LA DESCENDANCE D’UN ELEVEUR (« Eleveurs de rennes »)

Roman d’Omruvié. Magadan. 1983


Préface

L’action se situe dans les années qui ont immédiatement précédé et suivi la deuxième guerre mondiale. C’est une époque cruciale dans l’histoire du peuple tchouktche. Au milieu du XXe siècle les croyances, traditions, mode de vie, langue ont été pour l’essentiel sauvegardées. Mais c’est aussi l’époque où commencent à se produire les changements qui vont profondément ébranler la vie des Tchouktches.

Le roman évoque longuement, à travers les personnages, les problèmes nés de la collectivisation des troupeaux. Maravié, riche propriétaire de rennes isolé dans la toundra, ne comprend pas ce que signifient les mots parti, komsomol, base culturelle, yarangue rouge, etc. et il compare le pouvoir soviétique à une meute de loups. Pour beaucoup d’autres au contraire s’ouvre la possibilité d’oeuvrer en commun, de s’entraider. On ne sait pas encore que c’est la conception même de l’élevage du renne qui va à son tour évoluer dans les mentalités. Tandis que jusqu’alors il était un mode de vie et une raison de vivre, il va devenir un métier que l’on exerce comme tout autre. Le renne va perdre son statut de centre de l’univers de l’éleveur. Il n’est plus le principal de ses soucis, de ses soins, de ses pensées. Le renne, dit Omruvié, donnait à l’éleveur la chaleur et le gîte, la nourriture, les habits. Il était aussi un moyen de transport. Dans son activité l’éleveur avait conscience de l’importance de son rôle. Il était fier de son travail qui, malgré son caractère pénible, lui apportait beaucoup de joies. Il s’efforçait de transmettre ses connaissances à ses enfants. Leur éducation tournait autour du renne, du dur labeur lié à l’élevage. C’est ce travail qui faisait la beauté de l’éleveur, de l’homme. Une femme était moins jugée d’après l’harmonie de ses traits que sur son habileté au travail. L’homme était beau quand il était rapide, adroit, fort. Tout petit il apprenait à lancer le lasso. La lutte et la course étaient à l’honneur chez les éleveurs. Le renne rattachait l’éleveur à la nature. Omruvié écrit : « L’éleveur menait deux vies, celle du renne et la sienne propre ». Par la suite le renne est devenu dans le meilleur des cas un moyen pour l’homme d’assurer sa subsistance.

La scolarisation du petit Remkylyn est sentie avant tout par sa mère comme une douloureuse séparation, alors qu’elle a pour l’enfant l’attrait de la nouveauté, de la vie en communauté avec d’autres enfants, de la découverte d’une autre culture et d’une autre langue. Il est heureux d’avoir reçu un prénom russe, et il choisit lui-même un prénom russe pour sa soeur. On ne se rend pas compte encore que la vie en internat va porter un rude coup à l’usage de la langue maternelle. On en a d’autant moins conscience que tout le monde parle encore tchouktche, les petits aussi bien que les grands. Parmi les personnages d’Omruvié un seul maîtrise le russe.

Dans le roman s’affrontent deux lignes historiques. Celle d’Enqev, jeune éleveur qui a de bon gré apporté son troupeau à la collectivité, et celle de Maravié, d’une génération plus âgée, qui ne veut pas se séparer de son bien. L’enchaînement des circonstances va conduire au drame, quand on passera de l’étape de l’adhésion au kolkhoz par libre consentement à l’étape de la contrainte.

Au fil du récit surgit devant le lecteur toute une conception du monde. Quand Tynatvaal contemple les étoiles, c’est pour se demander si le feu du ciel n’est pas alimenté par ses aïeux. Un lien profond attache le jeune Rintuvi à sa terre et à ses ancêtres. Le vieil éleveur Kenilu ne peut concevoir une vie sédentaire. Pour lui ce doit être bien ennuyeux de vivre sans transhumer. Au passage Omruvié fait revivre les événements qui jalonnent la vie de l’éleveur, la fête du Kilveï au printemps, le mois du rut, l’abattage d’automne et l’offrande à laquelle il donne lieu. Au moment de l’abattage Enqev adresse une incantation à l’étoile polaire. Il offre quelques gouttes du sang de la bête sacrifiée au soleil. Il trace sur son visage et sur celui de ses proches les marques rituelles. Il enduit aussi de sang ses habits et le toit de la yarangue. La maîtresse de maison de son côté abreuve la bête abattue. Elle enduit aussi de moelle la planche à feu.

Une foule de petites touches recrée pour le lecteur le monde de l’éleveur, sa façon de concevoir l’univers qui l’environne. Le vieil éleveur qui pêche entouré des enfants du campement fait penser à un tableau de genre. On le voit jetant de l’herbe dans le feu sur lequel cuit la soupe de poisson. Il alimente le foyer de façon qu’il dégage un maximum de fumée pour chasser les moustiques.

Quand l’homme revient trempé et fatigué de sa garde au troupeau, la femme agite une baguette enflammée. Il s’agit de ne pas laisser entrer dans la demeure les mauvais esprits qui pourraient s’attacher à ses pas. Elle le déchausse. Elle doit aussi l’aider à se dévêtir, elle le nourrit, lui sert du bouillon chaud.

La maman gourmande son petit qui chante en mangeant. C’est interdit : il pourrait selon la croyance perdre ses rennes.

Grâce à l’amour de sa femme, le jeune marié ne redoute plus les esprits.

Pour l’éleveur les oiseaux qui reviennent avec le printemps sont pareils aux rennes nouveaux-nés.

La jeune veuve va tout naturellement vivre avec son enfant chez le frère de son époux décédé.

A l’issue de l’abattage on organise des compétitions. D’abord des courses à pied, ensuite des courses d’attelage de rennes. Les vainqueurs reçoivent des prix de choix.

La maîtresse de maison confectionne avec des peaux de renne des habits ou un nouveau toit pour la yarangue.

Le vieux pêcheur a préparé de succulentes têtes de poisson suries.

La vieille femme est assise dans le yorongue le regard vide. Elle a consommé de l’amanite.

Le temps aussi est différent. Le coeur de l’hiver est l’époque de la lune sans jour, du mois sans clarté diurne. Ou encore pour qualifier le cours du temps, les années qui passent, Omruvié utilise l’image de la neige qui revient à intervalles réguliers.

L’écrivain évoque parfois des temps révolus, les guerres qu’on se livrait pour les pâturages, ou un passé plus proche, alors qu’une jeune fille pouvait être l’enjeu d’une compétition. Le lac Melgytanny, « Le feu des étrangers », rappelle que les Blancs, les Russes, ont fait leur apparition en ces lieux dès la seconde moitié du XVIIe siècle. Tantôt les Tchouktches les ont combattus, tantôt ils ont procédé à des échanges avec eux. Mais ils ont toujours refusé de payer le yassak.

La nature est l’objet d’un profond amour de l’éleveur. Il fait corps avec elle. Pour lui le vent rasant d’hiver qui soulève la neige est comme une rivière qui coule ou la toundra qui ondule. L’été apporte aussi ses sensations : « Enqev grimpa sur une petite hauteur aux flancs abrupts. De là il regarda à nouveau la rivière Viluneïkuul. En bas paissait le troupeau bien engraissé dont la masse sombre se mouvait dans la boucle d’un méandre verdoyant... Il n’avait jamais vu de plus beaux espaces que ceux-là. Cet endroit était très vert, riche en nourriture. Il s’étalait entre les montagnes. On aurait dit que le chaud soleil d’été s’efforçait de ne réchauffer que ce seul endroit. La chaleur montait dans le ciel, renvoyée par le sol chaud et rendait l’air étouffant. Enqev debout avait plaisir à contempler la toundra magnifique. Il resta même un petit moment tout à fait immobile. Puis il commença à redescendre. Il marchait sur toutes sortes de jolies fleurs. D’un tertre, tout près de là, il entendit soudain le cri aigu d’une marmotte : si-i-ky-ky-kyk ! Ses pensées étaient sereines. Tout le réjouissait : le ciel bleu sans le moindre nuage, le troupeau où le vélage avait été fructueux... Son coeur d’éleveur battait joyeux. Son père Iulqut avait fait de lui un éleveur. Enfant il s’était initié à ce travail... Il avait pour ainsi dire grandi au milieu des rennes, avec les petits rennes. Il n’oublierait jamais cette lointaine campagne de vélage de son enfance... A l’époque il n’avait que sept ans. Un petit renne était né, si faible qu’il ne semblait pas devoir survivre. Le père avait confié à son fils la mission d’emporter la petite bête à la maison, loin là-bas. Il avait couru presque tout le long de la route en jetant sans cesse des regards derrière lui. Un loup ne le suivait-il pas en tapinois, humant la chair fraîche ? »

La musique n’est pas absente de l’oeuvre. Quand Iulqut rentre chez lui sur son traîneau, il dit sa joie dans son chant personnel. Il interprète aussi les chants personnels d’autres personnes. Il connaissait, dit Omruvié les chants personnels de tous ses proches. La jeune épouse d’Enqev chante en l’honneur des hôtes de passage : « Les voisins entendirent le bourdonnement du tambour. Bientôt la yarangue fut pleine de gens. La jeune femme chantait et dansait. Elle avait mis une combinaison de dessus avec capuchon travaillée façon daim. Elle interpréta son chant personnel. Elle y racontait qu’elle, Kevynevyt, une fille d’éleveur, transhumait à travers la toundra. Elle conduisait Sevaro, son renne gris. Elle nomadisait vers un lieu où vivaient nombre de ses amis. Elle y plantait sa yarangue chaque automne. O-o-o-oï ! s’écria-t-elle en mettant un terme à sa danse, et elle inspira profondément comme si elle signifiait qu’elle voulait se reposer, retendre le tambour. Puis elle chanta encore... : « Les trains de traîneaux avancent lentement vers de nouveaux campements. En chemin sont créés de nouveaux chants, des chants qui seront connus... » Les gens écoutaient en silence. Ils ne posaient aucune question car tous connaissaient Vytil, le vieil éleveur de Vareen dont ils venaient d’entendre le chant. Le tambour s’était tu un instant. Puis il retentit à nouveau, mais à présent d’autres commencèrent à chanter. Hommes et femmes dansaient à tour de rôle...

Maravié, dont la vie chancelle en raison de l’expansion de la vie nouvelle à travers la toundra, cette vie dont Omruvié dit qu’il la refuse résolument, Maravié démoralisé « resta longtemps plongé dans ses réflexions. Il finit par prendre son tambour et se mit à chanter. Il chanta toute la nuit, jusqu’à n’en plus pouvoir de fatigue. A tel point qu’il laissa tomber son tambour. Alors il regarda longuement la lampe qui brûlait d’un éclat terne près de la paroi latérale et dont la flamme s’éteignait peu à peu. »


LA DESCENDANCE D’UN ELEVEUR

OMRUVIE


1. TYNATVAAL ET SES ENFANTS


Tynatvaal retourna le plat, y posa les tasses et s’installa commodément pour prendre le thé avec ses deux fils et sa fille. On plaisanta le petit dernier qui s’était mis à chantonner tout en mâchant.

- Chanter en mangeant est interdit. Cela pourrait faire fuir les rennes ! lui dit sa mère.

Etonné le garçonnet la regarda, puis il se leva et demanda :

- Maman, Pelatagyn m’attend. Est-ce que je peux aller jouer avec lui ?

La mère l’y autorisa. L’enfant prit le lasso que venait de lui faire Enqev, son frère aîné, et il sortit en courant. Dans la yarangue - la grande tente en peau de renne, on ne se hâtait pas de finir son thé. Enqev et sa soeur Giuneut se taisaient. Tynatvaal aussi buvait en silence. Elle pensait à Remkylyn, son fils de cinq ans qui venait de sortir. « Le fils d’Iulqut grandit » se dit-elle et elle eut un bref sourire. Son fils et sa fille la regardèrent. Son visage déjà ridé était calme. Par instants, plongée dans ses réflexions, elle fermait les yeux... Elle revit son défunt mari qui trois ans auparavant avait quitté les siens pour toujours. « Par bonheur deux des enfants ont grandi. Giuneut, à quinze ans, est en âge de se marier. Elle a appris à tenir le ménage et coud aussi bien que moi. Quant à Enqev, à vingt ans passés c’est un garçon travailleur et persévérant. Il devrait songer à fonder une famille, lui aussi. Au fond, ce n’est pas un mal s’il reste célibataire quelque temps encore. Qu’il veille un peu sur son petit frère ». Après le thé la mère se mit à sa couture. Bientôt l’hiver arriverait, et elle avait beaucoup d’ouvrage devant elle. Elle se hâtait de confectionner pour ses fils de chaudes combinaisons en peau de renne. Avec notre hiver glacial qui n’en finit pas et son travail pénible d’éleveur, Enqev a besoin de vêtements chauds. Tynatvaal mettait la dernière main à la combinaison qu’elle avait coupée pour lui dans une peau à poil ras. Elle s’arrêta de coudre un instant, palpa des doigts les fines coutures à peine visibles et se remit à l’ouvrage. Un peu plus tard elle se retourna vers Enqev assis sur le seuil de la yarangue et dont le regard était dirigé vers l’horizon. Les sommets étaient déjà blancs. L’automne arrivait. Bientôt la toundra tout entière serait couverte de neige. Il faudrait redoubler d’efforts pour venir à bout des tâches quotidiennes.

Comme sa mère Enqev avait beaucoup de travail. Les traîneaux devaient être prêts pour l’hivernage, pour la transhumance. Non, pas question de rester oisif. Il prit sa doloire pour tailler un montant de traîneau. Son petit frère entra en courant, s’assit près de lui et le regarda bricoler.

- Ce montant, tu le fais pour mon traîneau ?

- Oui, mais cela pourrait être aussi bien pour le mien. L’important, répondit l’aîné en souriant, c’est que nous puissions faire du traîneau ensemble.

- Quand en ferons-nous ?

- A ton avis ? interrogea l’aîné.

- En hiver, répondit le petit Remkylyn.

- Tout juste. L’hiver va bientôt arriver et nous pourrons à loisir parcourir la toundra sur notre traîneau. En attendant n’oublie pas d’ouvrir de temps en temps ton abécédaire, le livre rouge.

Cela faisait longtemps qu’Enqev n’avait pas pris de livre, de papier ou de crayon en main. Quand Lylaloo avait quitté la « yarangue rouge  » où les éleveurs se réunissaient parfois, il ne lui avait écrit que deux ou trois fois. Il n’en dit rien au petit car il n’en était pas plus fier que cela. Cela ne l’empêchait pas de se demander à quoi pouvait servir l’école. Ne valait-il pas mieux faire consciencieusement son métier de berger ?

Le garçonnet alla chercher l’abécédaire dans le yorongue - la tente intérieure. Lylaloo l’avait apporté récemment du grand campement. Il en avait distribué plusieurs exemplaires aux gens de la toundra. Dans un an, en l’automne, Remkylyn irait à l’école.

- Maman, demanda le garçonnet en feuilletant le livre, c’est vrai que là-bas, dans la maison de bois, on donne du sucre ?

- Naturellement, sourit la mère.

- Tu viendras aussi ?

- Bien sûr ! Elle le regarda tristement.  « Pourquoi mon petit doit-il partir si loin ? pensait-elle. Que va-t-il devenir là-bas ? Qui prendra soin de lui ?  »

Lylaloo avait récemment réuni les gens pour leur expliquer ce qu’était un internat, une école. Les vieillards avaient écouté en silence, les jeunes avec une grande curiosité. Ils avaient même posé des questions. Certains éleveurs ne savaient que penser. La réunion finie, les gens étaient immédiatement rentrés chez eux. On eût dit qu’ils voulaient oublier ce qui s’y était dit. Seuls les enfants se réjouissaient. Bientôt ils partiraient. Bientôt ! Les mères s’affligeaient : n’allaient-elles pas attendre leurs enfants une année entière ? Le coeur de Tynatvaal se serrait quand elle pensait au départ du petit.

Un soir Enqev et Qoravié partirent prendre la garde du troupeau. Dans le yorongue on n’était pas encore couché. Tynatvaal ressortit. Le temps était calme. Déjà arrivaient les premières gelées. Une aurore boréale ondulait dans le ciel, déroulant ses bandes de lumière. On avait l’impression que des joueurs de ballon parcouraient l’immensité. Loin au-delà des rubans de lumière, telles des spectateurs observant les joueurs, brillaient les étoiles. En regardant le ciel et le fourmillement des astres, Tynatvaal pensait à ses aïeux. Ce sont peut-être eux qui alimentent ce feu céleste dans une triste attente, comme s’ils éclairaient sa route dans l’obscurité nocturne. Ils sont sûrement là-haut et ils viennent jusqu’à moi par ce long chemin. Peut-être s’intéressent-ils à moi, à la vie de leurs descendants ? Elle se tenait debout, contemplant l’aurore boréale et les étoiles. Elle écoutait la nuit, plongée dans ses réflexions, essayant de s’y retrouver dans ses pensées. Elle se remémora Iulqut, son défunt mari. C’était voici longtemps. Il se préparait à aller prendre la garde de nuit. Elle se souvenait : les corps célestes brillaient à peine. Quand donc avait commencé leur vie commune ? Elle avait quinze ans quand ils s’étaient rencontrés. Que d’années avaient passé ! Il avait travaillé un an pour la racheter à ses parents et, en repartant chez lui avec sa jeune épouse, il avait reçu de son beau-père Kymylgyn un attelage de rennes. Après leur mariage Iulqut avait été au centre de ses préoccupations. Jour après jour elle veillait sur la yarangue familiale, la resserre, les vêtements, et s’occupait de sa couture. Au souvenir de sa jeunesse les larmes lui vinrent aux yeux. Quand elle eut recouvré son calme, elle rentra. Les jeunes dormaient. Avant de se coucher elle les regarda un instant, heureuse, pleine de ferveur et de tendresse.

Les jours s’écoulaient. L’hiver passa et céda la place au printemps. Puis les nuits revinrent avec l’automne et le petit Remkylyn partit. Tynatvaal le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le lointain. Il s’était souvent retourné vers elle. C’était la dernière fois qu’ils se voyaient.


2. IULQUT


Enqev ramena Remkylyn de l’école à l’époque de la mise bas, avant le dégel des rivières. Le petit passa l’été avec sa soeur à l’estivage. Comme les autres années il s’amusait et courait du matin au soir avec ses amis. Il en oublia complètement les livres. Il n’avait probablement pas pris pleinement conscience de la mort de sa mère et n’avait pas pleuré en l’apprenant. Par moments toutefois une grande tristesse s’emparait de lui. Ce n’est qu’un peu plus tard, vers sept ans, qu’il commença à comprendre qu’il était devenu orphelin, mais une brume semblait déjà envelopper les années écoulées. Son père, il s’en souvenait peu. Parfois il avait l’impression de revoir son visage. C’était un brave homme qui s’entretenait toujours avec lui et s’efforçait de lui transmettre ses pensées. Couché, il regardait fixement son fils, comme s’il voulait lui insuffler la vraie vie, la vie de l’éleveur. Le petit qui commençait à se tenir debout et à marcher comprenait-il bien ? Avait-il essayé de faire siennes les pensées de son père ? Il avait bien des fois entendu sa mère dire qu’il lui ressemblait. Il ressemblait à son père ! Non, elle ne pouvait pas se tromper. Comment était-il, son père ? Il le demandait souvent à son frère aîné. Il se souvenait d’une chose : Iulqut était un lève-tôt.

Un jour Enqev avait dit à Remkylyn :

- Tu n’es qu’un pénis de renne.

- Que dis-tu ? s’était étonné l’enfant. Explique-moi !

- C’est que tu es notre père revenu sur terre.

De son vivant les gens du lieu avaient affublé Iulqut de ce sobriquet : « Pénis-de-renne ». Remkylyn, qui en avait hérité, se demandait pourquoi. Il insistait pour que son aîné le lui explique. Au demeurant il savait qu’Enqev racontait bien.

Enqev, couché dans le grand yorongue, faisait revivre pour le petit leur vie passée :

- Les éleveurs ont toujours vécu deux vies, celle des rennes et la leur, qui est une vie de privations. Ils doivent faire preuve de ténacité s’ils ne veulent pas couvrir leur nom de honte. Notre père avait le sens de ses responsabilités. Nous étions quatre dans la famille, lui, notre mère, notre soeur Keuneut et moi. Tu n’étais pas encore né. Cette année-là nous transhumions dans la vallée de la rivière Yomrovaam. Les femelles  mettaient bas. On célébrait le kilveï - la fête du printemps. A cette occasion des gens du voisinage et trois éleveurs originaires d’un lointain campement du mont Viluneï, étaient venus sur leurs attelages de rennes. La fête battait son plein et la bonne humeur régnait. On n’évoquait plus les guerres intestines des époques révolues où l’on essayait de ravir les troupeaux d’autrui, de s’emparer des pâturages des voisins, de piétiner les terres sans raison quels qu’en soient les propriétaires. Pourtant la nécessité nous incita, nous, les riverains de la Yomrovaam et ceux du mont Viliuneï, à atteler nos rennes. Ce qui nous poussait, c’étaient les femmes. Nous autres, nous avions toujours eu beaucoup de rennes. Et en ce temps-là nous avions des femmes belles et travailleuses. Qui n’est désireux d’avoir une femme jolie et bonne ménagère ? Un jour Rintuvi, un jeune gars de chez nous, avait entendu dire qu’une très jolie jeune fille, Ilenne, fille de l’éleveur Qergynkaav, vivait loin sur le mont Viliuneï. Il brûla du désir de voir cette jeune fille et de l’enlever. Mais le père la tenait comme attachée dans sa yarangue et la surveillait de très près. La jeune fille, disait-on, avait perdu le goût de vivre. Rintuvi décida de donner à Qergynkaav la leçon qui convenait... Donc nous fêtions le kilveï. Nos hôtes se divertissaient avec nous. Ils étaient d’excellente humeur et semblaient avoir jeté leur dévolu sur nos filles, nos jolies petites couseuses. Ils allaient d’une demeure à l’autre. Quand ils se dirigèrent vers la nôtre le père et  moi étions à proximité. Je devais prendre la garde de nuit et il m’expliquait comment on devait veiller sur le troupeau à l’époque de la mise bas et de quels soins il fallait entourer les rennes nouveaux-nés. « Les nuits ne sont pas encore très chaudes, me disait-il. Ne laisse pas le troupeau longtemps couché. Les petits prendraient froid. Il faut qu’ils se donnent du mouvement. Sans excès, bien entendu. Laisse-leur le temps de paître. » Alors qu’il prononçait ces paroles, nous entendîmes une grosse voix : « Venez par ici. Voyez, il y a de la place. Vous pourrez tous voir ! » Nous vîmes les gens se rassembler. Autrefois les fêtes étaient l’occasion pour les gens de passer un bon moment, de lutter, de faire la course, d’organiser des concours de sauts.

Enqev regarda Remkylyn qui l’écoutait attentivement et se tut un instant.

- Et ensuite, que s’est-il passé ? interrogea le garçonnet qui bouillait d’impatience.

- Un de nos trois hôtes du mont Viluneï, un gars qui avait la rondeur d’une bouée, voulait lutter et attendait un adversaire. Les uns assis à terre, les autres debout ou à genoux, les spectateurs gardaient le silence et retenaient leur souffle. Je voyais que notre père avait fort envie de relever le défi. Allait-il le faire ? Pourrait-il venir à bout de cet homme corpulent ? Il n’avait pour sa part que la peau et les os. Je finis par lui dire : « Je veux me battre avec lui. » Il avait eu un sourire heureux. Cela fait plaisir à un père de voir son fils devenir adulte, même s’il sait d’expérience que les jeunes se plaisent à montrer leurs muscles et à mesurer leurs forces. « C’est bien, mon garçon, mais tu dois prendre la garde de nuit. Il vaut mieux que ce se soit moi qui lutte avec notre hôte  », répondit-il et il ôta sa combinaison. Du coup le costaud s’approcha. Ils firent quelques pas à la rencontre l’un de l’autre, puis s’arrêtèrent. L’autre était large de carrure. Quant au père, il ressemblait plutôt à un aiguillon, et par moments la stature de son adversaire le masquait aux yeux de l’assistance. L’autre se précipita sur lui et, les mains en avant, essaya de le prendre à bras le corps. L’assistance s’anima. Les lutteurs s’étaient agrippés l’un à l’autre. Je ne sais pas très bien comment notre père se retrouva dans le dos de son adversaire. D’abord j’avais vu  Ememqut - tel était le nom de l’homme - l’empoigner et le projeter en l’air... Mais le père retomba sur ses pieds. Estomaqué Ememqut en ferma les yeux l’espace d’un instant, puis le combat reprit. D’un geste brusque le gros homme saisit Iulqut par les culottes, consolida sa prise et le propulsa de nouveau par dessus sa tête. Tel un fétu de paille notre père partit un instant en vol plané. Le costaud se détourna : pour lui le combat était terminé. Mais Iulqut était cette fois encore retombé sur ses pieds et il attendait en souriant. L’autre tenta vainement de l’agripper. Il enrageait d’impuissance. Les spectateurs mis en joie riaient aux éclats et notre père paraissait s’amuser. Il bondissait autour du gros homme, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ils combattirent de la sorte jusqu’au soir. Ce n’est pas pour rien, petit frère, qu’on avait affublé ton père du nom de « Pénis-de-renne », dit Enqev pour terminer.

En l’écoutant Remkylyn avait beaucoup appris sur la vie des éleveurs. Dès leur âge le plus tendre, ils s’entraînent à courir, à lutter, à lancer le lasso. Avec le temps ils deviennent forts et adroits. Les exercices physiques leur sont d’un grand secours dans leur dur labeur. Iulqut avait grandi de la sorte et, à l’âge mûr, personne n’avait pu le vaincre.

- C’est donc comme cela qu’il était, dit Remkylyn. Mais aussi, pourquoi étaient-ils venus, ces trois gars du mont Viluneï ? Que venaient-ils faire de si loin à l’époque où les femelles mettent bas ?

- C’est bien un éleveur qui parle! s’étonna Enqev en regardant son cadet.

- Raconte encore! Il faut bien que je connaisse nos voisins !

- Oh, oh ! Il est malin, sourit Enqev dont les yeux brillèrent. Bon, je vais t’en parler. Il s’étendit commodément, ferma un instant les yeux et reprit son récit :

- Iulqut faisait partie de ces éleveurs riches par le nombre de leurs rennes. Il avait reçu son troupeau de son grand-père. Il ne faisait pas de tort aux pauvres, à ceux qui avaient peu de bêtes. Il m’emmenait toujours pour le seconder et les rennes furent mes compagnons dès que j’ouvris les yeux. Nos gens vivaient en bonne entente car notre père savait que chacun avait une famille, des enfants, des habitudes. Les enfants du même âge s’amusaient ensemble. Les adultes aspiraient à assurer leur existence et n’avaient aucune raison de s’affronter. Ils vivaient en accord, gardaient les rennes, se donnaient entièrement à leur travail. Chez d’autres on maltraitait parfois les pauvres, ceux dont la resserre était vide et qui restaient presque sans nourriture pour survivre et sans graisse pour s’éclairer et se chauffer. Ils mouraient de faim petit à petit... A cinq ans le père commença à m’emmener au troupeau, comme s’il voulait m’endurcir au contact des rennes. Quand j’eus appris à conduire un traîneau, je fis constamment de grands trajets avec lui. Un jour nous partîmes à deux attelages pour un village du bord de mer où il voulait rencontrer son ami Ranavtagyn. C’est là que je fis la connaissance de Lylaloo, un garçon de mon âge. Sur le chemin du retour, aux approches du campement, les rennes précipitèrent l’allure. Bientôt nous reverrions la vallée où nos proches nous attendaient. Il faisait beau. Un léger vent balayait le sol. On avait l’impression de voir onduler une rivière aux eaux peu profondes ou une étendue de neige sans relief. Je précédais notre père et l’entendais qui chantait son chant personnel, ce chant auquel nous confions nos joies et nos chagrins, ce chant qui nous accompagne notre vie durant. Il connaissait les chants personnels de tous nos proches. Pour l’heure il exprimait son bonheur de rentrer chez lui, de retrouver sa femme, ses enfants, son troupeau. Il se réjouissait de revoir Rintuvi, le jeune homme qui l’année précédente avait épousé Ilenne, la fille de Qergynkaav. Rintuvi était un bon berger. Il vous offrait volontiers l’hospitalité et respectait les anciens, et Iulqut en éprouvait une grande estime pour lui. Sur une pente, au pied d’une hauteur d’où on découvrait les yarangues, nous vîmes venir à notre rencontre Tevlat et Nutevi, les fils de Maravié, l’éleveur du mont Viluneï. Loin de ralentir ils passèrent à toute allure sans faire attention à nous. Il avait dû se produire quelque chose. Le père s’attarda à les regarder s’éloigner. Ils n’avaient pas dû venir sans raison. Un peu plus tard Ilenne nous raconta ce qui était arrivé.


3. ILENNE


Les premiers temps Rintuvi et Ilenne avaient vécu heureux. Elle lui faisait le meilleur accueil lorsqu’il revenait au logis après avoir assuré la garde du troupeau. Elle lui préparait des habits secs, des bottes d’été en peau de renne à poil ras. Elle veillait à la propreté de la demeure. Leur yorongue, la tente intérieure, était douillet. Le soir, tout en vaquant à des travaux domestiques, ils avaient plaisir à converser. Ils parlaient de choses et d’autres, notamment de la vie nouvelle qui n’en finissait pas de les étonner. Dans son bonheur la jeune femme n’en oubliait pas son père qu’elle ne redoutait pas moins qu’auparavant. Pour la libérer de ses angoisses Iulqut lui avait dit un jour qu’il irait sur le mont Viluneï rendre visite à Qergynkaav.

Une année avait passé. Personne ne semblait se souvenir d’Ilenne. Pourtant parfois elle se sentait toute triste. Une appréhension s’emparait d’elle, surtout quand elle restait seule à la maison. Elle craignait qu’un jour son mari fît un faux pas, qu’il défiât ceux qui auraient des griefs contre lui ou qu’il les traitât par le mépris, et qu’il s’en prît à ceux du mont Viluneï. Elle lui faisait part de ses inquiétudes. Rintuvi ne faisait qu’en sourire et se moquait gentiment d’elle, lui disant que Qergynkaav ne lui faisait pas peur et qu’il ne redoutait pas les esprits non plus. N’était-elle pas à ses côtés, elle, la femme qu’il aimait. Ilenne se rassérénait et reprenait espoir.

Un jour Rintuvi décida de rendre visite à son frère Eretagyn qui vivait à Innypinkun, le Saut-de-la-Colline. Il fit ses préparatifs, mit une camisole blanche, des bottes taillées dans la solide peau des pattes de rennes et sortit. Après avoir harnaché ses bêtes, il se mit en route et disparut. Tel le vent d’ouest il filait à travers la toundra. Outre mont un loup hurla un bref instant. Après son départ Ilenne resta seule avec son bébé. Elle se glissa dans le yorongue, alluma la lampe et se mit à coudre. Elle faisait une combinaison pour son fils. Soudain elle entendit quelqu’un se déchausser et secouer la neige de sa combinaison. Elle jeta un coup d’oeil et prit peur en voyant ses cousins Nutevi et Tevlat, les fils de Maravié.

- Cette yarangue est bien celle de Rintuvi ? demanda Nutevi, l’aîné.

- Oui, répondit tout doucement la jeune femme inquiète, puis elle ajouta d’une voix plus assurée : faites un peu moins de bruit, vous allez réveiller le petit. Il dort, mon nouveau-né.

- Où est ton mari ? demanda Tevlat en guise de réponse. Jetant un coup d’oeil dans la tente intérieure il reprit d’un ton sec : où sont ses soeurs ? Tu ne les as pas vues ?

- Rintuvi vient de partir. Tagrytvaal et Keuneut sont chez les voisins, répondit Ilenne qui avait retrouvé son calme et regardait les visiteurs droit dans les yeux.

- Dommage, dit Tevlat comme sans y attacher d’importance, puis soudain menaçant il glapit : nous reviendrons pour les fêtes de printemps les demander en mariage. Préviens-les et informe ton mari. Nous aussi nous sommes des hommes. Pourquoi n’aurions-nous pas de femmes ? Nous reviendrons, répéta-t-il en sortant.

C’est ce jour-là que le père et moi nous les avions rencontrés alors qu’ils rentraient chez eux, dit Enqev en conclusion de son récit. Il se cacha le visage dans les mains, cherchant visiblement à rassembler ses souvenirs. Puis il reprit : comme je te l’ai déjà raconté, au printemps qui suivit notre père lutta avec le costaud du mont Viluneï. Tevlat et Nutevi l’accompagnaient. Ils avaient l’air redoutables, ne recherchant les bonnes grâces de personne. Ils déambulaient à travers le campement et fonçaient tête baissée tels des jeunes rennes de deux ans. Comme nous ils portaient de belles combinaisons de dessus avec de jolis liserés. Avec leurs ceintures, coutelas et lassos, ils rôdaient sans se cacher le moins du monde. Après son combat contre Ememqut ils abordèrent notre père.

- Tu t’es bien battu, lui dit Tevlat. Ememqut est plus fort que toi, mais toi, tu t’es montré plus agile que lui. Et nul d’entre vous n’a pris le dessus sur l’autre. Il faut pourtant qu’un des camps l’emporte. Je propose que les jeunes se battent ! Deux de chez nous, du mont Viluneï, et deux de chez vous. Que ton fils et Rintuvi luttent contre mon frère et moi. Que cela soit bien entendu entre nous, Iulqut : nous voulons prendre pour femmes les soeurs de Rintuvi. Elles seront l’enjeu du combat.

- Qu’il en soit comme vous voudrez, accepta Iulqut, mais il vaut mieux remettre les choses à demain. Enqev est de garde au troupeau ce soir. En attendant soyez mes hôtes.

Là dessus le père les amena ici... Eh, tu dors ? ajouta Enqev en s’adressant à Remkylyn.

- Il vient de s’endormir, dit Giuneut.

Tout à son récit Enqev ne s’était pas aperçu que sa soeur était entrée. Il revoyait tous ces gens, les vivants et ceux qui depuis avaient quitté ce monde. Il revivait les événements passés comme s’ils venaient de se dérouler. Il avait l’impression d’avoir rencontré son ami Rintuvi pas plus tard que la veille. Enqev se retourna sur l’autre flanc, ferma les yeux, mais ne put s’endormir.


4. RINTUVI


Rintuvi contemplait les montagnes qui étincelaient au soleil de printemps. Il était heureux parce que c’était sa terre natale. Certes elle était glaciale, mais il avait plaisir à la regarder, surtout en cette saison. Ici avaient vécu ses ancêtres auxquels il était redevable de la vie et de son bonheur. Comme eux lorsqu’ils étaient de ce monde, il se plaisait à découvrir la toundra printanière. Regardez, les oiseaux étaient arrivés et sautillaient autour des demeures. Chers petits êtres ! Il pourrait les tenir tout entiers dans sa paume. Comme des rennes nouveaux-nés, ils inspirent l’homme, comme s’ils l’invitaient à vivre en juste et à poser sur toute chose un regard joyeux... Plongé dans ses réflexions Rintuvi regardait l’horizon. Son visage était radieux et serein. Il savourait avec délectation la tiédeur du rayon de soleil qui l’effleurait. Il eut un sourire de plaisir et ferma les yeux. Quand il les ouvrit, Enqev se tenait à ses côtés.

- Bonjour à toi, se réjouit Rintuvi.

- Bonjour. Tu sais, trois petits rennes viennent de naître.

Iulqut s’approcha d’eux et, poursuivant son chemin, il leur fit signe d’entrer. Dans la yarangue, à côté du feu, était assise une jeune femme qui allaitait un enfant. Une de ses grosses tresses pendait sur sa poitrine et recouvrait en partie le bébé en train de téter. L’enfant gagné par le sommeil cessait peu à peu de tirer sur le sein. Un sourire sur les lèvres la jeune mère le tint encore un instant sur les genoux. C’était Ilenne, l’épouse de Rintuvi. Ce jour-là devait avoir lieu le combat entre Rintuvi et Tevlat d’une part, Enqev et Nutevi de l’autre. Le soleil montait dans le matin. Elle tentait de paraître calme, mais elle était partagée : qui vaincrait, les deux frères ? Ou son mari et Enqev ? La victoire, dans quelque camp qu’elle fût, la réjouirait-elle ? D’un côté il vaut peut-être mieux que ses cousins l’emportent, car ils sont de ce coin de toundra qui l’a vu naître. D’un autre côté ils lui étaient désormais étrangers et elle n’aurait pas à se féliciter s’ils avaient le dessus sur son mari et Enqev. Elle se rappelait avec tristesse que la veille Tevlat avait fait part de son intention d’emmener les soeurs de Rintuvi. Il n’avait pas mis la main à la pâte qu’il se voyait déjà vainqueur. Elle soupira à l’idée qu’elles resteraient longtemps sans se voir... Alors que, toute à ses pensées, elle avait fermé les yeux, elle entendit la voix de son mari :

- Femme, couche le petit dans le yorongue. Puisse-t-il nous voir en rêve quand nous lutterons. Mets de l’eau pour le thé.

Les hommes qui venaient d’entrer prirent place autour du plat. Tout en mangeant Iulqut interrogeait son fils : combien de femelles avaient-elles mis bas ? De quel côté le troupeau s’était-il dirigé ? Sa curiosité satisfaite, « Pénis-de-renne » demanda aux jeunes gens :

- Qui se battra le premier ?

- Moi, répondit immédiatement Rintuvi.

- Bon ! Faites comme vous l’entendez, dit calmement Iulqut.

- C’est ainsi que nous en avons décidé, reprit Rintuvi.

- Quand avons-nous décidé ? s’étonna finalement Enqev. Il vaut mieux que je lutte avant toi.

- Tu oublies que j’ai eu mon compte de sommeil.

Au fond c’était vrai. Enqev avait passé la nuit à garder le troupeau. Il venait tout juste de revenir.


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Tevlat et Nutevi s’étaient eux aussi réveillés de bonne heure. Sachant qu’un nouveau combat devait se dérouler les gens affluaient peu à peu au même endroit que la veille, un endroit qui convenait fort bien pour ce genre de rencontres. La nouvelle s’était répandue aussi rapidement qu’un lasso lancé sur un renne au galop. Après le thé Rintuvi et Enqev, aussi calmes qu’à l’accoutumée, sortirent de la yarangue. Ils étaient l’un et l’autre bien bâtis, mais Enqev était plus large d’épaules que Rintuvi. Bien qu’il se préparât à aller se battre, Enqev ne ressentait nulle inquiétude. Il marchait sans mot dire et ne pensait à rien. A ses côtés son ami Rintuvi paraissait joyeux et il chantonnait tout en jetant des regards autour de lui. Iulqut les suivait, placide et confiant. L’assistance les regarda approcher. Tevlat et Nutevi déjà sur les lieux pensaient : « Ils aiment se faire attendre ! » Ces paroles parvinrent aux oreilles des arrivants. Rintuvi ôta sa combinaison et ne garda que sa culotte. Son corps bronzé, ses muscles noueux, étaient ceux d’un homme bien entraîné. Iulqut et son fils s’installèrent parmi les spectateurs. Tevlat, le plus jeune des frères, se présenta pour le premier combat. C’était un petit homme hâlé. Il paraissait calme, lui aussi. Il essuya ses paumes sur ses culottes et fit des petits sauts sur place en attendant le signal. Autrefois les lutteurs n’avaient pas le droit de se faire de mal. Celui qui tombait à terre était considéré comme vaincu. Les adversaires d’hier, Iulqut et Ememqut, après avoir échangé quelques paroles, s’écrièrent ensemble :

- Allez-y ! Commencez !

Les deux hommes marchèrent l’un vers l’autre. Bien plantés face à face, ils tentèrent de s’empoigner. On eût dit des rennes mâles de deux ans qui se frappent de leurs bois. Enfin ils s’agrippèrent. On n’aurait pu les séparer. Enqev crut déceler un air mauvais sur le visage de Tevlat. Peut-être ce dernier se rappelait-il l’enlèvement d’Ilenne. A l’époque il avait dû subir les foudres de son père Maravié et de son oncle Qergynkaav : pourquoi n’avait-il pas exercé une surveillance de tous les instants sur sa cousine. S’il est mauvais, l’homme se remémore le préjudice qu’il pense avoir subi sans devenir meilleur pour autant. Au contraire sa rage n’en est que plus vive. C’est peut-être dans cet état d’esprit qu’était aujourd’hui le jeune homme. Comme l’avait fait la veille Ememkut il avait poussé un cri aigu en empoignant Rintuvi. Au départ celui-ci distinguait nettement les traits de son visage, puis ses yeux semblèrent s’embrumer. Qui avait prétendu qu’on ne luttait que pour se divertir ? La respiration coupée, Rintuvi essayait vainement de s’accrocher à Tevlat, mais l’autre l’avait pris dans l’étau de ses bras. Son visage était devenu écarlate. Il eut un faible sourire en se remémorant l’espace d’un instant le lever de soleil et les montagnes bleues dans le lointain. A ce souvenir il sentit monter en lui une ineffable joie et reprit confiance en lui-même. Bandant ses muscles jusqu’à l’extrême limite, il réussit enfin à saisir les énormes poignes qui tentaient de l’étrangler et, d’un coup violent sur les bras de Tevlat, il se dégagea de la prise qui lui enserrait le cou ...

Indécis Rintuvi regardait son adversaire. Devaient-ils poursuivre le combat ? Il l’avait emporté par le corps et l’esprit. Il rejoignit Iulqut et Enqev. L’assistance n’avait pas compris pourquoi ils avaient cessé de se battre. Pourquoi les deux hommes restaient-ils immobiles ? Un peu plus tard, voyant Tevlat tête basse, les gens comprirent qu’il avait probablement voulu provoquer une rixe. Nutevi, son frère aîné, en eut conscience aussi, car il alla à sa rencontre et lui déclara sans ambages :

- Je ne me battrai pas ! Je ne veux pas me couvrir de honte. Je vais rentrer à la maison. Il faut respecter la coutume.

L’assistance accueillit avec satisfaction ces paroles justes. Iulqut, qui était un homme bon, remarqua qu’elles faisaient écho à ses pensées et il s’adressa aux gens :

- Ecoutez-moi, vous, les enfants, vous, nos épouses, vous, nos soeurs et nos frères ! Nutevi a dit vrai. Ménageons nos corps, ne ménageons pas nos efforts. Veillons bien sur nos troupeaux. Efforçons-nous de vivre en bonne entente. Travaillons avec une profonde reconnaissance pour la vie.

Sur ces paroles il se dirigea vers sa demeure. Sa femme Tynatvaal l’attendait sur le seuil.


5. GIUNEUT, TAGRYTVAAL, KEUNEUT ET KENILU


C’était un matin du mois du rut. Le soleil chauffait avec ardeur et illuminait la toundra de la Vaste Vallée où, en amont de la Vatyrkavaam, se trouvait l’estivage d’Enqev. Il faisait beau, mais les nuits étaient fraîches. Les hommes de l’estivage rentreraient bientôt à la maison. Remkylyn et les autres enfants avaient pris le chemin de l’école. Les baies mûrissaient, et les enfants écumaient le voisinage où abondaient les mûres polaires. Les jeunes filles, Giuneut, Tagrytvaal et Keuneut allaient d’un commun accord faire la cueillette loin dans les collines. Elles n’y rencontreraient personne. Elles se mettaient en route au petit matin. Les jumelles, Tagrytvaal et Keuneut, paraissaient toujours de bonne humeur. En chemin elles éclataient de rire à tout propos. Elles étaient de petite taille et se ressemblaient de façon frappante, si ce n’est que Keuneut avait le teint légèrement plus clair. Elles étaient ni laides, ni jolies. Bien que de six ans plus âgées que Giuneut, elles s’étaient liées d’amitié avec elle. Elles recherchaient sa compagnie et lui faisaient toujours bon visage. En été, quand Enqev gardait les rennes, les jeunes filles partageaient la même yarangue. L’autre, elles ne la montaient pas.

Près de huit années s’étaient écoulées depuis que Nutevi et Tevlat avaient voulu demander les jumelles en mariage. Bien des événements s’étaient succédés depuis lors. Les travailleurs de la base culturelle , de la yarangue rouge, les responsables politiques se donnaient beaucoup de mal pour apporter des explications aux gens, leur faire comprendre ce qu’était la vie nouvelle, scolariser les enfants, alphabétiser les anciens et créer des kolkhoz. Puis la guerre était arrivée avec des répercussions jusque dans la toundra lointaine. Les éleveurs avaient fait de gros efforts pour faire cesser le massacre, comme ils disaient. Lylaloo, Iulqut, Gyrgolkaav et beaucoup d’autres avaient donné des rennes pour l’armée. Au début des hostilités on avait créé un soviet national qu’on avait par la suite rebaptisé soviet de village. Maravié et ses fils avaient pour leur part continué de nomadiser dans la région du mont Viluneï et de faire paître leurs rennes à eux. Ils refusaient d’entrer dans le kolkhoz.. Les événements n’avaient pas épargné les habitants des deux yarangues. Iulqut et Rintuvi étaient morts. Plus récemment Tynatvaal avait rejoint son époux dans l’autre monde. Ilenne était allée s’installer avec son petit chez Eratagyn, le frère de son mari, qui vivait au Saut-de-la-Colline. Depuis lors il avait neigé plusieurs fois, et plusieurs fois la neige avait fondu. Pourtant les deux yarangues transhumaient toujours ensemble.

Après s’être gavées à en éclater, les jeunes filles ramassaient des baies sans plus y toucher. En guise de récipients elles avaient emporté des seaux et de grandes tasses métalliques. Tagrytvaal et Keuneut papotaient inlassablement. Curieuses de tout, elles harcelaient leur compagne de questions : « Combien de tasses as-tu rempli ? Combien en as-tu déjà à ton compte ? Et ainsi de suite. » Giuneut feignait de ne pas entendre, et continuait sa cueillette en souriant muette. Parfois elle se redressait pour remettre en place une manche de son kerker - la combinaison féminine. Le matin elle enfilait à la va-vite la vieille combinaison maternelle dont les manches glissaient sur ses épaules, mais qui bridait son corps. Elle s’y sentait mal à l’aise. Les baies abondaient, si bien que les jeunes filles eurent tôt fait de remplir leurs récipients. Maculées de jus elles s’assirent pour se reposer.

- Demain nous reviendrons, dit Giuneut. Seulement ne disons à personne où se trouve cet endroit.

- Cela va de soi ! répondirent ensemble les jumelles.

- Pour aujourd’hui ça suffira, rentrons ! reprit Giuneut qui se leva, et toutes trois prirent le chemin du retour.

Le temps était resté au beau. Aucun nuage n’assombrissait le ciel, et le soleil paraissait vous regarder en souriant. Il faisait étinceler la petite hauteur couverte de cèdres nains, les yarangues plantées au bord du ravin et le ruisseau qui traversait le campement avant de s’enfoncer dans une gorge. L’atmosphère était lumineuse. La toundra, la Vatyrkavaam et ce ruisseau, la montagne et la crête à l’horizon, tout cela vous donnait l’impression d’être à l’intérieur d’une yarangue dont le ciel aurait constitué les parois et la toundra aurait servi de tapis de sol. L’herbe n’avait pas un frémissement. C’était une journée magnifique. Aucune fumée ne montait des deux premières habitations. Au retour de leur cueillette les jeunes filles entrèrent dans la troisième, une vaste demeure qui se dressait tout près des vestiges d’un ancien campement. Le toit était en bon état. Un pan du ciel apparaissait par l’orifice de fumée et les rayons de soleil qui pénétraient faisaient briller la charpente lisse et éclairaient des sacs oblongs, au pied des parois, côté resserre. En entrant Giuneut posa la casserole à terre, se déchaussa et se glissa dans le yorongue. Debout sur une des peaux qui servaient de literie, elle s’extirpa habilement de la combinaison maternelle et resta nue un instant, puis elle se revêtit de son petit vêtement à poil ras, le côté fourrure contre le corps. Tagrytvaal alluma le feu pendant que Keuneut allait chercher de l’eau au ruisseau.

- Qu’allons-nous manger aujourd’hui ? demanda Giuneut à Tagrytvaal tout en se chaussant. Elle ajouta pensive : nous avons fini le bouilli. Il reste quelques morceaux de ce poisson fumé qui n’a pas eu le temps de sécher. On pourrait les faire cuire et mettre de côté les parties bien séchées pour les hommes. Ils ne devraient pas tarder à revenir du troupeau.

- Bonne idée, acquiesça sa compagne, qui ajouta du bois dans le feu et ajouta en traînant sur les mots : amie, j’ai très faim !

- J’ai l’impression que le vieux Kenilu nous rend visite, annonça Keuneut qui venait d’entrer avec son seau d’eau.

- Invitons-le à boire le thé et à partager notre repas. Après tout, c’est lui qui a pêché ce poisson. Ce ne sera que justice !

- Tu n’as pas honte, s’esclaffa Tagrytvaal. Il est plein de vers.

- Faisons-le bouillir. Les vers monteront à la surface, répliqua Giuneut. On les enlèvera et on les mettra dans la nourriture des chiens qui pourront manger tout leur content. Au fond c’est une bonne chose qu’il y ait tant de vers.

- Cesse donc de pérorer, dit Tagrytvaal. Ne dirait-on pas que c’est toi qui retires les vers et les fais éclater sous tes doigts !

- Tiens ta langue toi-même! riposta Keuneut à l’adresse de sa soeur. Si tu n’avais pas été paresseuse, nous aurions de l’excellent fumé... Kenilu a dû rebrousser chemin. Il vous aura entendu discourir.

Sur ces paroles elle sortit et vit le vieillard. Il était assis près de l’entrée et fumait. Il avait entendu les jeunes filles et restait là, paisible, souriant.

- Pourquoi n’entres-tu pas, grand-père ?

- Comment ? dit machinalement le vieillard qui laissa tomber sa pipe. Il braqua sur la jeune fille des yeux rusés et ajouta : je réfléchissais.

- Tiens, tiens ! dit-elle en hochant la tête, moqueuse. Entre donc. Viens boire le thé avec nous. On causera.

- Volontiers. Voyons ce que vous avez à me raconter, dit-il en ramassant sa pipe.

Giuneut et Tagrytvaal sortirent du poisson en conserve de la réserve. C’est ce qui restait des provisions de route d’Enqev et Remkylyn lorsqu’ils étaient revenus du village au printemps.

- Quel beau temps ! dit Kenilu approchant de la tente intérieure. Il s’assit sur l’appui-tête et reprit : quand nous étions jeunes, nous passions tout notre temps dehors.

Les jeunes filles, occupées aux préparatifs du repas, ne relevèrent pas ses propos. Le vieillard, qui manquait d’interlocuteurs, continuait imperturbablement :

- A l’époque on se réunissait tous les soirs. Que de jeunes filles il y avait ! Le vieillard ferma les yeux et branla du chef. On jouait au ballon jusqu’à la nuit. C’était le bon temps. A présent c’est chacun pour soi. Qu’a-t-il bien pu arriver aux gens ?

- Grand-père, es-tu allé chez ceux du bord de mer ? lui demanda Giuneut.

- Oui, j’y suis allé plusieurs fois. Ils ont des maisons de bois et ne transhument jamais. Elle doit être bien triste, cette vie sédentaire. A mon avis mieux vaut vivre dans la toundra.

- Eh bien ! Moi, je veux aller m’y installer, dit Giuneut.

- Vraiment ? Que veux-tu aller y faire ? s’étonna Tagrytvaal.

- Je veillerai sur mon petit frère. Je ne suis pas tranquille : que devient-il là-bas ? A la prochaine rentrée je partirai avec lui. On peut y trouver du travail.

- Des gens y habitent. C’est donc qu’on peut y vivre. Il faut savoir faire son expérience, dit le vieillard.

- Tu reviendras nous voir ? demanda Keuneut. Nous nous ennuierons de toi.

- Je ne sais pas, répondit pensivement la jeune fille. On verra. J’essayerai de m’habituer à la vie sédentaire.

Les soeurs étaient toutes tristes. Pour leur part il n’était pas question d’émigrer vers d’autres cieux. Enqev avait demandé Keuneut en mariage et elle avait accepté. Tagrytvaal ne voulait pas quitter sa soeur et elle ne pensait pas encore à se marier.

- Qu’avez-vous à vous affliger ? Vous fonderez un foyer et partagerez la vie de votre époux que ce soit avec ceux de la toundra ou ceux du bord de mer, dit Geuneut à ses compagnes.

- Oui, qui vivra verra, acquiesça Tagrytvaal

- Avec la nouvelle vie nous ne resterons pas sans ouvrage, dit Keuneut d’un ton enjoué. Allons, mangeons ! Nous invitons le grand-père et restons à bavarder. Elle poussa le plat vers Kenilu et posa à côté de lui une boîte de conserves de poisson. Puis tout en buvant son thé elle lui demanda :

- Jusqu’où le troupeau est-il allé aujourd’hui ?

- Probablement jusqu’aux environs de Talavaren, répondit le vieillard, et il la regarda avec curiosité. Pourquoi me le demandes-tu ?

- Oh ! Comme cela, répondit-elle tranquillement, mais son visage s’empourpra. Elle pensait à Enqev et l’imaginait qui faisait avancer le troupeau, fatigué, en sueur, d’un pas chaloupé... Elle sourit, puis regarda les autres à la dérobée : elle avait eu l’impression qu’ils la fixaient comme s’ils avaient deviné à qui elle pensait.

- Je dois rentrer chez moi avant la tombée de la nuit, sinon je serai en retard pour aller à la rivière, dit Kenilu en vidant sa tasse. Avec ce soleil mon filet a dû sécher.

Giuneut accompagna le vieillard qui sortait et l’arrêta :

- Grand-père, reviens nous voir ce soir.

- Pourquoi faire ? Veux-tu me prendre pour fiancé ? C’est vrai que vous êtes bonnes à marier.

- Tu plaisantes, l’interrompit la jeune fille en souriant. Nous avons cueilli des baies. Tu pourrais y goûter. Elles sont mûres à point.

- Dans ce cas, ma belle, je viendrai.

- Tu boiras le thé avec nous. Nous avons encore du bois. Enqev en a fait provision avant de partir pour l’estivage.

Le vieillard s’en fut en direction de la rivière. Il y passait l’été, à l’époque du frai. Chaque jour les garçons lui rendaient visite et l’aidaient au besoin. Le vieux les régalait de soupe de poisson. Pour chasser les moustiques qui le harcelaient pendant qu’il se chauffait au soleil, il faisait fumer des feux en brûlant de l’herbe. Du matin au soir les enfants luttaient dans le sable, faisaient la course au bord de la rivière et lançaient des pierres dans l’eau : c’était à qui irait le plus loin. Kenilu, assis, les regardait en fumant. Il les écoutait qui s’essayaient à raisonner comme des adultes... Récemment il avait installé ses petits auxiliaires sur des radeaux qui les avaient emportés à l’école. Pour leur fabrication il avait trouvé du gros tremble bien sec et les hommes l’avaient aidé au montage. Le vieillard marchait vers la rivière en songeant aux jeunes filles qu’il remerciait en pensée pour leur accueil. Giuneut était une gentille fille. Et travailleuse avec cela.


6. ENQEV


Quatre hommes apparurent de l’autre côté de la rivière. Cheminant l’un derrière l’autre ils approchaient lentement. Deux d’entre eux tenaient des lances.

- Ils viennent de l’estivage, mais je n’arrive pas à les reconnaître, dit Kenilu. Le troupeau ne doit pas être loin. Ils y auront laissé deux bergers.

Sur le seuil de la yarangue les jeunes filles regardaient aussi, débordantes de curiosité.

- C’est Enqev, s’écria le vieillard. Il marche en tête. Sur ses pas viennent ... Qoravié, Iunkeev et un autre. Dirait-on pas le petit Rosgytagyn ?

Quand il prononça le nom de son frère, Giuneut entra promptement dans le logis suivie de Tagrytvaal et Keuneut.

- Ils sont arrivés, se disait Keuneut heureuse en accrochant la bouilloire au-dessus du feu.

Les quatre hommes se séparèrent et chacun se dirigea vers sa demeure. Enqev s’approcha de la sienne le sourire aux lèvres. Son visage rond était hâlé. Il appuya sa lance contre la paroi extérieure et déposa le sac qu’il portait sur son dos. Selon la coutume, avant de le laisser entrer Giuneut agita au-dessus de sa tête une baguette enflammée. Autrefois c’était ainsi qu’on écartait les mauvais esprits.

- Sois le bienvenu, dit-elle.

Enqev examina l’intérieur de la yarangue, porta son regard sur les soeurs jumelles, puis sur Giuneut, et commença à dénouer les lanières de ses bottes d’été toutes trempées. Keuneut s’approcha de lui, l’aida à les ôter et les emporta pour les faire sécher au soleil.

- Les bêtes sont-elles en bonne santé ? demanda Kenilu.

- Dans l’ensemble oui, répondit Enqev qui mettait des vêtements secs. Mais une centaine de rennes se sont détachés du troupeau au début de l’automne et j’ignore où ils ont pu passer. Nous les avons pourtant cherchés partout.

- Ils se seront mêlés à un autre troupeau.

- On pourrait le supposer, mais il n’y a aucun autre troupeau dans les parages.

- Dis-moi ! Cent bêtes, ce n’est pas rien ! reprit Kenilu après un instant de réflexion.

Enqev s’était assis et regardait sa soeur découper le poisson fumé. Elle semblait ne pas s’intéresser aux rennes perdus.

- Il n’y a pas de têtes de poissons faisandées ? demanda-t-il.

Elle regarda son frère d’un air coupable. Tagrytvaal et Keuneut prirent un air pincé. Pouvaient-elles lui dire qu’elles n’avaient pas posé une seule fois le filet qu’il avait tressé l’hiver dernier ? Elles n’étaient pourtant pas restées les bras croisés. Constamment à l’ouvrage, elles s’étaient surtout consacrées à la préparation des peaux destinées à la fabrication de vêtements et à la réfection du toit de la jaran’e. Par bonheur le vieux Kenilu leur avait toujours apporté du poisson frais. Elles avaient même pu faire des réserves de poisson fumé.

- Si, il y en a ! dit le vieillard qui ne s’était pas démonté. Il se tourna vers Giuneut : va chez moi. Tu sais où elles sont entreposées ?

- J’espère que tout va bien ici? demanda Enqev au vieillard quand la jeune fille fut sortie.

- La vieille Velvyné est partie rejoindre ses ancêtres à la première lune d’automne, répondit doucement Kenilu.

- Le poisson, comment ça marche ? s’enquit le jeune homme un peu plus tard.

- Bien, ma foi ! répondit Kenilu, qui ajouta gaiement : Remkylyn et les autres garçons ont tout l’été posé le filet avec moi.

- Très bien ! Enqev s’imagina son cadet. Il est encore un peu bêta. Quel dommage qu’il soit tout seul, loin de nous. Ce serait bien que Keuneut aille s’installer là-bas.

Sa soeur entra. On servit le thé. Soudain Enqev proposa à Kenilu :

- Et si tu venais vivre dans notre yarangue ? Tu pourrais m’apprendre à construire des traîneaux. C’est un art que je ne possède pas encore.

Le vieillard garda un instant le silence, puis il se tourna vers le jeune homme qui attendait sa réponse avec impatience et dit en souriant :

- Tu me donneras ton filet neuf ?

Enqev poussa un soupir de soulagement et dit : « Tout ce qui est ici t’appartient, mais viens vivre avec nous. »

- Je n’ai pas besoin de tout cela. Je ne veux que le filet.

- Tu peux le prendre tout de suite, se hâta de répondre Enqev. Il craignait que le vieillard se ravisât et voulût rester dans la yarangue qui lui avait servi de logis sa vie durant. Kenilu y tenait beaucoup et en avait toujours pris le plus grand soin. D’un autre côté il s’ennuyait à vivre seul. Enqev lui avait dit à dessein qu’il souhaitait apprendre à bricoler sous sa houlette. Quand le vieillard avait exigé le filet, il s’était réjoui : Kenilu consentait. Le jeune homme dit joyeux :

- Ta yarangue, grand-père, on va la démonter, mais nul doute qu’elle servira encore longtemps. On la rangera en conséquence.

Après le thé les deux hommes sortirent. Seules les jeunes filles restèrent dans la tente intérieure.

- C’est bien ton époux qui est arrivé de l’estivage ? demanda d’un air espiègle Tagrytvaal.

- Mais oui, c’est mon époux, dit Keuneut à voix basse. Je suis l’épouse d’Enqev ! Je suis son épouse ! Elle éclata de rire.

- Veille à ne pas t’enfuir du foyer conjugal. Nous te chasserions si tu osais revenir ici, dit Giuneut en riant. Tagrytvaal, passons dans l’autre yarangue. Il commence à faire sombre.

Keuneut resta seule avec ses pensées. Une tranche de sa vie s’achevait, laissant place à l’inconnu.


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L’énorme troupeau s’arrêta près du campement. Les rennes se couchèrent. Seuls les grands mâles, inquiets, couraient de ci de là. Ils se mirent à distribuer des coups de tête, ce qui provoqua la dispersion des bêtes qui s’était relevées. Le troupeau était en rut. Ce matin-là les gens s’étaient réveillés très tôt pour rabattre les bêtes. Depuis le petit jour tout le monde s’affairait. Les uns chez eux, les autres dehors. Les hommes ramassaient du bois au bord de la rivière et coupaient les troncs maigres des buissons. Les femmes avaient sorti la planche à feu familiale et s’activaient adroitement. Par frottement d’une tige de bois sur la mousse sèche placée dans un des creux de la planchette, elles faisaient surgir d’abord un filet de fumée, puis une flamme. Pour consacrer le feu elles lui offrirent des feuilles de petites plantes de la toundra, avant d’en manger elles-mêmes et d’en laisser une partie dans le plat pour les hommes. Enqev prit son lasso et rejoignit ses compagnons qui se trouvaient au milieu du troupeau et désignaient les bêtes à capturer. Rayonnant, le vieux Kenilu, les yeux fixés sur les rennes à la belle toison d’automne, participait à l’opération. Il s’étonnait en voyant combien les petits avaient pris de la vigueur au cours de l’été. Les lassos entrèrent en action. L’abattage commença. Les hommes mirent de côté quelques peaux bigarrées qui serviraient à confectionner des kerker - les combinaisons féminines, et des habits masculins de dessus. Enqev, qui s’apprêtait à frapper un jeune renne, leva sa lance dans la direction de l’Immobile-Etoile. Après son adresse à l’astre il la posa sur le sol, prit son couteau étroit et, par derrière, tira vers lui la bête qu’avait maîtrisée Kenilu. Il jeta quelques gouttes de sang vers le soleil, puis il enduisit de sang son front, celui de sa femme et du vieillard, ses habits et ceux de ses compagnons pour finir par le toit du logis. De son côté Keuneut prit une tasse et abreuva la bête abattue : elle versa de l’eau sur la tête, sur la blessure et sur la croupe. Puis commença le dépeçage. La jeune femme ôta rapidement la peau. Comme le pelage en était fin ! Les taons n’y avaient pas foré le moindre trou. Cela ferait un très beau kerker ou une combinaison d’homme. La jeune femme jubilait. Les hommes attrapèrent ensuite un grand mâle lourd et massif, et le maîtrisèrent. A deux lassos Enqev et Qoravié lui tendaient les pattes et le maintenaient pour qu’il cessât de s’agiter. Ulvev et Rosgytagyn les secondaient. Kenilu s’approcha, plaça sa lance face au coeur et frappa. Un sang rouge foncé se mit à couler de la blessure. La bête tomba la tête la première. Les éleveurs la remorquèrent à l’écart par les pattes de devant. Tagrytvaal et Giuneut aidèrent Keuneut à la débiter. A trois elles ôtèrent la peau. On en ferait des courroies. Puis elles retirèrent les entrailles, enlevèrent les os, accrochèrent la viande à un suspensoir de bois et en étalèrent une partie sur la plateforme de la petite construction. Giuneut enleva les tendons d’une patte, brisa les os, recueillit la moelle, en fit offrande au foyer et en enduisit la planche à feu. Les autres pattes, Keuneut les fixa aux perches de la yarangue en y joignant des branchettes. Près du contenu de l’estomac elle ne laissa que les bois de la bête, tout le reste ayant été soigneusement mis de côté. Les gens rayonnant de joie allaient pouvoir se reposer et se distraire. Enqev se disait : « Demain on emmènera le troupeau vers les buissons, du côté des plaques de glace, et on le laissera à l’engrais en prévision de l’hivernage. Là-bas pourra s’achever le rut. »


7. LES ELEVEURS DE RENNES


La tempête avait duré une semaine. Le vent soufflait avec une telle violence que les yarangues avaient failli être emportées. Enfin il s’était éloigné vers la mer et le beau temps était revenu. Les rennes filaient à toute allure, mais Enqev n’arrivait pas à se calmer. Son coeur semblait prêt à jaillir de sa poitrine. Il arrêta l’attelage au flanc d’une hauteur. Une légère brume flottait autour de lui, mais la lune brillait d’un vif éclat. Il s’effraya du silence absolu qui l’enveloppait. Le long du chemin on voyait la tache noire des buissons. En regardant les cèdres nains à moitié enfouis dans la neige il s’effraya : « Comme eux Penevi a pu être enseveli par la tempête. Ah ! Non, que vais-je penser là ? » Il fit repartir les rennes et longea les hauts d’un ravin. Toute la journée il avait fouillé les collines et les creux environnants. Sans découvrir la moindre trace du berger il était parvenu jusqu’à la Grande Vallée où il avait passé l’estivage l’année précédente. Les rennes que la longue course avait éreintés s’essoufflaient. Enqev cessa de les pousser. Une pensée ne le quittait pas : qu’adviendrait-il si on ne retrouvait pas Penevi. Avant la tempête Iunkeev, Rosgytagyn et Penevi avaient participé à la course d’automne. Les compétitions devaient avoir lieu un mois plus tard. Penevi était parti un peu après les autres et il n’était pas rentré. Dans la nuit la bourrasque s’était déchaînée. Le beau temps revenu ils l’avaient attendu pendant deux jours, se disant qu’il était peut-être allé en visite chez Qotynvat ou chez Rultyn et qu’il y avait attendu que la tempête s’apaisât. Les jours passaient. Il ne revenait pas. Ils commencèrent les recherches par les campements voisins, chez les gens de Qotynvat et de Rultyn. Ensuite pendant trois jours ils errèrent au hasard. En vain. Impossible de retrouver Penevi. «  Où a-t-il pu se fourrer ? Qu’allons-nous faire ?  » se demandait Enqev désemparé. Il ne peut pas être perdu. Certes il est jeune, mais il a de l’expérience. Le jeune homme laissait les rennes suivre tranquillement la piste qui ramenait au campement. Lorsqu’il aperçut le troupeau, il déharnacha ses bêtes et rentra chez lui en remorquant lui-même son traîneau. La lampe éclairait l’épaule et le bras de sa femme Keuneut qui, plongée dans ses pensées, cousait en attendant son retour. Quand il entra elle poussa un soupir de soulagement. Pendant qu’il ôtait sa combinaison, elle rangea son petit sac à ouvrage. Il but le thé, l’air préoccupé. Elle le regardait avec compassion. Plus que les autres il était inquiet, décontenancé. Il savait que les gens plaçaient leurs espoirs en lui et dans les bergers.

- Les autres sont-ils arrivés ? lui demanda Enqev.

- Oui, ils sont rentrés à la tombée de la nuit. Ils n’avaient rien trouvé.

- Kenilu dort-il depuis longtemps ?

- Il se couche à l’instant. Il vient d’arriver.

Le vieillard, qui vivait désormais chez Enqev, était allé voir à tout hasard si les rennes de Penevi n’avaient pas rejoint le gros du troupeau. Ils connaissaient les lieux et auraient pu retrouver leur chemin eux-mêmes. D’autant qu’ils étaient bien domestiqués.

Le lendemain matin les hommes se réunirent chez Enqev. Etaient là Qoravié, Iunkeev, Rosgytagyn, le vieux Kenilu et le maître de maison. Ulvev était parti garder les bêtes. Keuneut était en visite chez ses voisines Giuneut et Tagrytvaal.

- Qu’allons-nous faire ? demanda Enqev à ses amis. Ils se taisaient. Il reprit : Où peuvent être en ce moment les gens de Maravié.

- Personne ne sait où il transhume, répondit Iunkeev. La toundra est vaste.

- Il est peut-être à Ilyn, dit Enqev.

- Es-tu en train de nous dire que Penevi serait allé chez les gens de Maravié ? l’interrogea Kenilu.

- Je ne dis pas cela, mais ... Enqev hésita, puis ajouta d’un ton ferme : nous devons le chercher partout. Il faut absolument le retrouver.

Ils se taisaient. En leur for intérieur ils se refusaient à croire qu’un homme en excellente condition physique comme Penevi puisse se perdre dans une région qui lui était familière. Le blizzard ne faisait pas peur à un garçon aussi robuste. Le vieux Kenilu rompit le silence :

- A mon avis Maravié est du côté du mont Viluneï.
Les autres le regardèrent surpris. « Etrange ! D’où tenait-il cela ? »

- Au retour du beau temps la meute d’Erylyki a assailli notre troupeau, expliqua Kenilu. D’abord le grand loup a tué des bêtes de Qotynvat. C’est Ulvev qui me l’a raconté. Il lui a rendu visite avant-hier.

- Je ne vois pas le rapport, dit Enqev.

- Voilà ce que je pense : avant de s’en prendre aux troupeaux les uns après les autres Erylyki ne pouvait venir que du mont Viluneï. Or seul Maravié hiverne dans ces parages, au-delà de chez Qotynvat.

- C’est ma foi vrai ! laissa échapper le jeune Rosgytagyn.

- Voilà ce que nous allons faire, décida Enqev sur-le-champ : deux d’entre nous vont partir chez ceux du bord de mer. Disons Iunkeev et ... Rosgytagyn. Moi j’irai chez les gens de Maravié. Il se tut un instant et ajouta : il faut faire savoir à tout le monde qu’un de nos hommes n’est pas rentré.

- Devons-nous y aller tout de suite ? demanda Rosgytagyn.

- Oui ! Préparez-vous. Non, se ravisa Enqev en allumant sa pipe, partez demain. Moi, je me mettrai en route aujourd’hui. Qotynvat n’est pas très loin. Il m’aidera. Qoravié, Ulvev et toi, grand-père, vous resterez ici. Tu me remplaceras, Qoravié. Je fouillerai de nouveau la zone où a eu lieu la tempête. Toi et Ulvev, rejoignez le troupeau. Iunkeev, tous les deux on va écrire une lettre à ceux du bord de mer.

Qoravié et Rosgytagyn sortirent. Kenilu les suivit sans se hâter.

- Cousin, tu es plus savant que moi, dit Enqev à Iunkeev quand les autres furent sortis. Moi, je sais à peine signer et à lire. Ecris !

- A qui allons-nous écrire ? demanda Iunkeev en prenant un crayon.

- Non, n’écrivons pas, dit Enqev qui changea à nouveau d’avis. Tu vas aller voir Lylaloo à la yarangue rouge. Je le connais bien. Tu lui raconteras ce qui est arrivé : les rennes qui se sont enfuis au début de l’automne et la malheureuse disparition de Penevi. Dis-lui comment nous vivons. Il comprendra.

- Tu as raison. C’est ainsi qu’il faut faire, approuva Iunkeev. Puis il demanda : quels rennes vas-tu prendre ?

- Uvreqeï à gauche, et en tête Ilgylu avec sa clochette. Qu’en penses-tu ?

- C’est très bien. De mon côté je vais aider à trier les rennes.

- Attends ! l’arrêta Enqev. J’oubliais. Rapporte-moi des courroies s’il y en a, et des aiguilles pour les femmes. Elles n’en ont plus.


8. CHEZ CEUX DU MONT VILUNEÏ


Enqev et Qotynvat, un éleveur du campement voisin, passèrent la nuit près du lac Melgytanny, le Feu-des-Etrangers. On disait que des explorateurs russes y faisaient halte autrefois et qu’ils y échangeaient des allumettes. De bonne heure, après avoir un peu dormi, les deux hommes attelèrent. Les rennes étaient reposés et repus. Ils passèrent par une enfilade de collines dont ils s’étaient servi au départ pour s’orienter et atteignirent une petite rivière d’où ils aperçurent une montagne qui donnait l’impression d’avoir deux oreilles, d’où son nom, le mont Viluneï. Elle disparaissait parfois derrière un autre sommet pour reparaître dans le lointain. Enqev et Qotynvat pressèrent l’allure, mais malgré leurs efforts ils n’arrivèrent que vers le soir. Pour passer la nuit ils se mirent en quête d’herbe tendre, déharnachèrent les rennes dont ils allongèrent les traits pour qu’ils puissent paître à l’aise, puis les attachèrent séparément à des cèdres nains de sorte qu’ils ne s’emmêlent pas. Ils allumèrent un feu et préparèrent leur repas. Fatigués ils se couchèrent à même le traîneau et dormirent jusqu’à l’aube. Sans attendre le lever du soleil Enqev et Qotynvat entreprirent de contourner la montagne et de reconnaître les environs. Très vite ils aperçurent une fumée au nord. Examinant soigneusement les lieux ils virent des yarangues au pied d’une petite colline où s’élevaient des cèdres clairsemés. A mesure qu’ils approchaient de ce campement Enqev sentait son coeur se serrer. En partant la veille il doutait encore que Penevi se soit réfugié chez Maravié, d’autant que s’il s’était retrouvé ici, il aurait depuis longtemps réintégré ses pénates. Il se rassurait en se disant que le jeune berger avait étudié les environs, les montagnes, la toundra. Pourtant s’il avait été surpris par la tempête, il avait très bien pu se perdre. Enqev arrivait chez Maravié tenaillé par ce doute. C’est pour s’en débarrasser qu’il avait entrepris ce déplacement.

- Il n’y a que quatre yarangues ! s’étonna Qotynvat quand ils furent aux abords du petit campement. Autrefois les gens de Maravié étaient plus nombreux.

- Les autres sont probablement installés hors de vue.

Les chiens aboyèrent. Quelqu’un sortit de la première demeure, celle du chef, et y disparut aussitôt. Les arrivants furent contraints de déharnacher eux-mêmes leurs rennes qu’ils attachèrent aux traîneaux servant de resserres. Ils se dirigèrent vers l’habitation la plus proche.

« Pourquoi ne nous accueillent-ils pas ? se demanda Enqev hésitant à franchir le seuil. Peut-être les hommes sont-ils tous occupés à garder le troupeau. » Qotynvat se tenait immobile à ses côtés. Ils avaient l’impression d’entrer dans une yarangue désertée par ses habitants. Personne ne leur adressa de parole de bienvenue. Pourtant ils distinguaient une petite voix d’enfant et le chant d’un vieillard. Un instant plus tard leur parvint enfin la voix étonnée d’une femme :

- Bonjour.

Ils répondirent et se mirent à secouer la neige qui saupoudrait leurs habits et leurs bottes. Quand leurs yeux se furent accoutumés à la pénombre de la tente intérieure, ils y découvrirent une jeune femme en cuisine. A côté d’elles s’affairait un bébé qui par moments s’accrochait à elle. Il y avait aussi une fillette ébouriffée qui ne prêtait pas attention aux nouveaux venus et une vieille femme voûtée au regard fixe et embrumé qui semblait sous l’effet d’une drogue. La femme, en voyant des étrangers, les observa non sans quelque inquiétude.

- Où est la yarangue de Maravié ? lui demanda Enqev.

En guise de réponse la femme s’adressa à la vieille : « Maman, des gens sont venus, des inconnus. »

- Que dis-tu ? La vieille femme tourna son regard vers les visiteurs et demanda : qui se tient là ? On dirait deux hommes, à moins qu’ils ne soient quatre.

- Conduis-nous à la demeure de Maravié, dit Enqev en attirant la fillette à lui.

- Attends ! On dirait la voix de Pénis-de-renne, s’écria la vieille femme droguée en entendant Enqev. D’où viens-tu, Iulqut ? ajouta-t-elle.

- Maravié n’est pas ici, finit par répondre l’autre femme.

- Et ses fils ?

- Tevlat vit dans la première yarangue.


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Tevlat ne s’étonna pas outre mesure à la vue des deux hommes. Il savait Enqev obstiné : il ne cesserait de courir la toundra qu’après avoir trouvé Penevi. Sans éconduire les visiteurs, il ne manifesta aucune joie à leur arrivée. Aux questions qu’on lui posait il répondit que Penevi n’avait pas été vu dans les parages.

- Il n’est pas ici ! déclara-t-il sèchement : puisque c’est un homme à vous, cherchez-le vous-mêmes.

Les nouveaux venus avaient gardé le silence. Enqev se mordit la lèvre et sortit sa blague à tabac. «  Voilà comment tu es, fils de Maravié, pensait-il en fixant Tevlat. Un homme a disparu, et toi ... L’année dernière, lors du combat avec Rintuvi, tu étais enragé. On aurait pu croire que tu serais devenu plus sage, mais tu es encore plus hargneux. » Il se détourna. A l’époque Enqev et Tevlat n’avaient fait aucun effort pour se comprendre. Enqev était encore jeune et sans expérience.

- Ne l’a-t-on pas vu dans les autres troupeaux ? demanda Qotynvat en fixant le maître de maison.

- Non, vous ne le trouverez nulle part, dit Tevlat en détournant le regard.

Ils ne purent déchiffrer ses pensées et se demandaient s’il disait la vérité ou s’il mentait.

- Qotynvat, dit Enqev à voix basse. Nous allons passer la nuit ici, et demain matin nous rentrerons chez nous. Mais je ne veux pas dormir dans cette yarangue. Allons dans l’autre.

Ils se dirigèrent vers la sortie. A ce moment Tevlat se souvint que Penevi devait revenir du troupeau, à moins qu’il ne soit déjà arrivé. Si les visiteurs restaient jusqu’au lendemain, ils découvriraient qu’il avait menti. Alors il dit, comme si c’était sans importance, feignant de faire appel à sa mémoire :

-Attendez !... C’est un jeune ? Je me souviens maintenant. Il est venu et a exprimé le désir de rester chez nous.

- Il est vivant ?! Vraiment ? s’écria Enqev. Où est-il ? Où le trouverons-nous ?

- Dans l’autre yarangue, je suppose.


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Penevi buvait le thé en compagnie de deux femmes et d’un autre berger. Il venait d’arriver. Il avait revêtu des habits secs, mais sa combinaison d’hiver, ses bottes à lanières étaient toujours à ses pieds. Ce garçon au visage candide devait avoir dix-huit ans et paraissait plus jeune encore. Il clignait constamment des yeux. Il paraissait manquer de maturité. Pourtant les gens disaient qu’il avait une bonne connaissance de la toundra et des rennes. Depuis sa naissance il parcourait sans cesse le pays.

- Ca alors ! s’exclama-t-il quand Enqev et Qotynvat entrèrent. On n’aurait pu dire qui de lui ou des deux hommes était le plus étonné.

- Je vois que tu es bien en vie ! se réjouit Enqev. Nous désespérions de te retrouver un jour.

Le jeune homme sourit. On servit à manger aux visiteurs. Tout le monde but le thé avec eux.

- Penevi ! Prépare-toi et partons. Il fait encore jour, poursuivit Enqev. Nous avons un long chemin à parcourir, mais à trois ce sera plus gai.

Le jeune homme gardait le silence. Pourquoi ne levait-il pas les yeux et demeurait-il tête basse ?

- Je veux rester ici, répondit-il dans un souffle sans regarder ses interlocuteurs.

- Tu es sérieux ? A propos, comment as-tu abouti ici dans la tempête ?

- Cet automne, quand le groupe de rennes s’est enfui et que nous sommes partis à sa recherche, je l’ai retrouvé avant la tempête. J’étais en train de le ramener quand j’ai  rencontré Tevlat. Nous avons engagé la conversation. « Ces rennes appartiennent au troupeau d’Enqev ? m’a-t-il demandé. -Oui, je les y ramène. -Vraiment ? Mais vos bêtes ont déjà changé de pâturage. » Sur ces paroles il a passé son chemin. J’étais désorienté. Je l’ai rappelé avant qu’il ne soit trop éloigné : « Eh ! Attends ! A quel endroit les as-tu vues ? -Viens avec moi si tu veux, dit Tevlat qu était revenu sur ses pas, je m’informerai auprès de nos gens. » En fait nous avons conduit mes rennes vers son troupeau. Quand je suis reparti il m’a dit : « Viens les reprendre à l’arrivée des nuits polaires. Nous serons près du mont Viluneï. »

A ce moment Enqev se rappela qu’alors, en automne, Penevi était rentré le dernier à l’issue des recherches. On s’était entendu pour ne poursuivre les recherches que pendant deux jours, or le jeune berger n’était arrivé que trois jours après, et sans les bêtes.

- Quelle fieffée canaille ! éclata Enqev furieux. Voler des rennes ! Où est-il ? Où est Tevlat ? Allons le chercher, Penevi !

- Il est parti prendre sa garde, dit un homme qui entrait. Quand vous êtes sortis de chez lui, il est parti en remorquant son traîneau.

- Quand reviendra-t-il ?

- S’il est en quête de nouveaux pâturages, nous resterons longtemps sans le revoir.

- Nos rennes sont-ils ici ? demanda Qotynvat à Penevi.

- Oui, ils sont tous ici, répondit tout bas l’interrogé, puis plus gaiement : mes trois rennes aussi.

- Quel intérêt aurais-tu à laisser tes trois rennes avec ceux de Maravié ? s’enquit Enqev irrité. Tu vas ramener les rennes volés. Si tu n’en fais rien, je m’en chargerai moi-même. Ils ne t’appartiennent pas plus qu’à moi. Ils sont à nous tous, à la communauté ! Allons-y, mettons-nous en route ! conclut-il en se tournant vers Qotynvat. Au moment de sortir il jeta un dernier regard sur Penevi qui demeurait tête basse.


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Quand il rentrait au logis Enqev pensait à ses proches avec inquiétude. Ne leur était-il rien arrivé ? D’un autre côté il se réjouissait à l’idée qu’il se retrouverait parmi ses bêtes et reprendrait le travail. Aujourd’hui ses pensées se tournaient non vers ses proches, mais vers Penevi. Il comparait sa vie à celle du jeune homme, à celle de Maravié et de ses fils. Lui, Enqev, un fils de transhumant, il aurait pu, comme Maravié et ses fils, vivre à l’écart. Personne ne le lui interdisait, en tout cas jusqu’à présent. Il possédait beaucoup plus de rennes que Penevi. Mais comment aurait-il pu sans être secondé veiller sur le troupeau dont il avait hérité de son père ? C’était impossible. Vivait-il plus mal depuis qu’il était devenu berger selon la vie nouvelle, depuis que son troupeau faisait partie du bien commun ? Certes non ! En fait le travail était devenu plus facile. Que s’était-il passé pour que Penevi décide de s’installer chez Maravié ? Ils étaient si différents ! Peut-être le jeune homme pensait-il que le nombre de ses rennes augmenterait ? Il avait bien tort. Peut-être croyait-il qu’avec nous il ne pourrait garder ses femelles ? Pourquoi ce petit gars était-il si différent ?


9. MARAVIE


Tel un glouton, la yarangue solitaire de Maravié, avec ses perches couvertes de suie sortant du trou de fumée, était tapie dans un petit vallon. Il avait interdit à sa femme de déblayer la neige du toit, même par beau temps. Ses fils et ses bergers, lorsqu’ils lui rendaient brièvement visite, étaient habitués de longue date à voir la demeure blottie seule en ce lieu écarté. Bien que le jour ne fît que se lever les gens étaient déjà réveillés. Couchés sur le flanc Maravié, ses fils Nutevi et Tevlat, et trois bergers s’entretenaient à voix basse dans le yorongue où une lampe jetait une faible lueur. On avait remonté la portière de peau de renne en la roulant de bas en haut et, de l’intérieur, le maître observait sa femme et sa vieille mère qui vaquaient à leurs occupations. Il avait la cinquantaine. Son visage déjà ridé était immobile, mais dans ses yeux bridés les pupilles toujours en mouvement révélaient son inquiétude. On sentait que son corps tout en muscles avait conservé sa vigueur. Il balançait la tête et fixait pensivement le foyer, cherchant peut-être loin dans le feu, comme au coeur de quelque brume, une réponse à ses interrogations. Le récit de Tevlat l’avait profondément troublé. Jusqu’à ces derniers temps les éleveurs qui s’étaient ralliés à la vie nouvelle et vivaient à la manière d’aujourd’hui, n’agissaient pas de la sorte. Ils ne faisaient pas les malins ... Maravié s’était hâté de mander les bergers. A présent ils attendaient que le maître parle, mais depuis la veille il s’était muré dans son silence. Soudain sa tête rasée s’agita. On eût dit qu’il voulait secouer une sorte d’ankylose. Il fit lentement du regard le tour des présents qui cessèrent sur-le-champ de converser et baissèrent la tête. Contrairement à leur attente il ne prit pas encore la parole. Il continuait de suivre le cours de ses pensées.Les bergers le connaissaient bien. Ils savaient qu’il n’avait jamais eu confiance en quiconque.

La femme de Maravié se glissa discrètement dans le yorongue. Elle posa un plat et ressortit sans tarder. Les hommes se mirent à manger en silence. Le maître mâchait avec une telle énergie que le souffle lui manqua. Il haletait. Comme s’il rivalisait avec les autres il engloutissait les bouchées, reprenait de la langue et des morceaux bien gras qu’il faisait descendre avec du bouillon. Les autres n’étaient pas en reste. Ils remuaient les mâchoires les yeux fixés sur le bouilli. Etouffant de chaleur ils avaient le visage congestionné et couvert de sueur. La bouche grasse, repus, les hommes prirent le thé. Ils burent chacun deux tasses sans rompre le silence, bien que le temps fût arrivé où les choses sérieuses devaient commencer. On attendait que Maravié engage la conversation, mais il continuait de se taire. Il s’était gavé, avait bu son thé et, apaisé, il semblait ne pas vouloir et ne pas pouvoir se concentrer. De la main il se caressait le ventre. Mis en joie par la bonne chère il jetait des regards sur Tevlat comme pour deviner ses pensées. « Il est audacieux et tenace, se disait-il avec satisfaction. Il est capable d’atteindre le but qu’il s’est fixé. C’est un bon auxiliaire. Il ne me mettrait jamais de bâtons dans les roues. Tandis que Nutevi... songeait-il en posant son regard sur son fils aîné. Qu’y a-t-il derrière son silence ? Il ne veut pas ouvertement s’élever contre moi. Ma foi ! Qu’il se taise ! Qu’il ne parle pas dans le vide ! Et ces trois-là ? Ce sont des êtres pusillanimes. En élevant un peu la voix on peut aisément les amener à la raison. Pourtant ils sont querelleurs comme des rennes en automne. »

- Père ! Allons-nous rester longtemps comme cela sans rien dire ? l’interrogea Tevlat qui ne pouvait plus se contenir.

- Hi, hi, hi ! s’exclama Maravié dans un rire machinal. Que dire ? Il prit sa respiration : conseil national, base culturelle, yarangue rouge, komsomol ...  Ils se jettent tous sur nous. On dirait une meute de loups qui veut nous exterminer. Il eut un sourire mauvais qui découvrit ses dents jaunes. Autour de lui les visages congestionnés étaient devenus pâles et ressemblaient à des peaux qui n’auraient pas été travaillées. On y lisait le même sentiment d’exaspération que sur celui du maître. Vous le savez, poursuivit-il, avant les soviets nous vivions sans être importunés. Nos resserres ne désemplissaient pas. Nous ne manquions pas de nourriture... Voilà ce que nous allons faire : nous allons diviser le troupeau en plusieurs groupes et en ordre dispersé nous irons nous cacher au creux des montagnes. Nous ne laisserons qu’une yarangue par groupe. Nous démonterons les autres et les rangerons hors de portée des regards indiscrets.

- C’est juste, approuva un des hommes. Il faut se disperser. Mais où trouverons-nous des bergers ? Il en faudra dans chacun des groupes.

- C’est vrai. Tout d’abord rendez visite aux éleveurs qui travaillent avec Enqev, Qotynvat et Rultyn. Parlez-leur, offrez-leur des cadeaux. Nous ne sommes pas à deux ou trois rennes près. Faites savoir aux Lygoravetlat que Maravié a procédé au partage de ses troupeaux et qu’ils sont désormais sans maîtres. Vous comprenez ?

- Oui, oui, compris ! répondirent-ils d’une seule voix.

- Bien ! Partez tout de suite, conclut le maître en scrutant les visages. Puis il se tourna vers Tevlat et dit : toi, reste ici ! Il attendit que les trois bergers soient sortis et demanda à son fils qui avait repris la position allongée : dis-moi, ce Penevi, que fait-il ?

- Il se prépare à ramener les rennes d’Enqev jusqu’au troupeau le plus proche, celui de Qotynvat, répondit le jeune homme, impassible.

- Ne le laisse pas faire, dit rapidement son père. Toi, ne va pas trop te montrer. Fais-toi discret. Après les courses nous partirons dans les montagnes.

Maravié resta seul dans la grande yarangue. Les deux femmes, sa mère et son épouse, ne comptaient pas. Il ne jugeait pas utile de leur faire la conversation ni de leur confier ses pensées. Il ne connaissait que ses fils, mais ils étaient toujours en chemin, courant d’un troupeau à l’autre. Il vivait comme s’il avait été seul, tel un orphelin.

- Fichue canaillerie ! se dit-il en soupirant. Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Autrefois nous étions nombreux, mais j’ai perdu mes amis. Les Gyrgolkaav, les Iulqut, les Kenilu ont tous rallié la vie nouvelle. Ils n’ont pas gardé de troupeaux à eux... Et leurs fils, comme ils se démènent ! Ils voudraient bien se débarrasser de moi. Quelle saleté que ces miséreux ! Ils se sont multipliés, mes ennemis, tous ces Pilili, Lylaloo, Iunkeev, Enqev. On ne peut pas en faire le compte...

Quand le peuple de la toundra avait mis les rennes en commun, on avait invité Maravié au nouveau village de bois, ce qui l’avait pris au dépourvu. Il s’était forcé à s’y rendre. Il savait bien que la nouvelle vie finirait par arriver jusqu’à ses fils et ses bêtes, et elle avait le don de l’exaspérer. S’il la maudissait, c’est parce que sa bonne vie à lui chancelait. Maravié redressa la tête. La main tremblante il toucha son visage, puis il sortit un morceau de miroir, le frotta de la paume et se regarda. Son visage s’y reflétait tout pâle, vieilli... Il revit en pensée sa rencontre avec Lylaloo l’année précédente. « Nous allons faire paître les rennes en commun, lui avait dit l’autre. Nous deviendrons plus persévérants, plus forts. -Mais nous manquerons de rennes, avait-il objecté, faussement naïf. Il y a beaucoup de miséreux. Leur nombre pourrait encore augmenter ... » Lylaloo avait compris que ce n’étaient pas de vains mots.

Aujourd’hui, au souvenir de cette conversation il essayait de revoir en pensée le visage du jeune homme : il lui apparut un bref instant comme dans une brume. Il resta longtemps plongé dans ses réflexions. Enfin il prit son tambour et se mit à chanter. Il chanta toute la nuit et ne s’arrêta que lorsqu’il tomba de fatigue et que l’instrument lui échappa. Alors il regarda fixement la flamme qui brûlait sans éclat près de la paroi latérale et s’éteignait peu à peu.


10. LES VISITEURS. LYLALOO


Chaque fois que les chiens aboyaient, Enqev sursautait. Il sautait sur ses pieds, sortait de la yarangue et examinait la route. Ses yeux s’allumaient. On voyait qu’il attendait quelque chose. Mais ce n’était qu’Ulvev qui revenait avec sa charge de bois ou un voisin qui s’invitait pour le thé. Enqev nerveux allait se rasseoir au même endroit. Il prenait le livre tout usé que lui avait offert Remkylyn et reprenait sa lecture. Il lisait les récits que Iunkeev avait signalés d’une marque. La lecture lui permettait de chasser un instant les pensées importunes qui le harcelaient et les inquiétudes qu’il éprouvait pour Iunkeev et Rostytagyn dont il attendait le retour du bord de mer. Enqev était de garde de nuit quand deux hommes avec un attelage de rennes étaient arrivés au campement, suivis à l’aube par trois hommes installés sur un traîneau tiré par des chiens. Ulvev venu prendre la garde de jour lui fit plaisir en lui annonçant qu’Iunkeev et Rosgytagyn étaient de retour. La nouvelle de l’arrivée de Lylaloo et de Pilili, le cousin d’Enqev, en compagnie d’un Russe le réjouit encore davantage. Quand Enqev rentra chez lui les visiteurs buvaient le thé. Lylaloo et Pilili étaient allongés sur le flanc dans le yorongue. On avait fait asseoir le Russe sur une peau de renne d’hiver, mais il devait s’y sentir mal à l’aise car il ne cessait de changer de position. Keuneut lui fit signe de se lever et glissa sous la peau de renne un sac garni de vêtements de fourrure. Le visiteur la regarda avec reconnaissance et s’assit confortablement.

- Qui est-ce ? s’enquit Enqev.

- C’est lui qui tient le magasin, répondit le cousin. Il vous a apporté du tabac, du thé, du sucre et d’autres choses.

- Oui, je vous ai apporté des marchandises, dit le Russe qui avait compris de quoi il s’agissait.

- Très bien, dit Kenilu qui siégeait à ses côtés.

Tous, avec leurs cheveux noirs et raides, regardaient avec curiosité le visiteur à la tête blonde et bouclée. Après le thé Enqev se leva, s’approcha de lui et lui dit en russe :

- Je m’appelle Enqev.

- Et moi André Ivanovitch ! dit le visiteur en lui serrant la main.


++++++++++++


Enqev et Lylaloo étaient restés seuls. Ils fumaient en silence, perdus dans leurs pensées. Tous deux avaient vingt-six ans. L’an dernier, quand ils s’étaient rencontrés pour la première fois à la base culturelle, Lylaloo était responsable de la jeunesse. Il avait déjà l’air sûr de lui-même. C’était un garçon gentil et intelligent. « Il doit encore avoir mûri, se dit Enqev. Il a les mêmes yeux clairs et enjoués, mais les préoccupations ont tracé deux rides sur son front. Elles ne sont pas très visibles, et pourtant elles sont là. » Enqev alluma sa pipe qui s’était éteinte.

- Tu fumes ?

- Oui, depuis un mois.

- Moi, je fume depuis longtemps. J’ai commencé pendant la guerre. Ah ! Pourquoi m’y suis-je mis ? Auparavant je n’avais fumé qu’une fois. C’était près du mont Tymlynaï. Nous étions allés en traîneau chercher du bois pour l’école. Lylaloo garda le silence un instant et sourit. Je me rappelle mon premier jour à l’école. Je m’étais enfui de chez moi avec Vyrgyrgyn... Aujourd’hui Vyrgyrgyn travaille au village. Il remplace André Ivanovitch.... C’était avant la guerre. Nous vivions à Kamakenotkyn. Ses parents et les miens nous interdisaient de fréquenter l’école. Nous étions encore des bêtas semblables à de petits rennes, des enfants sans expérience.

Enqev pensif regardait son ami : « Pourquoi parle-t-il de lui ? On dirait qu’il évite de parler de Penevi. Il sait pourtant qu’il est resté chez Maravié pour garder ses rennes. »

- Plus tard j’ai été embauché au komsomol, poursuivait Lylaloo. En hiver, quand tu nous as rendu visite avec ton père, je courais la toundra. Mais Ietynkeev a refusé de nous indiquer où se cachait Maravié.

Enqev tendit l’oreille. Lylaloo reprit :

- Ietinkeev est pauvre, mais c’est le neveu de Maravié. Aussi nous a-t-il déclaré qu’il ne savait pas où se trouvait son oncle, qu’il ne l’avait pas vu. A ce moment la tempête s’est déchaînée. Les chemins se sont recouverts de neige. Or nous étions sans guide. Nous ne sommes rentrés qu’au début de l’été, et avec les pires difficultés. Puis la guerre a commencé.

Il s’interrompit, et un instant plus tard interrogea inopinément son ami :

- Qu’en penses-tu ? Pourquoi avons-nous gagné la guerre ?

Enqev prit son temps pour répondre. Les récits des anciens sur les événements des temps jadis lui vinrent à l’esprit. Au cours de ces lointaines époques les gens de la toundra s’affrontaient à cause des rennes. Il se rappela l’invincible preux Qunlelu des contes.

- Notre armée devait être invincible. Pourquoi me le demandes-tu? Comme si tu ne le savais pas ! dit-il étonné.

- Ton père a contribué à chasser l’ennemi. Il n’a pas été avare de ses rennes. Il les a donnés pour la défense du pays. Tous les peuples de notre pays ont aidé les combattants et ont permis la mise au point de puissantes armes, de nouveaux vaisseaux aériens. Voilà pourquoi ils ont vaincu.

- C’est comme si nous avions chassé l’ennemi tous ensemble, commenta Enqev.

- En réalité, pas tous, dit Lylaloo à Enqev surpris. A ton avis quelle a été la contribution de Maravié à la défense du pays ? En fait il n’avait pas du tout envie de le défendre. Cet homme riche et solitaire s’est accaparé la vie d’autrui, mais n’en a pas acquis davantage de sagesse. Suis-je dans le vrai ?

- Oui, c’est exact.

- Il met des bâtons dans les roues de ceux qui veulent vivre selon la vie nouvelle. Certains, comme Penevi, lui font confiance. La vie nouvelle, la bonne entente entre les gens, leurs efforts solidaires pour améliorer l’existence, rien de cela ne lui agrée.

- Oui, Maravié s’est joué de Penevi. Il lui a troublé l’esprit.

- Exactement. Toi, par exemple, tu n’es pas allé chez lui. D’autres non plus.

- Que serais-je allé y faire ? Je suis un éleveur et un maître. Nous sommes des maîtres et des éleveurs. Nous avons compris qu’il valait mieux garder les rennes ensemble. Notre vie sera profitable à tous, affirma Enqev.

- Penevi doit se dire que chez Maravié il vivra plus facilement, qu’il pourra avoir des rennes à lui. En attendant l’autre le fait travailler pour lui. Seul il ne pourrait tout seul faire paître son troupeau. Ses bêtes s’enfuiraient.

Lylaloo et Enqev conversèrent longuement. Kenilu et Qoravié, Giuneut et Tagrytvaal, Ulvev et Rosgytagyn les écoutaient. La maîtresse de maison, Keuneut, avait cessé de coudre. Le soir, au moment de se coucher, Enqev demanda à son ami :

- Que fera-t-on des rennes de Maravié ?

- Penevi les amènera. Tu verras !


11. DES GENS RAPIDES


Le soleil, rouge, énorme, apparut derrière la crête. Alors tout étincela : la toundra, la neige, les moustaches des hommes couvertes de givre, le pelage des rennes. Comme si on les avait appelées les pies arrivèrent à tire d’aile vers le campement et se posèrent sur les peaux qu’on s’était hâté de mettre à sécher. La journée glaciale commençait dans la joie. Au point du jour les bergers de nuit amenèrent le troupeau. Ils abattirent plusieurs bêtes par yarangue. On attribua quatre têtes à Enqev car il avait deux yarangues, dont l’une utilisée par Giuneut et Tagrytvaal. Les femmes entreprirent aussitôt de les dépecer. Les hommes se préparèrent pour les courses. Ils capturèrent au lasso deux jeunes mâles qu’on offrirait aux vainqueurs et les attachèrent à des traîneaux de charge renversés sur le flanc. De son côté Kenilu offrit comme prix une peau de glouton. Bien des concurrents l’examinèrent avec convoitise : elle ferait une magnifique bordure de combinaison. Après l’abattage des rennes Enqev enroula son lasso et se dirigea vers son logis. Il passa près des rennes qui devaient servir de récompenses. Leurs yeux vitreux semblaient scruter le ciel. En arrivant chez lui il vit Keuneut préparer des quartiers de viande avant de les mettre à congeler. Il lui demanda :

- Le bouillon est-il prêt ?

- Tu es bien pressé, dit-elle toute à sa besogne. Entre ! Que font tes soeurs ? Elles nous retardent, ces lambines !

Enqev se sentait en joie. Il alla se mettre à l’écart et observa le troupeau. Ulvev et Rosgytagyn emmenaient les bêtes vers de nouvelles pâtures.

Ce jour-là Enqev ne prenait pas part aux courses. Il serait spectateur. Il se rappela la conversation qu’il avait eue la veille avec Lylaloo. Il entendait encore ses paroles : Penevi ramènera les bêtes... Sans qu’il sût pourquoi ces paroles éveillèrent en lui des souvenirs. Quand il n’était encore qu’un garçon de dix ans, il avait appris à conduire un attelage de rennes et n’avait plus cessé de parcourir la toundra. Par les nuits obscures d’automne et d’hiver, quand se levait le vent d’ouest les bêtes avaient toutes les peines du monde à avancer, mais il réussissait toujours à ramener son attelage à la maison. Il avait appris à connaître ces montagnes blanches. Elles lui étaient chères, comme étaient chers à son coeur les lieux où l’on transhumait, où l’on dressait la yarangue, et sa rude existence d’éleveur. Il se sentait en communion avec ses compagnons les bergers qui marchaient lentement en se déhanchant lorsqu’ils traversaient le campement, tel ce Qoravié qu’il voyait en ce moment approcher de son léger traîneau de course, et Kenilu, qui semblait soudain s’être volatilisé. Non, le voilà qui faisait la conversation à Pilili. De quoi lui parle-t-il donc chaque fois qu’on s’apprête à abattre une bête ? Moi aussi j’émeus quand on frappe au coeur le renne qu’on vient de maîtriser. La vie nouvelle ne nous a pas interdit de respecter les coutumes de nos ancêtres.

- Quand les courses vont-elles commencer ? Lylaloo s’était approché et l’avait interrompu dans ses pensées. André Ivanovitch l’accompagnait.

- D’abord aura lieu la course à pied, après quoi s’élanceront les attelages.

- Je crois que nos aînés procédaient déjà ainsi, dit Lylaloo qui traduisit pour le Russe.

- Oh, oh ! On vient de sortir le bouillon ! dit Enqev en voyant les femmes porter les marmites. Allons-y. Viens aussi, André Ivanovitch, dit-il en souriant au visiteur.

Les participants aux courses s’étaient rassemblés. Le bouillon brûlant dégageait une odeur appétissante. Après s’être réchauffés, les concurrents attelèrent.

- Kenilu, ne quitte pas Pilili d’un pouce! Il court avec mes rennes, cria joyeusement Enqev au vieillard pendant que les coureurs s’installaient sur les traîneaux.

Les attelages partirent lentement tour à tour, pour éviter que les rennes ne s’emmêlent et ne s’affolent.

- Ils sont tous partis ! s’écria Enqev. Allons les attendre sur ce monticule. Nous verrons mieux, ajouta-t-il en s’adressant à Lylaloo et à André Ivanovitch. Il désignait un tertre qui surplombait le chemin que devaient suivre les attelages. On s’y dirigea sans tarder. Les bergers se mirent à comparer avec force détails les qualités des différents équipages. La bonne humeur était générale. On plaisantait. Certains, à l’écart, gardaient le silence. Soudain quelqu’un cria :

- Là-bas ! Ils viennent de déboucher !

On vit apparaître les équipages sur le flanc d’une hauteur. Les hommes ne faisaient qu’un avec leurs traîneaux qui s’approchaient à toute allure. Les attelages fonçaient et soufflaient d’une même haleine. Les traîneaux semblaient escortés par un nuage de neige. « Quelle course magnifique, pensait Enqev en s’efforçant de reconnaître les concurrents de tête. »

Qotynvat arriva le premier. Il remporta le prix convoité, un jeune mâle à la fourrure blanche. Au comble de l’excitation les spectateurs étaient descendus du tertre pour faire accueil aux coureurs. Ils avaient afflué de tous les campements environnants et s’étaient divertis toute la journée. De même qu’il aimait le vent glacial du nord Enqev prenait plaisir à les regarder déambuler à travers le campement, à les voir se retrouver pour converser. C’étaient de braves gens. En écoutant les anciens il se sentait heureux car il partageait leurs aspirations. Il contribuait lui aussi à assurer la vie du troupeau et s’efforçait de mener à bien le travail commun, la vie nouvelle.

Rosgytagyn riait aux éclats.

- Qu’est-ce qui vous fait rire ? s’enquit Enqev qui s’était approché.

- Pilili aurait joué un mauvais tour à  Kenilu. Le vieux dit que tout au long de la route il n’a eu pour tout horizon que son dos large comme une pelle. Du coup il n’aurait pas pu voir les autres concurrents et reproche irrité à Pilili de ne pas l’avoir laissé passer. Mais Pilili lui rétorque qu’il se cache dans le dos des autres.

Chacun de s’esclaffer avec Rosgytagyn. Pilili se tut soudain. On dit que lorsqu’un Lygoravetlan ressent un vif désir, un calme intérieur s’empare de lui, même s’il est ému. Pilili commença à faire les cent pas comme s’il ne se trouvait pas de place. Les autres comprirent qu’il était taraudé par l’envie de lutter. Mais nul ne voulait lutter avec lui car il était réputé maître dans cet art. Pilili patienta quelques instants, puis apaisé et souriant il hocha la tête et dirigea ses pas vers la yarangue. Montrant la porte de la main il dit :

- Nous ferions bien d’entrer ! Il y a là de braves femmes. Allons les retrouver !

Le soir arriva. Le jour s’achève vite à cette époque. Le soleil apparaît à peine derrière la montagne qu’il semble se hâter de disparaître... Comme par le passé la vie des éleveurs ressemble à un fleuve qui coule. Elle passe, tout simplement. Elle n’attend rien... Avant de se coucher Enqev, Lylaloo et André Ivanovitch restèrent encore un moment dehors.

- Quand avez-vous l’intention de transhumer ? s’intéressa Lylaloo.

- Après-demain, si possible, répondit paisiblement Enqev. Ici la pâture a été piétinée. La nourriture ne convient plus aux rennes. Demain j’irai en chercher une autre pour dresser le campement.

- Pour ma part, je resterai chez Qotynvat jusqu’au printemps. Quant à Pilili et André Ivanovitch ils partiront avec votre troupeau. Ils remplaceront Penevi, ajouta soudain Lylaloo.

- Très bien ! se réjouit Enqev.

Il convia les visiteurs à entrer. Dans la tente intérieure Kenilu et Pilili mangeaient des tendons de jambes de renne, ce qui ne les empêchait pas de converser avec animation. En voyant entrer le Russe le vieux dit en souriant :

- Lylaloo ! Traduis la devinette suivante à notre visiteur : quel est l’objet fait de bois de renne qui se nourrit aux pieds ?

Lylialoo traduisit. André Ivanovitch se mit à chercher l’objet en promenant le regard autour de lui. En vain. Le vieux se leva, prit au pied d’un des montants de la charpente un tivisgyn -un battoir-, et lui montra comment on ôtait la neige des habits et des bottes. Il lui remit l’objet et lui dit en estropiant son nom :

-Antré Vanytch, ça c’est un tivisgyn !

Le vieillard reprit sa place. La bonne humeur s’était emparée des hommes. On riait. Enqev plaisantait. Il était plein d’entrain depuis l’arrivée des chasseurs de mammifères marins du littoral et de ses amis éleveurs.

- Cousin, dit-il à Lylaloo. Tu devrais bien te marier, toi aussi. Regarde un peu mon épouse. Certes, ce n’est pas une Ilenne, mais vois toi-même comme elle est avenante et travailleuse. Tagrytvaal ne le lui cède en rien. Pourquoi ne pas la faire tienne ?

Les sourcils de Lylialoo s’agitèrent, montrant qu’il n’était pas insensible à la proposition, mais en guise de réponse il interrogea son cousin :

- Est-il vrai qu’Ilenne est au Saut-de-la-Colline ?

- Continuerais-tu de penser à elle ? Oui, c’est exact. Elle est dans les parages !

- Quel dommage que nous soyons dispersés, dit Lylaloo un peu plus tard. J’espère que chacun saura trouver sa place dans la vie.

- Ne te laisse pas abattre. Tu trouveras bien à te marier. Les braves filles ne manquent pas, dit doucement Enqev.

- Je n’en doute pas, sourit Lylaloo qui ajouta : cousin, sors ton tambour ! Que notre invité écoute !

Le tambour reposait sur les croisillons qu’on voyait sous le plafond du yorongue. Enqev se leva, prit l’étui, en retira l’instrument et le tendit à sa femme.

- Chante toi-même, dit Lylaloo à Enqev avec un hochement de tête.

- Je ne sais pas, répondit Enqev qui fit place à Keuneut..

Les voisins accoururent au grondement du tambour et la yarangue fut bientôt bondée. La jeune femme chantait et dansait. Elle avait mis une combinaison de dessus façon daim avec un capuchon. Elle interpréta son chant personnel. Elle y racontait qu’elle, une fille d’éleveurs, transhumait à travers la toundra et conduisait son renne gris, Sevaro. Elle nomadisait dans des lieux où vivaient ses amis et, en automne, elle plantait sa yarangue près de la leur. O-o-o-oï ! s’écria-t-elle en concluant. Elle prit une profonde inspiration, comme pour dire qu’elle devait se reposer et retendre le tambour. Puis elle chanta le chant de Vytil : «  Les traîneaux avancent lentement vers un nouveau campement. En chemin des chants sont créés, des chants qui seront connus.  » Les gens écoutaient en silence et ne posaient aucune question. Tous connaissaient bien Vytil, le vieil éleveur de Vareen. Le tambour s’était tu, puis il retentit à nouveau, et d’autres commencèrent à chanter. Hommes et femmes dansaient à tour de rôle. La nuit était tombée depuis longtemps. Les vastes espaces de la toundra commençaient à émerger de la brume. Le peuple des éleveurs s’endormit. Dans les troupeaux seuls veillaient les bergers.


12. LES TRIEURS DE BETES


- Détache cette bête ! Elle appartient à Kenilu ! cria Enqev à Tevlat en voyant qu’après avoir attrapé une femelle au lasso il allait l’envoyer du côté des jeunes mâles. On était pourtant tombé d’accord, reprit le jeune homme. On devait faire passer vos rennes et attacher les nôtres.

- J’ai fait erreur, répondit l’autre d’une voix aiguë et il relâcha la femelle.

- Ne mens pas aussi effrontément ! Nous le savons très bien : tu ne commets que de petites erreurs. Cesse donc de faire la bête !

Ils se remirent à la besogne en usant du lasso. Penevi et d’autres bergers les aidaient à trier les bêtes. Ils capturaient les femelles qui, une fois apaisées, étaient conduites à l’écart. Près de l’enclos se tenaient Lylaloo et Maravié, Nutevi et Kenilu, ainsi qu’André Ivanovitch qui procédait au comptage. A l’extérieur d’autres hommes veillaient, prêts à lancer le lasso si des mâles tentaient de s’approcher. Le nombre des femelles augmentait peu à peu. Rosgytagyn et Iunkeev les surveillaient. C’était la première fois qu’on procédait à la séparation des jeunes mâles et au décompte depuis que la vie nouvelle était arrivée au troupeau de Maravié. D’abord on avait trié les jeunes mâles d’Enqev et de Qotynvat. L’opération avait été plus rondement menée que l’année précédente et on s’était hâté de rejoindre Maravié pour lui reprendre les bêtes que Tevlat et Penevi avaient mêlées à son troupeau. D’abord Qotynvat avait exploré le coin de la toundra où devaient mettre bas les femelles de Maravié et de son fils. Leurs deux troupeaux n’étaient guère éloignés l’un de l’autre. Celui du premier se trouvait près du mont Erkypnaï, le second à la source de la rivière Erkypvaam. Curieusement celui du mont Erkypnaï, qui était placé sous la garde de Tevlat, semblait diminuer. Nutevi, l’aîné, gardait l’autre en suivant ses propres inspirations. Sans en référer à son père il se déplaçait à sa guise et transhumait vers de bons pâturages. Son père était désorienté par ses moeurs indépendantes, même s’il n’était pas question qu’il y ait des différends entre eux. Si le cadet suivait ses recommandations sans jamais regimber, Nutevi ne lui rendait visite que de loin en loin. Aujourd’hui il avait consenti à seconder ses proches. De tous temps les gens de la toundra s’étaient entraidés lors de la séparation du troupeau. Ils venaient parfois de très loin pour prêter main-forte de façon désintéressée. Maravié était furieux et inquiet : pourquoi tous ces hommes étaient-ils rassemblés chez lui ? Il était surtout tourmenté par la présence de Lylaloo et du Russe. Quoique Lylaloo, au moins on pouvait lui parler. Mais ce grand-là... Maravié jeta un regard hostile à André Ivanovitch. « Je ne l’ai pas invité, et je ne lui donnerai pas de viande. Il ne se conduit pas comme il convient. Il est vrai qu’il a apporté du thé, du tabac et bien d’autres choses. J’y suis habitué, à ces denrées. Où vais-je les prendre ? Mes hommes aussi en ont besoin. » Le nombre des femelles qui tournaient en rond diminuait peu à peu. Le triage s’achevait. Il restait à attraper les rennes d’Enqev et à les ramener vers les bêtes qui paissaient au-delà du mont Viluneï, près de Kelilevyt, « la Tête-Mouchetée ». « C’est très loin d’ici, pensait Maravié en jetant machinalement un coup d’oeil vers l’est. Ils n’y arriveront pas. Mais au fond ce sont leurs affaires. Pourquoi devrais-je les plaindre ? Cela servirait de leçon à Enqev. Il a toujours fait le malin. Qu’il se tire d’affaire tout seul ! » Maravié, s’efforçant de dissimuler son animosité, se tourna vers Lylaloo qui ne cessait de prendre des notes en comptant les rennes. De temps à autre il échangeait quelques paroles avec le vieux Kenilu.

- Il y a dans ton troupeau plus de trois fois deux cents femelles, dit Lylaloo à Maravié. Près de cinq fois deux cents.

- Un nombre égal de femelles mettront bas dans le troupeau de mon fils, répondit fièrement Maravié. Et plus encore dans celui de l’aîné.

- On verra ! répondit tranquillement Lylaloo.

- Pourquoi comptez-vous ! A quoi cela sert-il ? Dans le troupeau de Nutevi il y a sept fois deux cents femelles.

Lylaloo se contenta de lui jeter un regard et le planta là. Les hommes attrapaient au lasso les derniers rennes. En sueur, les habits trempés par une journée à lancer le lasso, ils se dirigèrent vers les habitations. Lylaloo et André Ivanovitch, Enqev et Qotynvat, Kenilu et Iunkeev entrèrent dans la yarangue de tête, celle de Tevlat.. Maravié leur emboîta le pas. Nutevi s’y trouvait déjà. Dans toutes les yarangues on conversait avec animation. Le peuple des éleveurs s’est toujours entretenu de rennes. C’est d’eux que les gens de la toundra tirent chaleur, habits et nourriture.

- Les bêtes sont belles et bien grasses, dit Kenilu.

- Je le pense aussi, acquiesça Enqev.

Autour d’eux chacun approuva. Les hommes avaient attentivement examiné le troupeau. Les mâles étaient solides et avaient de beaux pelages. Maravié pouvait exulter car son fils était un excellent berger. Les visiteurs admiraient même Tevlat qui avait su garder le troupeau en vie, élever les petits et veiller sur les bêtes tout au long de l’automne et de l’hiver. On reconnaissait le bon éleveur à sa connaissance des rennes, à son aptitude à trouver de bons pâturages et des lieux riches en mousse dans les montagnes, les vallées, les ravins, le bord des rivières... Tevlat, le maître du troupeau, ignorait la paresse et se donnait beaucoup de mal pour les bêtes. Comme son père et son frère, c’était un vrai expert dans sa partie. Comme eux il en était fier et ne s’en cachait pas.

- Il y a près de dix fois deux cents rennes dans les troupeaux de Maravié et de Tevlat, dit Lylaloo. En outre j’ai l’impression, Nutevi, qu’ils t’ont confié chacun cent têtes. Est-ce que je me trompe ?

- Non, c’est exact, mais pour l’essentiel ce sont mes bêtes, répondit Nutevi.

- Bref, vous avez deux grands troupeaux, mais il en manque un. Où est-il ? demanda Enqev braquant les yeux sur Maravié.

- Il a péri dans une avalanche. Le reste ne m’appartient pas en propre. Ma mère, ma femme et d’autres proches parents sont encore en vie. Ce sont des éleveurs, eux aussi.

- Personne ne le conteste. Mais Penevi, tu le considères aussi comme un proche parent ? demanda Lylaloo qui ne l’avait pas quitté des yeux.

- Non, ce n’est pas un parent, répondit Maravié bourru.

- Pourtant les bêtes portent toutes vos marques aux oreilles.

- De quelles marques parles-tu ? répondit-il sur le même ton. Les marques ! Penevi et les autres ne se servent-ils pas de ces rennes pour se déplacer ? Ne les abattent-ils pas pour se faire des vêtements. Dis-leur, Tevlat !

- Que veux-tu que je dise ? répondit son fils.

- Demande aux hommes s’il est vrai que Penevi abat des bêtes parmi celles que nous avions perdues, dit Enqev en vrillant Tevlat du regard.

Le jeune homme allait-il mentir ? Il détourna les yeux et pensa : « Que me veut-il encore ? Il a choisi cent vingt rennes. Qu’il décampe à présent ». Il répondit :

- Ce ne sont pas tes bêtes. Les tiennes, je ne les ai pas prises.

- Dans ce cas à qui sont-elles ? demanda Enqev. Penevi veut avoir beaucoup de rennes. Où les prendra-t-il ?

- S’il est pauvre il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, rétorqua Maravié. Un éleveur ne doit compter que sur lui. Pourquoi Penevi ne se constitue-t-il pas un troupeau ?

Lylaloo s’était aussi posé la question. De nombreux Lygoravetlat, surtout ceux du littoral, avaient peu de rennes. Certains n’en possédaient pas du tout. Qui devait-on accuser si la majeure partie des gens n’avait pas de bêtes ? Ils avaient peut-être renoncé d’eux-mêmes à devenir éleveurs pour s’installer au bord de la mer et vivre là où l’on pouvait pêcher le poisson et chasser le phoque, le morse et la baleine... Penevi, lui, tendait vers les rennes. Sa vie était avec eux. Mais pour l’heure c’était le troupeau de Maravié qu’il gardait et non le sien.

- Explique-moi pourquoi Penevi et les autres pauvres ne se séparent pas de vous pour aller garder leurs propres rennes ? demanda calmement Lylaloo. Ils feraient mieux de vivre à part. Les hommes en trop, ce sont des bouches inutiles à nourrir.

- Ils ne veulent pas, dit Maravié. Un troupeau de dix têtes, ce n’est pas un troupeau. On ne peut pas vivre avec cela.

- Tiens donc ! Ils ne veulent pas ! ne put se retenir Iunkeev, un garçon de dix-sept ans. Je n’ai pas beaucoup de bêtes non plus, mais pour rien au monde je ne les mêlerais à ton troupeau. L’élevage selon la vie nouvelle me convient : les gens sont égaux devant le travail. Tous ensemble ils veillent sur le troupeau commun. Toi, tu ne pourrais pas garder tes rennes tout seul. C’est pourquoi les gens comme Penevi te sont chers, et tu les plains, les pauvres, les sans-rennes, qu’on peut utiliser comme main d’oeuvre.

« Encore un qui fait l’intelligent ! » se dit Maravié mal à l’aise. Mais il ne répondit pas tant il voyait Iunkeev monté contre lui. Il se leva lentement et sortit.

Le soleil printanier avait disparu. Sur le flanc des montagnes et sur les collines la neige avait fondu par plaques. Le temps était calme. Dans toutes les yarangues s’élevait la fumée. On entendait des voix d’hommes et de femmes entremêlées. Celle de Pilili dominait le brouhaha. « Celui-là, c’est le fils de Gyrgolkaav et le cousin d’Enqev. Lui aussi il fait le malin. Il monte Penevi contre moi. Dommage que nous n’ayons pas eu le temps de décamper cet hiver. Désormais ils ne nous laisseront pas vivre tranquilles », se disait Maravié plongé dans des réflexions peu réjouissantes. Il vit Enqev et Nutevi sortir de la yarangue de Tevlat. Ils ne semblèrent pas le voir, le frôlèrent presque et entrèrent chez les voisins. Il entendit les dernières paroles d’Enqev :

- Tu as raison. Faisons comme tu le proposes.


13. LA BASE CULTURELLE


Après la campagne de séparation des mâles Kenilu attela les rennes et emmena Giuneut à la base culturelle. Il passa trois jours dans le village du bord de mer et se hâta de regagner la toundra. Remkylyn, qui n’avait pas l’air d’un enfant abandonné, fut heureux de voir sa soeur. Comme les autres enfants il paraissait de fort bonne humeur. Il effleura Giuneut de la main pour mieux se convaincre que c’était bien elle qui se tenait là, près de l’école. De sa manche elle tira du prerem - du renne haché, et le remit à son cadet. Le garçon écarquilla les yeux de plaisir. Pendant qu’il mâchait elle l’examina : « Il est tout rondelet, ce petit, mais il n’a presque pas grandi. Enfin, au moins, il est en bonne santé. Il est bien nourri. Il n’a pas la minceur de son père. »

- Enqev est-il venu avec toi? s’enquit Remkylyn la bouche pleine..

- Non, il a dû rester avec les bêtes.

- Nous sommes bientôt en vacances. L’année scolaire s’achève dans un mois. M’emmèneras-tu dans la toundra ? Comment va mon petit renne ? Tu te souviens ?

- Il a grandi. C’est un adulte maintenant. Plusieurs mois ont passé.

- Il ne pourra pas me reconnaître ?

Soudain un appel retentit :

- Micha ! A la cantine !

Giuneut se tourna vers la porte. Elle reconnut Pelagyrgyn, le fils de Qotynvat et le regarda étonnée : dans la pièce elle était seule avec Remkylyn.

- C’est moi qu’il appelle, lui dit son frère. Tu sais, les jours de repos, on nous laisse aller en promenade....


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Les journées rallongeaient et la toundra embellissait de jour en jour. Sous les rayons du soleil l’épaisse couche de neige fondait rapidement. Encore deux ou trois jours et la glace des lacs se mettrait à dégeler, l’eau des ruisseaux à couler, le niveau des rivières à gonfler. Dans l’air froid de la nuit la neige qui avait fondu le jour gelait à nouveau. Les troupeaux en profitaient pour quitter la halte et gagner de nouveaux pâturages. On savait qu’avec le jour le soleil régnerait en maître et qu’il serait difficile de se déplacer dans la neige ramollie. Venus de la toundra des équipages de rennes débouchèrent sur le village. Ils ramenaient Lylaloo, Pilili et André Ivanovitch, et venaient chercher les écoliers. Pelagyrgyn et les autres enfants goûtaient radieux la perspective de leur prochain départ. Seul Remkylyn était chagriné : son frère aîné n’était pas venu. Soudain, alors que tous les écoliers s’étaient déjà dispersés, Nutevi arriva du mont Viluneï et se rendit directement chez Giuneut. Selon la coutume, pour annoncer son arrivée, il referma la porte avec bruit derrière lui. Il déclara à la jeune fille qu’Enqev l’avait envoyé chercher Remkylyn.

- Où vas-tu l’emmener ? demanda Giuneut avec inquiètude.

- Dans la toundra chez son frère ! répondit Nutevi. Mon troupeau n’est guère éloigné du sien. Moi aussi je fais paître les rennes selon la vie nouvelle.

Le même jour elle prépara le petit au départ. Il enfila une combinaison neuve, de solides culottes en fourrure de pattes de renne et des bottes de peau à la façon des Lygoravetlat. Il passa en bandoulière le lasso que lui avait fait Enqev.


14. MAITRES DE LEUR TERRE


Enqev grimpa sur une hauteur aux flancs abrupts. Du sommet il porta son regard sur la rivière Viluneïkuul. En bas paissaient ses bêtes. Leur masse sombre se mouvait dans la boucle d’un méandre verdoyant. Le jeune homme connaissait beaucoup de pâturages pour les avoir pratiqués toute sa vie : Yomrogytgyn, Linleret, Nykepeglan. Des endroits magnifiques. Il n’en avait jamais vu de plus beaux ! La vallée qui s’étendait à ses pieds, très verte, riche en nourriture, lui paraissait seule bénéficier de la bienfaisante chaleur du soleil d’été qui, renvoyée par le sol, remontait dans le ciel. Immobile il contemplait la toundra avec jubilation. Il entreprit de redescendre. Il marchait sur toutes sortes de jolies fleurs. D’un tertre, en contrebas, lui parvint le cri aigu d’un rat musqué : si-i-ky-ky-kyk ! Il était serein. Le ciel bleu sans nuage, le souvenir du vélage fructueux, la pensée que Remkylyn rentrait de l’école, tout l’enchantait. Son coeur de berger battait heureux. Son père Iulqut avait fait de lui un éleveur. Il l’avait souvent emmené prendre la garde et l’avait initié très tôt à ce travail. Enfant, il avait passé des journées entières avec le troupeau, grandissant parmi les rennes, avec les petits rennes. Jamais

il n’oublierait cette lointaine campagne de vélage. Un petit renne était né, si faible qu’on doutait qu’il survive. Le père lui avait confié la mission d’emporter le petit animal à la maison. Seul. Il n’avait que sept ans à l’époque et la yarangue était bien loin. Il avait couru tout le long de la route, se retournant sans cesse : peut-être un loup le suivait-il en tapinois, flairant la chair fraîche... Debout au bord de la rivière il souriait au souvenir de la frayeur qu’avait fait naître dans son coeur d’enfant sa course solitaire.

Peut-être serait-il resté longtemps le sourire aux lèvres s’il n’avait entendu des branches de cèdre nain craquer dans un îlot de buissons. « Serait-ce un petit renne à la traîne ? » Un instant plus tard il entendit un nouveau craquement sur sa droite. « Un ours ! » Il se figea. Il n’avait pas peur. L’homme de la toundra est fort et brave. Ce n’est pas un rat musqué. Il ne doit pas perdre ses moyens quand il se trouve dans une telle situation. Enqev se souvint subitement qu’au printemps ils avaient, avec Lylaloo et d’autres, donné la chasse à Maravié. Celui-ci, après le triage des bêtes, avait emmené son troupeau malgré l’interdiction qui lui avait été signifiée. Il avait même enlevé les jeunes mâles de son fils Nutevi qui avait décidé de le quitter. On avait poursuivi Maravié qui s’était éloigné en toute hâte. Les poursuivants avaient eu beaucoup de difficulté à rester sur ses traces. Quand on poursuit sur sa terre un homme résolu à être votre ennemi il faut être déterminé et obstiné. Or Maravié était ouvertement devenu un ennemi. On avait fini par rejoindre le fuyard et on avait tiré sur lui... C’est une chose abominable, effroyable de tirer sur un être humain ! A la pensée que face à lui se trouvait un homme, et non une bête, son coeur avait battu à coups redoublés. Enqev en avait bronché de terreur... Aujourd’hui c’était un ours qui se dressait sur son chemin. Le jeune homme ne pensait pas à sa propre personne. Il s’inquiétait pour le troupeau. L’ours connaissait bien les rennes et il se tenait prêt. Il guettait le moment où un petit s’écarterait de sa mère. Quelle chair savoureuse ! « Surtout ne pas effrayer le troupeau ! » pensa Enqev dans l’expectative. L’énorme animal se dressa sur ses pattes de derrière et regarda l’homme avec curiosité. Il était si près que celui-ci aurait presque pu le toucher. L’homme se tenait là, à deux pas de lui, déterminé. Finalement l’animal, indifférent, partit sur le côté. Qui eût pu dire que l’homme ne l’intéressait pas ? L’ours est très rusé. Il feint d’admirer les plantes, de jouir du soleil et de la nature. Le visage hâlé d’Enqev retrouva son sourire. Le troupeau repu était couché au pied d’une hauteur. Il était beau à regarder, ainsi rassasié, goûtant la paix. Les herbes, les feuilles, les flaques sentaient bon. Le jeune homme était heureux. Il pensa à Remkylyn. Il voulait, il espérait qu’il deviendrait comme lui berger, éleveur de rennes. Il grandirait indépendant et s’attacherait à son troupeau. S’il suivait les traces du père, il serait à la hauteur de ce travail, apte à affronter la vie. Il apprendrait à lancer le lasso comme un homme, à conduire les rennes de son attelage. Il apprendrait à les maîtriser, à les débarrasser des taons. Enqev s’assit à un endroit sec et porta ses regards sur la rivière Viluneïkuul, puis sur la hauteur qu’il avait gravie. Derrière une colline il vit alors apparaître deux personnes à pied. Il reconnut Penevi et Remkylyn. Ils prendraient un jour la relève.