaient tant qu’ils ne pouvaient
parler.
- Mais enfin, d’où êtes-vous ? Parlez, et nous vous
ramènerons.
- Nous sommes de Lulen, dit le cadet en hoquetant.
- Bon, mangez. Mangez nos provisions de route.
Ils les emmenèrent vers les traîneaux. Là il y avait
quantité de bouilli gras à souhait. Naturellement ils mangèrent beaucoup. Comme
ils mangèrent, les pauvres petits !
En fait c’étaient des grues qui rentraient chez elles, et
elles leur donnaient de la mousse à manger. Elles leur dirent :
- Dès que vous arriverez, dites à votre père : « A
présent quand tu captureras une baleine, commence par célébrer le rite ».
C’est pour cela que le kele vous a
pris. Nous allons vous ramener.
Elles les emportèrent. Manifestement ce grand vieillard
était un tout petit oiseau vert. Sur le
Koïnyn, près de Luren, on fit halte. On leur dit :
- Que votre père abatte un renne et qu’il l’enveloppe ici
dans quelque chose. Qu’il le dépose sur le Koïnyn. Un jour nous reviendrons.
Voilà !
- Bien.
Comme les enfants se réjouirent quand ils virent les
habitations. A leur arrivée on s’exclama :
- Voyez cela !
- Qui est-ce ?
Enfin ils étaient rentrés chez eux. Avant de repartir les
grues avaient expliqué aux enfants : « En arrivant ne vous oignez pas avec
du sang de renne. Enduisez-vous avec une pierre ».
Leurs proches dirent :
- Allons abattre un renne. Nous les oindrons.
- Oignez-nous avec une pierre. Pas avec du sang de renne,
dit le garçonnet.
Ils firent leur récit à leurs proches. On abattit un renne.
Bien sûr on enveloppa la viande et on la laissa dans l’attente des grues. Le
père allait de temps à autres vérifier si les grues étaient revenues.
- Les voilà, probablement.
Ils sortirent et allèrent regarder :
- Ce sont sûrement elles.
- Non, ce ne sont pas les glues, répondit le garçonnet.
A nouveau il en arriva d’autres. Seulement ce n’était pas
elles. A nouveau on cria :
- Ne seraient-ce pas celles-là ?
On sortit.
- Ce sont elles !
On avait été déposer de la viande de renne sur le Koïnyn.
Les grues planèrent longtemps au-dessus du Koïnyn, puis se posèrent, se
chargèrent et partirent chez elles.
Depuis cette époque l’homme célèbre le rite.
Or donc il était un homme nommé Ukumek. Dehors il faisait
toujours nuit. L’univers était constamment dans le noir. Cet Ukumek battait le yarar - son tambour. Il n’y avait pas de
soleil, pas de lune, pas d’étoiles. Rien que l’obscurité.
Puis un plaisantin vint voir Ukumek pour lui dire :
- Cesse donc de jouer du tambour. Le soleil ne se montre
pas du fait que tu en joues. Tu ne pourras en jouer que lorsque tu auras été
chercher le soleil.
Cela offensa gravement Ukumek. Il sortit, fabriqua une
barque et partit en mer. Seul sur son embarcation il vogua longtemps et fit
beaucoup de chemin. Il allait vers un endroit où peu à peu se apparaissait une
lueur. Il finit par passer dans une zone de lumière. Manifestement il arrivait.
Il aperçut une grande yarangue solitaire
et jeta un coup d’oeil par la porte. Une petite fille était là, toute seule. La
mère se faisait des tresses dans le sottagyn.
Elle se coiffait. Près de la resserre il y avait un ballon. Il était très
lumineux, avec des dessins sur les flancs. Il illuminait le sottagyn. Ukumek dit à la fillette :
- Parle en tapant dans le ballon. Dis : « J’ai fait un
kerker avec une peau à toison fine.
Je l’ai enfilé et j’ai fait des plekyt
neufs ». Dis encore : « Je suis allée chercher un renne sauvage, je
l’ai tué et je l’ai fait cuire ». La fillette répéta. Finalement sa mère
lui dit :
- Avec qui parles-tu ?
Il dit en cachette à la petite fille :
- Dis-lui : « Je suis seule ».
- Je suis seule.
- Dis-lui : « Si j’utilisais ce ballon, je parlerais
encore d’une autre manière ».
- Si j’utilisais ce ballon, je parlerais encore d’une autre
manière.
- Il ne faut pas. Tu le laisserais rebondir vers la porte.
- Dis-lui : « Mais non ! »
- Mais non ! Je parlerais encore beaucoup plus.
Il lui dit : « Pleure ! »
Elle se mit à pleurer. En fin de compte la mère décrocha le
ballon et lui dit :
- Ne le fais pas rebondir vers la porte.
- Je ne le ferai pas.
La mère s’assit sur le sotsot.
Ukumek dit à la petite :
- Frappe le ballon dans ma direction.
La petite tapa dans le ballon. Ukumek s’en saisit. La femme
se mit à ronchonner :
- Je t’avais bien dit que tu le ferais rebondir vers la
porte. Que c’est contrariant !
Ukumek s’enfuit en tenant le ballon. Il fuyait, fuyait ! Un
grand kele essaya de le rattraper. Il
retira un bout du ballon et le jeta : quelque chose se créa. Il retira un autre
bout du ballon : la lune apparut. A nouveau il ôta un bout du ballon : le soleil
apparut. Il secoua les poils du ballon : il se créa une multitude d’étoiles. Il
jeta les ornements des flancs du ballon : apparurent les flancs d’une aurore
boréale. Toute la terre fut illuminée. Bref il jeta tout en l’air. Alors il
prit le chemin du retour. La femme effleura la barque d’Ukumek sans pouvoir
l’attraper. Il partit.
- Joue du tambour à loisir.
Ukumek entra dans la yarangue,
se glissa dans le yorongue et se mit
à jouer du tambour. Comme l’univers brillait ! Bravo, Ukumek !
A Uten ils vivaient, lui et sa femme. Ils avaient beaucoup
vieilli. Ils habitaient une yarangue isolée.
C’est là qu’ils avaient commencé à vivre. Un jour il dit à sa femme :
- Nous ne devons plus avoir de nourriture.
- Non, nous n’en avons plus. Il ne reste que ces nageoires
de phoque.
- Oh ! Eh bien, je vais aller chercher du bois à Utenmyn
avant le coucher du soleil.
- Bien.
Le lendemain effectivement il alla chercher du bois en
tirant son traîneau. Alors qu’il marchait, il vit un très grand troupeau de
rennes, et près du troupeau deux hommes qui restaient tête basse. Il avança.
Les deux hommes vinrent respectueusement à la rencontre du vieillard. Ils le
prièrent de passer la nuit chez eux. Manifestement ces éleveurs fuyaient un kele. Ils dirent que leurs enfants
mouraient tous à la naissance.
- Passe la nuit ici. Ne rentre pas chez toi,
ajoutèrent-ils.
- Mais ma femme est seule à la maison. Elle m’attend.
- Eh bien, demain nous t’abattrons un renne et nous
t’emmènerons en traîneau.
- Mais moi, en plus, je n’en ai pas envie.
- Passe tout de même la nuit ici. Nous avons déjà mis de la
viande à cuire. Mange.
Ils avaient fait cuire de la viande. Visiblement ils lui
demandaient de rester comme chamane, pour aider à la naissance de l’enfant. Il
pourrait accueillir le nouveau-né. Mais lui ne connaissait nulle incantation.
Ils le prièrent instamment de passer la nuit avec eux, de rester pour servir
d’accoucheur. Naturellement il resta. On mangea, on se glissa dans le relkun et on se coucha. Qu’allait-il
dire comme incantation ? Allait-il les abuser ?
Il faisait mine de dormir, la tête sur le sotsot. Une petite lampe brûlait bien en
vue dans le sottagyn. Il la
regardait. Une des femmes était sur le point d’enfanter. Les resserres étaient
tendues de peaux de morse. Soudain la peau d’une resserre s’ouvrit et une femme
en sortit. Elle ne vit pas le visiteur. La nouvelle venue avait sorti un bras
de son kerker. Elle s’arrêta juste en
face de la femme enceinte. Celui qui était couché la tête vers le sottagyn la regarda. La femme, qui
venait d’entrer le bras sorti de son kerker,
retroussait l’autre manche. Dès qu’elle glissa la main par la tenture du yorongue, le visiteur la saisit par la
main, la tira à lui et lui dit :
- Que fais-tu ? Pourquoi fais-tu cela ?
- Je voulais prendre cette femme enceinte, là. Je voulais
prendre le fruit du ventre de cette femme, car il a grossi. Je fais cela chaque
jour.
- Ah ! Je vais te tuer, dit le visiteur.
- Ne me tue pas. Accueille les enfants à naître. Je
t’aiderai. Je suis toujours ici dans la yarangue.
Nous sommes venus de la toundra. D’abord ils voulaient me laisser. Je les ai
suivis quand même, expliquait-elle. Dis-leur de te faire des vêtements comme
les miens. Quand ils les auront finis, demande du rorat. Dis-leur : « Vous n’en avez pas un entier ? »
Quand ils te le donneront, n’en jette pas dehors. Coupe le bout, fais-le tomber
vers moi dans la resserre. C’est là que je serai. Ce rorat, mangez-en tous, sur place. Quand naîtra l’enfant, qu’ils
aillent te chercher, qu’ils t’appellent !
- Bien.
Alors elle retourna dans la resserre. Le vieillard n’avait
pas dormi du tout.
- Allons, réveillez-vous. Je dois rentrer. Il me faut
partir.
Ceux qui s’éveillaient s’assirent. Le vieillard leur
expliqua ce qui devait se passer. Ils lui firent des vêtements sur-le-champ. Et
il leur dit :
- Quand naîtra l’enfant, ne manquez pas de m’appeler.
N’auriez-vous pas un rorat entier ?
- Si, nous en avons un.
Ils le lui donnèrent. Il en coupa le bout et le laissa
tomber dans la resserre. Le reste, ils le mangèrent ensemble.
On abattit un renne. On ramena le vieillard chez lui en
traîneau. On y avait mis sa charge de bois. Ils apparurent en vue de sa yarangue. La femme du vieillard,
inquiète, n’avait pas dormi non plus. Elle était accroupie près de la porte.
Ils arrivèrent, firent à manger en quantité.
- Quand il naîtra, ne manquez pas de venir me chercher,
leur dit-il à nouveau.
- Bien.
En effet, quelque temps après, ils vinrent le chercher. Il
invita sa femme à l’accompagner :
- Viens, toi aussi.
- Que leur as-tu promis ?
Ils partirent tous ensemble.
- Eh bien, est-il né ? demanda-t-il en entrant.
- Oui.
- Enveloppez-le et éloignez-le avec des provisions de
route. Ne l’éloignez que de cette manière.
On le lui donna. Il le posa dans la resserre, l’y laissa, entra.
L’enfant pleura un petit peu, puis se calma. La mère dit :
- Est-ce qu’il est mort aussi ?
Pendant ce temps on mangeait. L’enfant était là-bas. Puis
le vieillard sortit. Il glissa l’enfant dans le relkun. L’enfant avait été purifié. Après cela la femme mit encore
au monde quatre enfants, de la même manière. On donna deux garçons au
vieillard. On partagea le troupeau. Il restait toujours auprès des rennes en
compagnie du cadet. Ils devinrent très adroits, très forts, très agiles.
Un jour le vieillard dit à sa femme :
- Je vais aller à Uten. Je passerai par le bas de la
falaise.
- Bien.
Il partit par le bas du rocher. Il arriva à Utenmyn. Les
gens débitaient une baleine qui s’était échouée assez à l’écart. Le maître des
lieux était couché à plat dos sur le flanc du rocher. Ceux qui travaillaient,
il ne leur donnait pas de graisse. Il les rudoyait.
- Oh ! Regardez, un vieillard. D’où vient-il ?
Le maître saisit le vieillard, lui baissa sa culotte, la
lui remplit de lard de baleine et lui en mit aussi dans le giron. Il le
maltraita. Le vieillard repartit et arriva chez lui. Il ne retira que le
contenu de sa culotte, laissant ce qui était sur sa poitrine.
Les bergers, des adolescents, rentrèrent. Il n’ôta sa
ceinture qu’en leur présence, déversa les morceaux de lard de baleine qui
étaient sur sa poitrine et leur dit :
- Mangez !
Ils n’en mangèrent pas, mais l’un d’eux dit à son cadet :
- Habille-toi ! Habillons-nous et partons.
Ils mirent des plekyt
identiques, mais des habits différents. Ils partirent en passant par le bas du
rocher de Uten.
En voyant le lard de baleine l’aîné avait dit :
- C’est celui-là qui se conduit de cette manière avec le
vieillard.
Ils approchèrent. Le maître des lieux criait d’une voix
forte. Eux, en arrivant, sautèrent sur la baleine. Ils ôtèrent seulement des
gros morceaux de la peau de la bête, jetèrent quantité de viande vers la rive,
dans des endroits peu profonds. Ils en jetèrent tant et plus. Ils jetèrent
toute la baleine.
- Eh là ! Qu’on apporte la peau des combats, cria le maître.
A quatre ils apportèrent sur le dos la peau humide, la peau
des combats. Elle n’avait même pas été débarrassée de sa graisse. Le maître
sauta dessus.
- Eh ! Attaquez-moi donc ! Et vite !
- Attaque-le, toi, dit l’aîné à son frère.
- Vas-y, toi, répondit le cadet.
Il sauta sur la peau graisseuse. Sans tarder il frappa le
maître au cou. Il envoya la tête rouler loin de là. Les gens poussèrent de
grands cris de joie.
- Nous allons manger à notre faim. Réjouissons-nous. Le
maître n’est plus.
Alors seulement le peuple commença à bien vivre.
Il y avait trois frères. Ils chassaient la baleine toujours
avec beaucoup de succès. Ils chassaient jusque tard le soir. Un seul d’entre
eux était marié. Sa femme était enceinte. La nuit venue elle allumait une lampe
et, quand ils revenaient en remorquant leurs baleines, ils prenaient cette
lumière comme point de repère. Un jour on alluma une lampe destinée à les
attirer à un autre endroit. C’était un kele
qui l’avait allumée.
Ils abordèrent près de ce lieu et y restèrent. Ils ne
rentrèrent pas chez eux. La femme finit par accoucher. Bientôt l’enfant grandit
et commença à marcher, le mignon. Ils n’avaient pas de nourriture et étaient
affamés. Ils étaient dépourvus de tout.
- Je vais chercher des algues, dit un jour l’enfant à sa
mère.
- Oui, c’est cela.
Il partit chercher des algues et en ramassa une grande
quantité. Il ne se rendait pas compte que le soir tombait. Il se dirigeait vers
sa yarangue lorsqu’il vit soudain
devant lui une grande porte. Il voulut la contourner, mais la porte le suivait.
Il finit par entrer. A l’intérieur un vieillard, seul, était couché sur le dos.
Tout le long de la paroi étaient appuyés des morceaux d’ailerons et de
nageoires de baleine. L’enfant y enfonça le doigt et tous les morceaux
tombèrent.
- Eh là ! fit le maître de céans. Les chasseurs vont t’en
faire voir quand ils débarqueront. Pourquoi as-tu tout renversé ?
Comme il se mit à pleurer, le garçonnet ! Comme il
s’entêtait ! Les chasseurs débarquèrent.
- Tiens ! dit leur chef. Un garçon pleure à chaudes larmes
dans notre yarangue. Allez voir !
L’oncle monta et interrogea le garçonnet :
- Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
- Je n’ai pas pu contourner la porte et j’ai fini par
entrer. J’avais faim et j’ai touché une nageoire. Tout est brusquement tombé.
- D’où es-tu ?
- De Jilen. Mon père et mes oncles ont disparu. Ils ne sont
pas rentrés de la chasse.
- Oh ! Attends ici, mon garçon.
Il descendit en courant et dit à l’aîné :
- Il y a un garçon. Le kele
le fait pleurer à chaudes larmes, comme il nous a traités nous-même au départ.
Tu entends, il fait pleurer ton fils.
Il s’empara d’un tendon, le tressa tant et plus et monta.
Il interrogea le garçonnet :
- D’où es-tu, hein ? lui demanda-t-il en l’embrassant. D’où
es-tu ?
- De Jilen. Mon père et mes oncles ne sont pas rentrés.
L’homme se jeta sur le kele
et le roua de coups de tendon.
- Tu vois, je viens de le tresser. D’abord tu nous as
traités de la sorte ! Comme tu es cruel !
Il le roua de coups. L’autre hurlait :
- Je le laisserai repartir. Qu’il rentre chez lui. Il
rentrera, il rentrera.
Après l’avoir battu, il le laissa, se dévêtit. Il ôta son
bandeau de poignet, enleva les traits en peau de phoque de l’attelage, ses
bandeaux d’avant-bras, ses moufles. Il en revêtit le garçonnet, lui mit ses
habits de corps. Puis il lui dit :
- Quand ta mère t’interrogera, dis-lui ceci : « Je les
ai trouvées, ces choses, dans le sable. »
- Bien.
Il mit les moufles. Le père en avait coupé les extrémités
qu’il remplit de nourriture.
- Quand tu arriveras, dit-il, déverse tout cela dans la
fosse à viande. Alors, quand elle t’interrogera, dis-lui : « Je les ai
trouvées, ces choses, dans le sable ».
- Bien.
- Et comme moi tu captureras beaucoup de baleines. Tu feras
toujours bonne chasse. Mets ces habits et porte-les.
- Bien.
- Et demande à ta mère d’aller chercher des résidus à la
fosse à viande.
- Bien.
Alors notre petit porteur d’algues sortit et s’en fut.
Arrivé chez lui il se dirigea vers la fosse à viande. Il y déversa ce qui se
trouvait dans les extrémités de ses moufles, referma la fosse et rentra. Il
glissa les algues dans le yorongue.
Inquiète pour son fils, la mère était en larmes. Tête basse elle était tournée
vers le sottagyn. Il se glissa sans
bruit. A l’odeur des algues la mère ouvrit les yeux :
- D’où viens-tu ? Comme j’étais inquiète !
- Je reviens de ramasser des algues.
- Que tu as été long ! Déshabille-toi.
- Non, ça ira comme cela. J’ai froid. Va chercher des
résidus à la fosse à viande.
- Il n’y en a pas. J’y suis allée récemment, mais il n’y a
plus rien. Je n’ai pas pu en gratter.
- Vas-y quand même et nous la mangerons avec des algues.
J’ai affreusement faim.
- Pourquoi irais-je ? Il n’y a rien.
- Va gratter des résidus, va !
Elle sortit, alla vers la fosse et vit que le couvercle
avait été déplacé. Oh ! La fosse avait été remplie d’ailerons et nageoires de
baleine, à tel point que la viande soulevait le couvercle. Elle pensa
: « Oh-la-la ! Le petit aurait-il reçu tous ces dons ? » Elle
découpa un morceau de viande et rebroussa chemin. Naturellement elle interrogea
l’enfant. Il ne raconta rien. Après le repas il s’endormit. Elle le déshabilla,
lui ôta sa camisole. Elle reconnut les habits de son mari. Elle secoua le petit
pour le réveiller :
- Où as-tu trouvé ces choses ? Allons-y, conduis-moi !
- Je les ai trouvées dans le sable. J’ai mis ces habits qui
étaient dans le sable.
- Ah non ! Regarde, il n’y a pas trace de sable dessus.
- Pourtant je les ai trouvés dans le sable.
Elle ne le crut pas. Elle sortit, se dirigea vers la mer,
gratta le sable. Rien du tout. Elle rebroussa chemin sans avoir rien trouvé.
Le garçon grandit. Il dirigeait sa barque vers le large. Il
ne s’éloignait pas beaucoup. Près de lui émergeaient des baleines. Il les
capturait. Il avait beaucoup de chance à la chasse. Ils vécurent très bien, lui
et sa mère.
Une soeur vivait avec son frère cadet. Elle sortait, du
pied lançait le ballon en l’air, puis elle rentrait. Elle préparait le repas.
Quand la viande avait bouilli, le ballon retombait : Poc ! Poc ! Deux choses
tombaient. Elle sortait et voyait que le ballon avait tué un renne sauvage.
Sans mot dire elle remorquait la bête dans la yarangue et la dépeçait.
Ils vivaient seuls, et seulement de cette manière. Une fois
elle dit à son cadet :
- On dirait qu’il pleut là-bas, dans la montagne. Il y a
peut-être un campement. Va donc y jeter un coup d’oeil un de ces jours !
Le lendemain il alla voir. Il n’y trouva qu’un support à
traîneaux où étaient accrochés des moufles et un vêtement pectoral blancs.
Alors il revint sur ses pas. De retour il dit à sa soeur :
- Je n’ai vu qu’un support de traîneaux.
- N’y a-t-il rien d’autre ?
- Si, des moufles et un vêtement pectoral blancs.
- Peut-être y a-t-il un campement. Pourquoi n’as-tu pas été
voir ?
- J’irai demain.
Le lendemain en effet il retourna voir. Il vit le support
de traîneaux et plus loin une petite yarangue.
Il s’y dirigea. Il était encore dehors quand quelqu’un dit :
- Oh, oh ! C’est toi ?
- Oui.
Il entra.
- Vivez-vous dans un campement ? Combien êtes-vous ?
demanda la maîtresse du lieu.
- Nous ne sommes pas dans un campement. Nous sommes seuls,
ma soeur et moi.
- Eh bien, moi aussi je suis toute seule.
Elle prit son ballon et sortit. D’un coup de pied elle
l’envoya en l’air et rentra. Elle mit ses plekyt
et lui dit :
- Ceux-là, mets-les pour être au sec.
Il retourna dans
ses mains les plekyt ouvragés et les
examina. C’était tout à fait le point de couture de sa soeur. En retombant le
ballon tua un renne.
- Tout à fait comme ma soeur. Ma soeur aussi tape du pied
dans son ballon, puis elle rentre et le ballon tue un renne.
- Mets-donc ces plekyt.
Est-ce la première fois que tu vois des plekyt
?
Il les mit. La maîtresse de céans débita le renne et
prépara à manger. Puis elle sortit le plat.
Tout en mangeant ils jouaient avec leurs mains. Ils se faisaient tout un
tas de choses. Finalement ils abandonnèrent le plat et entrèrent dans le yorongue. Il y passa trois nuits. La
troisième nuit la femme conçut. Après ces trois nuits la femme déclara :
- C’est curieux, j’ai vu quelque chose en rêve à propos de
ta soeur.
- Comment cela ?
- La lampe brûlait modérément. Elle est sortie en emportant
le pot d’urine. Elle l’a posé dans le sottagyn,
puis elle est allée vers le support à traîneaux. Après cela je n’ai pu trouver
sa trace.
- Bon, eh bien, je vais rentrer chez moi.
Il partit. Il ouvrit le yorongue:
la lampe brûlait. Il trouva le pot dans le sottagyn.
Il alla vers le support à traîneaux. Elle y était allée et avait continué son
chemin. Elle avait laissé des traces, puis les traces s’étaient perdues. Il
rebroussa chemin. Quand il arriva, elle lui demanda :
- Eh bien ?
- C’est vrai. Il n’y a rien.
- Bon, alors ne restons pas ici. Allons dans ma toundra.
- D’accord.
Ils déménagèrent vers la toundra de sa femme.
Près de l’entrée bricolait le mari. La femme foulait une
peau avec les talons. Les enfants faisaient la chasse aux oiseaux. Ils en
abattaient des quantités. Un oiseau finit par dire aux enfants :
- Pourquoi nous maltraitez-vous, les enfants ? Vous devriez
prendre votre père pour oncle et votre mère pour tante.
Les garçonnets entrèrent. En entendant l’oiseau le cadet
avait fondu en larmes. Le père demanda à l’aîné :
- Pourquoi fais-tu pleurer ton frère cadet ?
- Ce n’est pas moi, c’est l’oiseau.
- Les garçons, apportez-moi le pot, là-bas.
Pendant qu’ils s’occupaient du pot les garçonnets
racontaient :
- Les oiseaux nous ont dit : « Vous devriez prendre
votre père pour oncle et votre mère pour tante ».
Ainsi donc il avait épousé sa soeur. L’homme secoua le pan
de son habit et dit :
- J’avais deviné d’après le ballon et les coutures. Eh
bien, mourons ! Ce serait mal de vivre. Prépare des provisions de route.
Sa femme fit cuire des provisions de route et ils partirent
vers la montagne. Là il fit des sépultures. Celle des enfants, celle de sa
femme et la sienne. D’abord il tua sa soeur.
Naturellement les enfants étaient épouvantés. Ils fondirent
en larmes. Le père les saisit des deux côtés et les emmena droit devant lui. Il
partit là-bas et marcha sur l’eau. Il ne s’enfonça pas dans l’eau. Il courait à
toute vitesse sans s’arrêter. Il arriva chez le peuple des ours blancs. Une
femme vint à leur rencontre :
- Je serai leur mère.
- Eh bien, soit !
Il lui donna les enfants. En grandissant ils devinrent
adroits, véloces et forts. Ils ne souffrirent pas de la faim.
Il était un homme qui vivait avec deux épouses. Il rouait
sans cesse l’une d’elles de coups. Il la détestait. Le père de cette femme
était son voisin. Quand il allait chez eux, il battait aussi le père.
Finalement un jour, sans crier gare, cette femme partit
pour la toundra. Elle marcha longtemps. Elle finit par ne plus avoir de plekyt. Elle enveloppait ses pieds avec
ce qui lui tombait sous la main afin que cela ne la pique pas. Voyant une yarangue elle entra. Visiblement elle
était vide. Pourtant dans le plat il y avait du bouilli de renne et de l’ypalgyn - du gras fondu. Elle se dit :
« Je mangerais bien ! Bon, eh bien, je vais manger ! »
Elle prit un morceau de bouilli, laissa la trace de ses
doigts dans l’ypalgyn, le mangea.
Plutôt elle le dévora. Un peu plus tard la maîtresse de maison arriva. L’entrée
était de l’autre côté. Elle apparut à la lumière : les lampes avaient des
mèches raccourcies. En entrant elle dit :
- J’ai marché, marché, et finalement quelqu’un a pris ma yarangue pour un endroit où on peut
entrer. Cette personne sent très fort.
Soudain elle vit la femme qui se tenait debout. Elle pleura
même en voyant ses pieds. Vite elle la chaussa et la vêtit. Elle lui dit de
manger abondamment. Elle mangea. Après le repas elle lui dit :
- Va donc voir si des chasseurs viennent par ici. Regarde
du côté de la montagne.
Elle sortit, alla regarder. Or deux loups descendaient peu
à peu. Elle entra et dit :
- Il y en a deux qui viennent par ici. Ils ne sont pas
comme nous.
- Ah ! Ceux-là ! J’espère qu’ils ne feront pas de bêtises.
Malheur !
Elles attendirent. Ils arrivèrent. Les deux loups ôtèrent
leur camisole dans le sottagyn. Tout
en entrant ils marmonnaient :
- Notre mère vagabonde beaucoup. Pour l’heure elle doit
encore rôder. Tiens ! Qui est entré dans notre gîte ? Le sottagyn et le relkun
empestent.
Ils entrèrent dans le relkun.
C’étaient deux beaux adolescents, deux frères. La mère leur dit :
- Surtout pas de bêtises ! Je l’ai fait entrer pour vous.
Ils se tranquillisèrent. Ils prirent cette femme pour
épouse. Ils avaient mis de très beaux habits. D’abord ils avaient demandé à
leurs parents s’ils devaient la ramener.
- Ne me ramenez pas, leur dit la femme. Ils vous tueraient
sans crier gare.
- Qu’ils nous tuent. Nous irons malgré tout. Nous leur
apporterons de la viande en offrande.
Ils chargèrent deux carcasses de rennes sur leur traîneau
et y installèrent aussi leur femme. Ils partirent en tirant le traîneau. Quand
ils arrivèrent le mari célébrait un rite. La seconde épouse était là aussi. Ils
entrèrent dans une autre yarangue. On
y prépara quantité de nourriture. Ils mangèrent beaucoup. Il y avait aussi là
un orphelin. Un peu plus tard celui-ci commença à répéter :
- Je veux déféquer.
- Défèque simplement ici. Ne sors pas.
- Mais je ne pourrai pas déféquer ici. C’est mal de
déféquer dans le sottagyn.
- Eh bien, défèque dans le relkun.
- Ah non !
Il finit par sortir. Une fois dehors il alla porter la
nouvelle dans la yarangue du maître.
Le messager entra debout :
- Eh là ! Dormez bien. On a ramené votre femme. Deux hommes
l’ont épousée. Elle a de très beaux habits.
Ce disant il s’assit et dit à la femme :
- Va donc les chercher. Nous nous battrons dans la yarangue des hommes.
On alla les chercher. En entrant elle leur dit :
- Il dit que les visiteurs doivent se battre dans la yarangue des hommes.
- Mais nous ne savons pas nous battre dans une yarangue.
- On vous expliquera.
- Allons-y, dit l’aîné au cadet.
- N’y allez pas ! leur dit leur épouse. Partons !
- Allons-y tous ! Toi aussi, viens !
Ils finirent par emmener de force la femme dans la yarangue du mari. Ils entrèrent et
s’assirent sur la literie contre la paroi arrière. Le costaud se préparait
énergiquement à la lutte. Il sortit une courroie et leur dit :
- Allons-y ! Lequel m’attaquera le premier ?
- Toi, attaque ! dit l’aîné au cadet.
- Non, toi !
- Je n’ai pas appris à lutter, dit l’aîné. Mais j’y vais
quand même.
L’homme attacha son corps et lui tendit la courroie. Il
l’attacha.
- Tiens ! Prends-moi par la courroie, et moi je vais te
prendre. Par ici, tiens !
La courroie se tendit peu à peu. Progressivement elle
pénétra dans la peau. Le costaud
mourut.
Par la suite ils s’éloignèrent de la paroi arrière. Puis
ils partirent à toute allure. A cinq reprises ils hurlèrent on ne sait où à la
manière des loups, car ces loups avaient tué. La femme resta à jamais avec eux.
Ils l’avaient prise comme épouse.
Des éleveurs étaient restés à l’ancien campement. Des gens
de la mer avaient un fils. Ce fils était très chanceux à la chasse à la
baleine. Près de leur yarangue il y
avait un grand troupeau. La mère jeta un sort à son fils et une baleine
l’emporta. Le père fut très affecté par la disparition de son fils. C’était son
fils unique.
De son côté le vieil éleveur était resté à l’ancien
campement avec sa femme. Ils ne se nourrissaient que de ce que leur donnaient
leurs voisins. Près de leur porte il y avait un petit objet plat. Ils y
posaient des morceaux de bouilli et de graisse. Etrangement quelqu’un y
laissait toujours des traces de doigts. Certains morceaux de viande
disparaissaient.
- Mais qui prend nos seuls morceaux de bouilli ? Et ceci
bien qu’ils nous soient donnés par autrui.
Bref tous les morceaux de viande finirent par disparaître.
Le vieillard décida de veiller. Avec une courroie il fit une espèce de fouet.
Il le marqua et l’enfouit dans le sol jusqu’au sotsot. Puis il dit à sa femme :
- Sache-le, s’il se passe quelque chose, tu feras bien de
m’aider.
- Naturellement.
Le vieillard feignait de dormir. Il regardait la porte.
Soudain il vit un homme qui venait en visite. L’homme regarda la plat, le prit,
l’emporta. Le vieillard tendit la corde. Quel ne fut pas son étonnement !
C’était l’homme du bord de mer à qui sa mère avait jeté un sort. Il le retint.
L’homme tira le vieillard presque jusqu’à l’extérieur. Heureusement sa femme
s’était réveillée. Il les traîna tous les deux avec le sotsot.
Comme l’homme était devenu gras ! Il était tout couvert d’asticots.
Les vers tombèrent de sa peau. Resté sans vers, il fut tout allégé. Ces gens
adoptèrent le fils des gens de la mer sans rien leur dire de sa présence.
Ils allaient quémander de la nourriture. Ils voulaient le
voir grossir. Tard le soir seulement ils le laissaient sortir. Il finit par
reprendre des forces. Ils portèrent une courroie aux gens de la mer afin qu’ils
fassent un rite pour le disparu. Le vieillard leur dit que cette courroie et
les habits étaient pour être utilisés à sa mort. En fait l’homme qui était
caché voulait revêtir les habits que son père avait l’intention de mettre. La
mère dit au père :
- Eh bien, donne-les-lui. Qu’il les mette ! S’il était
vivant, il pourrait les refuser.
La vieille femme dit à ceux qui leur donnaient la courroie
et les habits :
- Le vieux se prépare probablement à mourir. Donnez-moi de
la viande bien grasse. Le vieux se prépare sans doute à mourir.
Ils lui en donnèrent et elle rentra chez elle. En arrivant
elle prépara beaucoup de nourriture et l’on mangea pendant longtemps.
Le lendemain ils emmenèrent l’homme, qui avait mis ses
vêtements d’autrefois, vers son ancienne yarangue.
Ils le tenaient par les bras. Ils sortirent, le conduisant entre eux. Le père
rabotait devant la porte, leur jetant des regards. Peu à peu il reconnut son
fils qui approchait. Visiblement c’était lui !
- Eh bien ! dit-il aux arrivants. Nous allons partager le
troupeau.
- Ce n’est pas la peine. Qui le garderait ? Il n’est pas
besoin de partager. Simplement nous viendrons te demander de la nourriture.
Ils acceptèrent. Puis l’on mangea. A nouveau la mère jeta
un sort à son fils. C’en était étonnant ! Le père, lui, l’aimait toujours
davantage. Naturellement il le garda.
Le vieil éleveur dit à l’homme :
- C’est étrange que la mère lui ait fait cela. Tu devrais
en faire une baudruche pour la chasse à la baleine.
C’est ce qu’il fit. Alors ils vécurent ensemble.
Des cousins chassaient toujours ensemble sur la banquise.
Ils capturaient des bêtes. Ils étaient voisins. L’un avait une femme très
mauvaise. L’épouse de l’autre était gentille. Un des cousins dit à la mauvaise
femme :
- Quand tu seras très jalouse, va sans faute chercher une
rame. J’y ferai une marque, qu’elle se casse ou qu’elle soit emportée.
Elle alla chercher la rame. Effectivement il y grava une
marque, puis il fit tant qu’on ne pouvait la reconnaître.
- Reporte-la où elle était, dit-il.
Le lendemain les cousins se préparèrent à aller chasser :
- Eh bien, si on allait chasser.
- Oui, allons chasser.
Ils prirent la mer chacun dans son embarcation. Or l’un
d’eux avait une rame qui avait commencé à se briser. L’autre l’invita à dessein
à aller vers le large. Ils s’éloignèrent rapidement du bord de mer. Soudain le
vent se leva.
- Le vent nous a surpris, dit l’un des cousins. Rentrons !
Ils rebroussèrent chemin. Son compagnon rentra, mais un peu
plus tard sa rame se brisa. Le vent se déchaînait. Les vagues faisaient de tout
à sa barque. Elle plongeait dans la mer. Pourtant elle ne prenait pas l’eau.
Elle était emportée dans le lointain. Longtemps après le flot la rejeta quelque
part sur le sable. Or il y avait là un campement : d’un côté plusieurs
habitations, de l’autre une seule. « De quel côté aller ? » se
demandait-il. Ici il n’y avait qu’un chemin, et là aussi un seul chemin
grimpait. Il pensait : « Où aller ? Bon, je vais aller par ici ».
Il se décida. Les gens habitaient des huttes de terre. Il
les regarda par le trou de fumée. Ils étaient très nombreux à manger. Des
frères vivaient là. On pouvait les reconnaître à leur visage. Ils vivaient dans
un même logis. Apparemment, les gens des deux côtés ne se fréquentaient pas. Il
pensa : « Comment dois-je me comporter ? Et si je me laissais tomber par
le trou de fumée ? »
Il se roula en boule et se laissa tomber. Il alla donner en
plein dans le plat. On l’accueillit avec beaucoup d’hospitalité. Oui, ils
furent très hospitaliers.
- Eh bien, lui dirent-ils, passe la nuit avec une femme.
Le maître de céans dit à son épouse :
- Ne le laisse pas sortir.
Ils le retenaient toujours dans le logis.
- J’en ai assez de vivre comme cela, finit-il par dire. Je
vais sortir dans le sottagyn.
- Ne sors pas. Ils ont dit que tu devais rester dans le relkun. Ils me réprimanderont si tu
sors.
- Mais j’en ai assez et je suis fatigué de toujours rester
dans le yorongue.
Il sortit malgré tout et décrocha la lance qui était là.
Puis il mania énergiquement la lance près de la paroi. A la manier il était
devenu presque invisible. Il était extrêmement agile.
Sa femme vint le voir. Le beau-père l’avait envoyée. Elle
ne vit pas son mari alors que lui voyait bien sa femme. On ne pouvait voir
l’homme qui s’escrimait avec la lance, tellement il était habile. Ses
belles-soeurs sortirent. Tous ceux qui venaient le voir restaient dehors. En
fin de compte le père sortit lui aussi, par curiosité. Lui aussi resta à fixer
l’homme qui manipulait la lance.
Quand les barques des chasseurs revinrent, il cessa de
jouer avec la lance et dit au mari de sa femme :
- Moi aussi j’irai chasser demain.
- Bien sûr, viens. Nous irons chasser.
Ils allèrent chasser dans son embarcation. Il dit au mari
de sa femme :
- Si tu es un bon pourvoyeur en nourriture, tu iras tuer
cet homme là-bas.
- Bon, j’irai le tuer. Ce n’est pas difficile.
Il avait de la chance à la chasse. Il y alla et secoua
simplement un peu l’homme. Il le tua, puis il retourna voir l’autre.
- Tu es déjà là ? Tu l’as tué, c’est vrai ?
- Oui, je l’ai tué.
L’hiver arriva. Le mari de sa femme lui dit :
- Vraiment, rentre chez toi. Mais sache-le : au détroit
deux hommes te guettent. J’irai te voir quand ils te tueront. D’abord ils
partiront. Si tu les tues, va là-bas. A Imelin vit un homme dont je partage la
femme. Quand tu arriveras, dis-lui : « Je suis Untel et je suis
venu ».
Effectivement le lendemain il partit et en chemin deux
hommes le guettaient. Il les repoussa très facilement. Il arriva à Imelin. Déjà
le soir tombait.
- Je suis arrivé, leur dit-il. Je suis Untel.
- Bien, entre.
Or l’homme et sa femme pleuraient.
- Cette nuit on doit venir me tuer car j’ai tué un homme.
- Si tu as très peur, bourre ta camisole de brindilles, et
mets ton capuchon et les manches dans l’embrasure de la porte. Quand ils
arriveront, jette-la-leur.
De fait un peu plus tard arrivèrent ceux qu’ils
craignaient.
- Eh là ! dirent-ils. Où es-tu ? Sors ! Nous devons te
tuer.
- Bien.
Tous deux sortirent. Ils jetèrent la camisole bourrée de
brindilles vers les assaillants. Ceux-ci la transpercèrent. Celui qui devait
être tué bondit hors de la yarangue par
derrière et c’est lui qui les tua.
Puis le lendemain celui qui avait été emporté par la
tempête repartit. Il rencontra ses oncles qui pleuraient et leur raconta ce qui
lui était arrivé. Ils furent tout heureux. Ils lui donnèrent un autre nom. Puis
il se dirigea vers sa demeure. En arrivant il vit qu’elle était vide. Celui qui
l’avait abandonné en mer avait deux femmes. En apprenant qu’il était arrivé, le
bigame dit à ses femmes :
- Mettez de beaux habits et préparez un repas.
Elles firent un rilqyril
avec des petites feuilles. Elles y mirent quelque chose. D’abord l’homme lui
envoya sa première femme. Tenant le plat elle alla chez celui qui venait
d’arriver.
- Qui est là ? demanda-t-il.
- C’est moi. Alors, tu es arrivé ? Je t’ai préparé un plat.
- Bien.
Elle lui passa le plat. Elle avait mis un kerker joliment ouvragé. Comme il était
beau ! Dans le relkun l’homme frappa
brusquement du pied le plat qu’elle portait. La femme fut toute couverte de son
rilqyril, y compris le visage. Elle
s’enfuit chez elle, les yeux presque aveuglés par le gras.
- A ton tour, dit l’homme à l’autre épouse.
- Oh, malheur ! Moi, il va encore plus me ... Il va encore
plus m’en faire voir.
Elle emporta le plat. Dans le relkun il demanda :
- Qui est là ?
- C’est moi.
- Bien.
- Je t’ai fait un plat.
Effrayée, elle le lui passa. Il le prit, retint la femme
par la main et lui dit :
- Mangeons ensemble.
Il la prit pour épouse.
Kenequsi s’était fabriqué une barque et il était parti
chasser en mer. Il abattit un veau marin qui émergeait. De la peau du veau
marin il fit un flotteur. Il le gonfla et le fixa à son harpon. Les entrailles
et le foie il les mit dans la barque, puis il repartit.
Là-bas, ayant débarqué, il vit une grosse lampe qui
éclairait de dessous la terre. Il prit le foie et les entrailles, et se dirigea
vers la lampe. Des gens étaient en train de faire griller de la viande. Soudain
retentit une grosse voix :
- Oh, oh ! Ce Kenequsi a encore trouvé l’endroit où je me
procure ma nourriture. Rends-la-moi !
- D’accord. Je vais la chercher. Attends.
Il courut vite à la barque. Il prit son harpon et revint.
- Tiens, prends.
Le kele tendit
une grande main de l’intérieur de la lampe. Alors Kenequsi le harponna. Le kele s’enfonça et entraîna le flotteur.
L’autre, Kenequsi, se prit à regretter son flotteur.
- Oh, mon flotteur, mon flotteur !
Soudain le flotteur émergea du sol et avec lui la main du
gros kele. Kenequsi se précipita sur
la grosse main. Au moment où il allait l’atteindre, elle s’enfonça dans le sol,
puis émergea de nouveau. Finalement elle s’éloigna lentement et bientôt ne fut
plus visible.
Kenequsi aperçut une butte de terre. Il y grimpa et
regarda. Une vieille femme solitaire y faisait cuire un rilqyril avec des oeufs de poisson. Elle le vit :
- Mais c’est Kenequsi !
- Oui, c’est moi.
- Eh bien, entre !
Il entra.
- Ah, mon unique soutien ! Que lui arrive-t-il ? Il est
tombé très malade. Ce n’est que grâce à lui que je me nourris. Pourquoi est-il
tombé si malade ? Bientôt on viendra me chercher. Cinq hommes viendront me
chercher. Ils m’emmèneront en me tenant par le bras.
- Oh! s’exclama Kenequsi tout en cherchant quelque chose.
Il prit un lourd bâton en forme de racloir à peaux et il
ajouta :
- Vraiment ils vont venir te chercher ?
- Oui. Ils viennent me chercher. Ils sont déjà en route,
dit la vieille femme kele.
Car c’était une femme kele.
Kenequsi frappa la vieille à la nuque. Il lui enleva la
peau, enfila la peau qu’il venait de lui enlever, et se mit à faire le rilqyril avec des oeufs de poisson.
Soudain, en effet, cinq hommes entrèrent.
- Bonjour à vous.
- Bonjour. Nous voilà. Nous sommes venus te chercher.
- Bon, je vous suis. Mais ce Kenequsi a joué un tour à
celui-là. Faisons-lui aussi quelque chose, à ce Kenequsi. Je m’en vais
l’attraper. Je le ferai entrer et vous, emparez-vous de lui. Ecartelez-le.
Déchiquetez-le.
- Bon, allons-y vite.
- Ecoutez-moi bien.
- Bon.
- Enfumez complètement le sottagyn et chantez toutes les chants rituels.
Visiblement ce Kenequsi voulait apprendre les chants. Il
poursuivit :
- Quand vous aurez chanté le dernier chant, dites-moi
: « Nous avons chanté le dernier ». Peut-être aurai-je déjà
fait un sort à ce Kenequsi.
- Très bien.
D’abord les uns le prirent par les bras. Les autres
l’emmenèrent en le poussant dans le dos. En chemin ils devaient cinq fois lui
faire faire halte. A chaque halte ils le regardaient bien et demandaient :
- Qu’as-tu donc à être devenue si lourde, la vieille ?
- Taisez-vous donc ! Ne posez pas trop de questions. Il ne
faut pas poser de questions, pour qu’on en vienne vraiment à bout, pour que je
puisse faire quelque chose à ce Kenequsi.
A nouveau ils l’emmenèrent. A nouveau ils s’arrêtèrent et
demandèrent :
- Mais quand même pourquoi es-tu si lourde ? Tu es devenue
lourde d’un seul coup.
- Si vous voulez en venir à bout, ne posez pas tant de questions.
Marchez.
Ils l’amenèrent. On entra. Or le flotteur était fixé au kele, le flotteur que regrettait tant
Kenequsi.
- Voilà, je termine, leur dit-il. Enfumez bien le sottagyn. Puis chantez tous les chants
rituels. Quand vous aurez fini le rite, dites-le-moi.
- Bien.
Ils enfumèrent le sottagyn et chantèrent tous les
chants rituels. Les autres procédant au rite, Kenequsi acheva le kele au flotteur. Puis il plia le
flotteur et retira la peau de la vieille. A ce moment ils dirent :
- Voilà, c’est fini. Nous avons chanté tous les chants
rituels.
Il leur lança la peau de la vieille.
- Attrapez donc Kenequsi.
Ils se jetèrent sur la peau, chacun la tirant à soi, chacun
la tendant à soi. Pendant ce temps Kenequsi sortit, se dirigea rapidement vers
sa barque et partit. Les autres déchirèrent la peau de la vieille en petits
morceaux. Puis ils le virent qui s’en allait. Ils se précipitèrent, le
poursuivirent.
- Oh, regardez ce Kenequsi qui s’enfuit.
Ils lui donnèrent la chasse. Quand ils furent sur le point
de le rejoindre, il dit :
- Oh, terre. On veut tuer Kenequsi. Oh, terre, ouvre-toi !
Je te donnerai une fourrure toute blanche.
La terre s’ouvrit. Il s’y glissa. Aussitôt le sol se
referma. Les kele en fureur ne purent
qu’égratigner la terre. N’ayant rien pu faire, ils rebroussèrent chemin.
Aussitôt Kenequsi ressortit et reprit sa route. A nouveau ceux qui le
guettaient le virent.
- Oh, là-bas ! Kenequsi rentre chez lui. Il est sorti.
A nouveau ils se précipitèrent dans sa direction. Au moment
où ils allaient le rattraper il dit :
- On veut tuer Kenequsi. Oh, terre, ouvre-toi ! Je te
donnerai une peau de phoque toute neuve.
Aussitôt elle s’ouvrit. A nouveau les kele restèrent bredouilles.
- Eh bien, cachons-nous.
- D’accord.
Ils se jetèrent à plat ventre comme s’ils se cachaient.
Mais soudain, à l’intérieur de la terre, Kenequsi dit :
- Oui, regardez donc ceux qui se cachent. Est-ce ainsi
qu’on se cache ? Qu’ont-ils à se jeter à plat ventre ?
Ils se levèrent tous et dirent :
- Kenequsi ! Sors.
- Pourquoi ?
- Si tu sors nous t’offrirons un rite.
- Vous venez de m’en donner un. Je vous ai déjà pris vos
rites.
- Sors, Kenequsi. Alors tu acquerras des dons chamaniques.
- J’en ai déjà.
Ils en furent pour leurs frais et rentrèrent chez eux.
Kenequsi sortit aussitôt et, arrivé à sa barque, il cria :
- Oh ! Vous ne m’avez pas eu et vous avez dû me laisser en
paix.
Les autres se jetèrent de nouveau sur lui. Il gagna le
large. Ils ne firent qu’égratigner légèrement sa barque, mais sans pouvoir la
retenir. Ils restèrent bredouilles.
Il arriva chez lui. Quel rite il fit ! Il chanta quantité
de chants rituels. Il fit des offrandes : une peau de phoque bien lisse et une
peau avec son pelage en offrande à la terre car il en avait fait la promesse.
Un homme vivait avec sa femme. Ils n’avaient pas d’enfants.
Avec eux seul vivait leur neveu, le neveu de l’homme. La tante ne cessait de le
maltraiter alors que l’oncle était très gentil à son égard. Quand l’oncle
chassait sur la banquise, le garçon restait affamé toute la journée.
Lorsque la femme voyait son époux revenir à pas lents, elle
enduisait de graisse la bouche du petit garçon. Elle sortait le plat pour
l’homme qui venait de rentrer. Alors le garçon avançait la main et se jetait
sur le plat avant même son oncle. Celui-ci finit par dire à sa femme :
- Est-ce que tu le nourris en mon absence ? Pourquoi a-t-il
l’air si affamé ?
- Tu le vois bien toi-même : quand tu arrives il n’a pas eu
le temps de s’essuyer la bouche. Il mange beaucoup.
Une nuit, souffrant, le garçon sortit. Il alla au bord de
la mer. Là il fit un petit arc et une flèche. A peine eut-il fini qu’il tira.
Il suivit la flèche qui s’était plantée dans le sol. Il marcha, la prenant pour
repère. Puis il recommença. Il marcha longtemps. Finalement la flèche tomba
tout contre la paroi d’une habitation. Il cacha l’arc et la flèche au pied de
la paroi. Affamé il entra. La yarangue était
vide. On avait posé une marmite sur le feu. Elle était pleine de bouilli de
renne. Il pensa : « Et si je mangeais ? Eh bien, je vais manger. Même si
j’en meurs ».
Il retira un morceau de bouilli et une part de gras et les
mangea. Après manger il ouvrit la tenture du yorongue. L’intérieur était bien tenu. Il y avait même une lampe.
Le yorongue était vide. Il décrocha
deux peaux travaillées et s’en fit un lit. L’une d’elles lui servit de
couverture. Il se coucha. Il se couvrit entièrement, y compris la tête. Déjà il
semblait endormi quand il entendit une voix de femme :
- Oh ! Pourquoi ma demeure sent-elle si fort ? Oh ! Il ne
reste qu’une partie de ma marmitée. Il manque même une partie du gras.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Qui a mangé ?
Tout en se posant ces questions elle apaisait sa colère.
Elle se glissa dans le yorongue et
vit le dormeur. Elle leva la tenture et ôta la couverture. Le garçon s’exclama
:
- Qu’est-ce que tu me fais ? Hein ? Qu’est-ce que tu me
fais, à moi qui dors ?
- Oh, c’est toi ? C’est toi qui as mangé ? Bon, eh bien,
mange encore un peu. Réveille-toi, assieds-toi.
Il s’éveilla. Assis il se déplaça vers la lampe. Soudain la
femme dit :
- Eh bien, qu’il mange.
Alors un plat entra de lui-même dans le yorongue, plein de bouilli et de gras
fondu. Le visiteur, interdit, ne mangeait pas.
- Vas-y, mange.
- Non.
La femme passa dans la partie obscure. Soudain on y entendit
des os craquer. Le visiteur dit :
- Que manges-tu ? Viens manger ici.
- Oh non ! J’ai déjà mangé.
En fait elle continuait de manger quelque chose. Tous les
jours cette femme allait dans la toundra. En revenant elle disait :
- Ah ! Je suis obligée d’aller de plus en plus loin dans la
toundra.
- Eh bien, nous allons manger. Tu es fatiguée. Aujourd’hui
tu es allée particulièrement loin.
Mangeons. Je suis affamé. Toi aussi sûrement.
- Pourquoi n’as-tu pas mangé ? Voyez-vous cela : il a faim
!
A nouveau quelqu’un passa les mêmes plats. Ils fumaient
même, comme si on venait de les retirer de la marmite. Il mangea, et la femme
passa de nouveau dans la partie obscure et y fit de nouveau craquer des os.
Visiblement la femme kele allait
quelque part dans la toundra où elle trouvait des enfants. Elle les ravissait
pour en faire sa nourriture. Oh, quelle horreur !
Une fois, avant de partir pour la toundra, la femme kele dit à l’homme :
- En mon absence ne va surtout pas voir du côté de la
resserre. La suie de la lampe, ne la jette pas derrière la lampe.
- Bien.
Elle partit dans la toundra. Le visiteur pensa :
« Pourquoi m’a-t-elle interdit de faire cela ? » Alors il alla dans la
resserre. En fait elle y avait caché un grand troupeau. Dans l’autre resserre
il y avait de vieux crânes. Il referma la resserre. Il pensait : « Ainsi
voilà ce qu’il en est. Mais pourquoi m’interdit-elle de jeter la suie de la
lampe ? »
Il jeta la suie de la lampe par derrière et entendit :
- Aïe !
Il regarda. Une très jolie femme, une humaine, s’y
trouvait. Pas une kele. Il lui dit :
- Est-ce que je peux aller vers toi ? Je peux venir ?
- Oh non, ils te surprendraient. Reste où tu es. Ils
verraient que tu es venu.
- Cela ne fait rien. Je viens quand même.
La femme expliqua :
- Dans une lune le mari de la femme kele viendra. Il est très grand. A peine fait-il quelques pas qu’il
est déjà arrivé. Frappe-les à tour de bras, tous autant qu’ils sont.
- Bon, je les frapperai à tour de bras. Ne crains rien.
A l’arrivée de la femme kele,
il était retourné à sa place.
- Oh, dit-elle, comme je vais loin dans la toundra.
- Tu ferais mieux de cesser d’y aller. Tu as tort d’aller
si loin. Qu’y cherches-tu donc tous les jours ?
Elle garda le silence. La vie continua de la sorte. La
femme, derrière la lampe, conçut un enfant du visiteur. Bientôt elle mit un
fils au monde. L’humain gardait sur lui un petit gourdin.
A l’apparition de la lune dans le ciel un être énorme
arriva effectivement. Mais, une fois là, il rapetissa peu à peu. Avec son
gourdin l’humain le roua de coups. Il battit la femme kele aussi. De terreur le kele
s’enfuit droit devant lui. A peine fut-il parti que l’humain se jeta sur la
femme kele. Comme il la chatouilla !
A l’en éreinter. Dès que le vieille kele
fut endormie, il rejoignit celle qui était de l’autre côté de la lampe.
Apparemment elle avait mis au monde deux garçons. Il lui dit :
- Allons-y. Rentrons chez nous.
- Oui.
Ils mirent le grand troupeau dans un petit coffre. Le
chamane, cet homme, le rapetissa. Sa femme mit la yarangue grande comme un renne dans une jambe de son kerker. Ils partirent. Or précisément
sur leur chemin se trouvaient l’oncle et sa femme. Ils s’étaient installés là,
à proximité, et avaient monté leur yarangue.
Ils posèrent leur petite yarangue et il en sortit une grande yarangue. Ils vidèrent le coffre : quel énorme troupeau ! Leurs
garçons étaient allés se promener par là. Ils virent un vieillard qui bricolait
près d’une yarangue.
- D’où venez-vous ? leur demanda-t-il.
- Nous vivons tout près d’ici.
- Qui est votre père ?
Ils le nommèrent.
- Est-ce possible ?! Eh bien, dites-lui que vous avez
trouvé un vieil homme et une vieille femme.
En rentrant ils le racontèrent.
- Oh, mais c’est mon oncle. Eh bien, nous allons abattre un
renne et préparer un repas abondant. Que les garçons les invitent et qu’ils
mangent tout leur content.
- Bien.
Ils abattirent un renne. On prépara à manger. Quand tout
fut prêt il dit à sa femme :
- Fais cuire du feuillet. Fais-en beaucoup.
- Bien.
Il lui dit de présenter le feuillet à part. Elle fit
séparément une marmite entière de viande bien grasse. Quand on eut fini le père
dit aux garçons :
- Les enfants ! Allez chercher les vieillards. Invitez-les.
Ils partirent et dirent aux vieillards :
- Venez manger. On vous convie.
L’homme étendit pour son oncle une belle peau toute neuve
et il dit à la vieille tante :
- Quant à toi, ne t’assieds pas sur la peau. C’est la place
de mon oncle.
La vieille resta debout. Le maître de céans dit à sa femme
:
- Sers l’oncle. Ne donne à l’autre que du feuillet. C’est
de la viande aussi. Quand je vivais chez eux et que l’oncle était à la chasse,
j’étais affamé, mais la tante ne me nourrissait pas. Seulement avant l’arrivée
de l’oncle elle m’enduisait la bouche de graisse. Elle prétendait que du fait
de ma gloutonnerie j’avais la bouche couverte de graisse. Toi aussi aujourd’hui
essaye de te rassasier de gras. Tu peux manger ici debout.
C’est ainsi que les choses se passèrent.
Un homme vivait avec sa soeur. Elle était plus âgée que
lui. Dans un autre campement une femme refusait de se marier. La soeur dit au
cadet :
- Quelqu’un finira bien par prendre cette femme pour
épouse. Je vais aller la demander en mariage.
- Eh bien, si tu veux, répondit-il à sa soeur.
- Seulement ne m’attends pas à ne rien faire. Entraîne-toi,
prends des forces. Essaye de me dépasser dans les sauts et dans le lever des
pierres.
- Bien, acquiesça simplement le cadet.
Avant de partir elle prit une vessie de phoque et
confectionna une camisole, puis des culottes en peau de morse. Elle en fit un
ballot et partit. Elle atteignit un mauvais rocher. En son milieu se trouvait
un replat. Elle y sauta et y planta son bâton. Elle fit un petit somme. En se
réveillant elle quitta d’un bond le replat et continua sa route. Juste avant
d’arriver elle atteignit une rivière très poissonneuse. Elle attrapa trois
poissons et en ôta les peaux. Elle s’en plaqua une sur le visage et se fit des
moufles avec les autres. Elle revêtit sa camisole et les culottes en peau de
morse. Comme il était répugnant à regarder, cet être ! En fait c’était une
femme.
Des habitations apparurent. L’une d’elles abritait dix
prétendants. Ils rirent de bon coeur en voyant le nouveau venu, lequel de
surcroît trébuchait. Ainsi donc elle était arrivée.
- Que viens-tu faire ici ? lui demanda-t-on.
- Je viens demander la femme en mariage.
Elle butait sans cesse contre de petits objets. A la porte
le père de la jeune fille bricolait. Il interrogea le nouvel arrivant :
- D’où es-tu ?
- De là-bas. Il y a des gens. Où est la fille qui refuse de
se marier ? Je suis venu la demander.
Le père ne fit qu’en rire. A le regarder, il avait très
mauvaise allure. Le soir tomba. Dans le sottagyn
les prétendants dormaient tous. L’un d’eux avait dit :
- C’est sûr. Ce n’est pas lui qui l’aura pour femme.
- Non, ce n’est pas possible, renchérit un deuxième.
Le « jeune homme » qui était venu faire sa demande
était couché près de la porte. Or dans la nuit la jeune fille que l’on
demandait en mariage se prépara à sortir vider l’urine. Elle était vraiment
d’une grande beauté. Avec ses pieds « il » pinça le pan de sa
camisole quand elle passa. Elle ne put se dégager car la prise était solide.
Finalement la jeune fille cessa de s’agiter. Elle dit alors à celui qui la retenait
:
- C’est bon, tu m’as prise. Entrons.
Il enleva les peaux de poisson : c’était un très beau jeune
homme, à tel point que la jeune fille s’étonna. Elle prit l’homme par la main
et l’invita :
- Passons dans le yorongue.
Là elle dit à son prétendant :
- Dévêts-toi, couchons-nous.
Naturellement le visiteur ne pouvait se déshabiller car
c’était une femme, avec une poitrine.
Elle refusa obstinément :
- Je veux d’abord aller informer ma soeur. Elle s’inquiète.
J’y resterai trois nuits et je reviendrai. Je dois aussi informer une vieille
femme. En général je ne me déshabille pas dans les campements, même quand j’y
passe la nuit. Après avoir porté la nouvelle que je vais prendre femme, je me
déshabillerai. Et seulement alors.
Ils se couchèrent ainsi. Le lendemain la jeune fille
réfléchit. Elle dit aux prétendants :
- Eh bien, organisons une course.
- D’accord.
Ils partirent tous à vive allure. Il fallait faire le
tour d’une montagne qu’on voyait à
peine dans le lointain. Tous deux, nos amoureux, contournaient déjà la montagne
tandis que les autres prétendants étaient encore près des yarangues. Sur le chemin du retour « il» dit à sa fiancée :
- Je commence à avoir froid à courir aussi lentement.
Est-ce que tu te donnes à fond ? Il fait vraiment froid. Donne ton maximum.
- Mais je fais ce que je peux, répondit la jeune fille. Tu
n’as qu’à prendre les devants.
Alors « il » laissa la jeune fille en arrière. Il
était arrivé depuis longtemps quand elle se montra à son tour. Ce que voyant de
nombreux prétendants rebroussèrent chemin. La jeune fille dit à son futur :
- Prends le ballon qui est sur la resserre. Il est tout à
fait en haut, sache-le.
« Il » sauta et attrapa le ballon. De nouveau la jeune
fille l’invita à entrer dans le yorongue.
Il refusa comme la première fois. Les autres jeunes, jaloux et envieux, dirent
:
- Est-ce seulement vraiment un homme ? Pourquoi
respire-t-il comme une femme ? Demain nous ferons un concours à qui urinera le
plus loin.
Le lendemain matin on annonça :
- On va faire un concours à qui urinera le plus loin.
Rapidement elle remplit d’eau la vessie de phoque. A
dessein elle sortit les bras de ses manches et appuya fortement sur la vessie.
L’eau gicla et alla tomber là-bas, loin. Elle avait encore vaincu, et la jeune
fille l’invita à nouveau :
- Viens, entrons dans le yorongue. Assez de faire des jeux. Couchons-nous.
L’autre lui répondit :
- Je te l’ai dit : demain je rentrerai chez moi et je
reviendrai dans trois jours. Alors nous resterons toujours ensemble.
Le lendemain elle partit, effectivement. Elle arriva chez
elle. Son frère gardait les rennes. Elle vérifia comment il avait sauté. Il
avait dépassé de loin les marques de ses sauts à elle. Quand il revint du
troupeau elle lui dit :
- Tu es venu ?
- Oui, je suis venu, répondit-il d’une voix devenue rauque.
Elle lui fit son récit :
- J’ai trouvé une épouse. Va la retrouver. Mets mes habits.
Il avait forci, le cadet, en son absence. Il ne put enfiler
les culottes. Ses jambes s’étaient élargies. C’était devenu un homme. Il
s’était fait des muscles. Sa soeur reprit :
- Si elle te dit : « Tu n’es pas toi ! »,
réponds- lui : « Ma voix est devenue rude du fait que j’ai fait
beaucoup d’efforts pour rentrer chez moi. Je me suis hâté ». Si elle te
dit encore : « Tu n’es pas toi ! », dis-lui : « Allons, tu sais
bien, nous avons couru ensemble. Nous avons contourné ensemble la montagne au
loin et, au milieu de la course, je t’ai dit que je commençais à avoir froid et
tu m’as répondu de prendre les devants. Je suis arrivé et tu m’as dit de
prendre le ballon. Je l’ai pris, tu te souviens ? » Dis-lui simplement
ceci.
Le jeune homme se rendit chez la fiancée. Certains des
prétendants repartaient déjà. La jeune fille se réjouit de le voir :
- Tu es venu ?
- Oui, je suis venu.
Sa voix avait changé. La jeune fille l’examina, puis
demanda :
- Pourquoi ta voix est-elle différente ?
- Parce que j’ai fait beaucoup d’efforts pour rentrer chez
moi.
- Malgré tout il semble que ce n’est pas toi.
- Souviens-toi. Avant de partir je t’ai dit que je voulais
aller informer ma soeur. Et quand nous contournions la montagne je t’ai demandé
si tu te donnais à fond. J’avais très froid. En arrivant tu m’as dit de prendre
le ballon là-bas. Et je l’ai pris. N’est-ce pas vrai ?
- Si, c’est vrai. Bon, eh bien, entrons. Ils entrèrent dans
la yarangue et se glissèrent dans le yorongue. Après cela bientôt naquirent
des enfants. Il emmena sa femme chez lui. Là elle vit la soeur de son mari.
Elle l’examina et en fin de compte lui demanda :
- Il me semble que tu es venue chez nous.
- Oui. Je me disais que les autres finiraient par te
prendre pour femme. Or mon cadet était timide. Alors j’ai décidé d’aller te
demander en mariage. Seulement il ne faut le dire à personne. Elles rirent,
toutes deux de bonne humeur.
Or donc autrefois un homme vivait avec sa femme et son fils
unique. C’était un puissant chamane. Un jour il voulut aller dans un campement,
mais sa femme le lui interdit. Il finit par la duper. Il lui dit :
- Je vais aller chercher un campement, mais je reviendrai
dans la nuit.
Il partit chez des gens, mais sans bien savoir où ils
étaient. Il chercha et resta longtemps absent. Il passa même une année entière
dans un village. Quand il y était arrivé, tout le monde était malade. L’homme
avait profondément réfléchi. Il s’était dit : « Que faire ? Ne suis-je pas
chamane ? » Il allait de yarangue en
yarangue. Tout le monde était malade.
Partout où il passait il guérissait les gens. Réjouis ils lui avaient dit :
- Tu peux partir aujourd’hui. Nous te donnerons, n’en doute
pas, une forte récompense. Peut-être ne refuseras-tu pas des traîneaux et les
rennes de trait qui vont avec ?
- Je n’ai nul besoin de récompense, leur dit-il. Je
rentrerai chez moi comme je suis venu.
Cependant il ne put laisser les choses qu’il avait refusées
: une suite de traîneaux et les rennes qui allaient avec les traîneaux. Il mena
chez lui la grande caravane de traîneaux.
Son unique fils était mort juste après qu’il fût parti. La
mère l’avait gardé dans le relkun
dans l’attente du père et elle était restée là, toute seule. Nul ne venait la
voir. Tout à coup elle aperçut une grande caravane conduite par un seul homme.
Elle pensa : « C’est sûrement un kele.
Mon mari doit être mort depuis longtemps, sinon il serait déjà revenu ».
Elle regardait approcher l’homme qu’elle finit par
reconnaître à sa démarche. Elle fut très heureuse de le voir et se précipita
vers la caravane. Elle étreignit son mari et lui dit :
- Comme tu as été longtemps absent ! Que faisais-tu ? Je me
disais déjà que tu étais sûrement mort. Tu es resté si longtemps sans revenir.
- Moi aussi, répondit-il, je me suis fait beaucoup de souci
pour vous. Mais que faire ? Dans les villages cela allait mal. Quand les choses
ont été mieux, je suis parti tout de suite. Mais pourquoi mon fils n’est-il pas
accouru à ma rencontre ? Va-t-il bien ?
- Je vais te le dire sans ambages : il est mort juste après
ton départ et je l’ai gardé dans le relkun
dans ton attente. Son corps a dû finir par se décomposer.
Il était complètement décomposé. Le mari dit :
- Déharnachons vite les rennes.
Ils coururent vers les rennes qu’ils détachèrent tous.
Après cela il dit à sa femme :
- Quel malheur ! Nous avions un seul fils. Quelle malchance
qu’il soit mort subitement.
- Tu es resté longtemps parti et il n’a pas survécu.
- Entrons vite, dit-il.
Ils se glissèrent sans tarder dans le yorongue. Passant les mains sous la couverture il pratiqua des
attouchements sur l’enfant. Il regarda sa femme avec un léger sourire. Elle
souriait aussi. Il lui dit :
- Il paraît congelé. Donne-moi mon yarar afin que je le fasse gronder. C’est bien le moins que je
puisse faire.
Elle lui remit son tambour. Il commença à le frapper et
s’anima. Puis il cessa brusquement de le faire gronder. Il paraissait dans un
état second. Il resta une nuit ainsi, comme s’il était mort. Puis il ouvrit les
yeux, semblant revenir à lui, et il dit :
- Il n’est pas chez le peuple des morts. Je viens d’en
revenir et n’ai pu l’y trouver.
- Il est déjà décomposé, dit la femme. Cherche-le où tu
veux, mais nous ne pourrons rien faire pour lui. C’est inutile. Il vaut mieux
lui donner une sépulture.
- Je ne renoncerai pas tant que je pourrai faire quelque
chose. Va chercher mes neveux afin qu’ils m’aident. Ils n’habitent pas très
loin d’ici.
Elle lui obéit, pleine d’espoir. Elle partit, marchant un
peu au petit bonheur dans la direction qu’il lui avait indiquée. Et en effet
elle aperçut un petit campement. Elle s’approcha. En arrivant elle dit :
- Votre oncle vous demande de venir.
Sans même se restaurer les neveux se mirent en route. Ils
la suivirent. On arriva. Aussitôt l’homme leur dit :
- Allez chercher mon oncle qui vit de l’autre côté de la
grande crique. Mais avant d’arriver à la mer, surtout fermez les yeux.
Obéissez-moi en tout. N’ouvrez les yeux que lorsque le sable crissera sous vos
pieds. Vous apercevrez quelque chose de noir. Dirigez-vous vers cet endroit.
Quand vous arriverez, sachez-le, un vieillard sortira à votre rencontre.
Sachez-le, vous verrez de la vapeur s’échapper de ses plaies. Ce sera sûrement
mon oncle. Il vous interrogera lui-même. Expliquez-lui. Il vous ramènera par
ici.
Les deux neveux partirent. Un peu avant d’arriver à la mer,
ils fermèrent les yeux. Ils ne se rendirent pas compte qu’ils traversaient la
crique, la mer, l’eau. Enfin le sable crissa sous leurs pieds. Ils ouvrirent
aussitôt les yeux et virent une tache vers laquelle ils se dirigèrent. Ils
approchèrent : c’était une grande yarangue.
Ils se dirent : « Mais où est le vieillard ? Pourquoi ne sort-il pas
? »
Soudain un vieillard sortit. De la fumée s’échappait en
effet des plaies de sa tête. Il dit :
- Bonjour, entrez donc. C’est probablement mon neveu qui
vous envoie.
- C’est exact. Il nous a envoyés.
- C’est bien comme cela que cela s’est passé. L’enfant les
a laissés.
Bien qu’ils n’eussent encore rien raconté, il avait tout
deviné dans l’instant. Il commença à se préparer sans qu’ils le lui demandent.
Il dit à ses visiteurs :
- Mangez donc, vous avez fait une longue route.
Après le repas, un moment plus tard, il dit encore :
- Eh bien, allons-y !
Ils se mirent tous les trois en route. En arrivant à la mer
il leur dit :
- Fermez les yeux comme lorsque vous êtes venus.
Ils fermèrent les yeux. Ils ne se rendirent pas plus compte
qu’avant qu’ils traversaient les eaux. Ils arrivèrent chez leur oncle. Une fois
entré dans le yorongue, le vieillard,
qui les avait suivis, prit le yarar
et se mit à en jouer. En frappant il plongea dans un état second. Peu après il revint à la vie et dit :
- C’est vrai. Par chance il n’est pas chez le peuple des morts.
- Ah ! s’écria la mère, c’est inutile. Cela remonte à très
longtemps. A tel point que, quand on enfonce le doigt, on transperce la peau.
Il est tout à fait décomposé. Nous ne pouvons rien faire pour lui. Le
vieillard, qui jouait du yarar, leur
dit :
- Eh bien, moi, quoi que vous disiez, je vais aller à sa
recherche. Comment pourrais-je vous tromper ?
- Oh, si seulement tu pouvais le faire revivre, dit le
père. Je te donnerais une très grande récompense. Sois tranquille, toutes les
choses que tu veux sont prêtes.
Le vieillard leur nomma alors toutes les choses qu’il
désirait et les pria de les préparer. On prépara tout sans tarder. Le vieillard
se remit à frapper le yarar et comme
précédemment il entra dans un état second. Il suivit le chemin qui menait chez
le peuple des morts. Il atteignit les contrées de la nuit et continua sa marche
dans une obscurité totale. En marchant il vit quelque chose comme une petite
étoile. Il s’en approcha et finit par se retrouver dans un espace très
lumineux. Il aperçut une fissure dans le sol. La fissure courait le long de
l’endroit qu’il longeait. Soudain il jeta un coup d’oeil dans un ravin et y vit
un être assis, ligoté. Il le héla.
- Que fais-tu par ici ? dit l’être. Tu m’as fais peur.
- Ne crains rien, dit le vieillard. Je te cherchais, car
j’ai espoir en toi.
- Je me suis fourré dans le pétrin. Tu ne peux rien pour
moi. Passe ton chemin. Il veut seulement m’engraisser avant de me tuer.
Ecoute-moi : passe ton chemin. Il finirait par nous tuer tous les deux.
Le vieillard détacha la lanière qu’il portait en
bandoulière et la jeta dans la profondeur de la faille.
- Attrape vite la lanière, dit-il, et attache-la au milieu
de ta ceinture.
Il l’attacha à sa ceinture et le vieillard le hissa.
- Je te recherchais plein d’espoir. Qui t’a mis dans cette
faille ? s’enquit-il.
- Je ne me suis rendu compte de rien.
- Si tu ne sais pas qui t’a fait entrer dans cette faille,
alors marchons et je te le raconterai à la maison.
Ils se mirent en route. En chemin le vieillard dit :
- Retourne-toi fréquemment.
Il se mit à se retourner constamment. Un peu plus tard,
s’étant retourné, il dit :
- Le voilà qui est apparu.
Le vieillard se retourna lentement et dit :
- Bon, c’est le kele.
C’est sûrement lui qui t’a jeté dans la crevasse. Continuons de marcher, mais
ne manque pas de te retourner.
Ils reprirent leur route et il continua de se retourner.
- Le voilà qui se rapproche, dit-il enfin. Il gagne
rapidement du terrain sur nous.
- Dès qu’il nous aura rattrapés, répondit le vieillard,
dis-le-moi.
- Le voici, il arrive.
Le vieillard se retourna et frappa le kele du petit doigt.
- Voilà, nous avons tué ton assassin.
Ils continuèrent leur route et atteignirent la zone de
ténèbres. Ils étaient devenus comme aveugles, mais ils continuèrent de marcher
de la sorte. Une petite étoile brilla, et son éclat grandit peu à peu. A
marcher ainsi, ils eurent l’impression qu’une journée avait passé. Ils
arrivèrent à la maison. Le vieillard n’habitait manifestement pas le monde des
vivants. Se glissant dans le yorongue,
il s’assit près de celui qui avait fini de se décomposer. Il finit par sortir
de l’état de transes dans lequel il se trouvait. Le mort s’assit et regarda
tout son monde en souriant. Le vieillard dit :
- Je vous ai sûrement ramené votre défunt. Le kele avait mis l’âme du jeune homme dans
une crevasse.
Le vieillard raconta ce qu’il avait fait avec le mort. En
achevant son récit il leur dit :
- Bon, eh bien, lavez-le bien comme il faut avec de l’eau
bouillante.
Aussitôt ils le lavèrent rapidement avec de l’eau
bouillante. Une fois lavé il se sentit encore mieux. En échange de ses services
ils donnèrent au guérisseur un peu de tout. Tout ce qu’il voulait, ils le lui
remirent. Ils lui firent une charge avec les cadeaux et on l’accompagna sur le
chemin du retour.
- Ne manquez pas, dit-il encore, de le conduire quand il
voudra boire ou uriner.
En effet au début on le conduisit quand il allait boire.
Puis avec le temps, s’étant rétabli, on cessa de l’accompagner.
Par la suite le père voulut marier son fils, mais celui-ci
refusait toutes les filles. Alors la mère lui dit :
- Bon, vis comme cela, sans te marier. Quelle femme
pourrais-tu trouver ? Des bonnes épouses, il n’y en a nulle part, si ce n’est
celles que nous t’avons proposées.
Le père et la mère avaient fini par renoncer à vouloir le
marier.
- Nous n’avons pu te marier, dit la mère. Alors, va. Marche
constamment dans le sens du vent. Tu trouveras une grosse pierre. Sache qu’en
plein dans son milieu elle a une fissure. Gratte la fissure de ton petit doigt
et, si on t’invite à entrer, entre sans tarder.
Après ces explications le fils partit dans le sens du vent
et effectivement il vit la pierre qu’il atteignit bientôt. Il gratta la fissure
avec le petit doigt et regarda : on voyait une grande yarangue. Il entra bien qu’on ne l’eût pas encore invité, bien
qu’on ne l’en eût pas prié.
Il y avait là deux personnes : un vieil homme et une
vieille femme. C’étaient des personnes d’autrefois. Leur visage avait pris la
teinte de la terre en raison de leur âge avancé. Elles interrogèrent
l’adolescent :
- Que fais-tu par ici ? Merci à toi de nous avoir toi-même
ouvert la porte.
- J’avais une bonne raison de venir, leur répondit-il. Je
cherche une épouse.
- Oh, oh ! fit le vieil homme. J’ai des filles. Elles sont
là-bas, au nord. Seulement personne ne leur ouvre la porte. Merci, reprit-il,
de nous avoir ouvert la porte. Mais tu dois te trouver une maîtresse de maison.
En repassant par chez nous, ne manque pas d’abattre des rennes. Quand ta femme
et toi retournerez chez vous, emmène aussi le troupeau tout entier. Pars tout
de suite dans la direction du vent. Tu ne manqueras pas de trouver une maison
de fer. Gratte-la comme tu as déjà fait, avec le petit doigt. La porte
s’ouvrira d’elle-même. Sache que mes deux filles sont là-bas. Emmène-les toutes
les deux.
Joyeux, l’adolescent partit dans le sens du vent. Peu de
temps après il vit effectivement une maison de fer vers laquelle il se dirigea
aussitôt. Il gratta avec le petit doigt. La porte s’ouvrit. Comme il en avait
pris l’habitude, il entra sans tarder. Les deux femmes étaient assises. Elles
le regardèrent et lui demandèrent :
- Comment as-tu ouvert la porte ?
- J’ai fait comme j’avais fait pour votre père et je suis
entré.
Elles se dressèrent et dirent, heureuses :
- Tu as vraiment ouvert la porte de notre père ?
- Oui, acquiesça-t-il lentement, avec un signe de la tête.
Alors ils m’ont envoyé à vous. Vous ne pouvez en douter. De vieillesse leur
visage a pris une teinte terreuse.
Elles le crurent tout à fait. Il reprit :
- Je dois dire que je cherchais une maîtresse de maison. Or
votre père m’a dit : « Prends-les toutes les deux, mais en repassant
par ici, abats des rennes pour nous ».
Que pouvaient faire les jeunes filles sinon se réjouir ?
Bientôt elles eurent démonté leur gîte. L’adolescent alla chercher le troupeau
et le ramena. On se mit en route et on
arriva au logis du vieillard. Les rennes restèrent en file, non déharnachés. On
entra. Le père et la mère pleurèrent de joie. Tout le monde parlait. Le jeune
homme abattit beaucoup de rennes. Les jeunes filles les dépecèrent. Puis les
vieux dirent :
- Bon, cela suffit. Il est temps de vous en aller.
A quelque distance de la demeure du père de l’adolescent
ils détachèrent les rennes et dressèrent leur yarangue. Le troupeau paissait paisiblement à proximité. Soudain la
mère du jeune homme sortit de chez elle et vit la yarangue et le troupeau. Elle rentra précipitamment.
- Que t’arrive-t-il encore ? l’interrogea son mari.
Qu’as-tu à revenir si vite ?
- Là-bas ! Il y a une yarangue
et un troupeau.
Ils sortirent en courant.
- Allons voir qui c’est, dit la femme.
Ils approchèrent de l’habitation, accompagnés des cousins
du jeune homme. Comme les cousins l’envièrent d’avoir des femmes. Ils se
disaient entre eux :
- Comment procéder avec lui ? Il a de la chance d’avoir
trouvé à se marier.
Puis les cousins rentrèrent chez eux. Le lendemain, à peine
réveillés, ils revinrent. Les vieillards dormaient encore. Les trois époux
s’éveillèrent aussi. Le jeune homme dit aux cousins :
- Bonjour. Entrez donc dans le yorongue. Venez manger avec nous.
- Nous venons tout juste de prendre notre repas,
répondirent-ils. Ton père nous a envoyés te chercher.
- Dans quel but m’appelle-t-il ?
- Eh bien, tu dois aller à l’endroit où se trouve un chien blanc
qui n’a qu’une oreille.
L’adolescent se prépara à partir.
- N’y va surtout pas, lui dirent ses épouses. Le chien qui
n’a qu’une oreille te tuerait. Nous le connaissons.
- Mais mon père m’ordonne d’aller chercher ce chien.
- Ecoute, dirent les femmes. Ce n’est pas un chien. C’est
un énorme ours blanc à une oreille.
Malgré leur interdiction il partit. Il emporta seulement
sur son épaule un petit lasso. Tout à coup il aperçut un vieillard qui
bricolait avec une doloire à l’abri du vent derrière sa yarangue. Le vieux dit au nouveau venu :
- Oh, comme tu m’as fait peur ! D’où viens-tu ?
- Mon père m’envoie chercher un chien blanc à une oreille.
Il est quelque part.
- Oh, oh ! dit le vieillard. J’ai compris. Un chien blanc
qui n’a qu’une oreille. Sache-le, tu verras une yarangue. Probablement aussi grande que la mienne. Là sont tenus à
l’attache un ours blanc et un ours brun. Dès que tu les verras, lance ton lasso
sur l’ours blanc et pars en courant.
Il se remit en route. Un peu plus tard il vit la yarangue et se dirigea vers elle. Un
ours blanc et un ours brun y étaient à l’attache de chaque côté de la porte.
C’était effectivement un gros ours blanc à une oreille. Alors que le jeune
homme ôtait son lasso de son épaule, l’ours blanc arracha son lien, mais il ne
se mit pas à courir. Il se dépêcha de faire une flèche. Il lui lança avec
adresse son lasso autour du cou et l’entraîna en courant vers la yarangue. L’ours ne résistait pas car il
s’étranglait. Il le ramena chez le vieillard qui lui avait expliqué ce qu’il
devait faire. Puis il le conduisit chez lui. En arrivant l’ours s’accroupit. Le
jeune homme dit à ses cousins et à son père :
- J’ai ramené votre chien blanc à une oreille. Ce doit être
celui-là.
Tous agitèrent la tête sans rien dire. Le jeune homme partit
vers la yarangue de ses épouses.
- Où est-il donc ? lui demandèrent-elles à son arrivée.
- Je le leur ai amené, mais ils ne m’ont rien dit et je les
ai laissés.
Puis ils se couchèrent. Au réveil il demanda à nouveau à se
cousins qui arrivaient :
- Apportez-vous une nouvelle quelconque ?
- Ton père nous envoie de nouveau, dirent-ils. Il demande à
présent que tu ailles chercher le chien noir.
- Quoi qu’il advienne, dit-il seulement à ses femmes,
j’irai le chercher.
Malgré leurs objurgations il partit. En chemin il
réfléchit. Il se disait : « Quelle espèce de chien noir me faut-il donc
ramener ? » A la longue il finit par comprendre. « Ah oui ! C’est
sûrement l’ours brun à l’attache ». Il se dirigea tout droit vers ce lieu.
Quand il approcha, l’ours brun arracha ses liens. Il fit comme précédemment
avec l’ours blanc et il le ramena. En arrivant chez lui, il dit aux cousins et
à son père :
- Eh bien, sortez ! J’ai ramené ce que vous m’avez demandé
d’aller chercher.
Les autres sortirent aussitôt en courant. Or près de la yarangue, du côté du vent, un gros ours
brun était en train de haleter. Ils se contentèrent d’agiter la tête de
désespoir. Finalement, comme ils ne disaient rien, le jeune homme repartit chez
lui. De nouveau ses épouses demandèrent :
- Tu n’as rien ramené aujourd’hui ?
- Si, j’en ai encore ramené un, leur répondit-il.
Au réveil les cousins se présentèrent à nouveau. Il les interrogea :
- Mon père m’ordonne sûrement à présent d’aller chercher
autre chose ?
- Oui, il te demande d’aller chercher l’arrière-grand-mère.
Le jeune homme repartit. Il pas sa sans hésiter chez le
vieillard qui, quand il arriva, maniait la doloire. Il rabotait des patins de
traîneaux. Le vieux dit :
- Oh, bonjour. Ils t’envoient peut-être chercher quelque
chose ?
- Eh oui. Je suis gêné de te déranger. Mon père m’ordonne
d’aller chercher l’arrière-grand-mère.
- Là-bas au-delà du nord, dit le vieillard, est une vieille
femme kele. Il la considère peut-être
comme son arrière-grand-mère.
Le jeune homme reprit son chemin. Il finit par apercevoir
une habitation. Il s’en approcha non sans quelque crainte. En arrivant à la yarangue de la vieille femme kele, il passa seulement son visage par
la portière : l’intérieur de la demeure était plongé dans l’obscurité.
L’adolescent cria en direction des ténèbres :
- Grand-mère ! Grand-mère ! Je viens te chercher.
- Un instant, répondit-elle. Attends, je sors.
Quand elle bondit hors de la yarangue, il l’empoigna par la manche avec une petite courroie.
Malgré sa résistance il l’entraîna en courant vers sa jaran’e. La vieille femme kele
finit par être épuisée. Le jeune homme ne l’écoutait pas. Il continuait de
l’entraîner au pas de course. En fin de compte elle se mit en colère :
- Mon propre petit-fils a cessé de m’obéir !
Il la conduisit à la yarangue
des cousins. Au moment où ils arrivaient la vielle femme trancha la
courroie.
- J’ai ramené celle que vous m’aviez ordonné de ramener,
dit l’adolescent aux cousins..
Il se révélait que ce n’était pas son père qui lui avait
demandé d’y aller, mais les cousins envieux qui le trompaient.
Dès que l’adolescent comprit, il emmena son père et sa
mère, et referma la porte. La femme kele
alla chez les cousins qui s’étaient sans cesse efforcés d’éloigner le jeune
homme ... Par la porte elle les attrapa avec sa langue. Insatiable elle alla
vers la porte hermétiquement close, mais ne put l’ouvrir et cria :
- Ouvrez-moi cette porte !
Il faisait noir. C’était la nuit. Finalement une femme alla
ouvrir la porte. Elle tenait un couteau en fanon de baleine. Dès que la femme kele passa la tête par la porte, la
femme la frappa avec son couteau et lui trancha la tête.
Deux hommes échangeaient leurs femmes. L’une d’elles était
très heureuse, l’autre fort rudoyée. Un jour, la malheureuse finit par s’en
aller, poussée par la rancoeur. Dès que l’obscurité se fit, elle partit dans la
toundra. Il n’y avait pas de chemin au bord de la mer et elle marchait droit
devant elle. Elle s’assit sur le rivage. Elle pensait : « Si je meurs de
froid, je souffrirai certainement ». Après réflexion elle arracha une
courroie d’une jambe de sa culotte afin de s’étrangler. Au moment où elle
perdait connaissance, elle relâcha la courroie tressée, se parlant à elle-même
: « Je ne pourrai pas m’étrangler. Je vais plutôt aller en mer ».
Elle monta sur un tout petit glaçon. Elle prit des algues et s’en nourrit, puis
s’endormit. Elle se mit un rêver. En rêve elle vit une yarangue dans laquelle elle entra sans tarder. L’intérieur en était
sale à l’extrême. Elle était trop dégoûtée pour s’asseoir. Il se révéla qu’elle
était chez le peuple des veaux marins. Ils lui demandèrent :
- D’où viens-tu, femme ?
- De très loin.
- Où vas-tu ?
- Je cherche seulement un campement.
- Près d’ici il y en a un.
La femme partit. Bientôt elle vit une yarangue. Elle était un peu plus propre que celle qu’elle avait vue
récemment. Ici habitaient des phoques barbus. Ils lui demandèrent :
- D’où es-tu ? C’est la première fois que nous te voyons.
- Je viens de très loin. Où y a-t-il encore un campement ?
demanda-t-elle encore.
- Eh bien, il y en a un tout près.
Elle partit. Bientôt elle vit un campement et s’y rendit.
Des morses y vivaient. Leur intérieur était plus propre que ceux qu’elle venait
de visiter. Dans son rêve elle s’endormit, puis s’éveilla, toujours en rêve, et
se réjouit d’être sur cette terre. Les morses lui demandèrent :
- D’où es-tu ?
- De très loin. Mais j’ai reconnu la terre. Il n’y a sans
doute pas d’autres campements par ici ?
- Si, il y en a un pas très loin.
Elle repartit et vit une très grande yarangue. Elle se dirigea vers elle. Là vivaient des baleines. Leur
intérieur était extrêmement propre. Elle leur demanda :
- Y a-t-il d’autres campements dans ces contrées ?
- Non, il n’y en a plus. Mais dans une lune, certains
passeront avec une caravane de traîneaux. La femme se dit : « Bon, je vais
rester ici. Au moins ici c’est propre. On verra de quel côté va la caravane ».
Après ces réflexions elle dit aux baleines :
- Surtout quand les traîneaux passeront, dites-le-moi. Je
pourrais ne pas m’en rendre compte.
- Tu prendras peur en voyant la caravane,
répondirent-elles.
- On verra bien.
- Ils ne t’emmèneront pas, reprirent les baleines. Ils
connaissent toute la vaste toundra.
La femme ne se rendit pas compte du passage de la caravane.
Dès le lendemain, lui sembla-t-il, elles lui dirent :
- Voici les traîneaux qui passent. Va vite au bord de la
frange des glaces côtières et attends. Ils te verront d’eux-mêmes.
La femme alla sur les glaces côtières et attendit assise.
Elle entendit un bruit et se dit : « Peut-être devrais-je ne pas regarder
? Ou bien dois-je regarder ? Si je regarde je resterai peut-être sans rien. Je
vais rester tête baissée ». Les oreilles lui tintaient en raison du bruit.
Que de voix elle entendait outre ce bruit ! A nouveau elle resta à réfléchir :
« Et si la caravane me laissait ? Mais je pourrais de toute façon la
rattraper ». L’endroit où elle était assise se mit à vibrer, à s’agiter.
Elle entendit des gens qui respiraient. Mais elle ne regarda pas. Puis des gens
dirent :
- Regardez, qu’est-ce que c’est ?
La femme se réjouit quand elle entendit les gens parler.
Les traîneaux se dirigeaient droit sur elle. On la toucha avec une bride. On
lui demanda :
- Qui es-tu ? Es-tu vraiment un être humain ? Pourquoi
restes-tu tête baissée ?
- Eh bien, oui. Je suis une femme, répondit-elle.
Une vieille installée dans un traîneau couvert demanda ::
- Qu’avez-vous trouvé ?
- Ce doit être une bonne perche de yarangue, répondirent-ils.
- Chargez-la, dit la vieille femme.
Ils la chargèrent au chaud dans le traîneau couvert. La
femme ne se rendit pas compte qu’ils dressaient la yarangue. Ils y introduisirent le traîneau, puis on la fit entrer
dans le yorongue. On lui interdit
d’ouvrir les yeux. On lui donna toutes les explications. La famille était à
proximité. Puis on lui dit :
- C’est bien, va.
La femme sortit. Elle n’ouvrit les yeux qu’une fois dehors.
Il n’y avait pas du tout de yarangue.
Elle se trouvait sur son glaçon. Mais elle était devenue chamane.
Il y a longtemps un père vivait avec sa fille. Il lui
interdisait de se marier. Pourtant des jeunes du village l’aimaient. Le père
n’allait nulle part, se contentant de surveiller sa fille. Les campements se
préparèrent à célébrer la fête de l’abattage des rennes d’automne.
- Toi aussi, dit la fille à son père, va chez ceux qui
célèbrent l’abattage des rennes. Peut-être recevras-tu une peau de renne. Mais
dans le campement ne te cure surtout pas les dents.
La proposition agréa au père. Il se mit en route. Quand il
arriva, on abattait des bêtes. Après l’abattage ceux de la dernière yarangue firent à manger les premiers.
Ils invitèrent tous les gens et chacun s’en fut chez eux. Le père de la jeune
fille se retrouva avec de la nourriture entre les dents. Plus tard on invita de
nouveau les gens à manger. Chacun y alla. Là encore de la nourriture se coinça
entre les dents de l’homme. Il n’en pouvait plus d’être incommodé par tous ces
morceaux de viande qui s’étaient fourrés dans ses dents. Mais il se souvenait
de l’interdiction faite par sa fille de se les curer. Finalement il dit aux
maîtres de céans :
- Donnez-moi mes bottes. Je vais rentrer chez moi.
On essaya de l’en dissuader. Néanmoins il se chaussa et se
mit en route. En arrivant chez lui il réprimanda sa fille :
- Pourquoi donc m’as-tu interdit de me curer les dents ?
Comme si je devais y perdre la vie ! Je voulais me distraire et tu m’as forcé à
revenir d’urgence.
- Je vois, lui dit-elle, que tu manques de volonté. Moi, je
souffre autant que toi qui étais incommodé par des morceaux de viande coincés
entre tes dents.
- C’est bon ! dit seulement le père, tu peux te marier si
tu veux.
Deux adolescents prétendaient à une même jeune fille. Le
futur beau-père avait de la sympathie pour ces deux garçons qui faisaient la
cour à sa fille unique. Il possédait un grand troupeau. Il finit par dire aux
prétendants :
- Partagez les bêtes et faites-les paître séparément.
Seulement n’allez pas souffrir de la faim. Abattez des rennes. Moi, je ne brûle
pas les os du tout. Laissez-les aussi dans les estivages sans les brûler.
Les adolescents obéirent. Ils partagèrent le troupeau en
deux, puis ils partirent séparément sur les chemins de l’estivage. Un peu plus
tard le beau-père se mit en route. Il voulait les observer avant de faire son
choix. Il suivait les chemins de l’estivage. Il voyait à chaque étape les os
qu’un des adolescents avait très bien rongés. Il vit ce jeune. Ses rennes très
maigres, mais il avait très bien rongé les os.
Reprenant le chemin de l’estivage il partit sur les traces
de l’autre. Il examina les os laissés aux étapes. Ils étaient incomplètement
rongés, mais le troupeau était très bien nourri. Il choisit l’adolescent aux rennes
bien nourris, car on voyait qu’il se hâtait : ce n’est pas sans raison qu’il ne
rongeait pas les os jusqu’au bout et que le troupeau était gras. Si bien que ce
fut lui qui se maria.
Il marchait toujours par mauvais temps. Un jour il rentrait
lentement chez lui après avoir gardé les rennes. Déjà le soir était tombé. A
nouveau il faisait mauvais. Il finit par s’arrêter, le mauvais temps ayant
assombri l’atmosphère. Il se construisit un gîte avec la seule courroie de son
lasso. Il tressa serrés le côté où était le noeud et l’extrémité de son fouet.
Puis il s’endormit. Soudain au milieu de la nuit il entendit une voix. C’était
la voix d’un kele.
- Où est la porte ? Où est la porte ?
Il répondit :
- Eh, ne cherche pas la porte. Tu peux crever de rage ! Tu
fais suffisamment de misères à mes amis.
Et effectivement le kele
mourut de rage.
Il y avait autrefois une famille de douze personnes, dix
frères, leur soeur et leur père. Leur mère était morte depuis longtemps. Ils
vivaient au bord de la mer. Montés dans leur barque ils passaient leur temps à
chasser pour se procurer leur nourriture. Seule la soeur restait à la maison.
Ils avaient une barque en peau de morse. En général ils ramaient, mais il leur
arrivait de naviguer à la voile. Un jour un vent marin très violent se leva
alors qu’ils se trouvaient sur les lieux de chasse. Ils furent entraînés très
loin au large. Ils se plongèrent dans de profondes réflexions. Surtout le père
qui ne pouvait rester en place à la barre. A la maison la soeur aussi
s’inquiétait, mal à l’aise et pleine de compassion.
Finalement le père résolut de faire revenir le beau temps.
Mais malgré toutes les promesses d’offrandes à la mer, rien n’y faisait. Il
promettait des rennes, des chiens, mais le temps ne s’améliorait pas. N’ayant
pu obtenir que le beau temps revînt, il finit par promettre de donner sa fille
en sacrifice. Cette fois le temps se mit rapidement au beau. La mer devint
comme d’huile. Ils revinrent vers la côte à la voile et à la rame. Trempée, la
barque se gonflait. Ils restèrent en route trois jours et trois nuits et
débarquèrent tout près de leur yarangue.
Aussitôt ils tirèrent la barque sur la grève bien que la faiblesse dans les
jambes les fît vaciller. Leur soeur accourut vers ses frères qui avaient
accosté.
- Nous avons terriblement faim, dit l’aîné. Va vite nous
faire à manger.
La soeur courut rapidement vers la yarangue et mit vite à cuire. Bientôt la viande fut prête. Les hommes, après avoir amarré la barque,
rentrèrent à la maison. En arrivant ils mangèrent avant même de s’être
déchaussés. Tout en mangeant le père dit :
- Dans un petit moment nous irons faire un sacrifice à la
mer. Fais dès à présent du rilqyril
et aussi de la soupe avec des plantes.
La fille se hâta : d’abord elle fit la soupe de plantes,
puis le rilqyril. Les frères,
épuisés, se couchèrent dans le relkun
tout de suite après le repas.
- Mais toi, demanda la fille à son père, n’as-tu pas
sommeil ?
- Finissons-en tous les deux, répondit-il. Quand nous
aurons fait notre sacrifice à la mer, je dormirai aussi. Pour faire le
sacrifice, mets ton habit ouvragé en fourrure à toison fine et fais-toi de
jolies tresses.
Elle obéit. Elle mit son habit ouvragé en fourrure à toison
fine et se fit des tresses.
- Nous célébrerons le rite seuls, tous les deux, dit le
père. Décroche la marmite de rilqyril.
Moi, je vais emmener le chien en laisse.
Ils partirent vers le bord de la mer. Ils tuèrent d’abord
le chien.
- Mets-toi du côté droit pendant l’offrande, dit le père à
sa fille. Tu es la maîtresse de maison. Sors le bras gauche de ton kerker et fais l’offrande.
Juste au moment où elle allait jeter son offrande il la
frappa au coeur et la tua sur le coup. Puis il coucha le petit chien à côté, sur
le ventre, la tête du côté de la mer. Après quoi il rentra chez lui et se
coucha près de ses fils.
De l’autre côté de la crique se trouvaient d’autres
villages, situés eux aussi au bord de la mer. C’étaient des éleveurs. Dans l’un
d’eux un jeune homme, un célibataire, était en train de devenir chamane.
Jusqu’alors les gens ne l’aimaient guère. Il passait son temps à ramasser des
algues. Finalement des souris, ses esprits auxiliaires, lui dirent :
- Tu as tort de rester sans épouse. Là-bas, de l’autre côté
de la crique, une femme est endormie. Elle a un bel habit à toison fine et de
grosses tresses. Va vite la rejoindre. Sache, elle a une blessure. Plonges-y
ton couteau. Poignarde-la comme on met à mort un chien (1).
L’adolescent contourna la crique en courant et fut bientôt
sur place. Sur la grève il vit une femme qui gisait à plat ventre, un bras
sorti du kerker, aux côtés d’un
chien. Aussitôt il plongea son couteau dans la blessure. Pendant qu’il la
poignardait, la femme branla du chef et sourit.
- Mais où donc est mon père ? lui dit-elle seulement. Nous
étions pourtant en train de faire un sacrifice à la mer. Je ne me souviens de
rien. Où est-il parti ?
Le jeune homme répondit :
- Je crois qu’il t’a tuée en te prenant comme objet du
sacrifice. Je viens de te ramener à la vie. Allons vite chez moi. Les tiens
finiraient par se réveiller.
La jeune fille ne répondit pas. Ils se mirent en route.
- Je veux te faire mienne, lui dit-il en chemin.
Elle accepta, trop heureuse qu’il l’ait sauvée. Ils
arrivèrent chez lui. Les gens virent que l’adolescent avait désormais une jeune
épouse. Les éleveurs commencèrent à abattre les rennes d’automne.
- Invitez aussi mes proches, leur dit-elle. Que mon père ne
manque pas de venir.
Le jeune sauveteur alla leur porter la nouvelle. Quand il
arriva, on lui dit :
- Tu es venu ?
- Oui, je suis venu.
- Malheureusement notre maîtresse de maison se promène
encore quelque part et nous n’avons rien à te donner à manger.
Les frères avaient remarqué l’absence de leur soeur dès la
veille, mais ils gardaient le silence.
- Nous allons célébrer le rite de l’abattage du renne à
toison fine, leur dit le jeune homme. On m’a demandé de venir vous le dire.
Tout le monde le suivit. Quand ils arrivèrent, on avait
déjà fait coucher le troupeau. Le père aperçut sa fille parmi les femmes et fit
mine de ne pas la voir. Il avait un air gêné.
- Notre père m’a tuée, dit la soeur à l’aîné des frères. Il
m’a prise comme objet du sacrifice. Heureusement celui qui vous a informés m’a
rendu la vie. Moi aussi, il faut que je fasse quelque chose.
- Quand les gens, lui dit son frère, apporteront des rennes
abattus et que les vieillards finiront de ronger les os des jambes, brise
toi-même les os pour en extraire la moelle. Puis donne-la à manger. Dans la
moelle que tu serviras au père, fourre des morceaux d’os tranchants.
Elle procéda ainsi. Les fragments d’os se fichèrent dans la
gorge du père qui mourut. Tous les frères prirent femme dans ce campement.
1. Le texte dit « avec une cuillère » : pour ne
pas offenser l’esprit du chien on feint de le tuer non avec un couteau, mais
avec une cuillère. Note du traducteur.
Autrefois un mari et sa femme vivaient sans enfants dans
une yarangue, au bord de la mer. Le
mari capturait beaucoup de bêtes. Chaque jour il abattait des phoques. Sa femme
finit par se lasser à dépecer constamment les bêtes. Elle n’avait pas encore
fini de dépecer les unes qu’il en apportait déjà d’autres. A peine avait-il
ramené des proies qu’il repartait sur les lieux de chasse. Sa femme, fatiguée
de toujours débiter ces bêtes, se mit à réfléchir : « Que puis-je donc
faire ? Peut-être ferais-je bien d’ôter la vue à mon mari. Il cesserait de voir
les proies. »
Elle retira
rapidement les yeux d’un veau marin non dépecé et les enfouit sous la
literie au milieu du yorongue. Le
mari arriva. Une fois de plus il avait capturé plusieurs phoques. Il y en avait
déjà plusieurs non débités à la maison. Le lendemain, pour la toute première
fois, il n’alla pas à la chasse.
- Je ne sais, dit-il à sa femme, pourquoi mes yeux ne sont
pas aujourd’hui dans leur état normal. Je ne peux pas aller à la chasse.
Avec une fausse compassion la femme lui dit :
- C’est vrai que tu chasses toujours. Repose-toi donc de
temps à autres.
Deux jours plus tard le mari lui dit :
- Je suis devenu aveugle. Il me semble que je ne te vois
qu’avec peine et comme à travers un épais brouillard.
La femme se réjouit en secret. Elle se dit en elle-même :
« J’ai bien fait de le priver de la vue. Comme cela j’en ai fini de
dépecer les veaux marins ».
Le mari cessa de sortir car il ne voyait plus rien. Une
lune plus tard, il ne restait plus du tout de viande. La femme allait à la
chasse aux souris et en rapportait beaucoup. Elle ne faisait plus cuire que de
cette chair et ils ne se nourrissaient plus que de cela. Elle ne savait pas se
servir d’un fusil.
Un jour elle regardait par l’embrasure de la porte. Soudain
elle vit un renne sauvage.
- Quel dommage ! dit-elle à son mari. Un renne sauvage se
promène à proximité.
Le mari fut fort réjoui.
- Conduis-moi à la porte, dit-il, et tiens le fusil dans sa
direction. Je tirerai.
Elle le conduisit à la porte et pointa le fusil en
direction du renne. Le mari tira et fit mouche.
- Et alors ? demanda-t-il. Je l’ai certainement manqué ?
- Tu ne l’as touché qu’à la jambe et il a pris la poudre
d’escampette.
Le mari fut très déçu. On ne se rassasie pas à se nourrir
de souris.
- Je vais retourner chercher des souris, dit la femme. Que
pourrions-nous manger d’autre ?
Elle partit. En fait elle allait débiter le renne sauvage.
Elle emportait en cachette une marmite. Elle débita rapidement la carcasse et
fit cuire de la viande. Après cela elle mangea abondamment, là-bas, dans la
toundra. Puis elle enfouit sur place une partie de la viande et se mit à
chasser les souris. En rentrant à la maison elle dit à son mari :
- Je vais faire un bouillon de viande de souris.
- Qu’est-ce qui t’a retenue si longtemps, lui demanda-t-il.
- C’est qu’au départ je n’ai pu en trouver.
Elle fit du bouillon de souris, après quoi ils se mirent à
manger. Le mari mangeait seul. La femme feignait de mâcher. Après le repas on
se coucha. Le mari demanda :
- D’où vient cette odeur appétissante qui semble se dégager
de toi ? Tu as de la chance.
- D’où pourrais-je sentir bon ? Nous n’avons mangé ensemble
que de la viande de souris. Toi-même tu sens bon à rester toujours couché dans
le relkun.
Que pouvait dire le mari ? Il garda le silence. Peu à peu
la femme mangea tout le renne en cachette. Par la suite elle se remit à manger
aussi du bouilli de souris. Un jour elle aperçut de nouveau un renne sauvage
mâle.
- Il y a un renne près d’ici, dit-elle à son mari.
- Tiens le fusil dans sa direction, dit-il, et je tirerai
comme l’autre fois.
Elle dirigea l’arme vers la bête et il tira. A nouveau il
réussit son tir.
- J’ai encore dû le manquer ?
- Oui. Tu l’as probablement touché à la patte et il s’est
enfui à toute vitesse sans demander son reste.
La femme était faussement affligée. Le mari était
consterné. Il poussa un profond soupir.
Comme la fois précédente la femme dit :
- Je vais retourner à la chasse aux souris. Il faut bien
que nous mangions.
- Reviens vite. Je m’ennuie sans toi.
- Aujourd’hui je ferai vite, mais je ne rapporterai que peu
de choses.
- Va donc et reviens vite.
Elle partit. Arrivé près de la bête que son mari avait
tuée, elle se mit vite en besogne. Elle fit cuire de la viande. Le mari était
couché à plat ventre dans le relkun,
la tête dans le sottagyn. Il se dit :
« Comment pourrais-je recouvrer la vue ? »
Soudain un canard fit claquer ses ailes tout près de lui,
dans le sottagyn. L’homme fut très
effrayé.
- Pourquoi restes-tu toujours dans le relkun à étouffer ? l’interrogea le canard.
- C’est que j’ai les yeux très malades et je n’y vois plus
rien. En vérité j’ai très faim car je ne mange que de la viande de souris.
- J’ai pitié de toi, dit le canard. Je vais te mettre au
courant. C’est ta femme qui t’a privé de la vue. Elle en avait assez de débiter
sans cesse des phoques. Elle a ôté les yeux d’un phoque et les a enfouis sous
la literie au milieu du yorongue.
C’est pourquoi tu es devenu aveugle. Cependant que ta femme fait constamment la
cuisine dans la toundra et s’y nourrit. Elle ne rentre à la maison que
rassasiée. Seulement elle ne te dit rien des rennes que tu as tirés et touchés.
En ce moment même elle se fait à manger. La fumée monte.
Comme il se réjouit, le mari ! Le canard lui fit agiter
fortement les yeux et soudain il recouvra la vue. Comme il faisait clair ! Pour
commencer il alla à la porte regarder en tapinois sa femme. Effectivement la
fumée montait. L’homme dit : « Puisque c’est ainsi je vais continuer
à rester couché comme si j’étais aveugle ». Le canard sortit et s’envola.
Dans le relkun le mari attendit sa
femme comme précédemment. Son repas fini, elle enfouit le renne et alla
chercher des souris. Ensuite elle revint. Son mari semblait se conduire comme
avant : il était couché dans le relkun,
la tête dans le sottagyn. Il lui
demanda :
- Au moins as-tu trouvé un peu de viande de souris ?
- Oui, mais j’en ai moins que les autres jours. Aujourd’hui
tu mangeras seul. Moi, j’ai le ventre gonflé par l’oseille sauvage.
La femme fut plus prévenante que les autres jours car elle
avait tout juste fini de se repaître. Elle fit cuire de la viande de souris.
Après la cuisson elle posa le plat près de son mari.
- Allons, mangeons. Tu continues de te désespérer. Moi, je
suis seule à aller me procurer notre nourriture. Avec quelle peine !
Le mari se mit à manger le bouilli de souris.
- Mange donc, toi aussi, dit-il.
- Pourquoi crois-tu que je ne mange pas ? Comment me
vois-tu ?
- Allons, mange toi-même de ce bouilli. Tu as sans cesse
mangé du renne. C’est toi qui m’as privé de la vue. Avec des yeux de phoque.
Il prit les yeux de phoque cachés sous la literie, au
milieu du yorongue. Le visage de la
femme honteuse devint rouge, comme s’il se couvrait de sang.
Il y a fort longtemps vivait dans la toundra un vieillard
très sage. Il savait quelle serait la vie de ses descendants. Il réfléchissait
sans cesse à la façon dont il pourrait les aider. Une fois il fit un rêve dans
lequel il se parlait : « Ce serait bien si nos descendants, les
habitants de la toundra, pouvaient se nourrir en tirant leur pitance des eaux
de la rivière ». Dans son rêve il rabota une poutre, bourra de copeaux le
pan de sa combinaison et partit à la rivière. Il y répandit les copeaux qui se
changèrent aussitôt en poissons.
Quand il se réveilla, le vieillard donna une suite à son
rêve. Avec son couteau il rabota une poutre comme celle de son rêve, emplit de
copeaux le pan de son habit et partit à la rivière. Il y répandit les copeaux
que les eaux emportèrent. Il se dit seulement : « J’ai fait de la
nourriture pour mes descendants ». Plus tard, juste avant de mourir, il dit aux
jeunes :
- Avec le temps vous vous nourrirez en tirant votre pitance
de la rivière. Souvenez-vous que je l’ai créée et qu’elle a le nom suivant :
« Poisson, poisson, poisson ». Cette nourriture est très savoureuse. Sachez-le
: vous la ferez bouillir, puis vous la mangerez. Vous découperez la chair comme
des copeaux.
Le vieillard mourut. Un jour, effectivement, ils virent des
poissons dans la rivière. Alors ils dirent :
- Regardez. C’est ce dont le vieillard a parlé. Les
poissons sont arrivés.
Ils capturèrent un tout premier poisson, le firent bouillir
et le mangèrent. C’était succulent. Et aussi ils consommèrent la chair glacée
en la découpant comme des copeaux. Ainsi, à partir de ce temps-là, le poisson
fit son apparition, et les poissons de rivière ne viennent frayer que dans les
rivières.
Autrefois les ennemis arrachèrent l’enfant du ventre d’une
femme enceinte. Elle vivait toute seule et devait accoucher ce jour-là. Ils la
tuèrent, mais épargnèrent les jumeaux nouveaux-nés, un garçon et une fille. Ils
les abandonnèrent dans la yarangue vide
et s’en allèrent. Quand ils arrivèrent chez eux, leur chef leur demanda d’où
ils venaient. L’un d’eux répondit :
- De très loin. Nous n’avons vu qu’une femme enceinte seule
dans sa yarangue. Nous avons sorti
deux enfants, un garçon et une fille, de son ventre et nous l’avons tuée. Les
petits nous les avons laissés en vie.
- Pourquoi ne pas les avoir tués ? objecta le chef.
Quelqu’un pourrait les prendre en pitié et ils pourraient vite grandir. Et
s’ils allaient venir s’en prendre à nous ?
Effectivement les enfants grandirent rapidement. Ils
mangeaient leur propre mère. Ils finirent par en faire un squelette. En une
année ils forcirent et commencèrent à parler entre eux. Ils regardaient le
squelette de leur mère.
- C’était peut-être notre mère ? dit la soeur. Elle nous a
aidés à grandir. Nos proches devraient bien finir par venir ici. Où est notre
père ? Peut-être l’a-t-on tué ?
- Des choses sont accrochées là, dit son frère. Cela
ressemble aussi à des os.
- Ce sont sûrement des os de rennes. Il devait y avoir de
la chair dessus à l’origine.
Comme ils grandissaient vite !
- Nous ne pourrons vivre seulement de cette manière, dit la
soeur. Sortons, essayons de devenir rapides à la course. Nous pourrions nous
procurer de la nourriture en chassant.
Jour après jour ils sortirent et s’efforcèrent de gagner en
vélocité. La future femme surpassait le futur homme. Il faut dire qu’il était
paresseux. Sa soeur fit des habits : une combinaison et une culotte pour son
frère et un kerker pour elle-même.
Elle était devenue très agile et très forte.
Un jour où elle rentrait de promenade, elle trouva son
frère couché dans le relkun. Elle le
roua de coups. Elle était bien plus forte que lui et il ne put lui opposer de
résistance. Après lui avoir flanqué une rossée, elle lui dit :
- Coupe-moi les cheveux comme à un homme.
Le garçon, effrayé, lui coupa les cheveux à la masculine.
La soeur reprit :
- Je vais mettre pour un temps ta combinaison et ta culotte
neuves. Donne-moi aussi ton bonnet, tes moufles et tes plekyt.
La jeune fille s’habilla en homme et partit au petit
bonheur dans la toundra. Toute la journée elle parcourut la crête des montagnes
et finit par apercevoir un campement vers lequel elle dirigea ses pas. Dans ce
campement étaient rassemblés des jeunes gens visiblement venus demander la main
d’une jeune fille. Seul pouvait y prétendre le plus rapide et le plus fort. On
interrogea celle qui venait d’arriver :
- D’où viens-tu ?
- De très loin, répondit-elle.
- Tu es le fils de qui ?
- Je ne sais pas. Les ennemis ont tué mon père voici
longtemps.
On cessa de l’interroger.
- Eh bien, visiteur, entre dans le relkun, lui proposa-t-on. Tu dois te restaurer.
Elle entra. La nuit tombait. Tous s’étaient glissés dans le
yorongue. On finit par y étouffer.
- Pourquoi n’enlèves-tu pas ta combinaison ? dit-on à la
jeune fille. Il fait très chaud.
- C’est que, répondit-elle, j’ai quitté ma yarangue sans avoir le droit de l’ôter.
Car un des nôtres venait de mourir quand je suis parti.
- Oh, vraiment ! Alors viens par ici dans la fraîcheur.
Le lendemain au réveil le groupe d’adolescents participa à
une course, et parmi eux la jeune fille qui venait d’arriver. Elle laissa tous
les autres en arrière. Après l’arrivée on devait lutter. La jeune fille se
dirigea la première vers l’aire de lutte vêtue de sa combinaison de fourrure.
Naturellement elle ne pouvait l’ôter. Si elle l’avait enlevé, on aurait vu ses
seins. Ils se précipitèrent sur elle, ainsi habillée. Elle les battit tous.
Elle les vainquit tous sans exception. Après la lutte ils rivalisèrent aux
sauts. Elle les surpassa aux sauts également. Elle les devança tous dans toutes
les épreuves. Le troisième jour les vieillards commencèrent à conjecturer :
- Dites voir ! Cet adolescent qui l’a emporté dans tous les
concours, ne serait-ce une femme ?
- Pourtant il a la carrure d’un homme robuste.
Malgré tout nombre d’entre eux furent d’avis que c’était
une femme. Ils étaient intéressés par cette femme qui avait vaincu dans tous
les domaines. Les vieux se disaient :
- Que faire pour savoir si c’est une femme ou un homme ?
- Il faut le faire se dévêtir. Sinon comment pourrions-nous
savoir ?
- Mais il n’a pas le droit de se déshabiller, disaient d’autres
encore. Ce genre de choses arrive.
Enfin l’un d’entre eux dit :
- Procédons plutôt ainsi : demain au réveil que les
visiteurs fassent un concours à qui urinera le plus loin.
On retint cet avis et on dit aux jeunes de se préparer au
concours le lendemain matin. La jeune fille tomba dans une profonde réflexion.
Elle s’éloigna des yarangues. Elle se
répétait : « Oui, demain les gens vont faire ce concours et je serai
sûrement vaincue. Que faire ? »
- Tu as de la chance, dit-elle à une souris qui passait à
côté d’elle. Tu n’as nul besoin de te plonger dans de telles réflexions.
La souris s’approcha d’elle et la jeune fille poursuivit :
- Demain nous devons faire un concours à qui urinera le
plus loin. Or moi je suis une femme. J’ai pourtant vaincu les jeunes gens dans
toutes les épreuves.
La souris reprit son chemin. Un moment après elle revint.
Elle tenait dans la bouche une petite vessie de poisson.
- Demain, dit-elle, emplis cette vessie d’urine et tu les
vaincras tous. Tu n’auras qu’à y forer un petit trou et à presser bien fort.
Comme la jeune fille fut heureuse ! Aussitôt elle revint
sur ses pas. Dès le réveil elle emplit la vessie d’urine. Tous, dès le lever,
se vêtirent afin d’aller à l’endroit où aurait lieu le concours. On délimita le
point de départ. A tour de rôle les jeunes gens s’évertuèrent à uriner le plus
loin possible.
- Eh bien voilà, à ton tour, dit-on à la jeune fille qui
s’était approchée la dernière.
Elle se dirigea vers l’endroit voulu, retroussa elle aussi
le pan de son habit, érafla la vessie et la pressa. Quel pisseur ! Elle les
surpassa tous.
Après cela ils en convinrent :
- C’est un homme ! Ce n’est pas une femme !
L’homme qui avait une fille à marier dit à la jeune fille :
- Tu as gagné ma fille ! Car tu as vaincu tous ces jeunes.
Partagez mon troupeau par moitié, prenez une partie des traîneaux et rentrez
chez vous en caravane.
On partagea le troupeau en deux parties inégales, et ils
prirent la plus petite partie. Puis ils s’en furent, tous les deux. Pendant que
la caravane avançait, le « mari » dit à l’épouse :
- Je vais vite rentrer chez moi pour informer les miens.
Suis simplement mes traces avec la caravane.
La jeune fille qui avait acquis une épouse prit les devants
en courant rapidement vers sa yarangue.
En arrivant elle trouva son frère étendu dans le relkun, les jambes bien étalées.
- Va vite, lui dit-elle, à la rencontre du train de
traîneaux.
Aussitôt le frère remonta les traces. Il marchait sans se
presser. Enfin il vit la caravane. A son arrivée la femme lui demanda :
- Où est mon homme ? Est-il arrivé à la maison ?
- Oui, il est arrivé, répondit-il. Et il ajouta : je vais
conduire ta caravane.
Au moment où ils arrivaient, la jeune fille sortit de la yarangue. Elle avait revêtu des habits
de femme. L’autre la reconnut aussitôt et la dévisagea. Celle qui l’avait prise
pour femme lui dit :
- Entre vite. Il déharnachera les rennes.
L’autre femme continuait de la dévisager. Elle comprit que
la jeune fille avait marié son frère. Le soir la soeur se confectionna une
culotte dans un morceau de peau de morse séché et la ceignit avec une lanière
de phoque barbu. Elle acheva la culotte et mit un habit ouvragé en fourrure à
toison fine. Sans avoir dormi, elle partit à la recherche d’un campement. Elle
en vit bientôt un. Quand elle arriva on lui demanda :
- D’où es-tu, jeune fille ?
- De très loin, dit-elle.
- Tu ne te déplaces certainement pas sans raison ?
- Je cherche un homme, répondit-elle. Pour moi
personnellement.
Elle s’installa dans la première yarangue du campement. Elle appartenait à un célibataire. Il en fut
tout heureux : voilà qu’il avait une femme. La femme se coucha en kerker près de lui. Pendant qu’elle
dormait le jeune homme s’intéressa à elle. Quand il mit la main dans la culotte
en peau de morse, elle se recroquevilla et brusquement brisa le bras du jeune
homme un peu au-dessus du poignet. Naturellement il hurla de douleur. A tel
point que tout le monde se réveilla. On ne réprimanda pas la jeune fille qui
lui avait cassé le bras. Dans la nuit elle partit vers un autre campement. Elle
se dirigea vers la yarangue du
milieu. A nouveau elle cassa le bras de l’adolescent de l’endroit. Aussitôt
elle repartit pour un autre campement. Dans la yarangue du bout vivait un célibataire, un orphelin. Lui aussi, cet
orphelin, s’intéressa à elle pendant son sommeil et mit la main dans la culotte
en peau de morse. De nouveau elle se replia sur elle-même. Soudain la culotte
de peau de morse, complètement desséchée, se déchira. La lanière en phoque
barbu se rompit aussi. C’est ainsi qu’elle prit ce jeune homme pour mari, car
il était très fort. Ils rentrèrent ensemble à la maison.
Tous les deux, le frère et la soeur, avaient trouvé un
compagnon.
Autrefois, dans la toundra, des gens vivaient dans
plusieurs yarangues. Ils avaient de
nombreux enfants. La ribambelle enfantine jouait toujours aux abords du
campement. Un des garçons était constamment maltraité par les autres. Ils
l’attrapaient et déféquaient dans sa culotte. Ces enfants cruels finirent par
l’appeler Elequïym, « Caca-fond-de-culotte ». Or il n’avait ni père
ni mère, ni frères non plus. C’est un oncle qui l’élevait. Maltraité il finit
par dire à son oncle :
- Les autres garçons me font beaucoup de misères. Ils ne
cessent de verser des excréments dans ma culotte. Quittons ce campement.
- Quand je te regarde, répondit l’oncle, j’ai vraiment
pitié de toi.
En fin de compte ils se séparèrent des autres... Avec le
temps tous devinrent de jeunes adolescents. Elequïym dit un jour à son oncle :
- Comme j’aimerais retrouver ceux qui m’ont donné ce nom,
ceux qui versaient des excréments dans ma culotte. Mais comment devenir fort ?
L’oncle lui répondit :
- Quand tu parles de cette manière, j’ai envie de te
féliciter. Voilà : efforce-toi de combler de pierres l’orifice de cette faille.
Un chemin monte là-haut. La faille est élevée. Elle a des flancs abrupts, avec
des pierres qui s’éboulent.
Elequïym commença à hisser des pierres vers le haut de la
faille. D’abord il montait de toutes petites pierres. L’oncle rapiéçait souvent
le giron de son habit et ses moufles abîmés par les pierres. Il augmenta
progressivement le volume des pierres à transporter. Enfin à l’arrivée de
l’hiver il ne monta plus que des pierres grosses comme lui. Finalement il
réussit à monter des blocs plus gros que lui. Il combla de la sorte la bouche
de la faille rien qu’avec les pierres qu’il avait hissées.
- Eh bien, lui dit son oncle, cela suffit ! Assez comme
cela ! Tu as atteint la limite de tes forces. Annonce les compétitions. Où sont
tous ceux qui versaient des excréments dans ta culotte ? Va leur dire de venir.
Elequïym fila faire l’annonce. Il la fit à tous ceux qui
avaient rempli sa culotte d’excréments. Eux aussi, naturellement, étaient
devenus des adolescents. Tous allèrent chez Elequïym et son oncle, y compris
les vieillards. Le tout premier, Elequjym ôta sa camisole pour se battre. Se
plaçant sur l’aire de lutte, il s’accroupit. Puis il dit :
- Celui que vous voyez est celui à qui vous avez donné un
nom, Elequïym, celui dont vous remplissiez la culotte d’excréments.
Tous les jeunes prirent peur car les muscles d’Elequïym
n’étaient pas comme les leurs. Pourtant le plus fort d’entre eux se jeta sur
lui. Elequïym le tira brusquement par le bras, à tel point qu’il le lui
arracha. Il le lui arracha au niveau de l’épaule. Les autres renoncèrent à
lutter. Celui à qui il avait arraché le bras ne survécut pas.
Autrefois vivait un homme nommé Omiaiaq. Il n’avait ni
femmes ni enfants. A l’arrivée de l’été il quittait sa yarangue solitaire et partait pour l’estivage. Mais il ne pouvait
abattre de rennes. Certes il était très adroit, et il pouvait passer dix jours
sans se nourrir. En revanche quand il mangeait, il dévorait un renne entier, y
compris les entrailles et le contenu de l’estomac.
Avant son repas il mettait toute la viande à cuire et
faisait du rilqyril. Ce qu’il ne
faisait pas bouillir, il le faisait rôtir. Puis il creusait profondément le sol
et s’y étendait à plat ventre avant de manger. D’abord il approchait de lui toute
la nourriture ainsi que de l’eau afin de ne pas avoir la bouche sèche une fois
qu’il serait rassasié. Repu, il restait ainsi dix jours couché sur le ventre
dans la fosse qu’il avait creusée.
Des plaisantins lui avaient donné le nom de Omiaiaq, la
Grosse-Mouette. Quand son ventre redevenait plat, il se levait et le ceignait
comme on ceint une camisole qu’on rabat par dessus la ceinture. A ce moment il
partait à la recherche de son troupeau. Car lorsqu’il était repu le troupeau
s’en allait et se dispersait. Il ne mettait qu’une journée à le rassembler,
puis il allait se poster en haut de la montagne pour inspecter le chemin, et il
poussait de nouveau le troupeau vers la tente. Il procédait comme précédemment
et dix jours se rassasiait. Puis, une fois le ventre creux, il rassemblait le
troupeau.
Une fois il emporta la tente vers des buissons et abattit
un renne. Comme auparavant il creusa le sol avant son repas. Or pendant qu’il
creusait les ennemis le surveillaient. Ils connaissaient Omiaiaq et se demandaient
comment ils allaient faire pour le prendre vivant et lui ravir son troupeau une
fois qu’il serait rassasié.
Sans crier gare les ennemis cernèrent Omiaiaq tout juste
repu. Leurs lances brillaient. Ils l’accablaient de leurs cris :
- A-a-a ! Aujourd’hui nous emmènerons chez nous Omiaiaq
l’adroit avec son troupeau.
- Attendez un instant, leur répondit-il. Je vais me faire
une charge à emporter sur le dos.
Il ne se pressa pas. Apparemment il attachait son ventre
sur son propre corps afin qu’il ne le gênât pas lorsqu’il jouerait de la lance.
Le troupeau était couché près de la tente. Les ennemis encerclaient Omiaiaq de
près. Se dressant il leur dit :
- Celui-ci est Omiaiaq qui vit solitaire.
Il se mit à agiter sa lance comme un élan agite ses cornes.
On ne la voyait pas tant il l’agitait vite, et même il se retrouvait au-dessus
du sol. La lance vrombissait comme un taon. Les ennemis épouvantés prirent la
fuite. Il les hacha par derrière les uns après les autres avec sa lance. Pas un
seul n’en réchappa.
Il retourna vers la tente et se coucha à plat ventre dans
la fosse. Il dégrafa le lien de son ventre et, à son habitude, passa là dix
jours. Déjà l’automne arrivait. Quand son ventre se fut dégonflé il chargea sa
tente sur le dos. Puis il partit à la recherche de son troupeau. Une fois les
bêtes rassemblées, il les ramena vers la yarangue.
En arrivant il planta dans la yarangue en
direction du nord trois longs bâtons et obtint ainsi un poteau. Il avait mis
ensemble les bâtons. Il s’en servait de lieu d’observation pour regarder depuis
la yarangue.
Déjà Omiaiaq se préparait pour l’hiver. Dehors il bricolait
des patins de traîneau. Alors qu’il rabotait deux adolescents se présentèrent
chez lui, de rapides coureurs.
- Eh, bonjour, les accueillit Omiaiaq.
- Bonjour, dirent-ils.
- Eh bien, visiteurs, entrez. Nous allons nous restaurer.
- Pour le moment ce n’est pas la peine, répondirent-ils.
Nous allons seulement boire un petit peu. Nous sommes venus chez toi par
curiosité, car tout le monde dit : « Omiaiaq est rapide et adroit ».
- Vous vous moquez de moi, leur dit-il. Vous me connaissez
bien. J’ai toujours le fond de ma culotte qui pend.
Et il sortit. Il bondit en haut du poteau et, de là-haut,
en équilibre sur un pied, il déféqua. Les deux jeunes gens qui n’en pouvaient
plus d’attendre sortirent. Ils firent le tour de la yarangue sans le voir. Finalement Omiaiaq toussota, à dessein. Les
adolescents dressèrent vivement la tête : là-haut en équilibre sur un pied il
déféquait. De colère ils dirent :
- Oh ! Il est effectivement très adroit. Personne ne doit
pouvoir le vaincre.
Et bien entendu ils rentrèrent chez eux.
Deux hommes vivaient avec leurs épouses. Quand leurs
enfants naissaient, un kele les
tuait. Ce kele rôdait tous les soirs
sans se cacher. Une fois, à la tombée de la nuit, ils se mirent à réfléchir. Un
des hommes dit à sa femme :
- Cet enfant, notre seul enfant, cachons-le dans le réduit.
Ils cachèrent l’enfant dans le réduit.
Puis ils imaginèrent un jouet semblable à un petit enfant.
Sans tarder ils confectionnèrent un petit enfant en plomb. Il était comme
vivant et même il bougeait.
Ils attendirent le kele.
Dans l’attente ils gardaient la portière ouverte. En effet vers le soir le kele se montra.
- Où est-il ? I-ik ! demanda-t-il en entrant.
- Eh bien, le voilà ! répondirent-ils.
Et ils ouvrirent la portière du yorongue. Ils retenaient l’enfant de plomb qui voulait sortir du relkun. Le kele leur dit alors :
- Eh bien, ce petit-là, lâchez-le ! Donnez-le-moi !
Puisqu’il veut venir vers moi.
Ils lâchèrent l’enfant. Comme il le mordit ! L’autre ne put
lui faire lâcher prise. Il se mit à hurler et se tordit de douleur.
- Aïe ! Aïe ! Il me tranche la main. Faites-lui vite lâcher
prise !
Ils lui répondirent :
- Et nous qui croyions que tu voulais encore nos enfants !
Nous ne lui ferons pas lâcher prise.
Car que pourrions-nous te donner en fin de compte ?
Le kele finit par
s’enfuir. Pendant tout le trajet l’enfant de métal resta accroché à sa main qui
s’était mise à saigner abondamment. La brute mourut d’avoir perdu son sang. Eh
oui !
Or donc autrefois vivait un vieil homme. Il avait quatre
fils et seulement une fille. Il était si vieux qu’il était las de vivre et de
vivre encore. Tous ses enfants avaient des enfants, et eux aussi avaient
vieilli. Son fils aîné était lui aussi un vieil homme. De même les plus jeunes
avaient atteint un certain âge. Un jour le vieillard dit à l’aîné de ses fils :
- Je suis las de vivre. N’avez-vous pas pitié de moi ? N’avez-vous
pas de compassion pour moi ? Vous êtes vous-mêmes très âgés.
- C’est vrai, répondit l’aîné des fils. Nous éprouvons de
la compassion pour toi et nous avons beaucoup de pitié. Mais que pouvons-nous
faire pour toi ? Tu es vivant, toi aussi.
- Permettez-moi d’aller chez un peuple gai, dit son père.
- Comment cela ? demanda son fils.
- Je veux aller là-bas, en mer, chez le peuple des canards.
- D’abord demande l’avis de ton plus jeune fils, malgré
tout.
Un peu plus tard il interrogea son plus jeune fils qui
donna son agrément sans savoir de quel peuple gai il s’agissait. Le soir il
rassembla tous les enfants. Il leur dit :
- Je vais mettre ma plus vieille combinaison puisque vous
m’autorisez à y aller.
Il mit sa plus vieille combinaison et dit :
- Nouez le pan de mon habit par derrière, avec de vraies
languettes.
Plus tard, quand tout le monde fut endormi, il dit à ses
enfants :
- Allons vers le bord de mer.
Ils acceptèrent de l’accompagner jusqu’au bord de la mer.
Le clair de lune était éclatant. Puis le vieillard dit à ses enfants :
- Je pars pour un campement gai. J’espère ne pas m’y
fatiguer et ne pas me lasser du peuple des canards. Sachez-le, ma croupe sera
reconnaissable quand vous me regarderez.
Alors le vieillard gagna le large. Il s’enfonça dans les
ténèbres. Ses enfants rentrèrent chez eux et allèrent se coucher. Le lendemain
ils aperçurent, accompagnant un vol de canards, un volatile qui avait la croupe
noire nouée avec de vraies petites languettes. Bien sûr ils reconnurent ce
canard et ils furent très heureux. Ils dirent seulement :
- Comme c’est bien que notre père ait trouvé le repos.
En ces temps-là Aivanarmasyn était l’homme le plus fort du
littoral. Tous l’avaient pris pour chef en raison de sa force. Ceux qui travaillaient
pour lui chassaient en mer et ramenaient toujours de bonnes prises. Pourtant il
leur donnait peu de viande. Le reste, il le troquait avec les éleveurs de
rennes.
Un vieillard de la toundra n’avait que trois rennes et deux
fils. Ses fils étaient eux aussi très forts et très adroits, surtout l’aîné. Or
il advint qu’il vint nomadiser vers le bord de mer, chez Aivanarmasyn. Un jour
les hommes capturèrent une baleine. Il alla les voir. Aivanarmasyn lui dit :
- Attends ! Tu veux de la viande ? Je vais t’en donner.
Il découpa deux morceaux de lard de baleine, déculotta le
vieillard et fourra les deux morceaux de lard dans sa culotte. Le vieillard
rentra chez lui dans cet équipage. Il dit à sa femme :
- On m’a offert de la viande.
- Où donc est-elle ? demanda sa femme.
- Là voilà, dit-il en baissant sa culotte.
Elle prit les deux morceaux et, réveillant sans tarder ses
fils, leur dit :
- Regardez les dons qu’a reçus votre père !
Elle donna des habits à ses fils et leur dit :
- Allez immédiatement voir celui qui a offert cette viande.
Les deux garçons, qui venaient de se donner de l’exercice,
s’étaient tout juste endormis. A peine habillés, ils se dirigèrent vers ceux
qui avaient capturé la baleine. En arrivant l’aîné prit son grand couteau et
trancha un morceau de viande un peu plus bas que la nageoire. Aivanarmasyn se
contentait de regarder. Puis il sortit du sable une peau de morse non
dégraissée, la secoua et l’étala sur la plage. Il enleva sur-le-champ sa
camisole et attendit, accroupi. D’abord le cadet voulut se dévêtir lui aussi,
mais l’aîné lui dit :
- Je vais l’attaquer moi-même.
Il se jeta sur lui. Comme ils se battirent sur la peau de
morse ! Aivanarmasyn se dérobait sans cesse. L’autre ne pouvait le saisir.
Finalement il le frappa très fort au cou au moment où il passait près de lui,
et il lui arracha la tête qui ne resta accrochée que par les tendons du cou.
Pourtant l’homme continuait de se tenir fermement debout. Il finit par
s’effondrer et bientôt mourut. Ceux qui l’avaient tué prirent peur de ses
hommes, mais ceux-ci leur dirent :
- Grand merci à vous ! Surtout à toi ! Tu as bien fait de
le tuer. Comme il nous tourmentait !
Ils partagèrent la baleine entre tous. L’aîné des fils
rentra chez lui en portant sur le dos une moitié de la bête. Il la déposa
derrière la yarangue et dit à sa mère
:
- J’ai rapporté de la viande qu’on m’a offerte.
- Où est-elle ?
- Derrière la yarangue.
Le père aussi sortit. Ils virent effectivement une énorme
moitié de baleine. Quel ne fut pas leur bonheur ! A partir de ce jour les gens
vécurent ensemble et se mirent à partager toutes les bêtes capturées.
Il était autrefois un homme et une femme qui vivaient dans
un grand campement. Ils n’avaient qu’un enfant. Par groupes les adolescents
d’autres familles allaient tous les jours s’entraîner. Ils s’efforçaient de
devenir adroits. Mais ce garçon, le fils unique de ces gens-là, restait sans
cesse appuyé dehors, du matin au soir, contre un poteau. Et là, à l’endroit où
il était appuyé, il somnolait. Parfois il entrait, mais de nouveau il restait
appuyé constamment contre un des montants du sottagyn.
Un jour le mari dit à sa femme :
- Notre garçon reste sans cesse adossé. Heureusement il ne
se fatigue pas les jambes.
- Que pourrait-il faire ? répondit sa femme. Il a des
habits d’herbe.
En effet sa mère lui avait confectionné une camisole et des
culottes entièrement faites avec de l’herbe, si bien qu’il marchait toujours
les jambes raides un peu écartées.
En revenant de l’entraînement les autres adolescents se
moquaient toujours de lui : il était toujours adossé contre son poteau, vêtu de
son habit d’herbe.
Dans un autre campement très loin de là vivait une jeune
fille qui venait d’achever sa croissance. Elle était jolie, avait belle
prestance et portait un kerker
ouvragé en fourrure à toison fine. Elle était aussi fille unique. De même que
le garçon aux habits d’herbe, elle n’avait pas de frère. Elle était très
adroite et très rapide. Un adolescent d’un autre lieu finit par aller la
demander en mariage. Le futur beau-père lui dit seulement :
- Je ne te la donnerai que lorsque tu la vaincras à la
course.
Les adolescents du voisinage n’avaient pu la conquérir.
Elle les avait tous vaincus. Il fallait en courant faire le tour d’une montagne
qui se dressait seule dans le lointain. Le nouveau venu la défia. La jeune
fille le vainquit à son tour. Elle était si adroite qu’on avait tendu en
hauteur deux lanières tressées à l’arrivée près des yarangues. Ces lanières tressées, elle les franchissait d’un bond.
Partout les gens avaient entendu dire que dans ce campement vivait une jeune
fille jolie, bien faite et qu’elle était très rapide. On ne pourrait la prendre
pour épouse qu’en la battant à la course. C’était tout ce qu’on avait entendu
dire.
Les gens se mirent à affluer : des adolescents et des
vieillards, et même des vieilles femmes qui venaient la regarder par curiosité.
Elle affrontait les adolescents à la course un par un et les laissait tous en
arrière. Elle contournait la montagne qui se dressait isolée. Dès le moment où
ils arrivaient là-bas, certains n’en pouvaient mais. Ils essayaient de semer la
jeune fille, mais elle continuait de bondir par dessus les lanières tressées
tendues près des yarangues à
l’arrivée.
Un groupe de jeunes polissons du campement où vivait le
garçon aux habits d’herbe entendirent parler de cette jeune fille. Les anciens
leur dirent :
- Les gens vont chez elle. Pourquoi restez-vous sur place ?
Ces jeunes gens étaient agiles eux aussi et ils eurent
envie d’y aller. Ils se disaient : « D’autres pourraient bien la
prendre ». Ils partirent, remplis de convoitise, accompagnés par les vieux
et les vieilles. Seul le garçon aux habits d’herbe resta avec son père.
La jeune fille affronta un par un les nouveaux venus et les
battit tous. Jour après jour augmentait le nombre de ceux qui affluaient de
tous les campements. Habit-d’Herbe finit par se sentir mal à l’aise à rester
sans cesse à la maison. Et lui, il ne pouvait même pas s’asseoir. Il dit à son
père :
- Emmène-moi aussi vers ceux qui font des jeux et qui
s’efforcent de conquérir la jeune fille. Moi aussi je suis un homme. Moi aussi
je la veux. Je me dis déjà en moi-même : « Je l’aurai ». Nous avons
tort de nous attarder. Nos jeunes pourraient bien la prendre. Les jeunes d’ici,
je les considère tous comme laids. Ils ont acquis de l’agilité, mais pourquoi
ont-ils le visage sans nerf ?
- Moi, dit le père, j’aurai très honte pour toi, car là-bas
aussi tu ne feras que rester adossé dehors et dans le sottagyn.
Habit-d’Herbe insista malgré tout pour que son père
l’emmenât chez ceux où l’on faisait la course. Le père le prit en pitié. Il
alla attraper ses rennes au lasso et ramena un attelage à la yarangue. Sa femme lui dit :
- Emmène-le vite là-bas. J’en ai assez de faire les travaux
du ménage. Peut-être trouvera-t-il une épouse.
- J’en doute, répondit le père. Il me fait honte.
Néanmoins ils l’étendirent à plat dos comme un mort sur le
traîneau de charge et l’y attachèrent. Sans se faire trop d’illusions la mère
encourageait son fils et l’implorait de se trouver une épouse. Elle gardait
l’espoir.
Le père remorqua son fils sur le traîneau de charge et ils
rejoignirent les autres concurrents. Les gens s’en vinrent tout naturellement
voir ceux qui arrivaient :
- On dirait qu’il transporte un mort sur son traîneau de
charge.
- Tu es venu, lui dirent-ils.
- Oui, je suis venu.
Aussitôt on déharnacha les rennes et on demanda :
- Qu’as-tu remorqué ?
- Eh bien, c’est Habit-d’Herbe, mon fils.
- Délie-le. Qu’il aille se restaurer lui aussi.
Ils prirent Habit-d’Herbe par les bras et le conduisirent
dans le sottagyn. Il marchait les
jambes raides écartées. La nuit commençait à tomber. Aussi les gens
cessèrent-ils de faire la course. A ce moment Habit-d’Herbe aperçut une jeune
fille assez grande, très jolie, bien faite, vêtue d’un kerker ouvragé en fourrure à toison fine. Il la regarda à plusieurs
reprises en catimini, du coin de l’oeil. Des adolescents faisaient un concours
de sauts dehors. Ils avaient été vaincus à la course par la jeune fille.
D’autres, qui n’avaient pas encore couru, y participaient aussi. Ils disaient
en riant :
- Oui, Habit-d’Herbe a voulu par curiosité voir la jeune
fille.
- Et pourtant il est sûr de ne pas l’avoir.
Habit-d’Herbe ne pouvait s’endormir tant la jeune fille
était entrée dans son coeur. Les yeux fermés, il lui semblait la voir sans
cesse... On commença à s’éveiller. Il ne dormait toujours pas. Il avait somnolé
un peu. A l’aube les gens se rassemblèrent comme d’habitude à l’endroit où l’on
donnait le départ de la course. A nouveau la jeune fille affronta un adolescent
véloce, un voisin d’Habit-d’Herbe, un garçon très moqueur. A l’issue de la
course elle déboucha seule, laissant son concurrent loin derrière elle.
Habit-d’Herbe adossé dehors regardait aussi.
- Eh, eh ! cria-t-il. A mon tour. Moi aussi je veux courir.
- Reste donc adossé, lui répondirent les vieillards. Tu ne
ferais que retarder les choses pour rien. Il y en a encore beaucoup qui
attendent.
Habit-d’Herbe ne se tint pas pour battu. Il leur dit :
- Quoi que vous puissiez dire, je courrai. Je suis un
homme, moi aussi. Comme vous je veux une femme.
- Qu’il l’affronte, dirent-ils. Il n’en démordrait pas.
Seule la jeune fille dit :
- Il va nous retarder pour rien.
Naturellement les personnes présentes ne cessaient de se
moquer du jeune homme adossé. Enfin la jeune fille l’emmena vers le départ. Il
marchait tout doucement, les jambes raides un peu écartées. Elle ne cessait de
le tancer tandis qu’ils marchaient :
- Qu’es-tu venu faire ici ? Tu nous fais perdre notre
temps.
- Allons-y. Cesse de grogner !
Dès qu’ils eurent disparu derrière la yarangue, la jeune fille bouscula Habit-d’Herbe, le fit tomber à
plat dos et partit seule faire le tour de la montagne isolée. Le jeune homme se
releva très en colère. Il se jeta sur ses traces tout en déchirant sa camisole
et sa culotte d’herbe. Il contourna la montagne. Pas de jeune fille. Désemparé
il se dit : « Vais-je vraiment rester sans femme ? » Il se sentait de
plus en plus désappointé. Il finit par apercevoir la jeune fille. Elle était encore
très loin des yarangues. Il reprit
courage. Il courait si vite qu’il avait l’impression de tirer la jeune fille à
lui comme avec une corde. Elle entendit quelqu’un courir derrière elle et se
retourna vivement. Celui qu’elle avait récemment bousculé débouchait sur ses
talons. Quand il arriva à son niveau elle lui demanda :
- Qui es-tu ?
- Habit-d’Herbe, ton futur mari. Pour le moment je vais
filer vers l’arrivée.
Que pouvait-elle faire ? Il la laissa seule en arrière.
Elle ne put le suivre. Il arriva seul au campement et franchit d’un bond les
deux lanières tressées de l’arrivée. Les gens le regardèrent. Il ne lui restait
plus qu’une touffe d’herbe autour du cou. Vite le vainqueur s’assit. Son visage
était très beau. Apparemment il se l’était toujours barbouillé de cendre.
- Il a peut-être tué la jeune fille ? Pourquoi ne se
montre-t-elle pas ? disaient les gens qui ne se décidaient pas à faire la
conversation avec le jeune homme.
Tout à coup elle fit son apparition. Elle courait, mais
elle ne sauta pas par-dessus les deux lanières de l’arrivée. Elle alla sans
tarder vers Habit-d’Herbe qui était assis et elle s’allongea sur ses genoux.
- Que tous les jeunes courent, s’écrièrent les vieillards.
Il y en a peut-être de plus rapides.
Tous partirent en courant. Le costaud du coin fit aussi le
tour de la montagne isolée. A l’aller comme au retour les jeunes se dépassaient
les uns les autres. Les gens disaient :
- C’est bien fait ! Ils laisseront Habit-d’Herbe sans
femme.
Quand ils furent en vue des yarangues, Habit-d’Herbe sortit son bâton de marche et les dépassa
les uns après les autres, semant ceux qui étaient en tête. Puis il approcha
seul de l’arrivée. Il portait de très beaux habits. Il était lui-même très beau
car il avait ôté la cendre de son visage. Son père qui s’était d’abord
désespéré, dit :
- Mais comment s’est-il entraîné ? N’était-il pas adossé
toute la journée à son poteau ?
Les autres non plus ne voulaient pas croire que c’était
bien Habit-d’Herbe. En fait la mère avait fait entraîner son fils en secret
chaque nuit. Dès que les gens se réveillaient, il rentrait chez lui et enfilait
sa camisole et sa culotte d’herbe, puis il se barbouillait le visage de cendre,
s’adossait à son poteau et y somnolait
Ainsi le jeune homme avait trouvé une épouse. Son beau-père
lui dit :
- Emmène ma fille chez toi puisque tu l’as prise pour
femme. Mais reviens bientôt nous chercher, nous aussi.
Habit-d’Herbe et son père emmenèrent la jeune fille chez
eux. Que la mère fut heureuse ! Elle avait trouvé une bru. Beaucoup d’autres,
ceux qui s’étaient récemment moqués du jeune homme, rentrèrent chez eux
bredouilles.
Ainsi donc une mère vivait avec son fils. Elle était déjà
vieille. Le fils gardait des rennes pour le compte d’un éleveur très riche. Cet
éleveur avait trois yarangues. La
mère et le fils n’avaient que peu de nourriture d’avance. De temps à autres
l’éleveur abattait pour eux le plus maigre de ses faons. Quand il rentrait de
sa garde au troupeau, le garçon disait :
- Maman, j’ai faim.
Qu’aurait pu lui donner sa mère sinon du bouillon d’herbes
sans viande. Quelque temps plus tard la maman mourut. Le garçon resta seul. Sa
vie devint encore plus pénible. Sa yarangue
se détériora. Il finit par ne plus quitter les rennes. Quand d’aventure il
allait chez l’éleveur, on se moquait de lui :
- Voilà Pied-Séché qui arrive !
C’était le sobriquet dont on l’avait affublé. Il avait
cessé de se déshabiller et ses vêtements mouillés séchaient sur lui. C’est
pourquoi le riche éleveur et les siens l’avaient surnommé Pied-Séché.
Bientôt le garçon se transforma en un jeune homme fort et
agile. Il grimpait toujours les montagnes en courant bien qu’il portât de
lourdes pierres dans les deux mains. Un jour des hommes l’informèrent que, dans
un campement, un éleveur avait deux filles et que, en conséquence, on allait
organiser des concours. N’y participeraient que les prétendants. Il écouta la
nouvelle et se dit : « Je pourrais y aller moi aussi ».
L’orphelin se mit en route pour demander l’une des jeunes
filles en mariage. En arrivant dans ce campement il vit deux adolescents. Ils
portaient de beaux habits et marchaient en faisant des bonds. Ils demandèrent à
l’orphelin :
- Que fais-tu ici ?
- Je viens comme prétendant, leur répondit-il.
Comme ils se moquèrent de lui ! Tout en riant ils le
bousculaient et l’autre faisait semblant de tomber. Leurs rires redoublaient :
- Qu’avais-tu donc besoin de venir ici ? Tu es répugnant !
Tu n’arriveras à rien.
Le lendemain commencèrent les courses et les luttes. La
distance à parcourir était très longue. Les adolescents avançaient en faisant
de grands bonds. L’orphelin voyait les mottes de terre sous ses pieds, mais il
faisait mine de trébucher et de s’affaler à tout bout de champ. Tout le monde
le raillait fort. Au moment où on revenait vers la yarangue l’orphelin produisit son effort. On eût dit qu’il ne
touchait pas le sol. Il dépassa les garçons les plus rapides, les laissa en
arrière et termina premier. Les autres enrageaient car ils pensaient
manifestement qu’ils n’auraient pas dû être dépassés et qu’ils étaient les plus
forts. Aussitôt ils dirent :
- Eh bien, à présent luttons !
On commença à lutter. Un des adolescents se jeta furieux
sur l’orphelin. De nouveau celui-ci commença par faire semblant de s’effondrer
et ils le raillèrent de plus belle. Ils le mirent hors de lui. Il attrapa son
gros adversaire par le fond de culotte et d’une main le projeta à terre.
L’autre resta un instant allongé sur le sol, puis se relevant il entra dans la yarangue. Le maître de céans, l’éleveur,
dit à l’orphelin :
- Eh bien, prends ma fille. Tu es un garçon capable.
On partagea le troupeau et la yarangue. Ils partirent en caravane de traîneaux et s’installèrent
de leur côté. Pied-Séché, le très pauvre orphelin, eut la vie belle.
Vanqasqor était éleveur de rennes. Il vivait toujours seul.
Tout seul. Il estivait seul. Pendant l’estivage les ennemis s’en prenaient à
lui. D’abord il se cachait entre ses rennes. Dès qu’ils arrivaient vers son
traîneau chargé, qu’ils se rassemblaient, se mettaient en cuisine et
commençaient à manger, il précipitait le troupeau sur eux et le faisait tourner
de plus en plus près autour d’eux. Foulés aux pieds, désemparés, les ennemis
éparpillaient leurs armes avant d’avoir pu s’en saisir, il dirigeait le
troupeau sur eux et le poussait vers la toundra. Alors il prenait une femelle
de deux ans, la faisait tournoyer au-dessus de sa tête et ainsi tuait de
nombreux ennemis. Il faisait tournoyer la femelle et, en tournant autour des
ennemis, il en tuait tant et plus. De cette seule manière il en abattait des
quantités.
Parfois, à un confluent, il passait la nuit au milieu des
rochers sur une berge escarpée. Il se tenait près du confluent. C’est là
qu’étaient ses affaires. Le soir il alimentait le feu, faisant un grand brasier.
Les ennemis voyaient le feu au-delà du troupeau, se dirigeaient vers lui,
approchaient. Quand il les entendait crier, il bourrait sa camisole de toutes
sortes de choses, même du contenu de son sac à habits. Il plaquait un poumon de
renne sur sa camisole en guise de visage et l’étendait près du brasier. On
aurait dit un homme endormi. Il faisait bouillir une marmite de viande, puis
allait s’accroupir derrière le troupeau, ne prenant que son ukkensi - son imperméable en intestins
de morse. Il allait se placer sur le chemin par où devait arriver l’ennemi.
Dans l’obscurité, bien entendu.
Avec leurs couteaux de combat, les ennemis frappaient le
visage de l’homme - le poumon plaqué sur la camisole. Ils frappaient fort et à
coups redoublés. Tout en frappant ils criaient : « Tiens ! Que t’a dit ton
père ? En faisant à manger dors tout saoul, couche-toi tant que tu veux,
vautre-toi bien ! » Après avoir bien frappé, ils se rendaient compte que
c’était un poumon de renne. « Mais ce n’est pas un homme ! » Ils en
restaient pétrifiés, désemparés. Leur chef disait :
- Bon, eh bien, mangeons. C’est une bonne chose que nous
lui ayons ravi toutes ses affaires. Ils mettaient la viande à cuire. Soudain
Vanqasqor à grands cris lançait le troupeau sur eux en faisant craquer son ukkensi. Il hurlait :
- Allez-y, foncez, foncez !
Les ennemis fuyaient en masse vers le confluent en
abandonnant leurs armes. Le troupeau les acculait vers le bas de l’abrupt, et
ils tombaient d’eux-mêmes du haut du rocher. Dès que les cris s’apaisaient, il
cessait de pousser le troupeau sur eux et allait faire bonne chère.
Quand l’aube pointait, il allait inspecter le confluent et
les lieux alentour. Là, tout autour du cap, les ennemis avaient péri en masse.
Les uns étaient morts, les autres ne l’étaient pas tout à fait, et il les
achevait.
Une fois les ennemis commencèrent à se faire pressants
alors qu’ils étaient deux à l’estivage. Ils tuèrent deux rennes, firent cuire
les rorat. Après quoi Vanqasqor dit à
son compagnon :
- Avalons nos rorat
sans les mâcher, comme cela, tout entiers. Sache-le, ils tueront celui qui ne
pourra pas les avaler.
En vérité l’autre faillit ne pas pouvoir l’avaler. Il n’y
parvint qu’à grand-peine. Il lui dit :
- Ils ne nous toucheront probablement pas, mais ils nous
blesseront peut-être sérieusement.
Les ennemis approchèrent, marchèrent jusqu’à l’étape et se
mirent à préparer leurs arcs.
Vanqasqor dit à son compagnon :
- Oui, ils vont d’abord en finir avec toi.
Ils commencèrent à tirer des volées de flèches. Ils tuèrent
les trois ennemis qui se précipitaient les premiers. Ils les touchèrent au
bras, à la main, à d’autres parties du corps.
- Ecarte-toi à présent, dit Vanqasqor, je vais les
attaquer.
D’un seul coup il projeta trois flèches. Avec une seule
flèche il tuait deux ennemis : la flèche du bas tuait celui qui était devant.
Avec les autres il les tuait par quatre, par cinq. Avec son arc il les
anéantit.
Tel Qunlelu ils ne pouvaient rien lui faire. Dans le combat
il utilisait tous les moyens, l’arc, la lance, le renne femelle de deux ans. En
hiver, pour détruire l’ennemi, il se servait de la carcasse d’un renne gelé. Il
liait le corps du renne, passant une lanière autour de la poitrine, puis autour
du cou. Il faisait une boucle, tenant fermement la lanière dans son poing. Les
ennemis l’attaquaient à la lance. Il faisait tournoyer le renne comme une
fronde et se précipitait sur eux. De la sorte il les exterminait. Sans même
sortir sa lance. Quand il les affrontait avec sa lance, il les anéantissait
sur-le-champ.
Le père de Qunlelu était devenu veuf alors que l’enfant
n’était pas encore venu au monde. Il n’avait qu’une seule fille appelée Kytgy.
On l’appelait aussi Kytgy-l’Errante. Elle parcourait la toundra, fuyant devant
l’ennemi. On l’appelait encore Kytgy-la-Procréatrice. Un jour Kytgy avait dit à
son père :
- Va donc demander une épouse chez les Koriaks.
- Je ne peux pas, dit-il. Je suis un vieil homme. Non, je
ne peux pas demander une femme.
- Tu le peux ! lui dit-elle. Vas-y tout de suite. Là-bas
vit une jeune orpheline. Prends-la pour femme.
- Non, dit-il, je suis trop vieux. N’en parlons plus.
- Si, vas-y. Epouse-la, et elle mettra Qunlelu au monde.
Le père finit par céder. Il partit en quête d’une épouse.
Avant d’arriver le vieillard fit une charge de bois. Il en ramassa beaucoup,
autant qu’il put. Il était arrivé précisément à l’endroit où vivait la jeune
orpheline. Or le maître de maison avait plusieurs filles. Il sortit à la
rencontre de l’homme à la charge de bois. C’était lui aussi un vieillard.
- Oh, oh ! Que fais-tu par ici ?
- Je suis en quête d’une épouse.
- Regarde ! Voici mes filles !
Ils entrèrent. Il s’assit et dit au maître de céans :
- C’est celle-là que je veux te demander. C’est elle que je
veux épouser.
Mais la jeune orpheline était laide, pouilleuse, et son
habit était en mauvais état. Elle avait vraiment l’air misérable.
- Non, il ne faut pas prendre celle-là, dit le maître de la
yarangue. Regarde mes filles.
- Non, c’est celle-là que je veux.
Il tenta de le convaincre :
- Ce n’est qu’une petite orpheline. Tu peux prétendre à
mieux.
- C’est celle-là que je veux épouser, répétait-il
seulement.
- Bon, comme tu veux, finit par consentir le maître qui
ajouta pour sa femme : fais-lui une bonne toilette, prends ses mesures et
mets-lui d’autres habits.
C’est ce qu’on fit. Quand on l’eut préparée, ils dirent :
- Eh bien, emmène-la chez toi. Ce n’est pas la peine de la
racheter.
Il l’emmena chez lui. Bientôt elle conçut. Qunlelu
grandissait en elle. Puis elle le mit au monde et on vit qu’il avait une
moustache sur la mâchoire.
- Elle a mis Qunlelu au monde, dit la fille à son père.
Qunlelu grandit. C’était un mauvais garçon. Il jurait
toujours. On ne pouvait lui faire la leçon. Donc il grandit. Les ennemis les
attaquèrent. Le père était mort depuis longtemps. Qunlelu fuyait à pied. Ils le
rattrapèrent en courant et, dès qu’ils furent à portée, ils l’embrochèrent avec
leur lance et le tuèrent.
xxxxxxxxxxxxx
Là-bas, chez les morts, il rejoignit son père en courant.
- Oh, j’ai semé les Tannyt
- les étrangers, à la course, dit-il à son père.
- Oui, ils t’ont tué. Tu es mort. Tu es venu à moi. Ils
t’ont tué.
- Ah !
- Oui, tu es venu me rejoindre. Tu es mort. Moi, je suis
mort depuis longtemps.
- Eh, quel dommage ! Que faire ?
- Eh bien, si tu ne crains pas le froid, mets cet habit
glacé et retrouve ton ennemi. Ce sera bien.
- Je ne crains pas du tout le froid. Je vais mettre cet
habit glacé.
En fait c’est son corps qui était glacé. Soudain il revint
à la vie.
xxxxxxxxxxxxx
Il passa deux années caché à essayer de se remettre. Il
guérit, s’entraîna. Dès qu’il fut devenu adroit et fort, il rechercha celui qui
l’avait tué. Il dit aux Tannyt :
- Attendez ! Je ne suis pas venu pour vous. Où est le
meurtrier ? Je suis Qunlelu. Il m’a tué. Montrez-le-moi.
- Attends, dirent-ils. Nous allons lui dire qu’on le
recherche.
- Très bien, se réjouit le meurtrier. Je m’en vais
l’achever. Il a bien fait de revenir. Il est vraiment en vie ?
Ils se rencontrèrent et se battirent à la lance. Pendant le
combat Qunlelu dit :
- Vas-y ! Escrime-toi encore un peu avec moi. Puis je te
tuerai.
Subitement Qunlelu sembla s’envoler. De sa lance il frappa
son adversaire au cou et le lui trancha. La tête alla rouler plus loin. L’homme
était mort.
Alors les ennemis s’en prirent à Qunlelu. Ils voulurent le
tuer, mais il était très agile et ils ne purent en venir à bout. Il les tua
tous jusqu’au dernier.
Il rentra chez lui. Il ne se retrouvait pas seul. Ils
étaient nombreux : sa soeur avait enfanté en faisant le tour de la toundra.
Elle enfantait partout où elle arrivait. Elle fuyait sans cesse. Quand l’ennemi
était sur le point de la rejoindre, elle fuyait. Les enfants qu’elle mettait au
monde, elle les laissait. En arrivant elle disait :
- Ne faites pas la leçon à Qunlelu. C’est un mauvais
garçon. Il ne pense qu’à se quereller. C’est un coléreux.
Les ennemis rejoignaient Qunlelu. Il les anéantissait.
Reïipgev-le-Boiteux, le fils de Kytgy, restait toujours à la maison et
s’entraînait énergiquement, en secret. Un jour il dit à Qunlelu :
- Escalade la montagne. Hier j’y ai vu des ennemis. Pour ma
part je vais aller me poster sur le chemin qu’ils doivent emprunter.
Certains montèrent sur la montagne, suffisamment haut pour
observer. Sans se faire voir, ils y restèrent en embuscade. Reïipgev, le neveu
de Qunlelu, était allé se poster sur le chemin
que devaient emprunter les ennemis. Tout le bas était tapissé de strates
de neige amassées par le vent. C’est là qu’était Reïipgev. D’abord il avait dit
à ses aînés :
- Sachez-le, je resterai là-bas.
Les ennemis fondirent sur lui alors qu’il était assis à cet
endroit. Ils se jetèrent sur lui, mais il feignit de ne pas les voir. Il avait
dit aux aînés :
- Sachez-le ! Quand ils m’attaqueront et que je commencerai
à être épuisé, je bondirai en l’air. A ce moment seulement dévalez la pente et
précipitez-vous vers moi.
Dès que les ennemis se montrèrent à proximité, il se laissa
tomber dans une congère et s’envola vers le bas. Il essayait d’embrocher avec
sa lance ceux qui approchaient de lui, mais il ne tuait pas d’ennemis. Quand
ils arrivèrent en masse, il s’envola à plusieurs reprises. Eux, nombreux,
tentaient naturellement de tuer cet homme seul. A force d’être piétinée, la
congère avait été changée en une sorte de bourbier comme ceux où on attrape les
rennes. Quand Rejipqev commença à bondir en l’air, les gens de Qunlelu
déboulèrent à toute allure. En paraissant à ses côtés dans la congère, ils
crièrent :
- Oh, oh, oh !
Les ennemis tournèrent les talons. Les gens de Qunlelu les
attaquèrent. Reïipqev se mit à les embrocher avec ardeur. Ceux de Qunlelu
commencèrent aussi à les abattre. Ils les anéantirent et rentrèrent chez eux.
Quelque temps après ils virent de nouveau des ennemis venus à leur recherche.
- Des ennemis viennent encore, dit Qunlelu à Reïipqev. Va
donc par là les intercepter.
Les ennemis approchèrent par le bas. Reïipqev se dressa en
haut d’un ravin. L’aîné l’avait envoyé se poster sur leur chemin. En voyant
Reïipqev assis, un ennemi très agile le contourna afin de le tuer par derrière.
Quand il l’eut bien laissé approcher, il le vit. Il le vit, prit sa lance et se
leva. Les plus âgés faisaient le guet. Il se dressa, montra sa lance à l’ennemi
afin qu’il se batte à la lance, et non à l’arc. Quand il eut montré sa lance,
l’ennemi se rua sur lui. Il se laissa de nouveau tomber en bas afin d’atterrir
dans la neige molle. Les ennemis finirent par arriver nombreux d’en bas.
Qunlelu et ses gens dévalèrent en courant et se placèrent dans le ravin. Comme
l’autre fois ils crièrent :
- Oh, oh, oh !
Certains se tournèrent vers eux. Quand Reïipqev s’enhardit,
ils commencèrent à exterminer les ennemis avec ardeur. Les gens de Qunlelu les
tuaient aussi, à la lance. Ils en abattirent beaucoup, puis rentrèrent chez
eux. Qunleliu, Reïipqev, le chamane Uqqemqeï, Pikytym, étaient cousins. Leurs
compagnons avaient noms Qakasetgyn, Irepiqytym, Poïgykyqaj, Tiuïgyn. C’était la
troupe de Qunlelu au complet.
Finalement les ennemis, les Tannyt, cessèrent de leur faire la guerre et se lièrent d’amitié
avec eux. Olaloq et les siens estivaient même avec leurs rennes à proximité.
Pas avec les gens de Qunlelu, mais près de leurs compagnons.
Un adolescent d’Olaloq s’appelait Motlynto. En été, alors
que les bêtes étaient à l’estivage, il imagina de les tromper : les gens de
Qunlelu veulent nous tuer. « Que font ces Tannyt dans les parages. Ils vont manger le peu que nous avons.
Nous allons devoir les tuer ». C’était un mensonge. Ses compagnons dirent
:
- Que faire ?
- Nous pourrions peut-être leur dire :
« Nous allons vous donner certains de nos rennes, des rennes qu’on
nous a offerts et que nous aimons ». Nous les prendrons à part et leur
montrerons des rennes. L’un d’entre nous pourrait aller chez eux et leur dire :
« Rendez-nous visite. Aujourd’hui nous allons dormir dans les parages ».
Les autres eurent le tort de l’écouter. Ils passèrent la
nuit à proximité. Le lendemain matin ils amenèrent leur troupeau tout près et
le leur montrèrent. Ils leur dirent :
- Choisissez vous-mêmes ceux que vous voulez. Nous vous les
montrerons. Puis nous vous dirons : « Celui-ci est à moi, celui-là aussi.
Lequel veux-tu ? »
Ils isolèrent chacun des visiteurs qui s’efforçaient chacun
de son côté de regarder les rennes et de les choisir. Les Koriaks les tuèrent
en catimini.
Motlynto avait causé bien du tort.
Après la tuerie ils s’en allèrent loin, vers les yarangues, avec leur charge. Dès qu’ils
arrivèrent aux yarangues, ils
partirent nomadiser, s’enfonçant dans la toundra. Dans le campement on les
interrogeait, eux qui allaient nomadiser bien qu’on fût en été.
- Qu’avez-vous à transhumer en été ? Où allez-vous ?
- Motlynto a fait une mauvaise action et nous fuyons,
répondit l’un d’eux en secret.
Arrivés dans leur territoire, un territoire étranger, ils
s’enfuirent encore plus loin. Ils s’enfonçaient dans ces terres étrangères. Ils
y passèrent l’hiver. Les gens de Qunlelu les cherchèrent tout l’hiver montés
sur des attelages de rennes. Ils se perdaient constamment, avançant dans le
mauvais temps. Ils ne connaissaient pas les lieux. Qunlelu finit par dire à
Uqqemqeï :
- Quel est donc ce chamane sur lequel nous veillons ? Il
devrait bien essayer de nous rendre l’espoir.
- Eh bien, dit Uqqemqeï, préparons un endroit pour procéder
au rite.
Ils préparèrent un endroit, plantèrent une lance,
attelèrent en quelque sorte la lance à un traîneau en se servant des brides.
Qunlelu s’installa sur le traîneau. Uqqemqeï tournait autour de la lance en
procédant au rite. Qunlelu, assis sur le traîneau, lui faisait les réponses.
Tout en tournant, Uqqemqeï chantait. Il finit par s’envoler et se retrouver sur
le bout de la lance. Il s’y assit.
- Oui, un lièvre est attaché tête basse sur le mont Kuvem.
Le rite doit être fait sur ce lièvre blanc. Il ajouta : l’esprit m’a indiqué
cette direction, là-bas devant.
- Bien, allons-y, dit Qunlelu.
Ils partirent vers le mont Kuvem et s’efforcèrent d’y
parvenir. Ils approchèrent, parvinrent au pied du mont. Qunlelu grimpa droit au
sommet. Ils y tombèrent sur un ours blanc. Il était en haut de la montagne. Ils
le tuèrent, l’emportèrent tout entier vers les traîneaux et, l’amenant,
préparèrent immédiatement un endroit pour le rite. De nouveau Uqqemqeï procéda
au rite. Il leur dit :
- E-e-e ! A l’endroit que nous cherchons nous
appelons un homme seul, le fils unique de Vaïkynalyn. A l’apparition de l’aube
nouvelle Piqytym l’attaquera impétueusement.
Après le rite ils partirent. Ils avancèrent longtemps. La
route fut longue. Enfin ils arrivèrent. Effectivement ils arrivèrent avec la
venue de l‘aube nouvelle. Le fils unique de Vaïkynalyn était précisément sorti
uriner. Il ne portait pas de ceinture. Piqytym se rua dans sa direction, lança
une bride sur lui alors qu’il fuyait vers le relkun. La bride lui tomba juste sur le ventre. Il l’avait attrapé
au moment où il se penchait par l’embrasure de la porte. Il avait jeté la bride
autour du pan de son habit et il tenait la bride, une bride de renne. Il serra
l’homme contre lui. Qunlelu arriva avec ses hommes. Il l’agrippa, le renversa
sous lui. Tenant son couteau dirigé vers son coeur, il lui dit :
- Je vais te tuer, sauf si tu ne cries pas, si tu ne dis
rien à ton père.
L’homme poussa un grand cri. La mère sortit en courant.
Qunlelu lui dit :
- Nous allons tuer ton fils.
Elle rentra et dit à son mari :
- Ils tuent notre fils.
Le père sortit et dit :
- Relâchez mon fils unique, ne le tuez pas.
- Nous ne le relâcherons, dit Qunlelu, que si vous nous
dites où sont Olaloq et ses hommes. Si vous ne dites rien, nous le tuerons.
- Oh, s’écria
l’autre, notre fils unique, relâchez-le, je vous en prie.
- Si tu ne dis rien, lui dit Qunlelu, je lui perce le
coeur.
- Bon, je vais parler. Seulement garde cela pour toi.
Il accepta de parler. Qunlelu lui dit :
- Si tu nous le dis, nous les rattraperons et les tuerons
tous. Dis-nous tout. Ne nous induis pas en erreur.
Il commença à raconter. En parlant il bégayait.
- Eh bien, ils sont partis vers les terres étrangères. Pour
y accéder il y a une montée isolée. Sache-le, de l’eau y a été versée et ils
l’ont laissé complètement geler.
Ils relâchèrent l’adolescent. Ils entrèrent même se
réchauffer. Comme s’ils avaient pris une collation, l’homme leur avait bien
tout dit, tout raconté.
Les gens de Qunlelu partirent. Ils arrivèrent là-bas,
atteignirent la montée. C’était un escarpement. On y avait versé de l’eau. En
bas Pikytym attacha les pattes de derrière d’une femelle blanche au bâton de
dressage. Elle avait des andouillers très grands. Puis il lui fit faire des
tours en tirant le bâton. Quand il cessa de lui faire faire des tours en tirant
le bâton, il l’attacha par les andouillers. Il lia plusieurs courroies les unes
à la suite des autres, la conduisit dans l’autre sens, l’encouragea d’un cri,
saisit la bride, la poussa en haut : Hop! La grande femelle blanche bondit vers
le haut, s’aidant pour grimper de ses bois de devant comme d’un bâton. Elle
faisait tomber en bas de gros morceaux de glace, de la taille d’une tasse à
thé. Elle grimpa, atteignit l’endroit, se dressa vers eux.
Un des hommes monta par la courroie. Puis tous se hissèrent
à l’aide de cette corde. Une fois que tous furent montés, on abattit la femelle
blanche. Ils se mirent en route, rejoignirent Olaloq. Ils arrivèrent de nuit au
troupeau. Il chercha le berger et ne put le trouver. Finalement les gens de
Qunlelu, à la recherche du berger, se mirent à crier :
- Motlynto !
Soudain ils entendirent :
- Oui, oui.
C’était Motlynto. Ils le rejoignirent et lui dirent :
- Où sont les yarangues
? Allons vers les yarangues.
Les yarangues apparurent.
Ils les virent de loin. Ils bâillonnèrent Motlynto afin qu’il ne puisse crier
de loin. Ils arrivèrent, le ligotèrent et le laissèrent dehors sur un traîneau.
Puis ils entrèrent tous. Dès que la portière claqua, Olaloq sortit un grand
couteau qui était sous le sotsot,
frappa et coupa un des hommes en deux. Un des hommes de Qunlelu s’écria :
- Regardez ! Il en a tué un.
- Oui, dit Uqqemqeï. Saisissez-le, mais ne le tuez pas.
Ils le saisirent, le forcèrent à s’accroupir, puis le
maintinrent écrasé sous leur poids. Uqqemqeï posa l’une contre l’autre les deux
parties de l’homme coupé en deux et
chamanisa à ses pieds. Soudain l’homme, récemment encore en deux parties, se
leva. En se levant, il dit :
- Oh ! Quelle horreur !
- Attends. Doucement, lui dit Uqqemqeï.
Il continuait malgré tout de pousser des oh ! Uqqemqeï le
frappa. Brusquement l’autre demanda :
- Oh ! Malédiction ! Où est Olaloq ?
La femme de Olaloq ne cessait de dire : « Ils vont
tuer Olaloq ! » Qunlelu dit à l’homme qui avait été récemment tué :
- Bon, celui-là, nous le maintenons sous nous. Tue-le.
Aussitôt il le frappa au cou avec son couteau et le tua.
Ils les tuèrent tous, y compris la femme. Ils sortirent
pour prendre le chemin du retour. Ils détachèrent Motlynto, lui lièrent les
mains dans le dos, s’en servirent comme meneur de rennes, mains liées, le
bousculant de temps en temps pour qu’il se hâte. Par haine, celui qui avait
trompé son monde, qui avait causé tant de tort, ils le traitèrent ainsi. Ils
arrivèrent chez Vaïkynalyn où ils avaient fait halte la veille. Ils y
abattirent quantité de rennes et en offrirent bon nombre au vieillard qui
n’avait qu’un fils.
De nouveau ils emmenèrent Motlynto en direction de leurs yarangues. Ils le faisaient avancer
devant eux avec le troupeau. Ils haïssaient et
rudoyaient celui qui avait fait tant de mal. Pourquoi avait-il trompé
les gens ? Il avait fait tuer des hommes qui n’y étaient pour rien. Ils
arrivèrent enfin. Une fois chez eux ils tuèrent Motlynto. Puis on vécut sans
faire la guerre. La guerre cessa pour toujours.
Arelpynto, accompagné de sa fille, fuyait à pied devant les
ennemis. De nuit, dans l’obscurité, il fit une chute sur un rocher, dégringola
et se brisa la jambe. L’espace d’un éclair la fille vit son père tomber. Elle
sauta en bas avec précaution. En touchant le sol en bas elle l’appela :
- Où es-tu, père ?
- Je suis ici, dit-il. J’ai dû me casser la jambe.
- Que faire ? Comment t’aider ?
- Attends. Il vaut mieux que tu me tues sur place. Je
souffrirais. Je serais une source de soucis pour toi. Quand tu m’auras tué, que
tu auras fini de m’inhumer, va chez les Kereks. Qu’ils te cachent. Qu’ils te
creusent une cache sous le yorongue.
Et qu’ils ne parlent pas de toi aux gens de Qunlelu. Si quelqu’un veut te
prendre pour femme, ne refuse pas. Qu’il te prenne.
Elle tua son père, l’inhuma. Elle se rendit chez les
Kereks. A son arrivée elle leur dit :
- J’ai fui pour me réfugier chez vous. En chemin mon père
s’est cassé la jambe. Il m’a expliqué ce que je devais faire. Après quoi il m’a
dit encore : « Tu arriveras là-bas. Qu’ils te creusent la terre pour te
faire une cache sous le yorongue. »
Il m’a dit enfin : « Qu’ils ne parlent pas de toi aux hommes de Qunlelu.
Et si quelqu’un veut se marier avec toi, ne refuse pas ».
Les Kereks la crurent. Ils lui creusèrent un abri sous le yorongue. Elle s’y tenait tapie des
jours entiers. Finalement on la maria. Elle eut un enfant : elle mit au monde
une petite fille. Puis l’ennemi survint à nouveau et elle s’enfuit. Où qu’elle
arrivât, elle se cachait. Pour un temps on l’épousait. De nouveau elle enfantait,
après quoi elle disait aux gens de l’endroit :
- Ne faites pas la leçon à Qunlelu. Suffit de faire la
guerre ! Assez ! Que les hommes vivent en bonne entente ! Ils sont habiles. On
ne peut rien faire aux hommes de Qunlelu. Que les gens soient amis !
A force, elle eut fait le tour de la toundra. La guerre
cessa alors. Où qu’elle arrivât, de nouveau on la prenait et elle enfantait une
fois de plus. Elle cessa de parcourir la toundra et, en effet, la guerre cessa.
Kytgy, la soeur de Qunlelu, devint célèbre. On l’appela Kytgy-la-Procréatrice.
Kytgy refusait la guerre. Ceci est la fin.
Esuulgyn décida de punir Qunkinvin. Comme la veille les
bergers suivaient l’itinéraire de l’estivage. Qunkinvin gardait le troupeau la
nuit. On était en été, à l’époque des moustiques. Ce paresseux de Qunkinvin ne
voulait pas travailler. Il avait l’habitude de fainéanter. Et il avait
abandonné le troupeau malgré les moustiques. Heureusement des gens avaient
trouvé le troupeau et l’avaient ramené à ses maîtres, les gens de Esuulgyn. Le
maître, comme s’il était un homme méchant, prit sa décision. Quand il avait
pris une décision, il ne revenait pas en arrière. Quand les gens avaient ramené
le troupeau, Esuulgyn avait dit :
- Mais où est donc le berger ?
- Je ne sais, dit l’homme. Je n’ai vu que le troupeau.
Le chef Esuulgyn alla à la recherche du berger. Il le vit
qui dormait. Il lui dit :
- Eh ! Où est le troupeau ?
L’homme était soudain devenu muet et ne disait pas un mot.
Il parlait seulement avec les mains.
- Oh ! s’exclama Esuulgyn. Tu es tombé très malade, ou quoi
? Peut-être te ferai-je mal en te portant sur moi. Cela ne fait rien. Au moins
je t’aurai ramené sur mon dos.
Il le ramena sur son dos. Avant de partir, avant d’aller le
chercher, il avait dit aux autres :
- Cachez le troupeau là-bas.
Il ramena le berger vers les chargements. Personne ne s’y
trouvait, naturellement. Esuulgyn leur avait dit :
- Faites mine d’aller à la recherche du troupeau.
Ramenant le berger vers les chargements, il lui dit :
- Un instant ! Attends ici près des charges. Nous allons
essayer de trouver le troupeau.
En fait il savait que le berger n’en avait pas envie,
habitué qu’il était à paresser.
Les hommes feignaient de chercher les bêtes. Esuulgyn se
dirigea vers eux en sachant où il allait, sans avoir à les chercher. Evidemment
il l’avait trompé car il savait où était le troupeau. Arrivé auprès des hommes
il leur dit :
- Montrez-vous partout. Faites semblant de chercher.
Dès qu’ils amenèrent les bêtes vers les charges, Esuulgyn
s’approcha avec un des hommes. Il dit à Qunkinvin :
- Oh ! Tu regardes encore ? Nous, nous disons :
« Peut-être un homme est-il mort ». Et moi je dis : « S’il ne
mange pas, il mourra. Nous nous couvrirons de honte ».
Ayant parlé de la sorte il dit à l’homme qui l’accompagnait
:
- Retourne au troupeau, fais-le venir. Ramenez-le. Puis
nous tuerons une bête.
En attendant le troupeau, les hommes se rassemblèrent,
affluant de tous côtés après avoir feint de chercher. On amena les bêtes vers
les chargements. Tous les hommes étaient là. Esuulgyn leur dit :
- Eh bien ! Cet homme venu d’ailleurs nous allons le faire
souffrir des jours entiers. Il nous prend sans doute pour des gens mauvais et
stupides. Abattez un renne mâle de trait afin que nous mangions avant de
partir.
Ils l’abattirent. Il leur dit :
- Dépecez-le vite !
Il aiguisa sur un os de renne le couteau très émoussé
destiné à couper les os, puis il dit :
- Nous allons faire souffrir cet homme venu d’ailleurs.
Dépecez vite. Nous allons vite le préparer. Cela suffit. Il va nous prendre
pour des gens qui ne pensent qu’aux femmes. Je vais finir d’affûter ce grand
couteau. J’en ai déjà appointé la lame.
Subitement l’homme, celui qui ne dormait plus et qui avait
été très malade, commença à balbutier :
- Je suis guéri-i-i-i !
Esuulgyn dit seulement à ses hommes :
- Vite, dépecez-le, faites-en cuire la chair.
Or il leur avait expliqué les choses en catimini. Il leur
avait dit : « Je vais feindre de vous bousculer. Vous, feignez de vous
hâter. Mais n’allez pas trop vite. »
Le troupeau était affamé, et l’on n’avait pas encore fini
de faire cuire la viande. Enfin il dit à l’un des hommes :
- Fais paître le troupeau. Ensuite ramène-le vite et
reviens ici.
Les hommes mangèrent joyeusement. Pendant qu’on faisait
paître les bêtes, la viande cuisait. Le maître dit :
- Nettoyez bien les jambes. Retirez-en les tendons.
Extrayez la moelle des os.
Tout en cuisinant il rajoutait du bois dans le feu. Le
malade essayait de guérir. Il disait :
- Je ne suis plus malade.
Esuulgyn ne criait pas. Il disait seulement aux autres :
- Faites cuire seulement les bons morceaux. Ah ! Voilà le
troupeau !
On avait amené les bêtes. Le malade se rétablissait peu à
peu. Il prenait une grande part à l’ouvrage. Une fois le troupeau sur place,
bien que le chef ne fît rien, le malade se mit soudain à hurler :
- Je vous dis que je suis tout à fait guéri.
Esuulgyn lui dit :
- Bon ! Que les gens mangent puisque nous t’avons préparé.
En arrivant on nous dirait : « Vous ne pensez qu’aux femmes ». Bon,
mangez vite. Pour toi on a fait quelque chose.
- Mais je suis tout à fait guéri. Je ne le ferai plus.
- Non, non ! Puisque nous avons tué un mâle de trait
appartenant à autrui.
L’autre ne cessait de répéter :
- Je suis guéri. Je ne le ferai vraiment plus.
- Ah ! Mais puisque nous avons abattu un mâle appartenant à
autrui. Nous leur raconterons. Ils nous diront : « Vous l’avez tué par
gloutonnerie ! »
L’homme avait fini par se mettre à hurler dans la toundra,
dans tous les sens et en direction du troupeau. En même temps il rajoutait du
bois dans le feu :
- Je suis vraiment tout à fait guéri. J’ai compris la
leçon. Je cesserai de paresser.
Esuulgyn dit aux autres :
- Que devons-nous faire ? Qu’en dites-vous ? Nous avons
malgré tout eu tort d’abattre le renne d’un autre. Ils vont nous faire des
remontrances. Moi, je vous dis : « Nous devrions nous hâter ».
Finalement l’homme se leva brusquement et s’enfuit à toute
allure dans la toundra. Puis il refit son apparition tout en restant un peu à
l’écart. Esuulgyn s’était calmé à son endroit. Il avait d’abord voulu tuer ce
grand malade. Il avait feint de vouloir le tuer.
On l’avait changé du tout au tout, ce jeune homme. On
l’avait grandement amélioré. Il était devenu heureux de vivre.
Il était un homme du nom de Somaragtagyrgyn. Son père avait
été tué à coups de pied par un Eskimo. A l’époque il était petit garçon. Durant
toute son enfance il s’était souvenu de son père et s’était efforcé de devenir
fort et adroit. Il était effectivement devenu fort, adroit et rapide. Il
rattrapait même des rennes sauvages à la course. Alors il alla voir l’Eskimo.
On était au printemps. La toundra verdoyait de nouveau. Il dit à sa femme :
- Allons au bord de la mer, à l’accostage des barques.
Bientôt ils arrivèrent. Un peu plus tard une barque
apparut. Dès qu’ils la virent, il fit en ces termes des recommandations à sa
femme :
- Quand ils aborderont, sache-le, ils me donneront quelque
chose. Quand on déchargera la barque, fais-moi me hâter et fais-moi aider ceux
qui déchargeront. Appelle-moi par mon nom. Dis : « Somaragtagyrgyn, aide à
décharger la cargaison ». Désigne-moi bien fort par mon nom. Dis encore :
« Sois prévenant, sinon on te tuera à coups de pied ».
Bientôt accosta la barque en peau de phoque barbu. Elle était
pleine de tout un tas de choses, des ballots de tabac, des ballots de thé. On
commença à décharger. L’épouse de Somaragtagyrgyn lui dit :
- Va donc aider !
La barque qui venait d’arriver était justement celle de
l’homme qui avait tué son père. Il prêta
main forte. Bientôt sa femme lui dit :
- Dépêche-toi. Tu vois bien qu’on est pressé de décharger.
La marée monte.
Somaragtagyrgyn demanda au chef d’équipage :
- Si on lance les ballots, ils vont se briser ?
Les ballots de thé avaient des attaches de fer. Ils étaient
très volumineux et très pesants. L’autre, le maître, celui qui avait tué son
père, lui répondit :
- Eh bien non ! En vérité, non. Ils sont lourds.
Il prit un ballot par une attache, l’agrippa bien, se
retourna, regarda du côté des gens. Il n’y avait personne quand il se retrouva
sur la rive, et il alla y jeter le ballot qu’il tenait d’une seule main. Le
ballot de thé s’enfonça dans le sable au bord de l’eau.
Sa femme lui dit, le réprimandant :
- Eh là ! Pourquoi, grand machin, es-tu allé le jeter ?
C’est ta faiblesse qui te fait enrager ?
Il se retourna vers elle, retira d’une main le ballot
enfoncé dans le sable et le porta plus loin, sur la terre sèche. Il jeta en
catimini un regard mauvais à sa femme. Celle-ci comprit et dit:
- Eh bien, va vite aider !
Il se précipita, se mit à porter des ballots de thé à deux
mains. Le déchargement s’acheva. Alors le maître du bateau, l’Eskimo, dit :
- Sortez la barque de l’eau.
Somaragtagyrgyn lui dit :
- Je vais sûrement la briser si je la porte seul.
- Elle est lourde, dit le patron. Prenons-la à deux, toi
d’un côté, moi de l’autre.
Sur ces mots Somaragtagyrgyn l’empoigna par deux sièges, la
souleva brusquement au-dessus de sa tête. Se retrouvant sur le rivage il dit :
- Où dois-je la poser ?
Alors l’autre gaillard, l’Eskimo qui avait tué son père, se
mit à chercher ses bonnes grâces. Il lui dit :
- Pose-la ici.
Il la posa. L’autre reprit :
- Ne serais-tu pas le fils de Sumet ?
- Si.
- Ah ! Les hommes vont manger un morceau, ajouta-t-il pour
les jeunes. Ramassez du bois.
De nouveau Somaragtagyrgyn regarda sa femme en catimini.
Elle comprit et dit :
- Tu recommences à te tourner les pouces. Aide donc à
ramasser du bois. Tu paresses. Tu devrais bien toi-même te dire : « Je
vais aller les aider ».
Il partit au pas de course ramasser du bois. Il en ramassa
tant et plus. On cassa la croûte. Ensuite le patron distribua des marchandises.
Il lui donna un ballot de thé, un ballot de tabac, une peau de morse entière,
une vraie peau de phoque barbu, des courroies en quantité. Il fit des parts de
ce qu’il donnait et dit :
- Ceci, c’est pour toi.
Il lui donna bien des choses. Quand on lui eut donné ces
marchandises, il jeta un regard à la dérobée à sa femme. Elle comprit :
- Allons, fais des balluchons. Nous allons rentrer chez
nous. Enveloppe cela dans une peau.
Il fit un balluchon. Elle le pressait et il se hâtait. Elle
lui disait sans cesse :
- Te faut-il une journée entière pour faire un balluchon ?
Quand il eut fini, qu’il ne lui restait qu’à hisser le
balluchon sur son dos, sa femme saisit sa lance et dit en partant au pas de
course :
- Eh ! Je te laisse. Ils vont encore te tuer à coups de
pied.
Il chargea vivement le balluchon, prit sa lance et suivit
sa femme en courant.
Ils partirent. Il n’avait rien fait à l’Eskimo qui lui
avait donné beaucoup de marchandises. Par la suite l’Eskimo lui en apporta
encore.
Des cousins habitaient un même village. L’aîné, Qaanty,
vivait dans la première yarangue. Le
cadet, Ïily, dans la yarangue voisine.
Par un jour d’automne Qaanty dit à Ïily :
- Et si à l’occasion on faisait un concours d’art
chamanique ? On verrait qui est le plus fort.
- D’accord, répondit l’autre.
Ils vivaient bien et étaient toujours dans de bonnes
dispositions d’esprit. Le temps passa. Ïily ne s’aperçut pas que l’idée du
concours lui était sortie de l’esprit. Soudain, une fois, en rentrant de nuit
après avoir gardé son troupeau, il tomba à l’eau. Il dut ramer, mais malgré ses
efforts il ne put sortir du lac. Tout en ramant il pensait, étonné :
« J’étais pourtant sur une route en terrain sec. Peut-être me suis-je
perdu ? Par où donc suis-je passé ? » Il commença peu à peu à se sentir
transi à force de nager, mais le lac était très grand. Enfin il en sortit. Dès
qu’il toucha le sol du pied, tout devint sec. Il se retourna vers l’endroit où
il nageait récemment : apparemment ce n’était pas un lac, mais le lieu où
urinaient les rennes. C’était de l’urine de renne. L’endroit était très peu
profond. On ne pouvait s’y noyer. Or lui avait nagé longuement, jusqu’au milieu
du jour. Pourtant il était parti au moment où le soleil ne faisait que se
lever. Il se dit : « Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai failli me noyer dans de
l’urine de renne ».
Pendant qu’ils mangeaient sa femme lui dit :
- Qu’as-tu fait si longtemps? Qaanty pour sa part s’est mis
en route alors que le soleil n’était pas encore levé.
Ce n’est que lorsqu’elle eut dit ces mots qu’il se souvint
de sa conversation avec son cousin. Plus tard, après avoir encore failli
oublier ce qui s’était passé, il imagina une réponse à Qaanty... Déjà il avait
neigé. Qaanty rentrait chez lui. Il marchait dans des traces qui avaient été
faites dans la journée et approchait des yarangues.
Soudain celles-ci disparurent complètement. Il regarda autour de lui. Il était
debout dans un grand creux dont il ne pouvait ressortir. Toute la journée il en
fit l’ascension et n’arriva en haut que vers le soir. Une fois en haut il se
retourna vers ce creux. En fait il avait passé la nuit dans l’empreinte d’un
pas de renne. Alors il se dit : « Oh, oh ! Ïily est à coup sûr un chamane
expert lui aussi. Curieux ! On verra ce qu’il fera la prochaine fois ».
Pendant quelque temps ils vécurent tranquillement...Un jour
Ïily revint chez lui après avoir dressé un renne. C’était déjà le soir. Il
entra dans la yarangue. Le feu
brûlait. La marmite y était accrochée. Sa femme ne lui dit pas bonjour et ne
regarda pas son mari qui entrait. « Pourquoi cela ? Elle reste à s’occuper
de son feu. » En fin de compte il l’interpella. Elle ne répondit pas.
Alors il s’approcha, l’examina, écouta sa respiration. Il fut épouvanté. Il
appela les voisins. On prépara la défunte, puis on lui fit des obsèques et on
démembra son corps.
Le lendemain soir il faisait la cuisine. Soudain il
entendit le bruit d’un attelage. Il sortit. Il dit à la personne installée sur
le traîneau :
- Bonjour !
Soudain il reconnut la voix de sa femme. Il se dit :
« Pourtant nous l’avons démembrée. Et ses habits, nous les avons
tailladés, et j’ai découpé le traîneau en petits morceaux. Les rennes, nous les
avons abattus et nous avons porté les peaux dans la yarangue». Il était très effrayé. Son visage était blanc comme
neige. Il se dit : « Ce n’est peut-être qu’un rêve ». Alors qu’il se
tenait ainsi debout, Qaanty se précipita pour déharnacher les rennes de
l’arrivant, puis ils entrèrent ensemble dans la jaran’e. Ïily était resté dehors, appuyé contre le chargement du
traîneau. Puis sa femme l’appela, il tressaillit et entra. Quand il se fut
glissé dans le yorongue, elle lui dit
:
- J’ai été longtemps en visite au village de ma mère.
Son mari l’informa de ce qui s’était passé. Ils se
couchèrent, maudissant Qaanty en pensée. Le lendemain matin Qaanty, vêtu de sa
seule combinaison de dessous, sortit de sa yarangue
pour aller uriner. Après cela il voulut rentrer, mais fut surpris par un
épais brouillard. Il ne voyait même pas ses pieds. Même le chargement qui était
à côté de lui il ne pouvait le voir. Il fut bientôt complètement gelé. Ses
pieds se glaçaient car il n’avait que des bottes intérieures. Enfin la lumière
se fit. Comme précédemment il était près de la yarangue. Le chargement non plus n’avait pas bougé. Manifestement
sa propre urine lui avait fait perdre son chemin. Il alla voir son cousin et
lui dit :
- Bon, c’est assez ! Cessons cela. Nous avons un savoir
équivalent. Vivons paisiblement comme nous le faisions avant.
Ainsi donc on raconte qu’un ours brun et un ours blanc de
même âge s’affrontèrent. A peine le soleil se fut-il montré qu’ils se mordirent
l’un l’autre et ne cessèrent qu’avec la disparition du soleil. L’ours brun
resta sur place, l’ours blanc s’en alla. Ses frères virent l’ours brun et lui
demandèrent :
- Que t’arrive-t-il ?
- C’est l’ours blanc qui m’a fait cela. Nous avons le même
âge.
- Allons sur le lieu de la rencontre, lui dirent ses
frères.
L’ours brun avait vieilli. Ses frères se mirent à chercher
l’ours blanc. Sur le rivage ils virent le corps d’une énorme baleine. L’ours
blanc était là et mangeait de la baleine. Sur la falaise vivait le glouton. Il
regardait. Mû par la faim il se dirigea vers la baleine. Près de là hurlaient
des loups et des renards. Craignant l’ours brun ils se tenaient derrière le
glouton. Lui, l’ours brun Uvalaïnyn, ne les laissait pas approcher de la baleine.
Il ne laissait pas non plus approcher le glouton. Pourtant ce dernier approcha.
Le brun sauta de dessus la baleine et dit au glouton :
- Tu t’en approcheras seulement quand tu me vaincras. Pour
le moment, c’est non.
Sur ces mots l’ours brun frappa le glouton. Celui-ci lui
laboura le ventre de la patte, l’éventra, l’étripa. Il se mit à manger de la
baleine, tout en disant à l’ours brun :
- Je te le disais ! Si tu t’étais écarté, je ne t’aurais
rien fait.
Repu le glouton alla se coucher sur la falaise. Etendu il
regardait l’ours brun. Bientôt celui-ci mourut. Le glouton dormant, l’ours
blanc approcha de la baleine. A sa venue les renards et les loups s’enfuirent.
Ils réveillèrent le glouton :
- Frère, toi qui es notre sauveur. Vois l’ours blanc qui va
vers la baleine.
- Je vais vous chasser, répondit le glouton. Filez d’ici.
Ils partirent. Le glouton appela l’ours blanc, se dirigea
vers lui et lui dit :
- Tu es désobéissant !
- J’ai faim, moi aussi, dit l’ours blanc qui se mit à
manger.
Le glouton le rejoignit, lui sauta sur le dos et essaya de
le mordre. Il ne put. Il finit par le mordre au cou. Il l’étouffa et l’ours
blanc mourut. Il cria aux loups et aux renards qui attendaient :
- Mangez donc celui-ci. Il est encore tout chaud.
Ils se mirent à manger. Le glouton repartit chez lui,
disant aux faibles - aux loups et aux renards :
- Frères, je m’en vais. Ecoutez ce que je vous dis : si des
forts s’approchent de vous, écartez-vous.
Le glouton s’en alla. Ensuite un ours blanc effraya les
loups et les renards. Enfin tous s’en allèrent.
Un renard et un ours se rencontrèrent. Le renard demanda :
- Quelle est la chose que tu crains le plus ?
- Une chose de la forêt.
- Quelle chose de la forêt ?
- J’en tremble, dit l’ours : la perdrix.
Le renard se moqua de lui.
- Pourquoi te moques-tu de moi, dit l’ours.
- Parce que je la tue d’un coup, cette perdrix que tu
crains.
- Tu ne peux pas la tuer d’un coup ! Elle est effrayante
dans la forêt quand elle s’envole brusquement. Et toi, de quoi as-tu peur ?
- Je redoute beaucoup Tête-de-Motte. Quand il fait briller
quelque chose dans ta direction et que cela claque, cela tue. Beaucoup de mes
amis sont morts ainsi.
Pour l’heure c’est l’ours qui se moqua de lui :
- Ce Tête-de-Motte dont tu as peur, je pourrais le tuer en
un clin d’oeil.
- Non, tu ne le pourrais pas le tuer, dit le renard. C’est
lui qui te tuerait.
Alors ils firent un concours. Le renard dit :
- Passe par le col en haut de cette montagne et tu verras
probablement Tête-de-Motte. Moi, je vais aller dans la forêt par ici. Cherchons
chacun de notre côté la chose dont nous ne croyons pas qu’elle fasse peur.
L’ours accepta immédiatement. Ils se séparèrent. L’ours
escalada la montagne tandis que le renard partait dans la forêt. Le renard
captura deux perdrix, mais l’ours revint en boitant : on lui avait tiré dessus.
Il arriva vers le renard boitant bas. Ses blessures saignaient abondamment. Le
renard lui dit :
- Je te l’avais bien dit. Ce Tête-de-Motte est mauvais.
C’est affreux, il ne fait que tuer.
Naturellement l’ours garda le silence, mais il se tordait
de douleur.
- Je t’ai apporté, dit le renard, ces deux perdrix dont tu
as peur.
L’ours ne répondit même pas tant il avait mal. Le renard se
réjouissait en secret. Il pensait à part lui : « Comment l’achever ? Cela
me ferait une bonne provision de nourriture ».
- Tu es un ami cher, dit-il. Je veux te soigner.
- Si tu as des remèdes, fais l’impossible pour que je
guérisse.
Après réflexion le renard dit :
- Je vais te faire mal, mais cela ne durera pas longtemps.
- Vas-y, fit l’ours. Je souhaite fort me rétablir.
Le renard fit un feu et mit des braises sur les blessures
de l’ours qui bien entendu se tordit de douleur.
- Frère, dit le renard, tu vas souffrir un petit peu, mais
tu guériras.
En fin de compte l’ours fut tout en feu. Il flamba
entièrement. Quand son pelage eut brûlé, il mourut. Le renard eut de la viande
pour une année.
Tous les animaux de la toundra s’étaient rassemblés : le
loup, le renne domestique, l’ours, le glouton, le renne sauvage, le renard, le
lièvre, le spermophile et la souris. Ils s’étaient retrouvés pour faire la
course : on verrait lequel d’entre eux serait le plus rapide. Les loups mirent
en lice un loup véloce entre deux âges, les rennes domestiques une jeune
femelle de course, les rennes sauvages une femelle de deux ans, les lièvres un
lièvre lui aussi entre deux âges. Ces animaux étaient toujours mis en lice,
réputés qu’ils étaient pour leur vitesse. Ils participèrent tous à la course.
On partit de très loin. Lorsqu’on fut sur le chemin du retour, la femelle
sauvage s’installa durablement en tête. Derrière elle venait le loup, puis le
renne femelle, puis le lièvre. Cependant quand on approcha des yarangues, le renne femelle prit les
devants. Nul ne pouvait suivre ses traces. Ce n’est pas sans raison que l’homme
l’utilisait pour remorquer son traîneau de course. Elle était très vive. Tout à
fait en queue venaient le spermophile, puis le renard, le glouton et l’ours.
En arrivant aux yarangues
la jeune femelle de course vit que la souris la précédait. Elle ne pouvait
que la suivre sans pouvoir s’en rapprocher. Les spectateurs virent eux aussi la
souris accourir en tête. Elle arriva aux yarangues
hors d’haleine, suivie par le jeune renne femelle de course. La femelle
sauvage venait ensuite, accompagnée du loup. Derrière le loup déboucha le
lièvre. Naturellement tous les spectateurs dirent :
- Oh, oh ! Voyez-vous cela ! La souris a gagné ! Elle les a
tous semés. Pourtant elle est la plus petite et elle a les pattes les plus
courtes. Allons examiner les traces faites avant l’arrivée. Ainsi nous verrons
qui faisait les enjambées les plus longues.
Ils allèrent examiner les empreintes et aperçurent tout
plein de gîtes de souris creusés dans la neige et disposés tout le long de la
route. En fait la femelle renne de course avait fait les enjambées les plus
longues et en vérité c’était elle la première. Les souris avaient procédé de la
sorte : étant très nombreuses, elles sortaient de leurs demeures de neige l’une
après l’autre : l’une disparaissait et la suivante apparaissait aussitôt. On
avait l’impression de voir toujours la même souris en tête de la course. Ainsi
une d’entre elles était arrivée la première aux yarangues faussement essoufflée. C’est ainsi que cela s’était
passé.