Vladimir Bogoraz

 

Matériaux pour l’Etude de la Langue et du Folklore Tchouktches

Saint-Pétersbourg 1900

Présentation

par Charles Weinstein

 

Les Tchouktches, ou comme ils se nomment eux-mêmes les Lygoravetlat « Vrais Humains », constituent une petite ethnie d’une quinzaine de milliers de personnes dont environ les deux tiers vivent dans la Région (Okrug) Autonome de Tchoukotka, à l’extrême nord-est du continent eurasiatique, entre les océans Glacial Arctique et Pacifique, face à l’Alaska. Les uns pratiquent l’élevage du renne dans la toundra, d’autres, comme leurs voisins Eskimos, la chasse aux mammifères marins. Quelques milliers d’entre eux vivent en Yakoutie du nord-est et d’autres au nord de la péninsule du Kamtchatka.

La pénétration des cosaques russes en Tchoukotka à partir du milieu du XVIIe siècle ne s’est pas faite sans heurts, et Vladimir Bogoraz souligne la résistance des Tchouktches qui refusent de verser l’impôt en nature, de se convertir à la religion orthodoxe et d’adopter des noms russes (Bogoraz. « The Chukchee ». Leiden-New York 1904-1909, p. 732). Pourtant des échanges commerciaux s’instaurent petit à petit. Les autochtones conservent leurs traditions et croyances, leur mode de vie, leur langue.

En 1930 des écritures sont créées en URSS pour les langues locales sur la base de l’alphabet latin, remplacé en 1937 par l’alphabet cyrillique. L’écriture tchouktche a été remaniée jusque dans les années cinquante. A titre de curiosité signalons qu’en 1900 Bogoraz représentait la voyelle neutre par douze signes différents (relevé fait dans le texte N°3 de « Matériaux pour l’Etude de la Langue et du Folklore Tchouktches »). Il utilise alors pour noter ses textes des lettres qu’il emprunte aux alphabets cyrillique et latin, y ajoutant des signes de sa propre invention. Bogoraz note à juste titre qu’il existe une prononciation féminine distincte de la prononciation masculine, essentiellement /ts/ féminin pour /r/ masculin, mais curieusement on peut relever dans les variantes féminines des textes qu’il propose au lecteur de nombreux mots conservant le phonème /r/, qu’il s’agisse de noms, verbes, adverbes, démonstratifs, numéraux.

La langue des Lygoravetlat est apparentée à celle des Kereks (peuple aujourd’hui pratiquement éteint qui vivait aux confins de la Tchoukotka et du Kamtchatka), ainsi qu’à celle des Koriaks du Kamtchatka. Elle réunit des traits caractéristiques des langues analytiques, flexionnelles, agglutinantes, incorporantes.

Ce livre comprend des contes, récits, incantations et autres matériaux édités par V. Bogoraz dans deux recueils. Le premier, « Matériaux pour l’étude de la langue et du folklore tchouktches », Saint-Pétersbourg 1900, paraît avec traduction russe et, pour la première des trois parties, les textes originaux. Le second, « Chukchee Texts », Leiden-New York 1910-1913, paraît avec textes originaux et traduction anglaise. De nos jours pratiquement personne en Tchoukotka ne connaît ces précieux matériaux, héritage d’une ancienne culture, et c’est pourquoi il nous a semblé indispensable de les proposer à l’attention du lecteur. Ces matériaux paraîtront parallèlement, avec les textes en langue originale, à l’intention du lecteur tchouktche.

 

On trouvera ci-dessous des extraits de l’introduction de Bogoraz au recueil de 1900 :

« Toutes les incantations, autobiographies et récits tirés de la vie réelle ont été notés avec le texte tchouktche. Tous les autres contes, légendes, récits de la tradition, ainsi que les descriptions de visions chamaniques sont repris sans texte /original/. Il est apparu impossible de tout noter avec les textes étant donné qu’il est difficile de contraindre le conteur tchouktche de dicter son récit au mot à mot. En outre vivre constamment en plein air ne laisse pas suffisamment de temps pour le faire... »

« Les conteurs sont aussi bien des hommes que des femmes, des jeunes aussi bien que des vieillards. Un bon conteur peut pendant plusieurs heures ne pas interrompre son récit et faire se succéder les différents épisodes avec un tel art que les auditeurs ne remarquent pas les points de jonction. Mais en général les Tchouktches disent que le dernier des habitants du campement possède ses propres contes... »

« Si l’on distingue parmi mes notes tous les récits fantastiques et semi-fantastiques qui composent environ les deux tiers de tous mes matériaux, il est possible de les répartir à leur tour en trois groupes, conformément au classement adopté par les conteurs tchouktches eux-mêmes :

Groupe 1. Récits des débuts de la Création. En font partie les récits à contenu cosmogonique et mythologique sur la création du monde, du soleil, de la lune, des étoiles, de l’homme, des différents animaux et notamment du renne, sur la multiplication de l’espèce humaine et autres...

Groupe 2. Il inclut, selon la définition des conteurs tchouktches, les « vrais contes », récits sur les exploits des chamanes, sur toutes sortes de conflits avec les kele /esprits malins/, ainsi que certains récits sur les us et coutumes où l’élément fantastique joue un rôle secondaire… A ce groupe se rattachent bien entendu les contes empruntés aux Russes.

Groupe 3. Ce sont selon les Tchouktches les « récits sur le temps des guerres ». Cette section englobe une série d’histoires sur les conflits entre les Tchouktches et différentes tribus voisines, essentiellement les Tannyt et les Aïvanes. Le mot Tannyt désigne collectivement les Koriaks, les Tchouvanes et les Russes qui étaient alliés dans leurs luttes contre les Tchouktches. Le mot Aïvanes est également un mot désignant collectivement les peuples d’origine eskimo vivant sur les continents asiatique et américain, ainsi que sur les îles qui les séparent. Ces histoires comportent très peu d’éléments fantastiques, et certaines d’entre elles, par l’ampleur et la facture des descriptions, peuvent être déjà considérées comme des embryons d’épopées… »

« … Chez les Tchouktches on trouve des monstres marins, plus exactement monstres du littoral, les épaulards –loups-garous de la mer, qui se manifestent en été sous la forme de dauphins, alors qu’en hiver ils apparaissent sur les côtes et se changent en loups ; le féroce ours blanc Qosatko au tronc en ivoire blanc de mammouth ; la baleine-chamane ; les géants d’outre-mer mangeurs d’hommes, etc. Dans un bon nombre des récits sur les kele, esprits malins, l’élément fantastique est si simple qu’il ne masque presque pas le fond initial des notions ethnographiques réelles sur les tribus hostiles. Les sujets préférés, les plus fréquents,… se situent sur le littoral : une barque se déplace aussi rapidement qu’un oiseau, un kayak traverse seul la mer…, des chercheurs d’aventures partent pour une longue traversée et visitent diverses contrées insolites ; un petit vieillard, dont l’anus et la bouche constituent les extrémités d’un chemin en ligne droite et sont éclairés de part en part, taille un morceau de bois au bord de la mer ; une ourse blanche épouse un humain, etc. Ces motifs se rencontrent beaucoup plus souvent que les situations empruntées au monde du renne… Dans les récits de la tradition les Tchouktches se donnent à eux-mêmes le nom d’enfants de la femme de la blanche mer. Dans la tradition les éleveurs de rennes sont essentiellement ces Tannyt contre lesquels les Tchouktches lancent des raids précisément pour leur ravir leurs troupeaux… »

« La relative simplicité des contes tchouktches n’exclut en rien la grandeur originale des tableaux et des situations dépeints qui témoignent souvent de l’extrême tension de la fantaisie créatrice et s’harmonisent magnifiquement avec la majesté de l’océan polaire aux rochers glacés, aux blizzards permanents et aux mystérieux embrasements lumineux… Pour ce qui est du style lui-même, les contes tchouktches ne se distinguent ni par leur prolixité ni par la richesse des épithètes, et ils produisent leur effet à l’aide de moyens très simples et parcimonieux. C’est pourquoi, soit dit en passant, de longs contes et récits sont riches de contenu et intègrent un très grand nombre d’épisodes qui se succèdent les uns aux autres… »

« Le Créateur du monde … représente l’une des personnifications d’une idée assez indéfinie de la divinité que les Tchouktches ne sont pas parvenus à préciser. Cette personnification est très floue et, en fait, elle n’a pratiquement aucun signe distinctif, si ce n’est le nom. Pourtant il est remarquable qu’on ne rencontre le Créateur que dans les dits sur l’apparition du monde, alors que dans la vie religieuse quotidienne la force divine est désignée sous les noms d’Univers et d’Esprit de Compassion. Tous ces noms sont vagues dans une égale mesure. Le Zénith et l’Aube qui s’identifient aussi à la divinité suprême, sont plus précis, ne serait-ce que par l’indication d’un point cardinal, d’autant qu’au cours des rites et des sacrifices une grande importance est attribuée précisément à la direction vers laquelle la victime est sacrifiée… Au demeurant dans les campements proches des villages russes, sous l’influence de contacts plus fréquents et des moqueries perpétuelles des Russes, les Tchouktches cessent d’accorder une telle signification à leurs rites et sacrifices, et ils commencent à les considérer seulement comme une « croyance du renne » qui leur est propre et qui est indispensable précisément à l’épanouissement de l’élevage. En conséquence cette divinité suprême est appelée le « Maître des rennes », et dans l’esprit de ces Tchouktches apparaît un dualisme des dieux chrétien et païens, la priorité étant donnée au premier. »

« Le corbeau entre dans une relation plus ou moins étroite avec le Créateur. Sa présence s’exprime en ceci qu’il a creusé un orifice par lequel l’aube a jailli sur la terre plongée dans l’obscurité. C’est lui aussi qui a ravi aux kele les ballons dans l’enveloppe desquels étaient enfermés le soleil, la lune et les étoiles, et qui les en a extraits à coups de bec. Ce faisant il s’est brûlé les ailes auparavant blanches comme neige… Cependant ce rôle du corbeau ne trouve que peu d’écho dans les rites et fêtes. Au reste tuer un corbeau est considéré comme un péché. Si l’on en prend un dans une chausse-trape ou autre piège, on lui coupe la tête qu’on attache au chapelet domestique d’objets sacrés, où de la même manière sont fixées des parties d’autres animaux, crâne de renard, de loup, griffes d’ours, nez tranché de glouton, etc. »

« Avec la création de la terre apparaissent les deux contrées distinctes de Luren et Kenisvev. Dans la première sont créés avec des os de phoques les ancêtres de la tribu du bord de mer. La seconde est une longue et haute chaîne de montagnes sur laquelle les éleveurs de rennes ont été créés à partir de piliers de rocs… L’origine diverse des gens de la mer et des gens du renne est fréquemment mentionnée dans différents récits de la tradition. Plus souvent encore est soulignée la dissemblance de tout leur mode de vie… »

« Plusieurs autres récits narrent la création du renne. Pour les uns il est apporté du ciel par le Créateur, pour d’autres il leur est donné par une magicienne en échange d’un enfant volé… On décrit un être mi-homme, mi-renne qui poursuivait et tuait tout ce qui vivait et qui, sur plainte des animaux, fut coupé en deux morceaux, une moitié faisant paître l’autre… De façon générale dans les mythes et légendes tchouktches alternent deux séries contradictoires de données. L’une considère les gens du renne comme l’élément premier et les oppose aux gens du chien comme une tribu hostile à l’autre qui serait même d’origine diabolique. L’autre au contraire amoindrit l’importance de l’élevage du renne. Pour elle les Tchouktches seraient d’antiques habitants du bord de mer, des chasseurs de phoques. »

« Les conceptions des Tchouktches sur le monde extérieur que révèlent les contes et aussi que l’on obtient en posant des questions sont les suivantes : notre univers est de dimensions limitées et il n’est pas particulièrement étendu, à tel point que par ses pratiques magiques un chamane peut d’un coup expulser hors de ses limites une personne condamnée… »

« Au-dessus et au-dessous de notre univers, de même qu’à l’est et à l’ouest se trouvent d’autres univers au demeurant tout à fait semblables au nôtre… Les habitants de ces univers mènent exactement la même vie que les humains. D’un univers on peut regarder à travers un orifice spécial fermé par un couvercle. Cet orifice est disposé au zénith sous l’Etoile polaire. Les habitants de l’univers qui se trouve au-dessus de nous s’appellent le peuple d’En Haut ou le peuple de l’Aube. Ces deux appellations coïncident parfaitement. Parvenir à cet univers est si aisé que nombre de jeunes gens s’y rendent à pied et, atteignant la limite du ciel de notre terre, montent tout simplement par une pente abrupte pour se retrouver chez le peuple d’en haut… »

« Les humains, lorsqu’ils se trouvent chez le peuple d’En Haut, se donnent le nom de « peuple d’en bas ». Ils redescendent de là-bas avec une épouse et un troupeau récemment acquis avec une caravane de traîneaux comme on en voit chez les hommes. Au pays des gens d’En Haut vivent également les âmes de gens de notre terre… Les âmes des morts incinérés sur des bûchers s’élèvent dans le ciel par le flot de fumée et se retrouvent au pays des gens d’En Haut… Outre ces univers, qui sont reliés entre eux, il y a de petits univers à part, par exemple le petit univers sombre de la Femme-Oiseau-kele qui emporte les âmes qu’elle ravit à l’aide de maladies et qu’elle nourrit pour les manger. »

« Le ciel de notre propre univers constitue la terre du peuple d’En Haut, lequel se déplace sur son autre face, de même que notre terre est l’envers du ciel inférieur. Dans notre ciel vivent divers groupes de constellations qui bien entendu ne coïncident pas avec les constellations du monde supérieur. Seule l’Etoile polaire « le Pieu Enfoncé », qui se trouve au zénith et qui est toujours immobile, est la même dans tous les mondes et répand sa lumière à travers l’orifice céleste dont il a été fait mention plus haut… »

« Le soleil est un pâtre qui possède des rennes aux bois d’or. Il descend sur terre par un de ses rayons, enlève une jeune fille, puis amène pour la racheter un troupeau de rennes blancs et gris mouchetés, et il emmène lui-même un troupeau de rennes noirs. Les rennes noirs et bruns sont réputés avoir leur origine sur notre terre et même sous elle. C’est pourquoi par exemple quand on fait un sacrifice au Soir et aux Ténèbres on choisit des rennes foncés. Le soleil vit avec son épouse dans une yarangue, il porte des vêtements de peau, etc. »

« La lune est avec le soleil dans un certain rapport d’opposition. Sa tentative d’enlever une jeune fille s’achève par un échec. Elle étouffe à rester couchée dans sa yarangue. Elle a toujours envie de sortir et elle demande qu’on la laisse aller car elle ne s’habitue pas à vivre sous un toit. Les Tchouktches appellent parfois la lune le soleil-kele et ils disent que l’univers inférieur est éclairé par la lune, ou par un soleil semblable à la lune… »

« L’Aube et le Crépuscule jouent un rôle important dans les sacrifices. On les considère comme des compagnons par les femmes… Au demeurant, aujourd’hui encore, quand des compagnons par les femmes vivent dans le même campement, leur mariage prend la forme d’une véritable polyandrie, même si ce type de cohabitation permanente se rencontre rarement. La plupart du temps le mariage par les femmes réside dans le fait que des hommes mariés vivant dans des campements différents se donnent l’un à l’autre un droit mutuel sur leur épouse, ce qui toutefois se réalise rarement, seulement quand on vient en visite, quand on se rencontre lors de fêtes, etc. Un tel mariage, dans l’esprit des Tchouktches, exige avant tout la réciprocité, et son refus est considéré comme une grave offense… »

« A côté de leurs conceptions générales sur l’Univers et sur l’Esprit de Compassion, pour les Tchouktches la nature est vivante et animée. Elle est peuplée de Maîtres qui dirigent différents domaines et sphères d’objets… »

« Pour ce qui est des kele, on regroupe sous ce terme, tant dans les contes que dans la vie quotidienne, des éléments très différents. En premier lieu de nombreux contes sur les kele ont manifestement une portée ethnographique. Les kele y sont dépeints sous les mêmes traits. Ce sont des géants grossiers et stupides qui vivent au delà des mers ou dans des îles solitaires, seuls le plus souvent, et qui ont un très bas niveau de culture… Le kele ne connaît même pas l’attelage de chiens et il ne se sert de chiens que pour chasser… Ces kele sont presque toujours des mangeurs d’hommes. On souligne souvent qu'ils se nourrissent d'âmes humaines. Au reste ces âmes sont matérielles au point qu’on peut les engraisser pour les mettre à mort, les couper en morceaux, les rôtir et les manger. Les kele aiment en outre se nourrir des entrailles de leurs victimes, de leur cœur, intestins, et tout particulièrement de leur foie. Les Tchouktches les nomment d’ailleurs des mangeurs de foie. La consommation d’êtres humains est décrite avec une telle profusion de détails qu’on a l’impression qu’ils sont repris de la réalité… »

« Outre la chair humaine, les kele se procurent principalement leur pitance, comme tous les habitants du bord de mer, de la chasse au phoque. En même temps que les phoques, ils capturent, en se servant des mêmes filets, des humains appelés pour cette raison des petits phoques. Cette conception constitue une transition vers une autre sorte de kele, les esprits malins invisibles, qui errent sur la terre sous forme de maladies afin de tuer les humains et leur causer du tort… Les Tchouktches sont en général peu enclins à admettre l’idée d’une mort naturelle, et chaque cas mortel est attribué ou à l’action du chamane (le mauvais sort) ou à celle du kele… »

« Les esprits auxiliaires du chamane constituent une catégorie particulière de kele. On les appelle aussi les kele spéciaux s’ils se manifestent (par ventriloquie) quel que soit le lieu où se trouve le chamane. »

« Les pratiques chamaniques occupent une place importante à la fois dans les contes et dans les rites. En fait chaque Tchouktche, homme ou femme, est impliqué dans le rite chamanique. Chaque famille possède son tambour qui fait partie de ses objets sacrés et, pendant certaines festivités et rites, tous les membres de la famille présents montrent leur art en battant le tambour et en chantant divers chants. Outre ce chamanisme archaïque il est des gens qui possèdent à des degrés divers une force chamanique spécifique, les « inspirés par les esprits ».

« Dans les contes il est beaucoup question de chamanisme, d’origine du tambour, d’octroi subit du don chamanique, de bons chamanes et de mauvais chamanes… Sous la forme d’un objet quelconque à l’apparence inoffensive, le mauvais sort, le mauvais œil sont l’incarnation des penchants nuisibles de celui qui les possède. Le mauvais sort peut ainsi être lancé sur la victime visée afin de la faire périr. Mais le mauvais œil ne coïncide pas toujours avec l’inspiration chamanique : ceux qui en disposent peuvent ne pas être des chamanes au sens propre du terme… »

« Non moins significatif se trouve être le vaste domaine des contes sur les animaux où l’on rencontre des exemples du travail le plus varié sur les motifs correspondants. Les bêtes, oiseaux et poissons qui y figurent conservent dans la mesure du possible leurs caractéristiques propres, mais dans l’ensemble ils parlent et agissent comme des humains. Grâce à une savante combinaison d’apparences animales et d’aspirations humaines certains récits deviennent de véritables fables… Les animaux des contes ont des noms particuliers propres au conte et ils sont représentés sous des traits toujours constants. »

« Le corbeau est appelé Kurkyl (« le croassant », selon les explications des Tchouktches, bien que dans la langue actuelle cette forme n’existe pas). Comme dans les récits sur la Création on le montre intelligent, enclin à des inventions malicieuses qui pourtant ne tournent pas toujours en sa faveur… »

« Le renard, qui se confond avec l’isatis, porte le même nom que lui : Nuteneut - « la Femme des Champs »… Dans les contes tchouktches le renard se montre aussi rusé que dans les contes européens. Il tue l’ours sous prétexte de le soigner ; il contraint le loup à laisser geler sa queue et à l’arracher ; il dupe les bêtes et les hommes, et se fait passer pour un nouveau personnage en teignant son pelage. Mais il lui arrive de jouer de malchance… et toute sa ruse ne peut l’aider à se tirer d’un mauvais pas. Les Tchouktches estiment l’isatis aussi finaud que le renard véritable… »

« L’ours brun porte dans les contes son vrai nom : keïnyn, mais dans les us chamaniques on l’appelle « l’Errant »… L’ours blanc est dépeint dans les contes avec un mélange notable d’éléments fantastiques. Loin en mer, à l’écart de la terre ferme, au milieu de montagnes glacées, il existe une contrée des ours blancs. Les ours blancs y vivent comme des humains. Ils chassent le phoque et le morse. Le lemming leur inspire la même terreur que celle que la perdrix inspire à l’ours brun. Munis de lances et d’arcs, ils lancent des raids contre les lemmings… Les habitants du littoral se rendent parfois chez les ours blancs en quête de fiancées et ils s’installent chez eux. Mais, étant des étrangers, ils sont soumis à des épreuves plus ou moins dangereuses dont ils se sortent toujours avec les honneurs… »

« La souris porte le nom de Quïmeneut - « la Femme à la croupe », le spermophile s’appelle Ïileneut - « la Femme spermophile », la petite araignée - Kurgyneut. Comme le renard, tous revêtent dans les contes une apparence féminine. Le petit scarabée noir qui porte dans le langage courant et dans les contes le nom de Tyqineut - « la Femme brillante » est dépeint sous des traits assez étranges. On le nomme tannynaut - « la Femme étrangère » et même ataltannynaut - « la Femme tchouvane ». Cette femme épouse un « homme », c’est-à-dire un membre du peuple tchouktche, mais par la suite le mari tue sa femme en la brûlant sur un bûcher. Avant de mourir la Tchouvane maudit son clan et lui promet pour l’avenir toutes sortes de maladies, notamment la syphilis… »

« Le veau marin et le chien jouent l’un et l’autre le rôle de fiancés dans les campements des hommes : certaines jeunes filles les repoussent, ou eux-mêmes les repoussent en raison de leur caractère trop rebelle, mais en fin de compte ils sont admis dans la famille de riches habitants, en général comme gendres de la fille cadette. Après la noce cet animal méprisé se change en un beau jeune homme qui fait naître la jalousie et la convoitise de toutes les filles qui l’avaient repoussé auparavant. De façon générale le thème du mariage d’un jeune homme pauvre et unanimement méprisé avec la fille d’un homme riche est un des thèmes favoris… Le fiancé se trouve être un orphelin couvert de croûtes, vêtu d’une peau de chien en lambeaux et qui se nourrit de déjections canines du fait de sa méchante marâtre. Sa métamorphose en un beau jeune homme se produit à la suite de l’intervention bienveillante de l’Esprit de Compassion en sa faveur… »

« /Dans les tехtеs tchouktches/ une place importante est faite aux récits sur les guerres et conflits avec les Tannyt, et plus précisément avec les « Vrais Tannyt », c’est-à-dire les Koriaks. Le nom des héros de ces guerres est toujours vivant dans la mémoire populaire… Le premier d’entre eux est Lavtylyvalyn - « Celui qui agite la tête », ainsi surnommé parce que pendant les batailles il donne les ordres aux guerriers… »

« Contrairement aux Eskimos, les Tchouktches sont présentés essentiellement comme des éleveurs de rennes étrangers à la chasse en mer et effectuant même des traversées sur la banquise sur des attelages de rennes… Les Eskimos sont décrits comme des gens très grossiers, hautains et perfides qui ignorent les lois de l’hospitalité et des relations sociales… Ils vivent de la chasse au morse et au phoque, et consomment également la chair et la graisse des baleines que la mer rejette sur la côte… Les Tchouktches leur rendent visite pour faire du commerce avec eux, échanger des peaux de rennes contre des peaux de morses et de phoques barbus, comme cela se pratique toujours. Quand les Eskimos font bonne chasse, les Tchouktches ne manquent pas de leur demander de la viande de morse ou du lard de baleine, ce qui conduit souvent à des querelles. Lors de raids réussis contre les Eskimos, les Tchouktches ne se contentent pas de leur prendre de la graisse et du lard, ils leur ravissent leurs femmes et même les emmènent eux-mêmes en esclavage, comme cela se passait voici encore cinquante ans. »

« Les récits sur les luttes contre les Russes - les « Tannyt du feu », ont trait principalement à la période des campagnes du major Pavlutski. Ils ne remontent donc pas à plus de cent cinquante ans. Sous le nom de Jakunin (Jekunnin), Pavlutski y est dépeint comme un homme d’une extrême cruauté, et on lui attribue la volonté d’anéantir le peuple tchouktche, ce qui au départ lui réussit presque… »

« Un des récits se fait l’écho de souvenirs sur les expéditions maritimes entreprises par les cosaques à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. Un autre narre avec une assez grande vigueur la fuite des éleveurs tchouktches devant une attaque par voie terrestre des cosaques qui exterminèrent tous les traînards et pillèrent leurs biens… /Cependant/ les Tchouktches avaient tellement besoin que s’établissent des relations commerciales paisibles qu’ils étaient prêts à y contraindre les Russes par la force. Effectivement, après la destruction du fortin d’Anadyr dans la seconde moitié du siècle dernier (1774), les Tchouktches qui vivaient à proximité se plaignirent avec insistance de la disparition des relations commerciales. Mais le rapport concernant la levée de l’impôt en nature en compensation de la mort des cosaques tués au cours des affrontements entre Tchouktches et Russes n’a aucun fondement, étant donné qu’avant l’époque du baron Maidel /gouverneur de Tchoukotka/ (1870), les Tchouktches ne versaient l’impôt à l’Etat que contre des présents d’un montant égal ou supérieur… »

« Les incantations « eviante » que j’ai notées sont au nombre de douze. Ce sont des formules orales auxquelles est attribuée la faculté surnaturelle d’agir sur le monde qui nous entoure sur désir de l’homme qui les prononce. Les incantations sont souvent liées à certains actes symboliques, comme c’est le cas chez de nombreux peuples... Elles sont très largement répandues dans la vie des Tchouktches. Un voyageur peut grâce à elles raccourcir le trajet qu’il a à parcourir ; le bûcheron s’efforce de rendre l’arbre plus docile à sa hache ; même le narrateur qui a subitement « avalé » la fin de son récit marmonne une incantation qui est censée l’aider à « dégorger » ce qu’il a oublié. »

« Les incantations ayant trait à la chasse et à l’élevage connaissent un usage plus vaste encore. Chaque propriétaire de troupeau possède ses propres incantations qui sont à la base de sa réussite. Si le cheptel commence à diminuer, cela est attribué en premier lieu au fait que le propriétaire n’a pas d’assez fortes incantations. Un voisin dans la gêne dit, pour expliquer sa pauvreté, qu’il ne sait pas agir par incantation. Les incantations sont gardées précieusement secrètes, car si elles arrivent à la connaissance d’autrui elles perdent immédiatement leur pouvoir. Pourtant elles peuvent être transmises moyennant paiement ou si l’on est bien disposé envers quelqu’un. »

« Les incantations que j’ai notées ne constituent que la partie la plus insignifiante du nombre total de celles qui ont cours, et elles ne sont même pas les plus caractéristiques. Ainsi je n’ai pas pu noter au mot à mot les incantations sur la façon de ramener des mourants à la vie ou de se garder des kele ou des cadavres, ce dont il est fait mention dans divers textes. Les détenteurs d’incantations évitent d’en parler, car à chaque action réussie ils doivent craindre la jalousie de l’Univers et peuvent être en butte à sa vengeance… Il m’est par ailleurs souvent arrivé de ne pas disposer de suffisamment de moyens pour acquérir une intéressante incantation là où je suspectais son existence... »

« Les éleveurs de rennes n’ont aucune devinette, à tel point que lorsque je leur ai expliqué en réponse à leurs questions ce qu’était une devinette, ils ne pouvaient qu’exprimer leur étonnement devant cette forme nouvelle pour eux de divertissement. De même leurs proverbes sont peu nombreux et ils ne sont absolument pas différenciés du langage quotidien. Les « mots à dire vite » sont plus répandus pour la bonne raison qu’ils comportent un élément de compétition, ce qui sous toute forme suscite chez les Tchouktches un intérêt passionné. Composer des « mots à dire vite » est rendu facile par le caractère synthétique de la langue, les mots se combinant les uns à la suite des autres parfois sans la moindre cohérence dans la signification. Les « mots à dire vite » constituent la distraction des adolescents, garçons et filles, de même que le chant de gorge dont il sera question plus bas. »

« Le chant a connu chez les Tchouktches un certain développement : c’est un élément constituant des rites. Les chants rituels tchouktches ont une origine variée. Certains se transmettent par héritage de génération en génération. En général d’une grande simplicité et peu mélodieux, ils font partie des objets sacrés de la famille au même titre que le nécessaire à faire le feu et le chapelet de reliques. Les familles apparentées, qui ont des liens par le feu, ont d’ordinaire les mêmes chants. D’autres chants sont composés par chaque individu pour son usage personnel, ou ils sont improvisés, le contenu restant le même que précédemment à quelques détails près. Cela concerne aussi bien les chants rituels que ceux que l’on interprète pour sa propre distraction. Les pratiques chamaniques s’accompagnent également de différentes sortes de chants et, en général, plus le chamane est puissant, plus il a de chants à sa disposition. Le chant tchouktche se compose de modulations très peu complexes, mais on peut y trouver des passages ayant un caractère mélodique assez agréable à l'oreille. Les Tchouktches apprécient les jolies chansons et ils vont volontiers écouter un chamane réputé pour son art du chant. Soit dit en passant l’archer de la constellation Orion est considéré comme capable de donner de beaux chants. J’ai connu une famille dont tous les membres étaient des chamanes d’une force assez limitée, mais qui en revanche possédaient bon nombre de chants variés. Ils affirmaient qu’ils étaient les enfants naturels d’Orion… Tous ces chants sont dépourvus de paroles. Seuls les chansons les moins complexes qu’on chante pour se divertir s’accompagnent, mais non systématiquement, de paroles improvisées d’un contenu des plus simples, les femmes étant plus enclines à ce genre d’improvisations que les hommes. »

« Le chant dit de gorge constitue un genre spécifique. Il sert de distraction aux jeunes filles et se compose d’une série de sons originaux produits essentiellement en inspirant l’air, et non en expirant. On fait des concours de chants de gorge, le plus infatigable des participants étant proclamé vainqueur. Cela s’accompagne d’une danse fort simple au caractère assez révélateur imitant l’acte du coït. D’ordinaire le chant comporte des paroles pour accroître la difficulté du concours… Le chant de gorge est beaucoup plus rarement interprété par les adultes lorsqu’ils expriment leur état d’âme… »

 

Grâce à mes amis porteurs de la langue tchouktche avec lesquels j’ai travaillé sur la traduction de ces textes du tchouktche en français, j’ai eu la possibilité de faire connaissance avec une culture originale et une langue aussi variée qu’expressive. En remerciant mes informateurs je voudrais exprimer le vœu que chacun fasse tout le possible et l’impossible pour la préservation d’une telle richesse culturelle.

Charles Weinstein.