В. БОГОРАЗ

МАТЕРИАЛЫ ПО ИЗУЧЕНИЮ ЧУКОТСКОГО ЯЗЫКА И ФОЛЬКЛОРА

САНКТ-ПЕТЕРГУРГ 1900

 

BOGORAZ

MATERIAUX POUR L’ETUDE DE LA LANGUE ET DU FOLKLORE TCHOUKTCHES

SAINT-PETERSBOURG 1900

(Les titres et les notes sont de Bogoraz)

 

15. Еконнэлымӈыл (записано от чукчи Гатле на урочище Суxарном осенью 1897 г.)



Екуннин э’ӄэтэгинӈыльын гатанӈыма, эрмэчьу лынъё, мурык рамкэты рамаравӈыгъат. А’ӄамараквъат. Куннин-ым рэмкын. Рыпэт ӈыроргарэ аёгты пэлянэнат, гэйичьэмэ ӈирэӄ Лявтылывальын ытри Чыкэгрэв. Чымӄыл-ым ӄол, йъэлгытомгычгын. Ытръэч-ым гэӈирэмъэмитэ, гарыннымъамэта нъэлгъэт, ӄутти гэткулинэт ымыльо, эмӄэгнэвэ. Ынӄэната айылго лыӈкы паагъат, гынтэквъэт. Атаӄъака нутэк нъалыӈӈогъат, ӄопӄатыӈӈогъат. Иквъи ынӈот, ивнин Лявтылывальына Чыкэгрэв:

- Ынпычьигым! Опопы ы’ттъыёлягты амгымнан мыгагчавакватгъак. ¹рэӄ ярак мыпкиргъэк, турык рыягнавкы таӄъанльататыльыт мынгагчаватынат.

Эквэтгъи. Танӈыт-ым ытръэч катам мынгыткэн нъэлгъэт. Екуннин а’ӄатагэнӈыльычгын гэккэлӄыле, аталтанӈэпы рымайӈавъё эккэлӄыл, илгымыргэвыльыт, ӈирэргэри, йъаяпэральыт, ы’ттъыёл эмчейвэ кылявыркыт, ӄутти-ым яачы таӄъайӈагъат. Гаглытыляркыт, ӄынвэр атаӄъакыльыт ӈирэӄ найъонат, гэӈирэӄмъэмилинэт. Нивӄин Чымӄыл:

- Гу! Наранмымык! Мынорвыйпымык!

Ӈыроӄ орвыт ачгыта нэтрилынэт, йыпыянво. Пирӄыгъэт яачы, гынрыру лыгнинэт эймэвыльыт. Екуннин э’ӄэтэгинӈыльын гаккалӄылма пыкиргъэт. Вэтчагъэ, гырголягты пиӈкугъи Яконнэчгын, катам гээвмэл. Эмӄынпиӈкук льолӄылыйпыян янра рытчыркын. Панэна ныпиӈкучитӄин, мыргэвтэлет чечгэӈчыкойпы янръатгъат. Иквъи Чымӄыл:

- Ии! Гынан-ым ӄылӄэгнэквын!

- Ельо! Гынан!

- Ээ! Мачынан гымнан!

Рынныкон пиринин, ырыт. Ивнин ынӈот Чыкэгрэвынэ:

- Катам гытолгэпы ӄынпыткэквын, мэӈӄъом эвыр панрэватгъэ мыргэв!

- Яв-яв! Льолӄылыйпыян йытычьэтыркын. Этыӄун кытрэлгыпы мынпыткэквъэн!

Ваарват тиӈунин рылпык рымагты. Ток! Пэӄэтатгъэ Екуннин, тэтъын-ӈан въэвъентогъэ. Накытгынтыпэнрыгъан ӈирэнлеӈу. Чымӄылена илгымыргэв йыннин, ынанчинит йымнэн, ымыльо элгыйъаяпылвынтыавэръыгыргын. Танӈырымайӈавъё гынтэквъи, танӈыт-ым кынмал. Таӄъы нэймитгъэн. Ынкатагнэпы паагъат а’ӄамаравкы. Ытръэттэгын.



15. Conte sur Jakunnin1 (noté auprès de Gatle en automne 1897 au lieu-dit Sukharnoïé)


Jakunnin, cruel meurtrier désigné comme chef, voulut avec les Russes combattre notre peuple. Ils combattirent avec cruauté. Il tua nos gens. Il n’en laissa que trois en vie, les deux frères Lavtylyvalyn et Sykegrev, et Symqyl2, leur cousin. Ils étaient restés avec seulement deux flèches, ils n’avaient plus que deux flèches taillées dans des bois de rennes. Les autres, ils les avaient toutes utilisées à force de tirer. C’est pourquoi, effrayés, ils avaient cessé de tirer et avaient fui. Ils se retrouvèrent dans la toundra sans vivres et amaigris. Lavtylyvalyn dit ceci, il dit à Sykegrev :

- Je suis l’aîné. Je vais partir rapidement, prendre seul les devants. J’arriverai peut-être à la maison et je hâterai ceux qui iront à votre rencontre avec des vivres3.

Il partit. Les Russes n’étaient plus que dix. Jakunnin le cruel meurtrier et son fils adoptif4, un étranger issu des Youkaguires, fils adoptif élevé par lui, portaient tous deux des cottes de mailles blanches5 et ressemblaient à des mouettes. Ils allaient en tête, à pied, en courant6, les autres venaient derrière, chargés de vivres. Ils avançaient rapidement et finirent par rattraper les deux hommes dépourvus de vivres, avec leurs deux flèches. Symqyl dit :

- Gu ! Ils vont nous tuer. Faisons-nous un rempart avec nos traîneaux.

Ils placèrent côte à côte les trois traîneaux en guise de rempart. Ils s’accroupirent derrière et observèrent ceux qui approchaient. Jakunnin le cruel meurtrier arriva avec son fils adoptif. Il se dressa, sauta en l’air, haut comme un mélèze. A chaque saut sa visière s’entrouvrait. Il continuait de faire des sauts et les attaches de sa cotte de mailles se défirent sous les aisselles.

- Eh bien ! Si on lui tirait dessus7 ? dit Symqyl.

- Oui, dit Sykegrev. Tire-lui dessus.

- Frère ! Fais-le, toi.

- Bon ! Moi, d’accord.

Il prit une flèche et son arc.

- Essaie de le toucher au flanc, là où la cotte de mailles s’est desserrée.

- Attends ! Sa visière saute de temps à autre. Peut-être le toucherai-je au front.

Il tendit la corde de l’arc jusque derrière l’épaule. Toc ! Jakunnin s’affaissa et dans l’instant poussa son dernier soupir. Tous deux se précipitèrent. Symqyl lui ôta sa cotte de mailles et l’enfila lui-même, tout ce grand habit de fer blanc comme une mouette. Le pupille des Russes s’enfuit, et les Russes avec lui. Ils s’emparèrent des vivres. Après cela on cessa de se battre cruellement. C’est tout.


Notes

11. Les Tchouktches donnent le nom de Jakunnin au major Pavlutski, chef des cosaques russes à l’époque des derniers heurts entre Russes et Tchouktches et tué le 21 mars 1747. Le récit de la mort de Jakunnin existe sous plusieurs variantes qui coïncident jusqu’à un certain point avec les récits russes et youkaguires. Selon une grande partie de ces variantes, Jakunnin blessé fut fait prisonnier et on lui fit subir une lente torture pour se venger de sa cruauté vis-à-vis des Tchouktches prisonniers. Ici Jakunnin est dénommé eqe-teinn’ylyn « le mauvais tueur » précisément en raison de cette cruauté (voir les récits sur Jakunnin dans la Section II).

22. On fait remonter d’habitude la participation de Lavtylyvalyn, Sykegrev et symqyl à la lutte contre les « vrais Tann’yt », c’est-à-dire contre les Koriaks et les Tchouvanes. Il existe de multiples relations sur différents épisodes de cette lutte (voir la Section II). Lavtylyvalyn « celui qui hoche la tête » intervient constamment comme principal ermesyn, chef des Tchouktches. En hochant la tête, il donnait des indications à ses guerriers, les envoyant contourner les ennemis ou assaillir les demeures fortifiées.

33. Takanlatatylyt « les porteurs de vivres ». Les preux tchouktches qui se déplaçaient sur des traîneaux légers ne pouvaient emporter de vivres du fait que les traîneaux de voyage tchouktches ne sont pas équipés pour recevoir le moindre chargement. Tous les approvisionnements devaient être transportés en convoi (muute), et relativement lentement.

44. Ekkelqel « fils adoptif, beau-fils ». Les récits russes ne savent rien du fils adoptif de Pavlutski. Mais, en général, les cosaques avaient toujours à leurs côtés des femmes yakoutes, youkaguires et tchouvanes. D’autre part il y avait dans le détachement de Pavlutski un contingent auxiliaire tchouvane-youkaguire qui constituait près de la moitié de l’ensemble des combattants.

55. Mirgev « armure ». Les guerriers tchouktches utilisaient des armures faites de bandes de cuir rêche de phoque barbu attachées par des lanières ou de fines plaques de métal également attachées. Ces plaques étaient vraisemblablement forgées par des forgerons koriaks sédentaires (pogtylyt). Il est difficile de dire si elles étaient en usage avant l’arrivée des Russes. Les récits tchouktches, qui attribuent la première apparition d’instruments de fer à leur importation par les Russes, affirment que les armures faites de plaques métalliques existaient indépendamment des Russes. Les combattants russes portaient le plus souvent, en effet, des cottes de mailles. Les armures de cuir avec des plaques de métal qui étaient aussi en usage, ne présentent pas de ressemblance avec les armures tchouktches. Cependant, ici, c’est précisément Jakunnin qui porte une armure brillante en métal, et le preux tchouktche la reçoit en guise de butin de guerre. Les articles fabriqués par les forgerons koriaks, pipes, couteaux, doloires et autres rivalisent jusqu’à nos jours chez les Tchouktches avec les articles de métal européens et américains. On peut voir des exemplaires d’armures tchouktches en cuir et en plaques de fer dans les collections du Musée Ethnographique Impérial de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg.

66. Em-sejve kylaurkyt « ils courent à pied ». Effectivement les cosaques devaient la plupart du temps se déplacer dans la toundra à skis, à l’exemple des chasseurs youkaguires et tchouvanes.

77 Etoqon mynylqejn’evkan « ne tirerons-nous pas ? » On attribue en général le tir qui frappa Jakunnin non à Symqyl, mais à un jeune guerrier du nom de Eurgyn ou Eyrgyn.

16. Э’ӄэльыльэткин пыӈыл (записано от чукчи Гатле на урочище Суxарном осенью 1897 г.)





Мэлгытанӈычгыт аӈӄайпы лейвыльыт. Чаак пыкиргъэт, эквыйынрыйӈын нагалягъан, ы’твэ, чымӄык амӈыроёт, чымӄык-ым амӈыраёт, аммытлыӈэн-ым ӄутти. Аӈӄачормык чавчыват атчыта нъатчаӄэнат. Нытэвыльатӄэнат, ныгаляӄэнат, ӄынвэр йынрэпы мъэмитэ ныйъоӄэнат. Гук, гук! Ӄутти мэмлычыкогты ныпэӄэтатӄэнат, ӄымэк гынунык рэмкын нэткугъэн. Яврэнак гэкэӈыльыт утчыку нылейвыӄинэт. Танӈа-ым а’мын начамэтатгъан, нъатчаӄэнат. Эвыр-ым эймэквъэт ӄэгнэвмич. Пов! Пов! Ӄутти ачааттэкгыпы ныпэӄэтатӄэнат, ӄутырык ӄаат нанмынат, чейвэ нъэлгъэт. Ынкатагнэпы элкыле льувылгыгъэт, маравкы паагъат.


16. Récit du temps des guerres1 (noté auprès de Gatle en automne 1897 au lieu-dit Sukharnoïé)


Les Russes, se déplaçant sur la mer, arrivèrent sur la Tchaun. Ils passèrent le long d’un haut ravin dans leurs embarcations, les uns à trois, les autres à quatre, et d’autres encore à cinq. Les Tchouktches les attendaient dissimulés au bord de la mer. Eux ramaient, passaient. Soudain, depuis le ravin, les flèches se mirent à pleuvoir sur eux. Guk, guk ! Les uns tombèrent à l’eau. Près de la moitié des hommes furent tués.

L’année suivante des hommes à traîneaux traversaient une forêt. Des Russes y étaient tapis et attendaient. Eux approchèrent à portée de tir. Pov ! Pov ! Les uns tombèrent des traîneaux, les rennes de certains autres furent tués. Ils se retrouvèrent à pied. Après cela les gens apprirent à se connaître. Ils se rencontrèrent et cessèrent de se battre.

1

Ce récit se fait probablement l’écho des heurts qui ont eu lieu à l’époque des incursions maritimes des cosaques et des chasseurs et pêcheurs sur des embarcations à voiles et rames, comme par exemple Dejnev et Chalaurov. A la recherche du fleuve fabuleux Kovytcha, les cosaques faisaient des incursions au fond de la baie de la Tchaun et entraient dans l’embouchure de la Tchaun qui est, sur le littoral de l’océan Glacial Arctique, le seul fleuve de quelque importance à l’est de la Kolyma. Eqelyletkin pyn’yl est le nom donné à tous les récits de l’époque des guerres avec les Tann’yt, du verbe eqelyleerkyn « attaquer» (comparer avec le N°15 ligne 1 eqe-teinn’ylyn’ et ligne 27 aqa-maravky).

17. Майӈъаргыргытагныӈӄаткэн пыӈыл (записано от чукчи Гатле на урочище Суxарном осенью 1897 г.)





Ыннэн а’ачек нотайпы лейвыльын, ӄликкин ярат, наӄам уйӈэ мэӈин егтэлльэн, эмвъирэмкын ымыльо. Гытъэтгъи, армачьырагты рэсӄиквъи, эмпэнээльыт нарычгытваӄэнат. Ымыльо тэкичгын ынанчинит гапатлен кукэк, гэткивлин ынкы, йылӄэтык галвавлен, ымныкэрэт нывэтгаквылгыӄэн въирэмкын. Эргатык энаальэты рэсӄиквъи, лымӈэ такэчгыпатгъэ, йылӄэтык лываквъэ ампанаальывэтгава. Ӈанэнӄач нэмэ рымагтэты рэсӄиквъи эмынӈин. Ымыльо ӄликкин ярат эмрынгиитэ ёпаннэнат, ӄынвэр въэрамкывэтгав валёмнэн, палёмтэлнэн ымыльо. Вилвил-ым пиринин, мыквил, ыныкрагты гэквэтлин. Наӄам въирэмкын яалятгъэ кынмал. Эвыр миӈкри рэмкичиркын-ым, ӄонпы эльукыльин омака ныетӄин, рэӄык лылек эвытрыкыльин. Ӈан-ым ӈан а’ачеӄӄай, въирэмкытумгыӄэй, ӄонпы эӈэӈытвигъи, мэйӈэӈэӈыльу нъэлгъи.



17. Récit des temps de la grande maladie1 (noté auprès de Gatle en automne 1897 au lieu-dit Sukharnoïé)


Un adolescent, qui marchait dans la toundra, aperçut un campement, vingt yarangues, mais où personne n’était en vie. Tous les gens étaient morts. Il avait faim et entra dans la yarangue du maître et n’y trouva que des morts étendus. Il fit cuire lui-même dans une marmite toute la viande, passa la nuit sur place, mais il ne put dormir. Toute la nuit les morts conversèrent. Le lendemain il entra dans la yarangue voisine, de nouveau fit cuire de la viande, mais ne put dormir du fait que les morts conversaient. Le surlendemain à nouveau il entra dans la yarangue suivante. Il visita à tour de rôle l’ensemble des vingt demeures. Il finit par entendre la conversation des morts et par toutes les écouter. Il prit les biens, beaucoup de biens, et partit chez lui. Les morts le suivirent. Quand il allait en visite, ils l’accompagnaient toujours, sans qu’on les voie. Ils ne se montraient pas. Et le jeune homme, compagnon des défunts, devint à jamais un chamane, un grand chamane.

1

Un récit de contenu presque analogue existe chez les Youkaguires de la toundra. En ce qui concerne les demeures pleines de morts comparer avec le N°6. Il faut remarquer qu’un homme seul, se déplaçant dans la toundra sans aucun abri, est plus caractéristique des contes toungouzo-youkaguires, alors que dans des conditions identiques les Tchouktches parlent de nymytvalyn, c’est-à-dire d’une personne qui vit dans un campement. Cela correspond à la différence de mode de vie entre les chasseurs errants et les éleveurs moins mobiles.