8. Mort volontaire(1)
(noté auprès de Ajn’anvat en été 1897 à Nijnekolymsk)
Elygyqy avait
beaucoup emprunté à un marchand yakoute. Pendant plusieurs années
il ne put éteindre sa dette. Finalement il partit de chez lui pour
se rendre à Trennon, de là-bas, de la toundra. Or voilà qu’une
partie des gens traversait l’Omolon(2),
dont un de ses frères, Rultyvié, qui avait bu là-bas, s’était
enivré chez l’Evène Unkuul. Il avait un souci : son intestin
grêle qui sortait (hernie), gelait et ne voulait pas rentrer. Et
quoi ? Visiblement le malheur voulait de lui(3).
Le mal s’était emparé de lui. Il ne pouvait pas rentrer son
intestin. Il finit par demander au co-époux de sa femme de lui
donner la mort, comment déjà ? Ah ! Oui, Unkuul(4).
C’était le frère cadet du voisin.
Donc il se rendit à
Trennon où il n’avait pas de domicile(5).
Sa femme avait des enfants en bas âge. C’est ainsi que la maladie
avait jeté l’oeil sur lui. Au demeurant son père était déjà
mort de mort volontaire, et il lui emboîtait le pas. Guk
! Pourquoi n’ai-je
pas parlé de son père avant ? Lui aussi il avait beaucoup de gaz
qui sortaient de son derrière. Il ne pouvait déféquer. Apparemment
des cailloux s’étaient formés dans son derrière, des cailloux
blancs, quelque chose, mais mous et tout ronds. On avait recherché
après sa mort(6).
C’est pourquoi il avait demandé qu’on le tue. Son fils aîné
l’avait mis à mort( 7).
Il pensait qu’il avait poussé le dernier soupir, retira le
couteau, l’extirpa d’une secousse (8),
mais il revint à lui. Il reprit ses esprits. Il n’avait pu mourir.
Il finit par dire lui-même : « Donnez-moi la mort ! »
De
fait on l’étrangla et il en mourut. Tout de suite après on
l’emmena dans la toundra(9)et on examina son derrière. Même de son vivant, en déféquant, il
faisait des cailloux du sable, quoi encore. Alors on avait trouvé un
caillou.
Or le fils aussi
fit de même après lui. Et il demanda au co-époux de sa femme de le
mettre à mort. Certains l’entendirent et le crurent. L’ayant
cru, ils l’emmenèrent chez son frère cadet en le chargeant sur un
traîneau à rambardes(10).
C’est là qu’on accomplit la chose. Bien entendu le cadet s’en
chargea, mais il ne put pas non plus. En vérité il le lui avait
bien dit lui-même : « Vas-y ! Efforce-toi d’enfoncer le
couteau un peu plus de côté ! » Malgré cela il n’avait pas pu.
Lui aussi, comme son père, il dit : « Etranglez-moi
! »
Effectivement ils l’étranglèrent. Alors il mourut. Eh bien !
C’est tout.
Notes
1. L’événement
raconté ici a eu lieu dans la toundra occidentale en 1894.
Veretirgyn
« mort volontaire ». Chez les Tchouktches chaque
individu
désireux de quitter la vie a le droit d’exiger de ses proches
parents qu’ils le mettent à mort, et ils n’ont pas le droit de
le lui refuser. De ce droit disposent les personnes gravement
malades, comme le héros de ce récit, afin de mettre fin à leurs
tortures, qui sont souvent insupportables étant donné le mode de
vie des Tchouktches. Il en est de même pour les personnes âgées
décrépites et enfin, parfois, pour des personnes dégoûtées de la
vie en raison d’insuccès, de chagrin pour un proche décédé,
etc. Parmi les Tchouktches de la Kolyma il se produit chaque année
des cas de mort volontaire, sans parler des suicides au sens propre.
Au départ, les proches s’y opposent habituellement et tentent de
dissuader la personne qui souhaite mourir, mais d’ordinaire elle
persiste, d’autant que renoncer à son intention de mourir
lorsqu’elle a été déclarée n’est pas sans danger par rapport
aux esprits, ce qui entre autres est visible dans le texte N°10. Il
n’y a pas chez les Tchouktches d’obligation de mourir de mort
violente de la main de leurs proches, bien que dans de nombreuses
familles une telle fin passe de génération en génération comme un
exemple de courage, et encore plus comme un factum,
auquel seuls peu de gens peuvent se soustraire.
2. Omylog
gitlin « il
traversa l’Omolon ». La rivière Omolon est le principal
affluent de la Kolyma. Les Tchouktches de la toundra occidentale,
proches de la Kolyma, s’éloignent en général pour l’hiver vers
les contrées forestières du confluent avec l’Omolon. Certains
d’entre eux, pour le négoce de printemps, se rendent dans la ville
de Srednekolymsk, en tchouktche Trennon, bien qu’en majorité ils
soient enclins d’aller à Nijnekolymsk et au fortin d’Aniouïsk.
3. qasmu-vayrgyn
« malchance ». A la différence de tajn’u-vayrgyn,
ce mot exprime le mal survenu pour des causes extérieures sans aucun
élément de crime personnel.
4. Unkuul,
le Toungouz de la toundra Prokopi Atlasov, marié à une Tchouktche.
En l’occurrence il est le compagnon par les femmes du Tchouktche
Eligyky.
5. etinvata
trennontae « il
se rendit à Srednekolymsk, dans la famille d’autrui »,
c’est-à-dire, en dépit de la coutume tchouktche, seul dans une
autre famille, car la femme d’Eligyky, ayant un nourrisson, ne
pouvait prendre part au voyage.
6. nanuvgesyku
vi-plytkuk nensisetjen
« on regarda dans le rectum après la mort ». Pendant
les
obsèques les proches découpent habituellement le corps pour
rechercher les causes de la maladie, essentiellement pour ne pas
laisser passer les signes possibles d’un « mauvais
sort »
jeté par autrui et qui demanderait vengeance.
7. ryrylpyryrkyn
« accompagner ». Usité aussi pour les gens qui
prennent
une part directe dans la mise à mort d’un tel viritylyn.
8. tyrkinryrkyn
« retirer quelque chose de bloqué ». Les Tchouktches
disent qu’un tué qui a la force de retirer un couteau de sa
blessure ne meurt pas sur le coup. C’est pourquoi, si le viritylyn
arrache de sa poitrine le couteau ou la lance, on l’achève
d’habitude en l’étranglant, comme c’est le cas ici.
L’étranglement est du reste aussi en lui-même une forme de mort
volontaire. Dans ce cas l’épouse tient habituellement sur ses
genoux la tête de celui qu’on étrangle, alors que les fils et les
frères tirent sur la courroie.
9. nota-n-relyk
« emportant dans la toundra ». Les corps sont soit
incinérés, soit abandonnés dans la toundra pour y être mangés
par les bêtes sauvages, selon la tradition héréditaire de chaque
famille.
10. para-attek
« traîneau à rambarde », c’est-à-dire entouré d’une
fine rambarde peu élevée. Ce genre de traîneau est employé pour
le transport de la vaisselle et autres objets de petite taille. On a
transporté le malade sur un traîneau de ce genre afin qu’il ne
tombe pas en chemin.