" MATERIAUX POUR L'ETUDE DE LA LANGUE ET DU FOLKLORE TCHOUKTCHES "
Bogoraz. Saint-Pétersbourg 1900
Deuxième et troisième parties

Contrairement à ceux de la première partie (N°1 à 48) les textes ci-dessous ont été notés directement par Bogoraz en russe. Il n'en existe donc pas d'originaux en langue tchouktche. Bogoraz a assorti ces textes de quelques notes.

49. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Remkylyn dans la vallée de l'Omolon en 1895).

Autrefois était l'obscurité. Il n'y avait que deux terres : Luren et Kenysvev. Du côté du midi était assis le Créateur. Il se demandait comment créer la lumière. Il créa le corbeau et lui dit :
- Va et perce un trou dans l'aurore.
Il s'envola vers l'est, se mit à frapper du bec, échoua et revint chez le Créateur.
- Je n'ai pas pu, lui dit-il.
Le Créateur l'empoigna et le rejeta.
- Tu n'es bon à rien. Va-t-en. Vis à ta guise, mais je ne te nourrirai pas. Cherche ta pitance toi-même.
Il créa un petit oiseau (1). Au départ c'était un grand et bel oiseau. Il s'envola et essaya de forer un trou. Il se brisa le bec et ne fit qu'un petit trou. Il rebroussa chemin
- Eh bien ? demanda le Créateur. Qu'as-tu réussi à faire ?
- J'ai percé un petit trou.
- Va en faire un gros.
Il y retourna et se mit à frapper. Il frappa, frappa et fit un trou grand comme une fenêtre. L'aurore jaillit. La lumière se fit. L'oiseau s'était complètement abîmé le nez. Son corps s'était desséché. Ses plumes étaient tombées. Il n'avait plus d'ailes. C'est à pied qu'il s'en fut chez le Créateur. Il ne trouva pas de nourriture sur sa route et se dessécha totalement. Ses os devinrent tout fins. Son corps devint tout petit. Il arriva chez le Créateur.
- Eh bien, l'as-tu fait ? demanda-t-il.
- Je l'ai fait. A présent il fait clair sur terre.
- Ah-ah !
Il le vêtit à nouveau de plumes, lui appointa ce qui lui restait de nez et lui donna un gîte sous une motte de terre.
- Vis ici si tu veux et multiplie-toi.
Il lui donna des vers de terre comme pitance. Ensuite il descendit sur terre, y jeta une quantité d'os de phoques et dit :
- Changez-vous en humains.
Il s'en fut vers le couchant. Il s'assit et pensa : " Qui envoyer aux nouvelles sur terre ? " Il créa la perdrix blanche et l'envoya en lui disant :
- Va rendre visite à la terre et aux humains.
Elle partit. Un peu plus tard elle revint et dit :
- C'est trop loin. Dommage, je n'ai pas pu arriver là-bas.
Il la saisit et la jeta dans les buissons de saule nain :
- Tu n'es bonne à rien. Vis dans la toundra. Je ne te nourrirai pas. Cherche ta pitance toi-même.
Il resta assis et pensa : " Qui envoyer aux nouvelles sur terre ? " Il créa la chouette et lui dit :
- Va rendre visite à la terre de Luren.
La chouette se mit en route, parvint à la terre de Luren et regarda de loin. Il y avait quatre humains, deux hommes et deux femmes. Ils se tenaient debout sur la terre et n'osaient pas s'asseoir.
La terre de Ken'ysvev était une longue et haute crête. De quatre cailloux il sortit quatre humains, qui se tenaient debout aussi. Le Créateur, assis, réfléchit : " Comment avoir des nouvelles de Kenysvev ? ". Il créa le renard rouge et lui dit :
- Va me chercher des nouvelles.
Le renard s'en fut, mais ne put arriver sur place. Il décida de le tromper et au retour dit :
- Il n'y a nulle terre et aucun humain. Quels humains (d'ailleurs) ?
Il le saisit et le rejeta.
- Tu ne sers à rien. Vis dans la toundra. Cherche ta pitance toi-même. Je ne te nourrirai pas.
Il créa le renard blanc et l'envoya en lui disant :
- Va, regarde, et reviens me dire ce que font les humains.
Il partit au pas de course, arriva sur la terre de Kenysvev, regarda de loin et vit que les humains se tenaient debout sans s'asseoir. Il prit peur et rebroussa chemin en courant. Il arriva chez le Créateur tout essoufflé.
- Eh bien ?
- Oh ! les humains, les humains.
- Que font-ils ?
- J'ai regardé de loin et j'ai pris peur.
Il le saisit et le rejeta.
- Vaurien ! De quoi as-tu peur ? Pourquoi ne rapportes-tu pas de nouvelles ? Va dans la toundra et débrouille-toi tout seul. Je ne te nourrirai pas.
De nouveau il resta assis et pensa :  " Qui enverrai-je aux nouvelles à Kenysvev ? " Il cueillit de l'herbe des deux dernières années, créa le loup et dit :
- Va en visite à Kenysvev. Regarde quels humains se tiennent debout.
Le loup s'en fut et arriva. Lui aussi il jeta un coup d'œil de loin et vit que les humains se tenaient debout. Ils ne s'asseyaient pas. Ils avaient peur de s'asseoir. Il s'effraya aussi, rebroussa chemin et arriva chez le Créateur.
- Eh bien ? s'enquit celui-ci.
- Il y a des humains, dit-il. Ils ont des yeux, des cheveux, des sourcils. Mais ils restent debout. Ils ne s'assoient pas. Ils sont maigres. A demi-fous.
Ainsi parla le loup au Créateur.
- Pourquoi ne t'es-tu pas approché ?
- J'ai pris peur.
Il le saisit et le rejeta.
- Pourquoi avoir peur ? Tu ne sers à rien. Vis dans la toundra. Cherche ta nourriture toi-même.
Il se mit en route lui-même, prit un humain par l'épaule.
- Allons, assieds-toi.
A côté de l'homme, il fit asseoir une femme. Puis il leur dit :
- Couchez-vous. Toi, dit-il à la femme, couche-toi sur le dos.
Puis il prit l'homme et le coucha sur elle ……… Alors ils se multiplièrent et devinrent un peuple. Avec des buissons de saule, il fit des rennes.
- Voilà de la nourriture, leur dit-il. Tuez-les et vivez.
Pour les gens du bord de mer, il confectionna des habits en peau de phoque, et des habits en peau de renne pour ceux de la toundra.Avec du bois, il confectionna un nécessaire à feu et fit du feu par frottement. Il contraignit les rennes à se multiplier. Le premier faon naquit. Alors on tua un mâle et on lui donna les bois du renne en offrande. On fit cuire la poitrine d'un seul tenant et on jeta dans le feu le gras cru et la graisse fondue. Le faon se mit à téter. Plus tard l'homme et le femme partirent transhumer, mais ils oublièrent le nécessaire à feu au campement. Ils dressèrent le camp. La femme apporta du bois et le débita. Mais comment l'allumer puisqu'elle avait oublié le nécessaire à feu ? Elle demanda au Créateur. Celui-ci se demanda comment ils pourraient allumer le feu. Il recueillit de la terre, et de ses mains sortit le noir (l'ours) qui se mit à marcher.
- Va chercher le nécessaire à feu. Regarde ce qu'il en est advenu.
L'ours se mit en route et s'en fut, mais il s'endormit en chemin avant d'arriver. La perdrix s'envola en criant. Il prit peur et repartit en courant vers le Créateur.
- Eh bien ! l'as-tu trouvé ?
- Comment l'aurais-je pu ? Quelque chose de blanc, de terrible s'est envolé sur le chemin et m'a épouvanté. Pourquoi as-tu créé cette chose-là ?
Il frappa l'ours.
- Va-t-en. Tu ne sers à rien si tu as peur d'une perdrix. Tu aimes trop dormir. Tu marches trop pesamment.
Il se mit lui-même en route. Quand il arriva, il (le nécessaire à feu) gisait sur le sol, changé en humain. " Que faire, se dit-il, puisqu'il s'est déjà changé en humain ? " Et il dit ensuite :
- Sois donc un Russe ! Vis à ta guise ! Sois un riche ! Fais du tabac, du sucre, du thé, du sel, de la vaisselle ! Les autres viendront t'en demander. Maîtrise le fer ! Que les autres soient tes esclaves, et que les gens du bord de mer et les gens aux rennes commercent avec toi !

Note :
1. Pseqalgyn : tout petit oiseau, principalement le hochequeue et la " bavarde ".

50. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Kavno dans la vallée de l'Oloï en 1895).

Dans les anciens temps un homme vivait seul, tout à fait seul. Il possédait un troupeau énorme. La moitié du troupeau partit dans la toundra (1). Il s'en fut à sa recherche. Il arriva à une grande congère. Il la frappa de la main. De l'intérieur on lui dit :
- Qui est là ? O-o !
- Non, c'est moi.
- Bon, entre dans le yorongue.
Il entra et se coucha. Il y avait là une femme. Elle dit :
- Qu'allons-nous faire ? Eh bien, prends-moi comme épouse.
- Comment fait-on ? lui demanda-t-il.
- Je vais me coucher sur le dos. Fais-moi un enfant. Quand je mettrai le garçon au monde, alors tu me feras une petite fille.
Il fit un fils qu'elle mit au monde. Ensuite il fit une petite fille qu'elle mit au monde de même... Les enfants étaient assis près d'un pan du yorongue. Ils grandissaient eux-mêmes. Elle ne les nourrit pas au sein. Le frère épousa la sœur. Ils se mirent à faire des enfants. Le neveu se maria à la tante, à une autre sœur qui leur était née. Et elle tomba enceinte. L'autre neveu de nouveau se maria à sa tante.  Ils se multiplièrent. S'étant multipliés, tous devinrent frères. Ils partirent en train de traîneaux vers l'ouest. Mais il n'y avait aucune rivière sur terre. Ils virent un loup avec un grand troupeau. Un peu plus loin ils trouvèrent un corbeau. Il n'y avait pas d'étoiles. Ils avancèrent encore un peu et trouvèrent un petit oiseau (2). Il n'y avait pas d'aurore. Il continuait de faire nuit. Ils s'arrêtèrent à côté.
- Que c'est étrange ! dit l'homme. Que c'est étrange ! Il fait sombre. On ne peut pas garder le troupeau. Comment faire pour vivre dans l'obscurité ?
Le petit oiseau dit :
- Je vais chercher le corbeau et nous nous concerterons. Il trouva le corbeau (qui était alors blanc comme neige). Il dit à Kurkyl (3) :
- Comment les humains vont-ils vivre ? Qu'est-ce que ce monde sans lumière ?
Kurkyl répond :
- Eh bien ! allons-y, essayons, on verra.
Ils trouvèrent une perdrix sur leur chemin. La perdrix Kagielyn (4).
- Faisons la lumière dans l'univers
- Eh bien ! dit Notarmyn (5) le petit oiseau, rendons visite au Point du Jour.
Sur les deux côtés la perdrix et le petit oiseau tentèrent de forer un trou dans le Point du Jour, mais en vain. Ils se brisèrent le bec. Le corbeau appointa leur bec avec un couteau. Leur bec rapetissa. Ensuite le corbeau créa le Point du jour. Il perça le Point du Jour. L'Aurore se leva. Ils revinrent à la maison et dirent :
- L'Aurore s'est faite.
- Bon, à présent allons chercher le soleil, dit Kurkyl.
C'était abrupt. Le corbeau s'envola droit dans le ciel. Il arriva dans le monde supérieur et vit une fillette qui jouait au ballon. Il lui dit :
- Lance-le moi.
Elle lui répond :
- Je ne te le donnerai pas.
Plus tard elle lança le ballon au corbeau. D'une poussée il le rejeta au vol. Le ballon devint le soleil. Ensuite il prit un autre ballon à la fillette, le lança en l'air. Cela devint un deuxième astre, le croissant, une autre lampe. Il lui prit un troisième ballon, y donna un coup de pied, l'envoya en l'air. La lune se compléta : de deux ballons il fit une double lune. Ensuite il surprit à nouveau la petite fille avec un ballon. Il le lui ôta et le lança en l'air. Il se brisa et les étoiles apparurent. Il donna un coup de pied à la petite fille et elle se plaqua contre la lune. Son habit à lui entre temps s'était tout brûlé au feu et était devenu noir. Ce même homme dit :
- Comment allons-nous boire ? Fais une rivière.
Il fit une rivière : d'abord les berges, ensuite l'eau. Dans tous les pays il fit de l'eau. Ensuite il fit des rocs. Quand il en eut fini avec les rocs, il fit un rocher marin au milieu de la mer. Là il créa des oiseaux, et de là repartit sur une terre obscure. Près du Point du Jour il passa à travers les limites du monde. De là il apporta deux rochers marins et leur dit :
- Restez ici. Soyez immobiles. Je vous ai changé en une contrée.
Les descendants des hommes, qui s'étaient multipliés peu à peu, passèrent à l'ouest. Il dit :
- J'ai créé ce peuple, mais il a mal tourné et s'est mis à pécher.
Tout le peuple des Tannyt /les non-Tchouktches, surtout les Russes, amis aussi les Youkaguires et les Koriaks/ partit vers l'ouest. Le corbeau fouilla l'herbe. Dans l'herbe étaient assis deux humains, le mari et la femme. Il les mit sur la terre éclairée.
- Vivez sur cette terre. Créez un peuple nombreux. Déplacez-vous avec vos troupeaux. Et si on manque de place sur terre, car elle est petite pour vous, faites la guerre au peuple que j'ai fait avant.
Il arriva à son domicile. Le loup dit :
- Le corbeau est de l'excrément. Pourquoi est-il toujours sans troupeau (6) ?
Il s'envola dans le ciel. Il prit le soleil et les étoiles. Il les prit tous et les emporta dans son gîte. Il les porta à l'intérieur. Tous les univers se retrouvèrent dans le noir. Car le corbeau avait pris tous les astres. Le troupeau s'éparpilla de tous côtés. Le loup qui marchait avec le troupeau arriva vers une demeure dont l'entrée était hermétiquement fermée. Mais à travers un trou filtrait un peu de lumière. Kurkyl dit :
- Mais tu plaisantes ! Tu vis mieux que moi.  Tu as un troupeau. Les univers, c'est moi qui les ai faits. Pourquoi as-tu parlé de moi de cette façon.
Le loup dit :
- Mais quand donc faut-il te tuer des rennes ? Eclaire les univers.
- Certes non.
- Eclaire les univers. Je partagerai mon troupeau avec toi.
- Je n'en ai pas besoin.
- Prends pour épouses mes deux soeurs aux boucles d'oreilles noires.
- Ah ! dit-il, s'il en est ainsi, je suis d'accord.
Il reporta toutes les étoiles, et le soleil, et la lune là où ils étaient auparavant. Il rentra chez lui. La soeur dit à sa sœur :
- Si le corbeau arrive, nous lui attacherons la langue.
Le corbeau arriva.
- Sortez, les filles, je suis arrivé.
Elles sortirent et dirent :
- Kurkyl, tire la langue.
Dès qu'il l'eut tirée, elles la lui entourèrent avec un fil et la lui lièrent. Elles dirent :
- Rentre la langue.
Il la rentra. Elle était attachée avec un fil. Elles lui dirent :
- Kurkyl, entre dans le yorongue.
Il se coucha. Les jeunes filles se couchèrent aussi. Le lendemain il les quitta et retourna chez sa première femme. Il ne put délier sa langue et perdit tout à fait la parole.

Notes :
1. Nutenut proprement : " terre, pays ". Egalement tout espace disposé loin des habitations de l'homme, forêts, champs, toundra. Chez les Russes de la Kolyma " sendukha " ou " sentukha ". Faute d'une expression russe commune exacte, j'ai préféré garder le mot de la Kolyma.
2. Pseqalgyn : simplement tout petit oiseau sans préciser l'espèce. Lyge-pseqalgyn : c'est la " zimouchka " /Alcedo ispida ?/
3. Kurkyl : nom propre du corbeau, le " Croassant ".
4. " Toussant ".
5. Notarmyn : sobriquet fantastique
6. Le loup est présenté comme un éleveur propriétaire de troupeaux de rennes. Le corbeau, en dépit de son rôle de Créateur, est un pauvre hère, un vagabond qui se nourrit d'excréments.

51. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Vatel à Aniouï en 1896).

Autrefois il n'y avait ni soleil, ni lune, et pas d'aube non plus. Un kele avait caché le soleil et les étoiles. La couche (1) d'un enfant était accrochée en l'air. Un corbeau l'emporta. La femme dit :
- Pourquoi  ce corbeau ne crée-t-il pas l'univers et emporte-t-il les choses accrochées, ce bon à rien ?
La perdrix et le petit oiseau dirent au corbeau :
- Allons, mettons-nous en route.
La perdrix et l'oiseau firent l'aurore. Le bec de la perdrix s'était brisé en plein milieu de l'ouvrage et était devenu très court. Auparavant il était assez long. Ensuite le corbeau dit au petit oiseau :
- Bon, à ton tour.
L'oiseau se mit à forer et se brisa le bec aussi. Il devint tout petit. Le corbeau dit :
- Bon, à mon tour à présent.
Il frappa deux fois et fit un trou. Le Point du Jour jaillit. Le corbeau partit en avant. Il vit la maison du kele. Une demeure qui se balançait. La fumée montait au-dessus du conduit. Il dit à la maison :
- Pourquoi te balances-tu ? Reste immobile.
Elle s'immobilisa. Dans la yarangue une petite fille jouait au ballon. Un ballon rond, moucheté. Le corbeau dit :
- A moi de jouer.
La fillette refusa. Elle dit :
- Je ne te le donnerai pas.
Le ballon rebondit et le corbeau s'en saisit. Le corbeau dit à la petite fille :
- Pleure ! Demande un autre ballon.
La mère était dans le yorongue. Elle refusa :
- Des visiteurs viendront peut-être (c'est pourquoi je garde le ballon pour eux).
Elle se mit à pleurer. Le père dit :
- Allons, donne-lui. Quels visiteurs ? Personne ne viendra.
Elle se remit à jouer. Le ballon rebondit à nouveau. Le corbeau s'en empara et dit :
- Demandes-en encore un autre.
Elle demanda, mais la mère refusa :
- Vous perdez trop de ballons en jouant.
- Pleure, pleurniche, dit le corbeau.
Le père dit :
- Donne-lui donc. Il y en a encore un. Si elle pleurniche, donnez-lui le dernier.
Elle le lui donna. Ils s'en emparèrent. Il se mit à briller dans leurs mains. De nouveau il rebondit. Il (le corbeau) s'en saisit et dit :
- Sortons. Je fais le frapper du pied et vous verrez.
Il se mit à frapper du pied. D'abord le premier ballon. Il le frappa deux fois. La deuxième fois il se fendit et s'envola, fendu, décoré. Il dit à la fillette :
- Regarde en l'air.
Elle regarda en l'air. Les étoiles s'étaient mises à scintiller. Il dit à nouveau :
- Celui-ci à présent.
Il frappa deux fois, le brisa comme la première fois. Le ballon s'envola en l'air. Il dit à la fillette :
- Regarde en l'air.
Elle regarda en l'air. La lune s'était mise à luire. Il frappa le troisième ballon. Il se brisa et devint le soleil. Depuis lors, quand le soleil brille, il fait clair. La petite fille dit :
- Oh ! La lune est claire. Comme c'est drôle !
La mère sortit, attacha la jambe de la fillette avec une courroie et, au bout de la courroie, la plongea dans la mer du haut d'une falaise. Les dents de la fillette grandirent. Elle se débattit, brisa la courroie et se changea en morse. Le père la chercha. Elle émergea et dit :
- A présent vivez seuls.

Note :
1. Maky, chez les Russes de la Kolyma " maka ". " Soupape " de la combinaison du nourrisson s'attachant par-dessous. Lorsqu'elle n'est pas en position convenable, ses extrémités traînent sur le sol par derrière. C'est pourquoi les Tchouktches et les Russes disent pour déterminer lâge des petits enfants qu'ils " traînent encore leur maky ".

52. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Qutgeut en 1895 dans la vallée de la Molonda).

Il faisait nuit sur terre. Les gens vivaient à la lumière du feu. Ils avaient des pierres pour nourriture, une pierre noire en guise de viande, une pierre blanche en guise de gras. Le corbeau volait au-dessus de la terre. Il dit :
- Pourquoi l'univers a-t-il été si mal fait ?
Il s'envola pour l'univers qui appartenait au kele. Dans l'univers du kele était caché le soleil, entouré de trois enveloppes. La fille du kele jouait au ballon dans le sottagyn /partie antérieure de la yarangue/.
- Eh là, eh là ! à mon tour.
Ils se mirent à jouer ensemble, bâtirent un fortin (1), tracèrent une limite.
- Il est mauvais, ce ballon, dit le corbeau. Crie : " Quand donc jouerai-je avec le soleil ? "
- Quand donc jouerai-je avec le soleil, glapit la fillette.
- Tu le perdras en le frappant.
- Non, non. Je jouerai seulement dans le sottagyn.
Ils lui donnèrent le soleil. La fillette le lança. Kurkyl attrapa la sphère et s'éloigna à tire d'aile. Les kele se jetèrent à sa poursuite. Le corbeau volait et becquetait, volait et becquetait. Il finit par transpercer les trois enveloppes. Le soleil bondit à l'extérieur, se mit à briller et monta en l'air. Les kele couraient. Ensuite le corbeau alla de jaran'e en jaran'e. Les gens le nourrissaient de ce qu'ils avaient de mieux. Ensuite le corbeau dit :
- Je vais créer de la nourriture.
Il trouva un saule nain, le frappa du pied, et les rennes furent : un troupeau énorme. Il en donna une partie à chaque habitant. Ensuite il dit :
- Je vais créer l'eau.
Il s'envola au-dessus de la terre en traînant une aile : il traçait un sillon, et dans le sillon coulait l'eau d'une rivière. Il créa la rivière. Il créa aussi la mer, un endroit où pêcher et où chasser le phoque. Il créa le poisson, le veau marin, le phoque barbu, le morse, la baleine. Ensuite il créa l'ours, le renne, le loup, le renard polaire. Puis il dit :
- Assez de dons. Je vais devenir invisible. Je volerai au-dessus de la terre et je sémerai la peur en grondant.
Et il se changea en tonnerre.

Note :
1. Hujhut : fortins.

53. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Qutgeut en 1895 dans la vallée de la Molonda).

Autrefois ils étaient deux, le corbeau et le Créateur. Le corbeau dit au créateur :
- Fais l'homme.
Il fit l'homme. Tout son corps était recouvert de poils, les bras, les jambes, la poitrine, le dos, le visage, tout. Il avait de grandes dents qui saillaient de la bouche, des bras longs jusqu'aux genoux. Il était très fort et très rapide, car il courait en s'appuyant sur les mains (à quatre pattes). Mais c'était un humain. Il savait parler, rattrapait tous les êtres vivants, le renne, le glouton, le loup. Il les tuait simplement avec les dents, car il était fort. Il les mangeait crus, car il ne connaissait pas le feu. Mais il savait parler. Le Créateur dit :
- Oh ! Il veut détruire tout ce qui vit. Il veut seul regarder. Faisons-le disparaître !
- Pourquoi ? dit le corbeau. Faisons-le marcher à l'aide d'une canne. Ralentissons sa course. Rendons-le plus lent. Qu'il cesse d'anéantir ce qui bouge.
C'est ce qu'ils firent. Il perdit les poils de son corps, et n'en garda que sur la tête, le visage et les organes sexuels. Il resta nu, connut le vêtement. Ses bras s'accourcirent, et il ne put s'appuyer sur eux. Il se mit à marcher avec l'aide d'une canne, apprit à connaître le bâton de marche. Il n'y avait pas de nourriture. Le corbeau dit au Créateur :
- Fais le renne !
Il fit des quantités de rennes avec du bois, de la neige, des buissons de saule, de la terre. Les gens arrivèrent, s'installèrent pour la nuit. Le lendemain les rennes prirent vie. Ils se mirent à transhumer avec leurs troupeaux. Il dit encore :
- Fais le chien !
Avec du bois il fit une quantité de chiens. Les gens arrivèrent, s'installèrent pour la nuit. Le lendemain les chiens prirent vie. Ils partirent sur des traîneaux tirés par des chiens et s'installèrent au bord de la mer. D'autres vécurent dans les vallées des rivières. Ils partirent transhumer et laissèrent un chien à l'ancien campement. Le corbeau s'en saisit et l'emporta dans son gîte. Il devint propriétaire de chiens et voyagea avec un attelage.

54. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Remkylyn en 1895).

Deux okkamak (1), s'étant changés en humains, s'en furent chez un homme qui célébrait une fête chamanique (2). Il y avait deux yarangue. Ils se présentèrent dans celle du bout. On y chamanisait aussi. Dans la première yarangue, la principale, on hurlait de façon peu harmonieuse à plusieurs voix. L'un des deux dit :
- Dans laquelle entrerons-nous ?
L'autre dit :
- Essayons la yarangue principale.
- D'accord, reprit le premier.
Ensuite ils se dirent :
- Mais quand même, c'est dommage pour la seconde. On y pleure au lieu d'y chanter.
- Bon, eh bien, allons-y.
- Entendu !
Ils entrèrent. Il n'y avait que le maître des lieux et sa femme. Leurs enfants étaient morts depuis peu de temps. Ils chantaient et pleuraient sur l'offrande. Ils dirent :
- Comment ! Vous êtes venus ? Nous avons sacrifié un renne mâle et nous le chantons. Mangeons ensemble.
- Bien.
Ils mangèrent du gras.
- Quand vous aurez bien mangé, allez directement dans la première yarangue de la rangée. Il y a beaucoup de monde, une joyeuse société d'hommes.
Ils répondirent :
- Non, nous chanterons ici.
- Ah ! les gens gais sont ensemble. Nous seuls ne le sommes pas. Laissez-nous donc (3).
- Pourquoi chanteriez-vous seuls ? Nous chanterons avec vous ici. Nous serons vos compagnons dans la peine.
L'un se mit à chanter, l'autre se leva (4). Quelqu'un sortit de la yarangue où s'étaient réunis beaucoup de gens et se dirigea vers l'autre yarangue. Il entra et demanda :
- Qui donc est venu ? On chante ici.
Peu à peu tous les gens s'en vinrent à la seconde yarangue et tous s'y rassemblèrent petit à petit. Ils ne laissèrent dans l'autre yarangue que les maîtres du lieu en train de chanter. Ils les abandonnèrent en train de chanter. Finalement eux aussi arrivèrent. Leur yarangue resta vide. On avait relevé les pans de la yarangue pour glisser la tête à l'intérieur. On avait grimpé sur les montants et pratiqué des ouvertures (dans le toit), et on regardait en bas. Des bois de renne s'étaient changés en un corps vivant qui se déplaçait autour du feu. Ils détruisirent toute la yarangue, tombèrent en bas et écrasèrent ceux qui chantaient. Alors ceux-ci cessèrent de chanter et redevinrent des okkamak.

Notes :
1. Okkamak : amulettes anthropomorphes en bois représentant grossièrement un homme.
2. Pendant les fêtes et les rites se rassemblent chez les riches des visiteurs venus des campements voisins qui chamanisent et chantent avec leurs hôtes.
3. Attav morgnan " Laissez-nous donc, il ne faut pas vous soucier de nous ".
4. Pour commencer à exécuter la danse rituelle.

55. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Remkln en 1896).

Il était un homme. Il avait un troupeau. Les rennes s'en allaient toujours dans la toundra, et il s'en trouva mal. Deux êtres passèrent par là et entrèrent dans son yorongue. Ils n'avaient pas de jambes. Ils étaient en bois. Leur tête était comme celle du nécessaire à feu. Ils arrivèrent chez lui. Il leur donna du lard à manger. Ils se couchèrent. Ils dirent :
- Cette nuit le troupeau va s'effrayer. Réveille-nous.
- Comment vous réveiller ?
- Prends l'archet (du nécessaire à feu), fais-le pivoter dans nos trous. Tu obtiendras du feu et nous réveilleras.
Dans la nuit, le troupeau s'effraya. L'homme se leva, prit l'archet et le fit pivoter (dans un trou du nécessaire à feu). L'archet se mit à chanter une chanson. Les rennes entendirent et s'arrêtèrent sur place. C'est pourquoi on les enduit de gras et on en obtient du feu. Ensuite ils firent beaucoup d'humains. Les deux êtres se couchèrent.
- Ces gens iront garder le troupeau.
Ces gens allèrent garder le troupeau. Le matin, on se leva et on dit :
- Où sont les bergers ?
Il n'étaient pas là, mais à leur place il y avait  dans la yarangue un faisceau d'amulettes. Autant d'amulettes que de bergers. C'est pourquoi, s'il s'en perd un, on en fait un autre à la place.

56. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Remkylyn en 1896).

Il était sur terre un renne rapide, demi-homme et demi-renne. Il courait sur la terre à toute allure. Il rattrapait tout, le renne, l'élan, le lièvre. Il ne gardait pas de troupeau et ne construisait pas de gîte. Il courait seul. Une femme marchait dans la toundra, toute couverte d'armes : des lances, des couteaux, des arcs. Elle était vêtue comme un homme. Ils se rencontrèrent et commencèrent à combattre, mais aucun d'eux ne prenait le dessus. Ananvayrgyn (l'Esprit Divin) se mit en rage. Deux êtres arrivèrent. Ils dirent :
- Assez de vous battre.
Ils dirent à la femme :
- Depuis combien de temps marches-tu sur la terre ? Pourquoi y a-t-il peu d'humains ? Tu ne sers à rien. Va-t-en sur une autre terre. Et toi, pourquoi es-tu double ?
Ils le prirent et le partagèrent en deux.
- Voici ton autre moitié. C'est un renne domestique, ta viande, ta vie. Suffit de courir la terre. Garde le troupeau.
Ces deux-là allèrent plus loin et virent un homme marcher, un qaaramkyn (un Lamoute). Il n'était pas encore achevé. Les os de ses mains et de ses pieds étaient dénudés. Mas il était très rapide. Il capturait les rennes sauvages et les dépeçait avec les dents. Il ôta la peau d'un renne sauvage, la découpa et se fit un vêtement. Tout son vêtement était découpé (1). L'un dit :
- Qui l'a fait ? C'est toi ?
- Ce n'est pas moi, dit l'autre, le Créateur. C'est peut-être toi.
- Non, ce n'est pas moi.
- Et si on l'attrapait ?
- D'accord !
Aussi rapide fût-il, ils l'attrapèrent.
- Quelle est ta langue ?
Il restait muet. Le Créateur lut un papier en lamoute et le Lamoute parla.
- Pourquoi vas-tu à pied ? Prends ce renne. Chevauche-le.
Le Lamoute se mit à chevaucher le renne. Ils continuèrent leur route. Un kele marchait. Ils le rattrapèrent.
- Pourquoi as-tu abandonné l'homme que tu avais fait ?
- Oh, cela ne fait rien. Il n'est pas utile. Je suis pressé, répondit-il d'une voix grossière.
- Pourquoi es-tu pressé ?
- J'ai peu de rennes.
Ils regardèrent ses rennes. Ils étaient tous énormes, avec des défenses de mammouths. Le Créateur dit :
- Nous ne ferons pas de rennes de ce genre. Ils me font peur.
Ils regardèrent encore. Il avait beaucoup de chevaux.
- Qui les a faits ?
- C'est moi seul (dit-il d'une voix grossière).
- Peut-être est-ce bien, mais je ne les chevaucherai pas. Pourquoi sont-ils si hauts ? Il vaut mieux que le Russe les prenne.
Ils regardèrent encore. Il y avait beaucoup de vaches
- Et celles-là, pourquoi en as-tu tant fait ? Elles sont trop lourdes.
- Oui, mais au moins on peut les manger.

Note :
  1. Aanky-valyn : les Tchouktches se moquent du vêtement lamoute. Ils l'appellent " découpé,   ouvert " parce qu'il est composé de nombreux morceaux séparés mal rapportés les uns aux autres (cafetan, tablier, pantalons courts, longues bottes, etc.)

57. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de n'eusqet en 1895 dans la vallée de la Molonda).

Il n'y avait pas d'humains sur terre. Deux descendirent sur terre : l'un était notre Créateur (1), l'autre était un Tannytan (2). Ils engagèrent la lutte. Ils luttèrent, luttèrent, se fatiguèrent, s'assirent, se levèrent, partirent, marchèrent un peu. L'un dit, le Tannyn (2) :
- Et si on créait les humains ?
C'était un tout jeune homme. L'autre, le Créateur, était âgé, avec une barbe blanche. Il dit :
- D'accord !
Ils prirent des poignées de terre, soufflèrent, firent de nombreux humains nus. Le Tannyn dit :
- Ils sont maigres, nos humains, et ils n'ont pas de pelage.
- Je vais leur faire une sorte de pelage, dit le Créateur.
Il s'en fut, ramassa de l'herbe, la tressa et les habilla. Le Tannyn dit :
- Moi aussi je le ferai.
Il s'éloigna, mêla dans sa main des feuilles avec de l'argile, et leur plaqua l'argile sur le corps.
Le Créateur de rire. Le Tannytan dit :
- Pourquoi nos humains sont-ils muets ? Je vais leur faire à tous une langue.
Il prit du papier et se mit à écrire. Il écrivit, écrivit pendant une année, pendant une deuxième. Il en donna à tous ses gens. Ils regardèrent et se mirent à parler. Le Créateur de rire. Le Tannyn dit :
- Je vais faire une langue aux tiens aussi.
Le Créateur garda le silence… Il écrivit trois années, les donna aux gens. Ils regardèrent, refusèrent, se turent.
- Oh ! Tu as fait de mauvaises gens.
- Non, ils sont bien.
Il écrivit, leur donna. Ils refusèrent, se turent.
- Oh ! Tu as fait de mauvaises gens !
- Mais non, ils sont bien. Vraiment.
Le vieux se changea en corbeau, vola au milieu des hommes et croassa :
- Croa-croa !
Tous les hommes répétèrent :
- Croa-croa ! Et ils se mirent à parler une langue.
Le Créateur leur dit :
- Lisez cette lettre.
Ils lurent la lettre de façon à pouvoir toujours avoir des rennes. Mais ils n'avaient pas de rennes. Alors ils dirent :
- Où en prendrons-nous ?
- Vous aurez des rennes, leur dit le Créateur.
Les humains ne le crurent pas. Le Créateur plaça le doigt de sa main sur son pied, se mit à forer et obtint du feu avec son pied
- Regardez, j'ai obtenu du feu avec mon pied, et vous ne me croyez pas.
- Où ? Où est le feu ? crièrent les gens.
Les gens à la tête chaude criaient. Le feu s'éteignit. Le Créateur se frotta un ongle sur un autre et de nouveau fit du feu.
- En voici, du feu. Et bien, je m'en vais.
Le Créateur se leva, ce vieillard à la barbe blanche et, sous la forme d'un corbeau, monta dans le ciel. Là siègeait l'Esprit Divin (3).
- Tu es venu ?
- Oui. Comment faire ? Les gens n'ont pas de rennes.
- Eh bien ! Tiens, prends.
Le Créateur prit des rennes sauvages et les descendit sur terre. Sur terre régnait l'obscurité. Il n'y avait pas de soleil.
- Qu'apportes-tu ? demandèrent les hommes au père.
- Des rennes sauvages.
- Des rennes ! Des rennes ! s'écrièrent les hommes.
Les rennes sauvages prirent peur et s'enfuirent dans l'obscurité. Trop vite. On perdit leur trace. Le Créateur frappa dans ses mains. De nouveau il monta dans le ciel. Il monta sous forme d'un corbeau et redescendit. Il monta.
- Le vieillard chenu est arrivé, dit l'Esprit Divin. Que veux-tu ?
- Que faire ? Les hommes n'ont pas de rennes ?
- Et où sont-ils (ceux que je t'ai donnés) ?
- Ils se sont enfuis dans la toundra.
- Je ne t'en donnerai plus.
- Si, donne-m'en. Ils n'ont rien à manger.
- Vous les laisserez encore s'enfuir dans la toundra.
- Non, non.
Le vieillard chenu prit deux rennes, un mâle non castré et une jeune femelle qui n'avait pas eu de petits. Il prit de petits rennes tchouktches et les emmena sur terre. Les gens allumèrent un grand feu, et accueillirent les rennes avec des cris et des sifflements. Les rennes se multiplièrent dans la toundra. C'est pourquoi, quand l'été arrive, nous l'accueillons avec des cris et des sifflements. Nous offrons au Créateur des bois et de la cervelle de renne en célébrant le kilveï (4).
Le Créateur créa aussi les Koriaks (nomades). Les Koriaks sédentaires du bord de même se créèrent eux-mêmes : les Tannyt s'étaient déplacés avec des traîneaux tirés par des chiens, et les chiens avaient souillé les lieux où ils dormaient, puis ils s'étaient éloignés. C'est de ces excréments que se créèrent ces hommes, les sédentaires du bord de mer.
Il n'y avait toujours pas de soleil sur la terre. Il n'y avait qu'une lumière semblable à celle de la lune. Le Créateur monta dans le ciel, vola le soleil et le cacha dans sa bouche. L'Esprit Divin dit :
- Qui a volé mon soleil ? Toi, le voleur, pourquoi marchais-tu dans mon ciel ?
- Je ne l'ai pas pris, dit le Créateur d'une voix sourde, sans ouvrir la bouche. Fouillez-moi immédiatement du haut en bas.
Le Créateur descendit sur terre, suivit le rivage de la mer. De l'autre côté de la terre marchait son fils. Sur l'autre terre, de l'autre côté, là où vivait le Maître-Soleil, il faisait nuit. Il n'y avait pas de soleil. On envoya deux Tannyt à la recherche du voleur. Ils rencontrèrent le Créateur.
- Pourquoi as-tu pris le soleil ? Combien d'humains vivent-ils depuis cette terre jusqu'à l'autre ? Est-il possible qu'ils soient tous dans l'obscurité ?
- Je n'ai pas le soleil, dit le Créateur d'une voix sourde, sans desserrer les lèvres.
- Fouillez-le immédiatement du haut en bas !
On chercha sous ses habits. On le palpa sous les aisselles. Le Créateur se mit à rire. Il rit deux fois, il rit trois fois, et laissa échapper le soleil. Le soleil bondit dans le ciel, et la lumière se fit. Tous trois partirent le long du rivage, parvinrent au milieu de la terre. Là il y avait la crête (d'une montagne). Sur la crête se trouvait le fils du Créateur. En chemin il avait mangé toutes ses provisions et il n'avait plus de nourriture. Il avait oublié tous les mots. Il avait déchiré ses habits. Il était couvert de poils et ressemblait à un ours.
- C'est un kele, dirent-ils tous les deux.
- Non, dit le Créateur. Ne sois pas un kele. Sois un homme toi aussi.
Il devint un Lamoute. Les autres prirent du papier, dessinèrent toute la terre, inscrivirent tous les humains. Ils les inscrivirent tous avec soin et remirent le papier au Créateur.
- Eh bien ?
Le Créateur prit le papier, le regarda, le déchira en petits morceaux. Ils se mirent en colère et le hachèrent. Autant de morceaux que de bouts de papier. On entendit un claquement et un grondement. Un tambour arriva de la toundra. Il tonnait de lui-même. Le battoir le frappait. Tous les morceaux se recollèrent. Tous deux se mirent en colère. Ils le hachèrent en petits morceaux, allumèrent un grand feu, le déposèrent sur le feu et le brûlèrent.
- Croa, croa, croa ! croassa-t-il au-dessus de leur tête. Il s'était changé en corbeau. Il s'envola dans le ciel.

Notes :
1 Notre créateur : murgin Tenantomgy.
2 Tannyt /: les non-Tchouktches, sing. tannyn ou tannytan/.
3 L'Esprit Divin : Ananvayrgyn.
4 Kilveï : Fête des bois de rennes.

58. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Neusqet en 1895 dans la vallée de la Molonda).

Dans les tout premiers temps il n'y avait qu'un seul humain sur toute la terre. Il ne savait, rien et restait couché tout nu sur le flanc. Le Créateur (qui ? quoi ? Je n'en sais rien) lui rendit visite et lui dit :
- As-tu froid ?
- Non, nullement.
- Quelle est ta nourriture ?
- La nourriture ? Qu'est-ce ?
- La nourriture, c'est la vie. Ta vie, en quoi réside-t-elle ?
- Je ne sais pas.
Il alla vers la mer, pêcha un poisson et le lui apporta.
- Tiens, mange.
- Comment faire ?
- Mâche, mâche ! Comme cela !
Il mâcha, mâcha.
- Que faire à présent ?
- A présent avale. Pourquoi restes-tu toujours couché ? Assieds-toi un peu.
- Comment cela, assieds-toi ? Je ne comprends pas.
Il l'installa sur le derrière. Quelques jours plus tard il revint le voir.
- As-tu déféqué ?
- Déféquer, qu'est-ce ?
- Allons, tourne-toi.
Il lui fora un trou avec une branchette. Des excréments sortirent.
- Mangeras-tu encore ?
- Qo ! (1)
 Il alla à la mer et rapporta un phoque.
- Mange cela.
Il essaya de le mâcher en commençant par la tête. C'était dur. Il n'y parvint pas.
- N'as-tu pas de couteau ?
- Un couteau ? Qu'est-ce ?
Il sortit de sa poche un couteau taillé dans un fanon de baleine.
- Tranche avec cela.
- Trancher ? Comment trancher ?
- Comme cela, comme cela.
Après cela, il trancha le tout et mangea. Il mangea. Les excréments sortirent. Il reste couché ou assis sur eux. Puis, quelques jours plus tard, le Créateur revint.
- Eh bien ?
- Rien.
- Ne sens-tu pas de mauvaise odeur ?
- Sentir ? Qu'est-ce ?
- C'est répugnant de rester assis sur ses excréments. Quand tu défèques, va dans un autre endroit.
- Comment cela, aller ?
- Comme cela, comme cela.
Il lui apprit à marcher sur terre. Quelques jours plus tard, il revint et lui apporta un renne sauvage.
- Dépèce-le et manges-en. Quand tu seras repu, défèque. Quand tu auras déféqué, va dans un autre endroit.
De nouveau il lui rendit visite en lui apportant un morse. Il lui dit :
- Dépèce-le et manges-en. Quand tu seras repu, défèque. Quand tu auras déféqué, va dans un autre endroit.
Quelques jours après il revint et lui demanda :
- Ne t'ennuies-tu pas ?
- M'ennuyer ? Qu'est-ce ? Je n'en sais rien.
- Je vais te faire un compagnon pour meubler ton ennui. Pourquoi devrais-tu vivre seul ?
- D'accord, s'il est fait pour cela.
- Non, non, tourne-toi sur le flanc.
Il lui prit une côte inférieure et en fit une femme qu'il déposa à ses côtés. Quelques jours après, il lui rendit visite.
- Eh bien ?
- Rien.
- N'avez-vous rien fait ?
- Faire quoi ?
- Pourquoi restez-vous couchés le dos tourné ? Mettez-vous face à face. Réfléchissez à la façon de procéder. Vous devez vous multiplier. Pourquoi êtes-vous nus ?
- Nus ? Qu'est-ce ?
- C'est honteux de rester le corps découvert.
Il sortit une couverture de son habit.
- Prenez cela et couvrez-vous.
Quand ils les eut recouverts, ils se serrèrent l'un contre l'autre. Le lendemain il revint les voir.
- Eh bien ?
- Y ! (2)
- Bien ! A présent, multipliez-vous. Devenez un peuple. Où sont vos rennes ?
- Quels rennes ?
Il s'en fut et ramena des rennes : un poros (3) et une jeune femelle. Puis il leur apprit (ce qu'il fallait faire) :
- Faites cela, et cela. Transhumez. Dressez votre demeure, démontez-la et transportez-la de place en place.
Ils partirent transhumer.
- Oh ! se dirent-ils. C'est bien ! Nous transhumerons toujours.
A un des campements ils abandonnèrent leur nécessaire à feu qui se changea en Russe, en tannytan du feu (4). A un autre campement ils oublièrent une moufle en peau de loup. Elle se changea en Toungouz. Ils allèrent dans différentes directions de la toundra. Ensuite ils transhumèrent, ils nous…. Ils nous laissèrent et se créa le peuple des sédentaires du bord de mer. L'homme de feu devint le chef. Il donna à la terre l'apparence qu'elle a aujourd'hui, en fit sortir des lacs, traça des rivières, y plaça des montagnes et dit :
- Tout cela est à moi.
Et il se mit à régner sur tous les peuples.

Notes :
1. Interjection d'ignorance.
2. Interjection d'affirmation.
3. Tyrkylyn /mâle/, dans le jargon des Russes de la Kolyma " poros ".
4 Melgy-tannytan /" l'étranger ayant le feu ", le Russe/. Voir l'introduction.

59. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Qutgeut en 1896 dans la vallée de la Molonda).

Le pays de Luren se trouve au bord de la mer. La nourriture vint à y manquer. Ils moururent de faim. Il ne resta sur terre qu'un garçon et sa sœur. Le frère était petit et elle le nourrissait à la main (1). Le frère grandit. Quand il fut arriva à sa pleine maturité (quand son corps devint mûr), ses œufs grossirent, et la sœur insista pour qu'il vive avec elle.
- Car nous resterions sans enfants, dit-elle. Nous ne nous verrions pas ensuite et la terre resterait sans êtres vivants. On ne peut pas faire autrement. D'ailleurs personne ne nous voit. Qui dira que c'est honteux ? Qui l'apprendra ? Nous sommes seuls sur terre.
- Je ne sais pas, dit le frère. Cela me semble mal. C'est un grand péché.
Le frère chassait. Chaque jour il apportait différentes proies, des rennes sauvages, des veaux marins, des phoques barbus, des morses. Sa sœur se demandait : " Que faire ? Notre clan va disparaître ". Un jour son frère partit de grand matin. Elle s'en fut rapidement le long du bord de mer, y dressa un nouveau gîte, le tendit de peaux et suspendit toutes sortes de viandes à l'intérieur. Elle revint chez elle. Son frère était rentré de la chasse.
- Eh bien ?
- Ta chasse a-t-elle été fructueuse ? N'as-tu rien vu en route ?
- Et qui aurais-je vu puisque nous sommes seuls sur terre ?
- Moi, j'ai vu une demeure dans le voisinage. D'où a-t-elle surgi ? Il s'y trouve une jeune fille seule, qui a survécu, elle aussi. Ne l'as-tu pas vue ?
- Non.
- Eh bien ! demain va voir cette demeure. Si vous vous convenez, la jeune fille et toi, prends-la pour femme, car il serait dommage que notre clan disparût.
- Bien, répondit-il.
- Si tu fais bonne chasse, porte-lui de la viande. Moi, j'en ai beaucoup. Certes, je resterai seule, et je m'ennuierai sans interlocuteur. Qu'y faire ? Passes-y la nuit et reviens me porter les nouvelles.
- Bien.
Le lendemain matin, il partit à la chasse. Elle se hâta par le bord de mer vers l'autre yarangue, y accrocha toutes sortes d'habits d'hommes et de femmes, des habits neufs qu'elle avait faits en secret et elle les suspendit aux parois. Elle se changea rapidement et s'assit sur le seuil avec son ouvrage. Le jeune homme arriva.
- Tiens, un visiteur ! D'où sors-tu ? Je pensais être seule sur terre.
- Oui, je vis ici avec ma sœur.
Il regarda la jeune fille. Elle avait modifié son apparence autant qu'elle l'avait pu. Elle portait un autre habit. Son rire était différent, de même que sa voix et sa démarche. Elle avait tout changé. Seul son visage était resté le même. Comment eût-elle pu changer son visage ? Son frère la regarda et se dit : " Quelle est cette jeune fille ? Oh, comme son visage ressemble à celui de ma sœur ! Est-ce que … ? Non, c'est une autre. Sa démarche, ses paroles, son rire, sa voix, tout est différent. Pourtant, pourquoi ma sœur a-t-elle dit : " Va, il y a là-bas une jeune fille ? " Oh non ! Toutes les femmes ont probablement le même visage. C'est une autre, sans doute ".
- Entre dans le yorongue, proposa la jeune fille. Change de chaussures.
Elle apporta un habit et des bottes qu'il ne connaissait pas.
- A présent, je vais te donner à manger.
Elle s'affaira, s'empressa.
- J'ai apporté de la viande, dit le jeune gars. Il y a un veau marin dehors.
- J'ai ce qu'il faut.
- Où le prends-tu ?
- Je chasse moi-même.
- Sais-tu vraiment chasser ?
- Il a bien fallu que j'apprenne, puisque je suis restée seule vivante entre les morts.
Elle apporta du gras de renne et du lard de phoque. Elle découpa de petits morceaux de flancs de renne plus gras les uns que les autres. Ils mangèrent, burent, soufflèrent sur le feu, se couchèrent dans des coins opposés du yorongue. " Oui, pensait le frère, c'est effectivement une mauvaise chose de vivre seul sur terre. Et pourquoi le clan des humains devrait-il disparaître ? Pourquoi ne pas la prendre pour femme ? Quel dommage qu'elle ait le même visage que ma sœur. Oh non ! Elle est différente par sa façon de marcher, de parler et de rire. Et d'où sa jaran'e serait-elle sortie ? De dessous terre, peut-être ? " Ils ne dormaient encore ni l'un ni l'autre.
- C'est ma sœur aînée qui m'a envoyé. Elle m'a dit : " J'ai vu une yarangue où vit une jeune fille seule. Va, prends-la pour femme pour que la vie ne disparaisse pas. Si ton cœur est d'accord, dis-le-lui ".
- Qu'y faire ? répondit-elle. Moi aussi je vis seule. Vous, au moins, vous pouvez vous entretenir. Tandis que moi j'ai oublié la parole humaine à force de ne pas l'entendre. A présent je parle avec difficulté. Si j'étais un adolescent, et si quelqu'un de vivant avait grandi devant moi, je l'aurais saisi à deux mains.
Le frère se taisait. La sœur garda aussi le silence. " Oh ! pensait-il, ce serait bien de prendre femme. Mais ce visage ? Je vais aller regarder soigneusement le visage de ma sœur. Mais peut-être se ressemblent-elles effectivement ? " Ainsi son esprit hésitait. Il dit à sa sœur :
- Oui, c'est ma sœur qui m'a envoyé. Je vais aller lui parler. C'est mon aînée. Je saurai ce qu'elle pense. Ensuite je reviendrai. Elle m'a bien dit de passer la nuit, mais je vais y aller. Je lui rendrai visite dans son ennui.
Il pensait : " Aujourd'hui, je resterai avec ma sœur, mais puisque je connais le chemin, je pourrai revenir demain ".
- Oui, dit la jeune fille. Vas-y. Prends son conseil.
Il sortit de la maison dans le noir et s'en fut à travers la toundra. A peine fut-il sorti qu'elle se dévêtit, glissa hors du yorongue comme une souris mouchetée et courut à son gîte précédent. C'était une autre femme à nouveau ! Elle coiffa sa tresse comme avant, reprit sa manière de parler, sa démarche, son rire.
- Eh bien ?
- Eh bien ! Je l'ai vue.
- Que dit-elle ?
- Que pourrait-elle dire ? Son esprit chemine droit.
- Eh bien ! T'es-tu marié ?
- Pas encore. Je suis revenu à la maison de peur que tu t'ennuies.
- Laisse donc. Pourquoi penses-tu à moi ? Si les choses vont comme cela, pourquoi n'y as-tu pas passé la nuit ? Je resterai seule. Je ne m'ennuierai pas ici. Si d'autres humains apparaissent… Retournes-y demain.
- Bien, j'irai.
- Si elle est d'accord, passes-y ne serait-ce que deux nuits ou trois, puis apporte-moi les nouvelles.
Le lendemain matin il partit à la chasse. A peine fut-il parti qu'elle se dévêtit, fila telle une souris mouchetée, rangea avec soin son nouveau logis, mit de nouveaux habits qu'il n'avait pas encore vus, et en prépara pour lui. Elle fit cuire de la nourriture, la disposa et s'installa sur le seuil du yorongue (2) et se mit à coudre. Il arriva, apportant le produit de sa chasse.
- Requ lymne ! (3) Tu es venu ? J'en suis heureuse.
Il s'assit près d'elle sur le seuil et regarda ses mains. Sans savoir comment, il s'approcha, tout près, la prit par la taille, la palpa toute avec les mains, lui pressa la poitrine, l'embrassa. Il l'entraîna dans le  yorongue. Elle devint sa femme. Ils se réjouirent sincèrement de leur union. Il pensa peu à sa sœur. Il passa sur place une nuit, une deuxième, une troisième. Puis sa femme dit :
- Mais tu as abandonné ta sœur ! Va lui rendre visite.
- D'accord !
Il sortit. Elle se glissa aussitôt dehors telle un lemming (4). La voilà assise chez elle, ayant changé d'habits, de démarche, de regards, de coiffure.
- Tu es venu ?
- Je suis venu.
- Et alors ?
- Cela s'est bien passé.
- T'es-tu marié ?
- Oui.
- Bon, c'est très bien. Ne reste pas ici, puisque tu as une femme. Va chez elle.
- Ne t'ennuieras-tu pas ?
- Ah ! Laisse-moi. Si un enfant se prépare à naître, garde ta compassion pour lui. Moi, cela ne fait rien.
- Allons-y ensemble.
- Je ne veux pas. Tu t'es trouvé une épouse. Moi aussi j'essaierai de trouver quelqu'un.
- Où trouveras-tu ?
- Qo ! (5) J'essaierai.
- Comme tu veux ! Mais je t'apporterai de la nourriture.
- Pourquoi ? J'ai beaucoup de viande en réserve.
- Mais quand tu n'en auras plus ?
- Ta jeune épouse, comment vivait-elle jusqu'à présent ? Suis-je pire qu'elle ? Moi aussi j'apprendrai à chasser.
- A ta guise, lui répondit son frère.
Il pensait à sa femme plus fort qu'à sa sœur auparavant. Il lui restait peu d'amour pour sa sœur.
- Je lui rendrai quand même visite.
- Pourquoi cela ? Tu pourrais ne pas la trouver à la maison.
- Et si je ne la trouve pas ?
- Alors ne la cherche pas. De toute façon tu ne la verras pas dans les parages.
- Comme tu veux.
Il partit rejoindre sa femme. A peine fut-il sorti qu'elle se faufila comme une souris… Elle s'assit après s'être changée et avoir tout rangé.
- Eh bien ? dit l'épouse.
- J'y suis allé.
- L'as-tu vue ?
- Oui.
- Pourquoi es-tu resté si longtemps ? J'étais bien triste en ton absence.
- Nous avons parlé.
- Que dit-elle ?
- Elle veut aller chercher un fiancé.
- Où le trouvera-t-elle ? Y a-t-il des gens ?
- Je t'ai bien trouvée, moi.
- Evy ! (6)
- Elle m'a dit de ne pas y retourner. Et si j'y vais, de ne pas la chercher dans la yarangue. Et si elle ne sort pas, de rebrousser chemin.
- Egeï (c'est juste) !
Ils transhumèrent deux fois.
- Je suis heureuse, dit la femme, je crois être enceinte.
Deux jours passèrent encore, et son ventre commença à grossir.
- Va voir ta sœur, lui dit-elle. Quand je me sentirai mal, avec mon gros ventre, tu ne pourras quitter la maison.
Il regarda autour de lui. Il y avait des montagnes entières de nourriture le long des pans de la jaran'e.
- Je ne partirai pas d'ici.
- Et ta sœur, l'aurais-tu oubliée ?
Il s'en fut, chercha (sa sœur). Elle n'était pas là. Il revint chez lui.
- Elle n'est nulle part, dit-il.
- Eh bien ! dans ce cas, n'y va plus.
La vie continua. La première neige tomba.
- Va voir s'il y a des traces dans la neige.
Il partit, marcha, marcha. Pas la moindre trace. Il revint.
- Eh bien ?
- Pas une trace.
- Bon, n'y va plus. Elle a dû aller se chercher un fiancé.
Plusieurs nuits passèrent. Son ventre était devenu énorme.
- Oh ! s'écria-t-elle. Retourne à ton ancienne yarangue. Si ta sœur n'y est pas, rapporte-la. C'est une yarangue d'hiver, avec des peaux épaisses. Et si elle revient, elle verra qu'elle a été emportée. Elle comprendra et elle viendra ici.
Il s'en fut et rapporta la yarangue. Il n'avait toujours pas trouvé sa sœur. En effet, d'où aurait-elle pu sortir ? Un enfant naquit, puis un autre. La famille s'agrandit et devint un peuple. Ensuite le peuple se multiplia sur la terre des gens de la mer et dans les campements des (éleveurs de) rennes.

Notes :
1. Une telle façon de nourrir est une grande exception. Voir le texte N°7, note 8.
2. Le yorongue est séparé /du sottagyn/, partie antérieure de la yarangue, par un seuil bas /le sotsot/ fait de sacs pleins de hardes qui servent d'oreiller la nuit pour ceux qui dorment.
3. Très bien !
4. Iv-pipikylgyn : souris bigarrée.
5. Je ne sais pas.
6. Interjection d'assentiment peu assuré.

60. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Neusqet).

Un homme vivait avec sa sœur dans une même yarangue. Ils ne voyaient pas les gens. Ils ne possédaient pas de rennes. Un jour ils se dirent :
- Comment sont les rennes ? Il nous faut les voir.
Le frère s'en fut. En marchant il vit une trace et la suivit. C'était une trace humaine. Il l'examina. La trace était différente, différente de la sienne. Il mesura son pied. L'autre trace se révéla plus petite. Il suivit la trace. Il marcha et déboucha sur trois perches, des montants de yarangue. Il passa la nuit entre ces trois perches. La nuit passa. Le matin il se réveilla : un feu brûlait devant la yarangue. La fumée montait haut. Il tendit l'oreille : la neige, la forêt et la terre bruissaient, sans pouvoir s'arrêter. Il regarda, (et vit que) les perches s'étaient revêtues d'une enveloppe de peau. Il ne pouvait plus sortir. Il commença à chamaniser. Il chamanisa, chamanisa, et ouvrit une paroi. Il regarda (et vit qu'alentour) se déplaçaient des êtres vivants. Il reconnut en eux des rennes, probablement. Sous la yarangue reposait un enfant. Il prit l'enfant et repartit chez lui. Il arriva et s'assit. Le lendemain arriva une femme qui lui dit :
- Rends-moi l'enfant. Je n'avais qu'un seul enfant et tu me l'as pris.
- Je ne te le donnerai pas, répondit-il. J'en ai besoin aussi. Tu vois, il n'y a pas d'humains. Il grandira peut-être et donnera naissance à des enfants. N'en vivrons-nous pas mieux ?
- Rends-le-moi, dit-elle. Je te donnerai des rennes. Je te donnerai un renne de trait et des brides. Tu pourras te déplacer. Je te donnerai une jeune femelle. Chaque jour elle donnera naissance à un faon. Ton troupeau se multipliera et tu deviendras riche. Rends-moi mon enfant.
- Non, dit-il. Quelles brides, quels rennes ? Je ne comprends pas ce qu'on peut en faire. Je ne te le rendrai pas.
- Je t'apprendrai.
Elle amena deux rennes blancs.
- Voici, dit-elle, un renne de trait. Voici les brides.
Elle lui montra comment se déplacer. Il s'en fut (sur l'attelage), puis revint.
- C'est très bien. Auparavant je me déplaçais à pied. A présent il me remorque. Si je veux, je vais lentement. Si je veux, je vais vite.
- Et voilà la jeune femelle. Elle mettra des faons au monde pour toi. Rends-moi mon enfant.
- Je ne te le donnerai pas. Je ne comprends pas comment elle me donnera des rennes. Tu ferais mieux de rester avec moi. En passant la nuit chez moi, tu me montreras comment elle m'apportera un faon.
- Je ne passerai pas la nuit chez toi, mais tu verras toi-même demain matin.
Elle partit et ils se couchèrent. Au matin, la sœur réveilla son frère.
- Lève-toi, dit-elle. Nous avons effectivement un renne de plus. Il y en a trois, mais le troisième est petit.
La femme revint.
- Tu as vu toi-même à présent. Rends-moi l'enfant.
- Non. D'abord dis-moi que tu ne me reprendras pas ce que tu m'as donné, et que tu n'emmèneras pas les rennes.
Elle lui promit de ne lui reprendre ni les rennes ni les biens.
Il lui rendit l'enfant. Les rennes se multiplièrent parmi les humains.

61. Tottomvatken pynyl. Récit des temps de la création (Recueilli auprès de Qutgeut).

Un homme vivait avec sa sœur. Ils n'avaient pas de rennes. L'homme dormait du matin au soir. Il n'avait pas de nourriture, et il se nourrissait de terre et de pierres. La pierre noire était sa viande, la pierre blanche son gras. Quand il avait mangé, il dormait à nouveau. Voici que sa sœur lui dit :
- Pourquoi dors-tu sans cesse ? Je vais aller te chercher une épouse.
- Où me trouveras-tu une épouse ? Il n'y a d'humains nulle part. Et qu'ai-je besoin d'une femme ?
- Si, je vais y aller. Cela suffit ! Cesse de dormir !
Elle partit et trouva (une femme). Elle revint le voir et dit :
- Va et ramène ta femme ici.
Il y alla et la ramena. Ils vécurent désormais à trois. Ils vécurent en se concertant. Ils n'avaient pas de nourriture. Ils n'avaient pas de voisins. Ils ne possédaient qu'une seule yarangue. Sa sœur lui dit :
- Va au lac. Un troupeau de rennes sauvages y paît. Ramène-le ici.
Elle lui fit un renne si gros et si lourd qu'il s'enfonça dans le sol jusqu'aux genoux.
- Déplace-toi sur ce renne. Tu arriveras au lac. Tout autour poussent des herbes. Arrache-les, jette-les à terre, et des humains en sortiront.
Il partit. Près du lac, il arracha des herbes, et il en sortit des humains. De fait, dans le lac, des rennes paissaient sous l'eau. Il poussa les humains dans le lac. Ils lui firent sortir le troupeau sur la berge. Les rennes sauvages entourèrent leur grand renne mâle et ne retournèrent pas (à l'eau). Ils se mirent à le mettre en pièces afin qu'il les conduise à la yarangue. Ils le mirent en pièces pendant longtemps. Il ne s'enfonçait plus que jusqu'aux chevilles. Ils continuèrent à le déchiqueter, et il s'en fut en marchant de ses sabots sur le sol. Il amena le troupeau à la yarangue. Les rennes sauvages de ce troupeau se multiplièrent sur terre, et de ces humains se multiplièrent les humains.

62. Lolgylen* lymnyl. Conte sur Lolgylyn (Recueilli auprès de Vaal dans la vallée de l'Omolon).

Des gens du littoral étaient sortis sur la banquise. Six hommes. Ils furent emportés en mer sur un glaçon et se retrouvèrent de l'autre côté de la mer. Il arrivèrent. Puis ils virent un homme de la taille d'une grande falaise. Son nom était Lolgylyn. Tout en lui, les yeux, le nez, étaient ceux d'un humain. Ses cheveux étaient grands comme une forêt.
- D'où venez-vous ?
- Eh bien, voilà ! Nous avons été emportés en mer sur un glaçon et nous sommes arrivés ici, dans ta contrée.
- Mais qui êtes-vous ? Des hommes aussi ?
- Oui, des hommes.
- Si vous voulez, je vous ramènerai chez vous.
- Très bien.
Il les mit dans le pouce de sa moufle (1) et les emporta. Il marchait lentement, arpentant la mer comme si c'était un marécage peu profond. En chemin il attrapa une baleine, l'avala et continua sa route. Il atteignit l'autre rive, relâcha les hommes et leur dit :
- Je vais faire un somme.
Il se coucha et s'endormit jusqu'à l'automne. L'automne arriva, les vents arrivèrent. Les flots se mirent à battre par-dessus son corps. Ils gelèrent sur lui, et les glaces le collèrent au sol. Il passa tout l'hiver à dormir. Des ours approchèrent, lui mangèrent la joue. Le printemps arriva, l'eau fondit. Il se réveilla et se leva. Il se tâta le visage, puis la joue.
- Oh, oh ! s'écria-t-il. J'ai dormi dans cette contrée et je me suis engourdi le visage.

Notes :
1. Dans le texte " napalok " (jargon des Russes de la Kolyma) : pouce de la moufle. En tchouktche arytlynyn.
Lolgylen est l'adjectif formé sur le nom Lolgylyn (" de Lolgylyn "). Note du traducteur

63. Tirkynevenin lymnyl. Conte sur l'épouse du soleil (Recueilli auprès de Vaal en 1896 dans la vallée de l'Omolon).

Il était une jeune fille qui repoussait tous ses prétendants. Le soleil apparut pendant qu'elle dormait. Il la prit, en fit sa femme et l'emporta en l'air sur des rennes blancs. Ils voyagèrent  le long d'un rayon de soleil (1) et atteignirent le ciel. Ils voyagèrent à travers le ciel et s'arrêtèrent au bord de la Rivière Sablonneuse (2).
- Je reviens, dit le mari. Je vais chercher un gué. Toi, attends-moi ici.
A peine se fut-il éloigné que s'approcha Tyqi-neut (3) qui lui dit :
- Oh ! Prends garde. Tu seras attaquée en chemin par l'oiseau-diable (4) qui t'emportera chez lui. Nous ferions mieux d'échanger nos habits. Mets mon costume noir. Moi, je mettrai ton costume clair. Il nous confondra et ne saura laquelle prendre.
- Bien, répondit la femme du soleil.
Ils avaient à peine échangé leurs habits que Tyqi-neut empoigna la femme du soleil, l'emporta au loin et la posa sous des racines d'herbe. Le soleil arriva et dit :
- Allons-y, j'ai trouvé un gué.
Ils se mirent en route, traversèrent la rivière, franchirent un cap et s'arrêtèrent une fois arrivés dans leur contrée. Ils vécurent (ensemble). Chaque jour le soleil transhumait d'un bord à l'autre du ciel, faisant paître dans le vaste ciel ses rennes d'une brillance de cuivre (5) et passant au-dessus de la tête de sa femme abandonnée. Sous sa prison d'herbe, elle l'appelait de ses cris. Mais sa voix était faible, inaudible. Or dans son ventre cognait l'enfant du soleil. Il grossissait dans ses entrailles. L'habit noir de Tyqi-neut commençait à s'abîmer. Enfin vint le moment où l'enfant devait naître. L'habit se désagrégea et la prisonnière sortit à la lumière avec son enfant. Elle planta sa jaran'e sur l'autre berge de la Rivière Sablonneuse. Elle tressa une corde avec ses cheveux, y fit des nœuds et se mit à capturer chaque jour des rennes sauvages. Elle nourrissait son fils de graisse de renne. Il grandissait à vue d'œil et devint un grand garçon. Avec des peaux de rennes sauvages, elle confectionna des habits pour lui et pour elle-même. Elle cousit les plus jolis habits dans des peaux noires, blanches ou mouchetées de petits faons à la toison fine. Elle fit aussi pour son mari un habit dans une peau blanche lisse avec une bordure noire brillante. L'hiver arriva. L'eau de la Rivière Sablonneuse gela. Elle fit pour son fils un petit arc dans un bois de renne, ainsi qu'une flèche dans un os de renne. Elle dit à son fils :
- Tire par-dessus la rivière. La flèche tombera de l'autre côté du cap près de la yarangue. Suis son vol de l'œil, puis suis-la en courant. Tu arriveras à la yarangue à travers la rivière gelée, à travers la forêt du cap.
Il courut jusqu'à la yarangue et y entra. Le maître des lieux dit :
- Quel est ce garçon ?
- Je me promène à travers le monde. Je cherche mon père Tirkynneku (6).
- Mais qui est ta mère ?
- Elle vit sur l'autre berge.
Ayant mangé et bu, le garçon prit son père par la main, l'emmena sur la berge, lui fit traverser la rivière et l'amena à la yarangue de sa mère. Elle vit son mari et fondit en larmes. Il la prit dans ses bras et l'embrassa.
- Mais dis-moi, comment se fait-il que tu sois restée ?
- Tyqi-neut-la-noire m'a trompée. Elle m'a effrayée en me parlant de l'oiseau-diable. Elle m'a enfilé son habit raide et placée sous des racines d'herbe. De là j'ai crié, j'ai appelé, mais ma voix ne te parvenait pas. Tyqi-neut-la-noire est ta femme à présent.
Le mari rentra chez lui et regarda sa femme sans rien dire.
- Comment se fait-il que ta tête soit si hirsute ? Laisse-moi regarder.
Elle lui posa la tête sur les genoux. Il se mit à regarder. Elle s'endormit. Il écarta délicatement les tresses noires, lui regarda le cou : elle avait un cou de scarabée. Il alluma un grand feu, saisit sa femme fourbe (7) qui dormait et la jeta dans les flammes. Elle tomba sur le dos et leva les pattes en l'air. Elle dit :
- Plus tard tout ton peuple aura la syphilis (8). Tout ton peuple sera couvert de taches bigarrées. Tout ton peuple souffrira de grandes maladies, de mauvaises maladies. Les esprits leur extirperont leur âme.
Il prit un tison, la retourna sur le ventre et elle se tut à jamais. Il emmena sa femme chez lui. Elle le revêtit de l'habit qu'elle lui avait préparé. On n'eût pu trouver rien de plus beau dans tout l'univers. Ils partirent dissiper l'ennui (9) chez le père de sa femme, descendirent le long d'un rayon de soleil, poussant devant eux un troupeau de rennes : des blancs, des gris mouchetés, des tachetés. Ils arrivèrent chez le beau-père. On fit du prerem (10). Le soleil beau-fils offrit à son beau-père un cadeau de marié (11) qu'il avait apporté du ciel. Son beau-père lui donna un troupeau de rennes noirs fils de la terre. Et ils vécurent (ainsi).

Notes :
1. Tirkyqymsusyn.
2. Sygejveem " la rivière sablonneuse ". C'est ainsi qu'on appelle la Voie lactée.
3. Petit scarabée noir. Voir le texte N°26, note 3.
4. Galgakalajnyn.
5. Tanselgatylen setlopylvynten qaat : rennes cuivrés d'une vive brillance.
6. Soleil. La terminaison en -eku est attribuée à la langue des Tannyt. On peut supposer que ce conte a été emprunté aux Koriaks.
7. Yryneven.
8. Atalvayrgyn.
9. Alarantok. Voir le texte N°3, note 14.
10. Boulettes de viande pilée mêlée de gras.
11. Rynkur. A la première visite /après le mariage/ pour /alarantok : chasser l'ennui/ se divertir, le beau-fils offre à son beau-père deux ou trois paires de rennes d'attelage.

64. Jelgylymnyl. Conte sur la croissant de lune (Recueilli auprès de Aïnanvat en 1896 dans la vallée de la Kolyma).

Un éleveur de rennes vivait avec sa fille. Elle avait un grand renne mâle de trait. Tous les étés, le troupeau s'en allait loin de la maison. Les hivers, il s'en allait plus loin encore. Elle gardait le troupeau été comme hiver. De temps en temps, tirée par son renne mâle, elle rentrait manger à la maison. Une nuit, au troupeau, le renne lui dit :
- Regarde, regarde ! Le croissant de lune veut t'enlever.
Elle regarda : la lune descendait sur un attelage de deux rennes.
- Que faire ? Il va m'emporter.
- Attends, attends, dit-il. Je vais t'envelopper de ma pensée.
De son sabot il creusa la neige.
- Assieds-toi là.
Elle s'assit. Il la recouvrit, prononça une incantation et la changea en motte de neige. Le croissant de lune arriva, chercha la jeune fille et ne put la trouver. Le sommet de sa tête dépassait, il est vrai. Mais il ressemblait à une motte de neige. Qu'allait-il prendre ? Le renne de la jeune fille bouscula ses rennes et entendit :
- Que c'est étrange ! Où est-elle passée ? Faut-il que je reparte ? Et que je revienne la voir un peu plus tard ?
A peine fut-il parti qu'il déblaya la neige et la jeune fille sortit.
- Rentrons plutôt à la maison. Il reviendra sous peu.
Elle prit place sur le traîneau, et le renne partit à toute allure. Ils galopèrent à la maison.
- Eh bien, en quoi vais-je te changer ? Il faut faire vite. Il va bientôt accourir. Peut-être /te changerai-je/ en billot de pierre (1) ?
- Il me reconnaîtra.
- En marteau ?
- Il me reconnaîtra.
- En perche de yarangue ?
- Il me reconnaîtra.
- En poil du yorongue ?
- Il me reconnaîtra, il me reconnaîtra.
- Comme tu es étrange ! Je vais te changer ne serait-ce qu'en une lampe.
- D'accord, d'accord !
- Eh bien ! Assieds-toi sur le feu.
Elle s'assit, mais le croissant de lune avait déjà fouillé le troupeau et accourait vers la yarangue. Il attacha ses rennes et entra dans le yorongue. Il chercha, chercha, mais ne put la trouver. Il regarda entre les perches, examina toute chose, chaque poil des peaux de renne, chaque brindille sous la literie, chaque particule de terre dans les coins de la jaran'e. Elle n'était nulle part. Or il ne pouvait s'approcher de la lampe, car il y avait feu sur feu. Il se dit : " C'est étrange. Où donc est-elle ? Faut-il que je rentre à la maison /sans elle/ ? " Il sortit, détacha ses rennes. Il était déjà prêt à repartir, quand elle sauta du feu et passa le haut de son corps hors du yorongue:
- Je suis là, je suis là !
Il laissa en hâte les rennes et se précipita dans le yorongue. Elle s'était replacée de nouveau sur le feu. Il la chercha entre les brindilles, entre les feuilles, entre les poils de renne, entre les particules de terre. Rien !
- Oh ! Comme c'est étrange ! Où est-elle donc ? Dois-je m'en aller ?
Il ressortit, détacha ses rennes, mais elle sortit le haut de son corps du yorongue:
- Me voilà, me voilà !
Il se remit à chercher, mais ne put la trouver. Il finit par être épuisé, se dessécha. La moelle de ses os se dessécha complètement. Alors elle sortit entièrement du joron'e, l'empoigna, le jeta sur le dos, lui lia les jambes et le déposa dans la yarangue.
- Oh ! dit-il. Elle va me tuer. Eh bien, soit ! Car je voulais t'emporter. Tu veux me tuer ? Eh bien, tue-moi. Seulement, avant d'en finir, mets-moi dans le yorongue, parce que j'ai froid.
- Comment cela, tu as froid ? Ne mens pas ! Tu es toujours dehors. Maintenant aussi reste dehors. Tu n'as nul besoin de yorongue!
- Puisque je suis toujours dehors, remets-moi dehors : je serai une distraction pour ton peuple. Je lui servirai de repère. Relâche-moi : je changerai le jour en nuit. Relâche-moi : je mesurerai l'année pour ton peuple. Je serai d'abord le mois du vieux renne mâle, ensuite le mois du froid, ensuite le mois du pis qui se dénude, ensuite le mois de la naissance des faons, ensuite le mois des eaux, ensuite le mois des feuilles, ensuite le mois de la chaleur, ensuite le mois où le renne dénude ses bois, ensuite le mois du rut des rennes sauvages, ensuite le mois du premier hiver, ensuite le mois où raccourcissent les jours (ynpyluvlen, sasanlorgyn, leeliorgyn, gyroielgyn, imlyrylyn, tavtynielgyn, omjeigyn, netlïilgyn, n'ergetïilgyn, gytgaïelgyn,jaravysyn, quuletïilgyn) (2).
- Mais si je te relâche, tu guériras. La moelle de tes os redeviendra de bonne qualité. Ne reviendras-tu pas me chercher ?
- Oh, non, non ! Je ne le ferai plus. Certes non ! Tu es trop inspirée. Je ne redescendrai plus jamais de ma route céleste. Relâche-moi. Je brillerai.
Elle le relâcha et il se mit à briller.

Notes :
1. Elgykvyn : large pierre plate sur laquelle la femme brise les os, la viande congelée, etc.
2. Voir le texte N°6, note 4.

65. Janot-lavyten neekyk. La fille de Tête-de-devant (Recueilli auprès de Tynpuurgyn en 1896 dans la vallée de la Kolyma).

Le père était mort. La mère aussi. Leur fils unique resta. Ce garçon pleurait sans arrêt. Il ne lui restait plus qu'une tante. Elle lui choisissait sans cesse des fiancées. Il les refusait toutes. Il disait :
- Je n'ai nul besoin de jeunes filles ni de femmes.
Il disait :
- Je vais y aller moi-même. Je me chercherai une épouse.
Il partit là où se trouvait l'étoile Tête-de-devant (1). Il vit sa demeure. Il s'y rendit et entra dans le yorongue. De l'extérieur, le maître de céans dit au kele qui y vivait :
- N'as-tu pas vu un humain ?
- Si, je l'ai vu, dit le kele.
Il entra dans le yorongue. Janot-laut dit au kele :
- Vas-y, suis-le.
Le garçon s'était caché près de la paroi arrière. Le kele entra sous l'apparence d'un feu. Le feu courut dans le yorongue de ci de là. Il ne put le trouver et ressortit. Janotlavyt demanda :
- Eh bien ! As-tu trouvé l'homme ?
- Non (je n'ai pas pu), répondit-il.
Janot-lavyt entra et demanda :
- Où es-tu ?
- Me voilà, dit le jeune gars.
- Est-il possible que tu aies vu le kele à l'instant et que tu sois toujours vivant ?
- Non, je ne l'ai pas vu.
L'autre sortit pour rappeler le kele. Le kele parut et se précipita dans le yorongue sous forme d'un tas de pierres. Les pierres roulèrent à travers le joron'e, cherchant le jeune gars, mais ne purent le trouver. Il s'était caché.
Alors le maître de maison dit :
- Où donc est le jeune gars ?
- Il n'est pas là.
Alors le maître entra et demanda :
- Où es-tu ?
- Me voilà.
- Mais où est celui qui est venu ?
- Je ne sais pas. Je n'ai pu le trouver.
Janot-lavyt dit :
- Il est encore là.
Un autre esprit s'en vint dans le yorongue, mais ne put le trouver car il était caché. Il se cachait bien. C'était un chamane, un jeune gars qui savait.
Janot-lavyt avait une fille que personne ne voyait et qui ne se montrait à personne. Le jeune homme la vit en rêve et voulut l'avoir. C'est pour cela qu'il avait refusé les autres. Il était venu la chercher. Le sommeil vint à Janot-lavyt. On n'avait pu trouver le jeune gars et on s'était endormi. Pendant qu'ils dormaient, le jeune homme alla vers la jeune fille, arriva jusqu'à elle. Devant elle se tenait une lampe au feu blanc. Il regarda : elle travaillait. Elle se faisait le plus beau des vêtements. Il s'assit à côté de la jeune fille. Au matin Janot-lavyt les vit et dit :
- Pourquoi est-il assis à côté de la jeune fille ?
Janot-lavyt demanda à sa fille :
- Pourquoi t'a-t-il épousée ?
La jeune fille répondit :
- Je pensais que tu l'avais envoyé.
Le père dit :
- Que faire ? C'est bon, prends-la et emmène-la puisque tu l'as prise ?
Ils partirent avec une file de traîneaux. Le jeune homme repartit chez lui. Il emmena la jeune fille. Ils avaient mis de beaux habits et s'étaient installés tous les deux dans un traîneau /couvert/. Il s'en fut chez lui. Ils arrivèrent à la maison. De nombreuses personnes s'assemblèrent. En arrivant le jeune homme dit :
- Ne regardez pas ma femme.
Sa femme sortit. Le jeune homme lui dit :
- Entres-y, entre dans le traîneau.
Car elle était si belle. Quand elle sortit, tous les hommes voulurent la posséder et moururent de désir. Le jeune homme dit :
- Entre, entre. Tu as tué tous les hommes. Tu les as fait périr. Retourne à l'intérieur.
Elle resta immobile dans le joron'e. Elle cessa de sortir. C'est tout.

Notes :
1. Janot-lavyt : Arcturus. Voir le texte N°38, note 2.

66. Qitylqutin lymnyl. Conte sur Qitylqut (Recueilli auprès de Emulin au lieu-dit Aqonaïke en 1896).

Le chamane Qitylqut, l'aïeul de ces habitants, de cette maison même, était très riche en rennes. De nombreux habitants vinrent chez lui et voulurent lui prendre son troupeau. Qitylqut attacha à une courroie extérieure son beau renne pie au nez noir. Son traîneau avait une clochette, ses courroies étaient noires (1). Lui-même mourut. Il partit en quête, fouilla tout l'univers. Le lendemain il se leva, détacha son renne qui était à l'attache, puis fit un somme dans le yorongue. Le jour suivant il prit le même renne, l'attacha au même endroit et mourut de nouveau. Il dit :
- Oh ! Je ne pourrai trouver la terre.
Il avait une épouse, une servante et de nombreux enfants. Il se leva de nouveau et dit :
- J'ai trouvé la terre. Partons transhumer !
Ils chargèrent tous les traîneaux, emmenèrent tous les rennes. La servante (2) apporta beaucoup de bois. On alluma un feu. La fumée montait en l'air. Ils transhumèrent en montant le long de la fumée. Leur file de traîneaux s'éloigna. Il dit à la servante :
- Ne regarde pas.
(On l'abandonna) pour alimenter le feu. De nombreuses personnes s'en vinrent sur le lieu de leur campement. La servante assise alimentait le feu, sans regarder ceux qui arrivaient avec leurs attelages de rennes. Les nouveaux venus demandèrent :
- Où est-il ?
Elle n'écoutait pas et ne répondait rien. Ils cherchèrent un peu partout. Mais il n'y avait pas de traces, car ils étaient montés en l'air. Ils interrogeaient la servante avec insistance, disant :
- Mais où est-il donc ? Où est-il allé ?
La servante dit :
- Regardez en l'air. Il est là-haut, loin.
Là-haut il y avait un espace mouvant de nuages. C'est là que s'était arrêté Qitylqut pour la nuit. Ils regardèrent. Or le fils de Qitylqut faisait de la luge dans la fumée comme s'il descendait d'une montagne (enneigée). Qitylqut dit à sa femme :
- Ne te retourne pas pendant la transhumance.
En chemin le traîneau avec les perches de la yarangue dégringola, et les perches s'enfoncèrent dans le sol. Elle ne se retourna pas. Dans la moitié intérieure de la terre elles sont encore visibles. Il arriva dans le ciel. Les gens sur leurs attelages de rennes emmenèrent chez eux la femme qu'il avait abandonnée. Quand Qitylqut revint la chercher par la suite, elle avait été emmenée. Il alla chez ces gens et demanda :
- Où est ma servante ?
- Ici, dans le campement.
Qitylqut dit :
- C'est bon, je vais la laisser, si elle vit ici.
Il repartit dans le ciel et y vécut à jamais.

Notes :
1. Faites de peaux de phoque barbu qu'on mettait à noircir
2. Navysgyn.

67. Vely-lavty-lymnyl. Conte sur la tête du mort (Recueilli auprès de Qutgeut en 1895).

Elle était leur fille unique. Leur beau-fils mourut. Elle apporta à la maison la tête du défunt. La tête riait sans arrêt. Son père et sa mère vivaient dans un autre yorongue. La mère dit au père :
- Notre fille rit toute seule.
Le lendemain ils trouvèrent le (nouveau) voisin. Elle l'avait mis dans un sac. La mère regarda dans le sac. Il riait à l'intérieur. Elle s'enfuit. Elle dit à son mari :
- Là-bas, là-bas ! Une tête ! Quand elle (notre fille) viendra, dis-lui d'aller chercher du bois.
Elle arriva, en effet. Il lui dit :
- Va chercher du bois. Quand tu te mettras en route, ne te retourne pas. Quand tu ramasseras du bois, ne regarde pas (en arrière). Ils partirent. Ils abandonnaient leur fille qui était allée chercher du bois. Ils avaient laissé la tête au campement. Lorsqu'elle eut fini, elle apporta le bois, mais ils avaient levé le camp. Elle fondit en larmes. La tête lui dit :
- Ne pleure pas. Cherche plutôt un fragment de couteau et un morceau de silex qu'on a fait tomber.
Effectivement elle trouva et l'un et l'autre.
- Avec des bourgeons de saule nain, fais de l'amadou velu (1).
Elle alluma le feu. Il dit :
- Mets-y tout le bois. Fais un bûcher. Recueille le plus possible de braises. Apporte toutes ces braises, mets-les sur le feu et moi avec.
En effet elle mit la tête sur le feu. La tête se mit à flamber. Un peu plus tard, du foyer monta un bruit de clochette et un homme sortit du feu. C'était son mari défunt /litt. d'avant/. Il dit :
- Va dormir.
Il partit dans la toundra. Elle dormait, pour ainsi dire. Elle était couchée sur le côté. Un peu plus tard arriva une file de traîneaux et un troupeau.
- Eh bien, lui dit-il, réveille-toi et dresse la yarangue.
Elle dressa rapidement la tente et accrocha le joron'e. Après cela elle abattit un renne, fit à manger et s'endormit. L'épouse était d'un côté du yorongue, le mari de l'autre. Quand elle se réveilla, elle abattit un autre renne. De nouveau ils s'endormirent, le mari au milieu du yorongue, elle dans un angle. Au réveil ils tuèrent de nouveau un renne et se recouchèrent. Ils s'unirent et dormirent ensemble. Elle conçut un enfant et bientôt accoucha. Au matin le mari prit l'enfant sur ses épaules. Il dit :
- Voici venir ton père.
Le père approcha. Il (le mari) dit :
- Qu'allons-nous (faire) ? Si tu veux rejoindre ta mère, je m'en irai, car ils nous ont récemment abandonnés. Ou bien nous irons transhumer quelque part.
La femme sortit rapidement, démonta la yarangue. Il amena le troupeau. Quand ils eurent terminé, ils attrapèrent des rennes. Le mari cria :
- Il arrive ! Pars vite avec les traîneaux. Ne te retourne pas. Quand tu entendras gronder les sabots des traîneaux de la transhumance et que des bruits te parviendront, ne te retourne pas, continue d'aller de l'avant.
Tout en transhumant ils montèrent en l'air. L'autre rejoignit le troupeau avec son fils, car il (le fils) avait rapidement grandi. Elle se retourna légèrement vers la gauche, et le traîneau transportant les montants de la yarangue tomba sur le campement. Elle dit :
- Oh ! Le traîneau est tombé avec les montants.
Elle entendit le bruit des traîneaux. Ils arrivèrent vers les étoiles. Ils arrivèrent et passèrent la nuit dans une yarangue. Une femme y vivait seule, une habitante du monde supérieur. Ils s'y installèrent pour la nuit. La yarangue n'avait qu'un toit. Il n'y avait pas de tapis de sol. A chaque nuitée, le mari tirait le retem (2) vers le bas. A chaque nuitée il abaissait de plus en plus le retem. Enfin il le tira jusqu'au sol. La yarangue devint une véritable yarangue. Un matin la maîtresse de céans dit à l'épouse :
- Allons par là vers le lac.
La vieille habitante de la yarangue regarda dans le lac. Elle dit :
- A ton tour à présent.
Elle regarda et vit le peuple de ces lieux. Des femmes étaient assises et elles raclaient des peaux. Sans le vouloir elle laissa tomber une larme, et il se mit à pleuvoir. La larme s'était changée en pluie. Elles dirent, regardant vers le haut :
- Qu'est-ce que cette pluie ?
Elles cessèrent de racler les peaux. La maîtresse de la yarangue dit :
- Il semble que tu aies laissé tomber une larme. C'est pourquoi il s'est mis à pleuvoir.
- Je n'avais pas remarqué qu'une larme était tombée.

Notes :
1. Les Tchouktches font de l'amadou avec des bourgeons de saule nain en le faisant sécher et en le mélangeant avec du charbon broyé.
2. Enveloppe de la yarangue.

68. Gyrgorramkyn. Le peuple d'En Haut (Recueilli auprès de Qutgeut).

Une femme vivait. Elle avait un mari et un petit chien. Il y avait une yarangue dans le voisinage. Une jeune fille y vivait. Or soudain le mari partit à la chasse et ne revint pas. (Sa femme) marcha à travers la toundra un jour, un deuxième, un troisième. Elle ne put le trouver. Elle rentra chez elle épuisée et resta assise dans le yorongue avec son chien. Elle resta allongée tout la nuit. La jeune fille se faufila pour écouter ce qu'elle dirait. Elle dit au chien :
- Pourquoi restes-tu à la maison et ne cherches-tu pas ton maître ? Tant que j'en ai eu la force, je l'ai cherché en ta compagnie. Mais à présent comment vais-je le chercher ? Tu devrais bien y aller seul.
Le chien bâilla en guise de réponse.
- Que dis-tu ? Toi, au moins, tu as quatre pattes. Tu peux courir deux fois plus légèrement que moi. Comment pourrais-je y aller avec toi ? Mes jambes ne me portent plus.
Alors le chien dit :
- Et où dois-je aller le chercher ? S'il était sur terre, je pourrais le rattraper. Mais il a été emporté dans les airs. Comment ferais-je ? Je n'ai pas d'ailes. Je ne peux pas voler. Il a été emporté par les êtres d'En Haut.
- A-a-a !
La jeune fille entra et dit:
- Laissez-moi essayer.
Elle prit un support de lampe (1). Elle le plaqua contre sa poitrine. Le support se colla contre elle. Sur ce support elle s'envola en l'air comme sur des ailes. Elle arriva dans le monde supérieur. Il s'y trouvait une yarangue. Elle entra.
- Tu es venue ?
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Rends-moi l'homme qui a été enlevé.
- Je ne te le donnerai pas.
- Rends-le-moi.
- Non.
- Bon, je vais le reprendre.
- Non, je ne te le rendrai pas.
- Si, je le prendrai.
Elle saisit le support, lui en frappa le dos. Il se plaqua au support. Ensuite elle prit l'autre par les aisselles. Z-z ! Ils s'envolèrent vers le bas. Ils descendirent sur cette terre. Elle arriva à son joron'e et vécut avec l'homme qui avait été enlevé. L'être supérieur travaillait : il allait garder le troupeau, préparait de la nourriture. Ils en entassaient dans le yorongue.
- Vago (2) !
Il l'emportait.
Sa vieille femme vivait dans le voisinage. Une année passa. L'épouse, celle qui volait, dit :
- Il s'ennuie. Je vais le reporter là-bas.
De nouveau elle plaqua son mari sur son dos à l'aide du support. Il se colla au support. Elle prit l'autre par les aisselles. Elle s'envola dans les airs, arriva dans le monde supérieur et s'y installa. Là elle avait l'homme d'En Haut comme époux et l'homme d'en bas, à son tour, comme serviteur. Une année passa. Elle revint sur terre, les ramena tous les deux. Le mari de l'autre terre était serviteur sur cette terre-ci. Elle vola ainsi pendant douze années en haut et en bas. A l'issue de ces années, elle dit à l'homme d'en bas :
-A présent vis avec ta vieille femme. Moi, je m'envolerai avec lui sur le monde d'En Haut et j'y vivrai. Ils s'envolèrent à deux et disparurent à jamais.
Notes.
1. Auge de bois qu'on place sous le bol en pierre ou la poêle en fer qui servent de lampe afin de recevoir les résidus de la combustion.
2. Voilà !

69. Kukvalgon (Recueilli auprès de Kavno dans la vallée de l'Oloï en 1895).

Il y avait deux hommes qui vivaient avec leur femme dans le monde supérieur. Il y avait (aussi) l'orphelin Kukvalgon qui n'avait qu'un oncle, et encore un autre oncle, lequel avait cinq fils. Ils s'occupaient mal de Kukvalgon. Ils ne le nourrissaient pas du tout. " Bon, se dit-il, je vais aller dans le monde supérieur ". Il partit. Il arriva. Un habitant du monde supérieur dit :
- Tu es venu ?
- Oui.
- D'où viens-tu ?
- D'Anoïpuun (1) (lieu-dit du littoral de l'Océan glacial arctique dans la région des Tchouktches maritimes).
- Ah ! dit-il. Je n'en ai entendu parler que par mon père dans les contes. Eh bien, vis chez nous puisque tu es venu de si loin. Plus tard, si tu veux, je te trouverai une fiancée.
Il donna son assentiment. L'autre l'appela de sa yarangue. Là il y avait un trou recouvert d'une peau. Il écarta cette peau.
- Regarde donc, lui dit-il.
Il regarda par le trou : en bas, dans le monde inférieur, des hommes couraient, des femmes raclaient des peaux, des jeunes filles jouaient au ballon. Cinq sœurs jouaient au ballon.
- Eh bien ! Laquelle veux-tu ?
- N'importe laquelle… Mais vous ne pourrez pas /me la donner/.
- Pourquoi cela ? Nous le pourrons, puisque tu es venu de si loin. Dis-nous /laquelle tu veux/.
- Bon, disons, la plus jeune.
L'homme d'En Haut ordonna à sa femme de tresser une corde avec du tendon, noua à son extrémité un crochet, le fit descendre, accrocha la jeune fille par le nombril et la tira en l'air. Il ne fit monter que son âme et laissa le corps sur terre. Cependant, les gens sur terre pleurèrent et emportèrent son corps dans la toundra.
Ils /ceux du monde supérieur/ la hissèrent vers eux, oignirent son âme de sang et elle devint sa femme. Il avait rencontré un chien en route. Le chien lui avait dit :
- Tu te marieras à une femme dans le monde supérieur. Dors avec elle dans la toundra.
Ils dormirent, elle conçut et le lendemain donna naissance à un enfant. Trois jours plus tard la fillette avait grandi. Le maître dit :
- Au moins, de la sorte, tu nous laisseras une travailleuse, une servante. A présent fais ce que bon te semble. Si tu le veux, rentre chez toi.
- Certes, je le veux. Je vais repartir sur terre.
Les habitants du monde supérieur ramassèrent du bois un peu partout, et il en sortit un grand troupeau. L'épouse enfantait chaque jour. Elle enfanta de nombreux auxiliaires. Ils étaient tous en habits blancs. Les rennes de leur attelage étaient blancs. Tout était blanc. Ils partirent en bas et arrivèrent sur la terre inférieure. Son oncle, celui qui n'avait pas d'enfants, était un grand chamane. Il était assis et chamanisait.
- Oh ! dit-il, Kukvalgon s'en vient.
Ensuite, après avoir chamanisé un peu, il dit :
- Tiens, il a fini par arriver.
On entendit tinter des clochettes et le train de traîneaux approcha. Kukvalgon entra dans le joron'e en homme riche. Des frères entendirent et se dirent :
- En quoi sommes-nous pires ? Allons chercher le bonheur.
L'aîné s'en fut. Il marcha, marcha et dans l'obscurité buta dans le filet d'un diable (2). Le filet se referma sur lui. Le diable arriva et le dévora. Il restait le plus jeune qui dit :
- Bien, je vais mettre en quête.
Le père ne voulait pas le laisser aller. Il l'attacha avec une courroie au yorongue afin qu'il ne disparût pas. La nuit, il trancha la courroie et s'enfuit. Chamane lui-même, il savait tout. Il marcha, marcha jusqu'au filet qui voulut se refermer sur lui. Il dit :
- Attends, attends. Je t'appartiens déjà. Attends seulement que j'aie passé la nuit dans la toundra.
Mais malgré tout le filet se tendit vers lui.
- Attends que je te dise mes paroles, lui dit-il. Pourquoi servir ton maître ? Il te pose ici du matin au soir. Tu es devenu comme une ombre. Ne ferais-tu mieux de rester tranquille ?
- Mais c'est un grand chamane.
- Moi aussi je suis chamane.
- Fais-moi entendre comment tu chamanises.
Il s'assit et se mit à chamaniser. Il chamanisa, chamanisa. Le kele arriva et dit :
- Ko, ko, ko ! Quelle proie nous avons prise là ! Vais-je la manger ? Non, j'attendrai jusqu'au matin. J'ai sommeil.
Or c'était le fait des paroles chamaniques. Il se coucha, mais l'autre continuait de chamaniser. Finalement la terre s'ouvrit, l'eau monta et engloutit le kele.Le jeune gars s'enfuit. En chemin un corbeau le vit.
- Croa-croa, croa ! Tu ferais mieux de te cacher. Ils vont te rattraper (3).
- Oh ! comme mon coeur palpite (4), dit la femme du kele. Bon, je vais y aller. Je rendrai visite à mon mari. Oh, comme mon cœur tremble ! Je vais y aller. Je regarderai mon mari.
Elle y alla, mais son mari n'y était pas. Seule de l'eau bouillonnait dans le précipice.Elle sauta par-dessus le précipice et se jeta à sa poursuite. " Je vais plutôt me cacher dans le trou de cet arbre " (5). Il se cacha. La femme du kele approcha et dit :
- Comme c'est étrange ! Où donc sont passées les traces ? Il y en avait, et il n'y en a plus. Eh, ne serait-il pas dans cet arbre ? Il me semble que cela sent le gras.
Le corbeau dit :
- Tu te trompes. Il est parti depuis longtemps. Il se déplace sur l'eau. Tu sens l'odeur d'une vieille resserre (6). Et cette eau vient par ici à notre rencontre.
La femme du kele s'enfuit. Il arriva à la maison, y passa quelque temps. Il sortit et vit accourir un renne sauvage. Le renne approcha de lui. Il tirait la langue à tel point qu'elle traînait pas terre. De l'écume sanglante coulait sur la langue.
- Pourquoi cours-tu ainsi ?
- Comment pourrais-je ne pas courir ? On me poursuit. Ne m'aideras-tu pas ?
- Et toi, que me donneras-tu ?
- Un loup accourra sur mes traces, aux yeux de feu, soufflant la fumée (7). Il s'en est pris à moi. Il accourra le mois prochain. Je te donnerai mon corps et tu seras aussi rapide qu'un renne. Si tu me protèges du loup, je te donnerai mon corps, je te donnerai le bonheur et tu auras de la chance en tout. Mais si tu ne me défends pas, tu auras de la malchance en tout (8) !
Le renne partit. Le jeune gars réfléchit, assis dans le yorongue. Le père demanda :
- Qu'est-ce donc qui t'afflige ainsi ?
- Oh, rien ! répondit-il.
Quatorze jours passèrent. Le mois suivant arriva. Le jeune homme marchait dans la toundra. Le loup accourut.
- Quel malheur ! Je m'en suis pris à lui voici deux années déjà. Ses traces gelées sont toujours devant moi. C'est mal. Mes bottes se sont déchirées. Je suis pieds nus. Mes semelles sont trouées. Ami ! N'as-tu pas vu une proie passer ?
- Certes, je l'ai vue, mais elle est partie très loin. Par ce chemin, devant. Au demeurant il n'est pas très bon, rien que des pierres, des pierres tranchantes. Malgré tout poursuis-le, poursuis-le vite.
-Est-il passé depuis longtemps ?
- Disons, le mois dernier.
- Oh ! Je vais me reposer. Mes bottes sont en lambeaux. Il vaut mieux que je me repose.
- Eh bien ! Dors dans ce pâturage (9)
- Et toi, demain, aide-moi. Je te ferai cadeau d'un sortilège. Tu pourras faire du mal à qui tu voudras.
- C'est bien. Dors pour le moment. Demain je partirai aussi.
Le loup s'allongea dans le pâturage pour dormir. Le jeune homme n'avait qu'un seul renne de trait, blanc comme neige. Le renne lui dit :
- Ce loup, je vais le tuer pour toi. Mais l'année prochaine, quand tu marcheras contre les Tann'yt, emmène-moi avec toi.Je veux me battre avec leurs rennes.En été nous irons demander une jeune fille en mariage. Rue comme je ruerai, et je ruerai comme toi. Coupe tous mes bois. Ne laisse dépasser qu'un seul fragment à la racine, tranchant comme un couteau, et taille-le sur le pourtour. Fais-y des dents comme celles d'une scie. J'irai, j'essaierai, je tourmenterai le loup.
Il lui tailla un bois sur le front, y découpa des dents. On eût dit la lame d'une lance. Le renne s'en alla. Il s'approcha du loup. Celui-ci sentit son odeur, se dressa et le poursuivit. Il se rapprocha de lui. (Le renne) rua, le frappa du pied, lui fracassa la tête. Il courut vers son maître et lui dit :
- Rue comme j'ai rué.
Le jeune homme avait déjà des tendons comme ceux d'un renne sauvage. Il se prépara pour la route : il équipa une barque et sortit en mer. Il accosta près d'une demeure, près du voisin de derrière et se maria à sa fille. La jeune fille devint sa femme. Le maître de la première yarangue de la rangée (10) le reconnut et dit :
- Mon gendre est venu d'au-delà de la mer. Amusons-le avec le ballon.
Au bord de la mer il y avait un ravin abrupt. Les gens se mirent à jouer au ballon, coururent sur la rive d'un lac. Les jeunes filles lancèrent le ballon. Le maître courut à la poursuite du ballon. Le visiteur s'élança derrière lui à la vitesse d'un renne sauvage et le dépassa. Le maître de la yarangue l'attrapa par le pan de son habit. Il rua, et l'autre tomba dans l'eau du haut du ravin. Il prit sa femme et repartit chez lui. Il arriva de l'autre côté de la mer et marcha sur les Tannyt. Il atteignit un lac, le traversa sur la glace jusqu'à une île, et s'y tint debout, immobile. De l'autre bord arrivèrent les Tannyt. Ils avaient un troupeau. Dès que son renne blanc de trait aperçut leur troupeau, il partit en courant sur la glace, fit irruption dans le troupeau, tua tous les mâles et dispersa les bêtes.
Un vieillard dit :
- Tel renne, tel maître. Il vaut mieux que nous nous écartions du péché.
- Il est seul. Ce n'est pas la peine, dirent les autres. Attaquons-le.
Ils traversèrent sur la glace. Il envoûta sa lance et la projeta sur les assaillants. La lance vola comme un être vivant. Elle transperça tous les hommes de tous les traîneaux. Elle les tua tous. Il s'empara du troupeau, des traîneaux, des femmes et des enfants, et repartit chez lui. Il sacrifia le renne blanc sur les cadavres. Puis il vécut richement. C'est tout.

Notes.
1. Lieu-dit du littoral de l'océan Glacial Arctique dans la région des Tchouktches maritimes.
2. Nutekin kele : esprit de la terre.
3. Kav-kav-kav ! Veler-ym qatsyé ! Naraïoïgyt !
4. Tyliniluletïek " mon cœur s'agite " /litt. je me suis agité du cœur/.
5. Dit le corbeau.
6. Magny.
7. Gaïynlelalen, ganlyvgentolen.
8. Qasmyvagyrgyn.
9. Netran : pâturage de mousse dont la neige a été grattée par le troupeau de rennes.
10. Аttoorralyn.

70. Kala-lymnyl. Récit sur un kele (Recueilli auprès de Vaatyvié au lieu-dit Suharnoïé en 1897).

Il y avait cinq frères. L'un d'entre eux partit dans la toundra et disparut. Un autre partit à sa recherche et disparut aussi. A un cap le sable les engloutissait, et un kele les capturait et les égorgeait. Un troisième disparut. Il ne restait plus que deux des frères. Un vent violent se leva, qui souffla pendant deux mois. L'aîné des deux frères dit au cadet :
- Allons chercher quelque chose dans la toundra, sinon nous mourrons de faim.
Ils s'attachèrent avec une courroie et partirent ensemble. Le vent soufflait de face. On n'y voyait rien. Il faisait sombre. Soudain ils heurtèrent quelque chose. Ils regardèrent. C'était une yarangue de fer à la limite de la mer. A proximité de la yarangue paissait un troupeau. Les jambes des rennes ne pliaient pas aux articulations. Ils paissaient, et quand ils voulaient dormir, ils s'appuyaient de l'épaule contre des pieux de la taille d'un renne fichés en terre un peu partout, et ils dormaient. Le cadet dit à l'aîné :
- Je vais en tuer un.
Il s'approcha, coupa un pieu avec son couteau. Quand un des rennes cessa de paître et voulut dormir, il s'approcha du pieu, s'appuya et dégringola. Ils le tuèrent, se firent à manger et s'assirent dans la yarangue près du yorongue. Des profondeurs de l'eau sortit un monstre, un être avec un seul œil sur le front, qui fixa l'obscurité et dit :
- On dirait que mon troupeau a diminué. C'est étrange ! Qui m'a volé ?
Il plongea dans les profondeurs de la mer et ramena ses compagnons. Parmi eux il y avait un chamane. Les visiteurs se cachèrent sous un pan du yorongue. Le chamane entra dans la yarangue de fer et referma la porte, comme s'il la fermait à clé. Puis il entra dans la yarangue et se mit à chamaniser. Où s'enfuir ? En haut seulement il y avait un petit trou, comme foré par la larve d'un taon à rennes (1). Le frère aîné tâta de la main et trouva une paire de plumes de l'aile d'un petit oiseau.
- Voilà une plume pour toi, dit-il à son frère, et une pour moi.
Le chamane chamanisait, chamanisait et finalement l'esprit-corbeau aperçut les visiteurs.
- Les voilà ! Attrapez-les !
Alors les deux frères, devenus petits oiseaux, battirent des ailes et s'envolèrent par le trou. L'esprit-corbeau ne put les rattraper. Ils volèrent jusqu'au bord de la mer et redevinrent des humains. Sur la rive un vieillard coupait du bois.
- Qui es-tu ?
- Eh bien ! Mon père et son frère sont partis dans la toundra un jour de grand vent et ils ont disparu.
- C'est ton fils, dit le plus jeune des frères à l'aîné, dont la femme était enceinte à l'époque où ils étaient partis.
Ils se regardèrent et moururent. De leur corps deux petits oiseaux s'envolèrent et s'éloignèrent dans la toundra.

Notes.
1. Rysvalgyn : grosse larve du taon du renne. Ces larves se multiplient sous la peau du renne.

71. Variante du précédent (Recueilli auprès de Gatle en 1897).

Il y avait un village. Un homme vivait avec sa femme et son frère au bord de la mer. Le blizzard soufflait sans discontinuer. La tempête était telle qu'on ne voyait pas ses propres mains. La faim s'était installée depuis longtemps. On avait mangé toutes les peaux. Le frère, le célibataire, dit :
- Allons dans la toundra chercher /de la nourriture/. Que pourrions-nous trouver /en restant/ à la maison ?
- Mais vois le temps qu'il fait ! Comment irions-nous ?
- Cela ne fait rien. Ce n'est pas pour la vie que nous y allons, mais pour la mort (1) !
Ils s'attachèrent l'un à l'autre par les articulations, par les épaules et par les reins, et ils s'en furent comme par une nuit noire. Ils ne voyaient pas leurs mains à cause de la tempête de neige. Ils marchèrent, marchèrent et butèrent contre une sorte de jaran'e. Dans l'obscurité une voix les héla du yorongue.
- Qui est là ? C'est la première fois que des gens arrivent jusqu'ici. Jusqu'à présent ni le renard, ni l'oiseau, ni la souris, ni le moustique n'étaient passés près de cette yarangue. Qui êtes-vous ?
- Nous sommes venus te demander conseil, car tout notre peuple meurt de faim à cause des intempéries.
- Si c'est un conseil que vous voulez, entrez dans le yorongue.
Dans le yorongue, la maîtresse des lieux, une aigle géante leur donna à boire et à manger.
- A présent, leur dit-elle, restez assis dans le yorongue et ne sortez pas. Ne regardez pas ce que je vais faire. Alors le blizzard cessera.
Elle s'envola. L'aîné, le (frère) marié, dit :
- Pourquoi ne revient-elle pas ? Je vais aller voir.
- N'y va pas. Ne nous a-t-elle pas ordonné de ne pas regarder.
- Je vais aller regarder malgré tout.
Il sortit et regarda : l'aigle s'était plaquée contre le ciel et en nettoyait les nuages à l'aide d'un aut (2). Une moitié du ciel s'était déjà éclaircie, mais l'autre était encore sombre. A peine eût-il regardé qu'il retourna se cacher dans le yorongue. Mais l'aigle arriva sur-le-champ, les empoigna par les pieds, les tira à l'extérieur et les jeta dans un autre monde. Ils se relevèrent et s'en furent dans la toundra. Ils arrivèrent à une yarangue de fer, en firent le tour : il n'y avait pas de porte. Le cadet se saliva le doigt, traça un trait en travers de la demeure et le toit s'ouvrit comme un plat /qu'on lève/. Alors un monstre sortit de l'eau (la suite comme dans le récit précédent).

Notes.
1. Ïyqqaï ym ïagtalenvo, venvo mynevkenmyk.
2. Enanvenan /grattoir/ Voir le texte N°10, note 8.

72. Metyn'-lymnyl. Récit sur Metyno (1) (Recueilli auprès de Pananto au fortin d'Aniouï en 1896).

C'était un habitant du bord de mer. Il avait dix fils. Il dit à ses fils :
- Resterons-nous sans descendance ?
Car ils étaient tous célibataires. Deux d'entre eux s'en furent sur la banquise. Ils y virent une énorme lampe. Près de la lampe il y avait de la viande bouillante. Ils en mangèrent. Ayant mangé, ils moururent. Deux autres frères prirent le même chemin. De nouveau la lampe brûlait. Ils s'approchèrent, virent la viande, mangèrent et moururent à leur tour. Car c'était de la chair humaine. Deux frères encore s'en furent par le même chemin. Eux aussi aperçurent la lampe sur la banquise. L'un des frères dit :
- Mangeons-en.
C'était la chair de leurs propres frères. Ils moururent. Une année passa. Deux autres se mirent en route. Ils dirent :
- Où sont-ils donc ? Allons les chercher.
Ils prirent une barque et aperçurent une lampe sur le rivage. Ils mangèrent de la viande et moururent. Les deux derniers partirent. Ils trouvèrent la lampe sur le rivage. L'un des deux dit :
- Mangeons. Pourquoi se cachent-ils ? (Ils pensaient qu'ils s'étaient cachés). Ils mangèrent et moururent. Le père dit :
- Je vais aller les chercher.
- Je veux y aller avec toi, lui dit sa femme.
Un renard les rattrapa  en chemin. Il dit au vieil homme :
- Je vais t'envoyer Metyno.
Ils revinrent à la maison. Quand ils parvinrent à l'entrée, la vieille femme mit au monde un enfant. Au matin, /cet enfant,/ Metyno commença à faire ses premiers pas. Il devenait plus grand et plus fort de jour en jour. Puis il se mit à marcher d'un bon pas. Il dit à son père :
- Fais-moi un arc.
Il lui fit un petit arc. Le lendemain, il était presque devenu adolescent.
- Fais-moi un grand arc, dit-il à son père.
Il lui fit un grand arc et dit à son fils :
- Cela te va-t-il ?
- Pourquoi l'as-tu fait si petit ?
Il le brisa en le tendant un peu. Il dit à son père :
- Fais-moi un grand arc.
Il lui fit un grand arc et y fixa une corde entourée de tendons. Ses fils disparus avaient autrefois tendu une courroie en haut de deux grands arbres. Il sauta par-dessus, le bras gauche rentré sous son habit (2). Ensuite il dit à son père :
- Fais-moi un canoë.
- Non.
- Si, fais-m'en un. Pour la chasse au phoque.
Il le lui fit. Il ramena dix phoques.
- Eh bien ! Où sont mes frères ? Où les avez-vous abandonnés ?
- Qo (3) ! Ils sont partis depuis longtemps en mer.
- Je vais aller à leur recherche, dit-il plus tard.
- Pourquoi irais-tu ?
- Je reviendrai la troisième année.
Il partit en canoë à la recherche de ses frères. Il aperçut la lampe. Un petit phoque s'approcha. Il le tua avec sa lance. Il lui ôta le cœur et les yeux, le foie et les reins, et tout. Il arriva près de la lampe. Il se dit, regardant un canoë qui se trouvait à côté : " C'est le canoë de mes frères ". Il s'assit. Il ne mangea pas, bien qu'il y eût beaucoup de viande. Un peu plus tard arriva un loup qui avait la gueule ensanglantée. Il dit :
- Metyno, donne-moi ton cœur !
- Mais je mourrai, dit Metyno.
- Alors ton foie.
- Gy, gy, gy ! J'ai mal au foie.
Il prit le foie du phoque et le lui donna. Il le mangea et dit :
- Il a le goût de phoque. Donne-moi tes reins, Metyno.
- Gy, gy, gy ! dit Metyno.
Mais il lui donna les reins. Le loup dit :
- Donne-moi les yeux.
Les yeux, il fit mine de se les enlever et lui donna les yeux du phoque.
- A présent donne-moi les intestins.
- Mais je meurs déjà.
- A présent donne-moi le cœur.
Il feignit de mourir. Dès que l'autre s'enfuit, il projeta sa lance sur lui et dit :
- Ne m'oublie pas.
Ensuite Metyno se précipita dans la demeure de l'esprit de l'aigle (le voisin du loup), enfila son habit de plumes, car le maître de maison était absent et s'envola pour le logis du loup.
- L'habitant aux pieds agiles (4) (le loup) est malade, lui dit-on.
Metyno dit :
- Entonnons les chants chamaniques.
Ils se mirent à chanter tous les deux (5). Il dit aux enfants du loup :
- Sortez d'ici. Revenez demain.
Il enveloppa le loup malade dans une peau de phoque barbu.
- Allons, dit-il éteignez la lampe.
Il s'approcha du loup et le découpa entièrement. Tout son sang s'écoula. Il éparpilla toutes les entrailles. Ensuite il ôta son habit d'aigle et s'enfuit en canoë. Ils le poursuivirent. Au moment où ils allaient le rattraper, il se jeta à l'eau. Quand ils arrivèrent au niveau du canoë, il était vide.
- Oh ! dirent-ils, nous n'avons pu le rattraper.
L'aigle arriva de la toundra, chercha son habit, s'en fut chez les voisins. Son habit y gisait, couvert de sang. Il dit :
- Pourquoi avez-vous fait toutes ces taches sur mon habit ? Que s'est-il passé ?
Et il tua tous les enfants du loup. Metyno retourna chez lui chez ses vieux parents.
- Je suis arrivé, dit-il.
Ils dormaient. Il ne put les réveiller. Ils dormaient suavement. Il s'endormit aussi. On se réveilla au matin. Les vieux pleurèrent de joie en voyant leur fils.
- Allons, dirent-ils, cesse de déambuler dans la toundra.
- Au moins j'aurai puni les meurtriers.
Au matin les vieux moururent, car ils avaient beaucoup vieilli. Il resta seul et emporta leur corps à leur demeure antérieure. Il s'enfonça dans le pays en s'éloignant de la mer. Il abandonnait sa yarangue. Dans une combe il vit un troupeau de rennes sauvages qui paissaient. Leurs bois miroitaient. Il s'approcha, regardant tout en se glissant vers eux, et vit des habitants. Metyn'o les accompagna en suivant les crêtes. L'année suivante il vit une meute de loups. Les loups dirent :
- Laissons Metyno venir avec nous.
Or il était déjà nu et il courait comme un renne sauvage. Ils s'adressèrent aux rennes sauvages. Le vieux père des rennes sauvages dit :
- C'est d'accord ! Qu'il aille avec vous.
(Les loups) allaient sans cesse vers les gens et tuaient leurs rennes. De concert avec Metyno, ils poursuivirent les rennes et en tuèrent chacun deux. Ils allèrent vers d'autres habitations en longeant la mer. (Les gens) leur donnèrent la chasse sur des attelages de rennes. L'un se mit à hurler, l'autre, Metyno, fondit en larmes (6); c'est-à-dire le loup se mit à hurler et Metyno à pleurer). Les loups coururent vers la sortie à travers les rangs des chasseurs. Ils attrapèrent Metyno au lasso, le ligotèrent. Il se secoua, ses liens se défirent. Il s'enfuit. Il rejoignit les renards, car les loups avaient fui. Il s'en fut avec sa femme renarde à l'appât, à l'appât aux loups. La renarde se prit dans le piège. Il l'attendit. Les hommes arrivèrent. Il était là. Ils prirent la renarde. Il se précipita, dégagea sa compagne. Ils prirent le dessus sur lui, tuèrent la renarde, l'emportèrent chez eux. Metyno suivait derrière, car un des hommes criait à la façon des renards. Metyno les suivit. Ils apportèrent le renard, empoignèrent Metyno et l'attachèrent dans le joron'e. Il faillit mourir à cause de l'odeur de la demeure. On fit bouillir de l'eau pure, on le fit boire. Il vomit de la mousse aux rennes. Ensuite il vécut normalement dans la yarangueIl vomit aussi une boule de poils de renne qui s'étaient agglutinés. Il ne pouvait toujours pas parler. On lui demandait :
- Qui es-tu ?
Il ne répondait pas. Il passa un été à cet endroit. L'année suivante il parla :
- Je suis du bord de mer. Tous les miens sont morts. J'ai quitté la maison. Il vécut ainsi.

Notes.
1. Nom propre.
2. Qon-retlota. Les Tchouktches aiment placer leurs bras à l'intérieur de leur combinaison de fourrure et les chauffer sur leur poitrine ; lorsqu'ils sont inactifs, bien entendu.
3. Je ne sais pas.
4. Ninynymnymin qlavyl.
5. Lui et le loup malade.
6. Qol ym qolatie, qol ym tergatie, Metyno, c'est-à-dire " le loup se mit à hurler, tandis que Metyno fondit en larmes ".

73. Kala-lymnyl. Récit sur un kele (Recueilli auprès de Qutgeut).

Il y avait une vieille femme au bord de la mer. Elle avait six fils. Ils disparurent en allant chercher leur pitance. Le plus jeune était resté. On ne le laissait pas aller à la chasse. Ils ne se nourrissaient que de la viande qu'on leur donnait (1). Un jour la vieille femme était occupée aux tâches ménagères. L'enfant sortit et partit dans la toundra. Il atteignit une montagne abrupte et se mit à l'escalader. Il grimpait, grimpait, mais il n'y avait pas à quoi s'accrocher. Il roula en arrière, roula, roula, se releva, reprit son ascension, atteignit presque le sommet, voulut se dresser et roula sur l'autre flanc, roula de nouveau, se heurta le dos à quelque chose de dur, regarda par-dessus son épaule. Or derrière son dos se trouvait une barrière de couteaux. Par ici, par là : il ne pouvait aller nulle part. Soudain il entendit une voix :
- Ko, ko, ko ! Le petit phoque a failli s'échapper.
Le kele le prit par le col et se mit à lui chatouiller le ventre. Il l'aurait chatouillé à mort s'il n'avait pas eu bientôt l'impression que le garçon était déjà mort. Il s'en fut chez lui, ramena sa luge, le coucha dessus, y tendit une courroie, attacha le garçon. Le garçon … " Quel étrange phoque, se dit le vieillard. Pourquoi craque-t-il ? " Il approcha de son gîte et cria :
- Go-go ! J'ai capturé un phoque.
- Aha ! s'écria sa femme dans le yorongue.
Les enfants se réjouirent et rirent :
- Il a rapporté un phoque ! Un phoque !
Il porta le garçon dans la yaranguele posa à terre. L'épouse l'abreuva (2). L'autre serra les dents pour ne pas avaler. Les enfants se mirent à l'examiner et à le palper. Il en pinça un qui se mit à pleurer : " Ga-ga-ga ! " Sa mère lui dit :
- Que t'arrive-t-il ?
- Le phoque m'a pincé.
- Ne le touchez pas, dit le père. Ce n'est pas un phoque ordinaire. Voici peu il a craqué, au moment où je l'ai chargé sur le traîneau.
La femme prépara le repas, accrocha la marmite. Des mains sortaient de l'eau, des mains humaines serrées. " Oh, pensa le garçon, ce doit être la chair de mes frères qui cuit ". Ils mangèrent. La femme kele sortit du yorongue, emporta son canif de femme et son pekul (3), tâta le garçon. Bien entendu, il était vivant et chaud. " Que c'est étrange, pensa la vieille femme. Il n'a pas encore gelé. Je m'en occuperai demain ". Elle entra dans le yorongue et se coucha. Le kele se leva, prit l'esuulgyn (4) et lui dit :
- Tu vois, un petit phoque est là. Un petit phoque des plus étranges ! Surveille-le cette nuit !
Il le déposa près du garçon. On s'endormit, on se mit à ronfler. Le garçon soudain tourna la tête.
- Kra-kra-kra ! croassa le vase de nuit. Regardez, regardez, attention !
Ils continuaient de dormir.
- Kra-kra-kra ! Le phoque, le phoque ! Regardez, attention !
Ils jetèrent un cou d'œil. Le garçon gisait comme précédemment.
- Pourquoi plaisantes-tu ? dit le vieillard et il urina dans le vase de nuit.
On se remit à ronfler. A nouveau le garçon tourna la tête.
- Kra-kra-kra ! fit le vase de nuit, mais déjà moins fort, car cela venait de desous le liquide. Ils dormaient, ronflaient. Le garçon se leva en hâte et remplit le vase de nuit de ses propres excréments et de sa propre urine. Il prit le pekul, mais ne put le soulever. Il prit le canif de la femme, et trancha la tête du mari et de la femme. Les enfants, il les coupa en morceaux. Il prit le tambour et s'en fut avec lui à la maison. Il arriva. Les joues de sa vieille mère étaient couvertes de croûtes à cause des larmes. Ainsi le garçon devint un grand chamane.

Notes.
1. Ejveej.
2. D'après la coutume, la maîtresse de maison verse de l'eau sur la tête de la bête capturée qu'on rapporte à la maison.
3. Couteau à lame arrondie en métal qu'on utilise pour dépecer les phoques.
4. Le vase de nuit.

74. Kala-lymnyl. Récit sur un kele (Recueilli auprès de Neusqet en 1895).

Il y avait quatre petites filles et  une cinquième, une grande. Elles se mirent à aller dans la toundra. Un jour, dans la toundra, le vent se leva. Les fillettes perdirent leur chemin. En marchant, elles virent une yarangue de fer. De chaque côté étaient attachés des ours. Les chiens-ours aboyèrent.
- E-e ! cria-t-on de l'intérieur.
- C'est nous, dirent-elles.
- Kako, kako ! Des visiteurs ! Ge-e ! Quand il vient des visiteurs, il ne faut pas les accueillir par des aboiements. Qu'ils entrent sans vos facéties ! Entrez dans le yorongue.
La yarangue pleine d'intestins et d'estomacs séchés, de flancs bien gras séchés.
- Allez-y, mangez ! (/fit/ une voix rauque)(1).
Dans cette demeure vivait un énorme kele noir, velu, barbu.
- Servez-vous, prenez ce qui vous plaira !
Elles mangèrent ce qu'elles virent, goûtèrent de tout. Elles prirent de toutes sortes de viandes qu'elles voyaient pour la première fois.
- Bon, à présent, dormons. Que la plus petite se couche à côté de moi pour se réchauffer.
Elles ne s'étaient pas endormies qu'il dévora la plus petite qu'il avait fait coucher auprès de lui pour qu'elle soit au chaud.
- Bon, maintenant je vais aller chasser le renne sauvage.
Il était à peine sorti qu'elles s'enfuirent dans la toundra. Il revint vers le soir. Il avait tué cent rennes qu'il apportait à la maison. Il les jeta dans la yarangue.
- Où sont nos visiteurs ? demanda-t-il à la lampe.
- Ils sont partis ! (siffla la lampe).
- Pourquoi ne les as-tu pas retenus ? Où est la courroie ? demanda-t-il au bâtonnet (2). Apportez une courroie.
On apporta un long ver rouge. La courroie partit à toute allure, la tête en avant et la queue dans le yorongue. Le kele se remit à souffler le vent. La courroie les rejoignit et les enveloppa, car en marchant dans la toundra elles avaient perdu l'esprit et s'étaient égarées. Elles retournaient vers la yarangueLe ver-courroie les enveloppa et les tira vers la yarangue. En chemin, la courroie mangea l'une d'entre elles. Elles entrèrent dans le yorongue.
- Ge-e !
- Non, c'est nous.
- Que vous est-il arrivé ?
- Nous avons marché et nous nous sommes égarées.
Il ficela la plus grande des filles avec une lanière.
- Si vous voulez, mangez. Si vous voulez de la moelle des os de jambe, apportez des jambes, ou des flancs, ou du foie, ou des reins. Ce que vous voudrez, ce que votre gorge souhaitera. Prenez de différentes viandes. Si vous voulez manger, mangez ce que vous verrez, ce qui vous plaira.
Après le repas, il dit :
- Que cette fillette bien lisse dorme à côté de moi, pour être au chaud. Elle aurait peur de dormir seule.
Dès qu'elles s'endormirent, il la dévora comme la fois précédente. Il n'en resta que deux. Il apporta ce qu'il trouva, des boulettes de viande (3), du gras.
- Voilà, mangez.
Il les engraissa. Le soir, on se prépara de nouveau pour la nuit. Il dit à une autre des filles :
- Qu'elle se couche à mes côtés ! Je mangerai son âme (4).
La nuit venue, il la dévora. Il ne restait plus que la plus grande des filles.
- Mange, mange. Ne reste pas sur ta faim et ne t'éloigne pas pas mauvais temps.
Elle continuait d'être enclose de toutes parts et liée par une lanière.
- Si tu veux manger, je me mettrai en cuisine (dit la jeune fille). Je te tiendrai compagnie si tu t'ennuies. Je serai ta servante. Je n'irai nulle part et te tiendrai compagnie ici dans l'ennui (5).
- C'est bien. Fais à manger. Entre dans le yorongue.
- Je vais sortir uriner, dit la jeune fille.
Il la tenait par une lanière. Elle urina, mais resta accroupie. Il tira la lanière. " Oh ! Elle a engraissé, pensa-t-il. Elle ne peut presque pas faire ses besoins ". Elle entra dans le yorongue.
- En vérité, j'ai faim. Vais-je la dévorer ?
- Je suis ta dernière visiteuse. Pourquoi me manger ? Je suis ta travailleuse et ta servante. Ma mère disait : " Il n'a pas de servante, ce kele. Nous te ferons grandir rapidement, puis tu iras chez lui ".
- Non, non, je vais te manger.
- Il vaut mieux que je passe deux nuits. J'ai fortement engraissé.
- Bon, d'accord, dit-il.
Elle entra. On s'endormit. Quand on s'éveilla, elle dit à nouveau :
- Il faut que j'y retourne. Visiblement j'ai engraissé, et je ne peux faire mes besoins. Donne-moi un couteau. Je couperai un morceau de peau nue pour m'essuyer.
- Tiens, prends !
Il lui donna un couteau. En chemin elle trancha la lanière, l'accrocha à un buisson et s'enfuit à toutes jambes. Quatre hommes apparurent. Ils cherchaient encore. Elle partit en courant dans leur direction. Le kele tirait la lanière. " Que fait-elle donc si longtemps ? " Il tirait, tirait et chantonnait :  " Koï-Koï-Koï ! Koï-Koï-Koï ! Pourquoi met-elle si longtemps ? A présent nous allons la tuer, sinon elle s'abîmerait peut-être. Elle serait trop grasse ". Or la jeune fille s'était enfuie depuis longtemps. " Où donc est-elle ? " Il tira sur la lanière. " Eh toi, tire-là en arrière ! " Il ne tira que la lanière. " Oh, que c'est étrange ! Allez, envoyez la courroie ! " dit-il au bâtonnet. La courroie s'en fut. Avant que la jeune fille arrive jusqu'aux hommes, la courroie lui entoura la tête et la tira vers la yarangue. Les hommes lui donnèrent la chasse. En chemin, la jeune fille trancha la courroie avec le couteau du kele. La courroie perdit son sang qui forma un lac. La jeune fille s'enfuit. Il (le kele) tenait la courroie par la queue. Le sang coulait. La courroie commençait à blanchir. Il détacha les chiens. " Allez-y, allez-y, ramenez votre maîtresse ". Les humains rebroussèrent chemin à cinq. Les chiens-ours leur donnèrent la chasse. Ils couraient à toute allure. Les ours arrivèrent. Les quatre hommes les accueillirent avec des pieux et les tuèrent tous. Ils repartirent à la maison. Ils arrivèrent. Chacun embrassait la jeune fille. Avant même que la nuit arrive, il (le kele) s'en fut sur les traces fraîches. En chemin il vit les chiens et se dit : " Qui ont-ils à crever si vite ? Ils ne me servent à rien (il les rejeta de côté). Bon, je vais me lancer à leur poursuite. Je prendrai la place du chien. On verra ce qui se passera entre nous ". En approchant il commença à s'effrayer. Il se glissa dans le yorongue.
- Eï !
Un autre, alors qu'il n'avait encore glissé que la tête, lui piqua la poitrine avec une branchette de saule nain et dit d'une voix rauque, lui aussi :
- Vuï (6) !
- Je meurs, dit le kele. Kako, kako ! Je suis tué par une branchette de saule nain (7).
Il mourut. Car cet homme était un chamane. Le vent cessa. Le temps redevint calme et clair.

Notes.
1. Ce récit se raconte avec des voix changeant de timbre et d'intonation.
2. Tenysyn : bâtonnet de bois destinée à rectifier la direction de la flamme de la lampe.
3. Prerem.
4. Muvirituek !
5. Gynyk ym emnol-tomgo mitiek.
6. Exclamation en réponse à une autre.
7. Kako, kako, kekusute nanmy-ym. Allitération. Le Kakosolgyn est une variété d'airelle des marais

75. Kala-lymnyl. Récit sur un kelе (Recueilli auprès de Vaal en 1895).

Il y avait eu une famine sur la terre. Il ne restait qu'un garçon et sa sœur. Ils n'avaient rien à manger. Le garçon se fit un petit arc, la sœur fit un petit tambour. Lui s'entraînait à tirer. Le premier jour il tua un moustique. Sa sœur chamanisa longuement sur le moustique. Le lendemain il tua un taon. Elle chamanisa encore et encore.Le troisième jour il tua un petit oiseau. Elle chamanisa et chamanisa encore. Ils le firent frire et le mangèrent. Ensuite il tua un oiseau un peu plus gros qu'ils firent frire et qu'ils mangèrent. Ensuite il tua un lièvre, ensuite un renard. Quelques années plus tard son corps fut formé. Il tua un renne sauvage. Enfin il tua un gros élan. Il chassait tout ce qui vivait sur terre et dans la mer, renards, phoques, ours et morses. Il n'en laissait aucun en vie. Enfin il devint adulte et ses … mûrirent. Il lui fallut se chercher une épouse. Il partit, marcha, trouva une demeure dans une congère (1). Une femme s'y trouvait. Il entra, la demanda en mariage et la ramena chez lui. Elle avait l'habitude de marcher dans la toundra (2), et lui aussi. Il marchait et tuait toutes sortes d'animaux. Elle marchait et cherchait des racines et des herbes. Elle en faisait à la maison de grandes réserves. En effet, étant une femme, bien qu'elle marchât dans la toundra, elle ne pouvait apporter du gros gibier. La sœur restait à la maison, faisait des travaux féminins, cousait, raclait des peaux. Une fois il rentra chez lui tard le soir et rapporta un renne sauvage.
- Où est ma femme ?
- Je ne sais pas. Elle est partie peu après toi et n'est pas revenue.
Ils passèrent une nuit. Elle n'était pas rentrée. Ils passèrent une seconde nuit. Elle n'était toujours pas là. Il traversa la toundra de long en large, mais ne put la trouver. Il marchait, marchait. Il fit le tour de toutes les terres en deux jours, car il était rapide. Enfin il revint vers sa sœur et dit :
- Elle n'est pas sur cette terre. Il faut la chercher au-delà des mers. Combien (ai-je) de paires de bottes ?
- Cinq.
- Oh ! C'est peu. Fais-m'en encore cinq
Elle les lui fit en une nuit, les remplit de provisions de route, et il partit. Il marcha, marcha. Au bord même de la mer il trouva une demeure. Une vieille chouette y vivait. Son plumage était tout abîmé. Il ressemblait à une peau de renne usée.
- Où vas-tu ?
- Quelqu'un m'a pris ma femme pour se jouer de moi. Je suis à sa recherche.
- Oh ! Malheur. Nous te tuerons. C'est notre chef qui a ravi ta femme.
- Qu'y faire ? Je ne suis pas venu pour vivre, mais pour mourir.
- A-a ! Eh bien, va ! Seulement, sans défense, cela tournera mal.
- Que faire ?
- Prends ce bandeau avec des hommes de bois et ceins-en ta tête. Ainsi tu resteras sauf.
- Mais comment traverser la mer ?
- Qo (3) !
- Donne-moi une quelconque barque, si tu en as une.
Elle découpa un morceau de banquise.
- Voilà, monte là-dessus. Je n'ai rien d'autre. Peut-être le vent te poussera-t-il ou le courant t'emportera-t-il.
Il monta sur le glaçon, vogua, vogua, flotta, flotta sur la mer. Enfin il accosta et sauta à terre. Il vit une énorme demeure. Pas une jaran'e, mais une falaise taillée en forme de yarangue. Il pénétra par l'orifice rond de l'entrée. Une femme énorme s'affairait près du feu. La maison était pleine d'enfants.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Je viens chercher ma femme.
- Elle est chez mon frère.
- Où est ton frère ?
- En quoi cela te regarde-t-il ?
- Comment cela ? Il me faut reprendre ma femme.
- Toi-même, tu ne sortiras pas d'ici.
- Je sortirai.
- Regarde !
Elle cracha sur la porte. L'entrée se changea en pierre. Il n'y avait plus de sortie. Les enfants couraient tout autour et demandaient à manger.
- Attendez, attendez, nous mangerons la chair de ce visiteur. Nous mangerons le foie de ce visiteur.
Elle vint enfin à bout du foyer, accrocha une marmite.
- Allons, viens ici, dit-elle. Je vais t'enlever la peau.
- Non, dit le visiteur.
- Viens ici.
- Je ne veux pas.
Elle se mit en colère, empoigna son couteau rond (4) et le lui jeta à la tête. Elle toucha l'homme de bois du côté droit, car c'était un substitut (5) et elle lui trancha le bras droit. Le visiteur s'empara du couteau et le jeta sur la femme. Il lui trancha le bras droit au niveau de l'épaule. Elle entra dans une colère encore plus vive, saisit le couteau de la main gauche, le lui lança à la tête, atteignit la figurine de bois du côté gauche et lui coupa le bras gauche. L'homme saisit le couteau, le jeta sur elle et lui trancha le bras gauche. Oh, comme elle se déchaîna ! Elle saisit le couteau avec les dents et le lui lança à la tête. Elle trancha la tête de l'un des hommes de bois. A son tour il saisit le couteau, le jeta sur elle et lui trancha la tête. Alors il se mit à frapper les enfants à tour de bras. Il les tua tous. Mais il n'y avait plus de sortie. La yarangue une pierre sphérique. Il se changea en hermine et sortit de la yarangue en creusant un trou. Il n'eut pas besoin de se changer à nouveau en homme. Il se mit à courir avec l'apparence de l'hermine. Il courut, courut. Il arriva à une autre yarangue, vit une pierre encore plus grosse que la précédente. Il se fraya un chemin sous terre, rampa vers celui qui dormait, lui rongea la poitrine face au cœur, sauta à l'intérieur et lui rongea le cœur. Celui qui dormait mourut. Alors il reprit son apparence humaine, réveilla sa femme et il partirent ensemble vers la mer. Ils s'installèrent sur le glaçon et s'en furent. Ils voguèrent, voguèrent, accostèrent à la glace côtière. En marchant sur la banquise, ils s'en furent vers leur terre et arrivèrent à la maison. Il interrogea sa sœur :
- Dis-moi. Si j'ai tué les kele d'au-delà des mers, si j'ai tué tous leurs enfants, quelqu'un est-il plus fort que moi ?
Elle garda le silence. Il se mit à la frapper. Alors elle dit :
- En partant d'ici, en franchissant deux mers, il y a un kele à cinq têtes sur une troisième île. Si tu en viens à bout, tu seras le plus fort.
Il prit un arbre, l'évida, s'y installa, et par-dessus tendit une peau. On eut dit une tabatière. Il dévala la pente jusqu'à l'eau et vogua. Il vogua, se déplaçant de ci de là. Enfin il aborda une terre, descendit sur le rivage et arriva juste à la demeure du kele à cinq têtes
- Ko-ko-ko ! Je ne cherche pas ma nourriture. C'est ma nourriture qui me cherche elle-même.
- Y !
Les cinq têtes riaient toutes, réjouies.
- Oh ! Nous allons manger du foie frais, nous allons manger du foie frais.
L'homme avait un couteau. Il tailla de fins piquets. Il prononça une incantation sur chaque piquet séparément. Le kele tendit le bras. Il voulut le saisir, mais l'homme, par-dessus, le frappa au bras avec un piquet. Aussitôt le piquet grandit et devint long et gros. Il traversa le bras de part en part et s'enfonça dans le sol. Il hurla de douleur et tendit l'autre bras. L'homme le frappa avec un piquet. De nouveau celui-ci grandit et cloua le bras au sol. Alors il courut derrière lui, lui baissa ses culottes et, par en-dessous, plaça un piquet. Celui-ci grandit et s'enfonça dans le trou du kele. Le kele resta fiché sur le piquet.
- Reste assis là-dessus, avec tes cinq têtes.
Le kele avait des ailes. Il les lui arracha et s'envola vers sa terre avec ces ailes. Il aborda sa sœur :
- Dis-moi. Y a-t-il quelqu'un sur terre qui puisse se mesurer à moi ?
Elle garda le silence. Il la battit.
- Cesse, lui dit-elle, cesse. Il y a dans la contrée obscure (6) une femme. Si tu en viens à bout, alors il ne restera plus personne.
Il s'en fut vers l'est, arriva à une grande yarangue et entra. Une femme s'y affairait près du feu. Il n'y avait pas de joron'e. Une yarangue seulement. La femme leva la tête et vit le visiteur. Sans mot dire, elle l'empoigna, le découpa en petits morceaux et le jeta dans une marmite. La marmite bouillonna à gros bouillons. Tous les os se détachèrent de la chair. Elle fit cuire la chair, la plaça sur un plat qu'elle posa sur le sol, et mangea elle-même sur une peau. Elle regarda : le visiteur était assis à côté d'elle.
- Kako !
Elle l'empoigna de nouveau, alluma un grand feu à l'extérieur et le fourra dans le feu. Il brûla entièrement. Même ses os se changèrent en cendre. Finalement elle retourna dans la yarangue : il était assis sur des peaux.
- Kako !
Elle l'empoigna et bondit dehors. Dans le sol était creusée une fosse profonde avec un chien kele que l'on nourrissait une fois par an. Elle le fourra dedans et boucha la fosse. Oh, quel bruit monta de la fosse : des claquements de mandibules, des rugissements, des claquements de dents ! " A présent il ne sortira plus " Elle retourna dans la yarangue : il était assis sur les peaux.
- Puisque tu es comme cela, va-t-en d'ici.
Elle le poussa dehors, ferma la porte et se coucha. Il se dissimula dans un ravin. Dès qu'elle fut endormie, il se glissa dans la yarangue, la regarda par l'orifice, d'en-haut. Elle dormait. Alors il lui retira le cœur et toutes les entrailles. Puis il s'enfuit. Elle se réveilla au matin, se déplaçant comme morte. Evidemment, puisqu'elle n'avait plus ni cœur ni entrailles. Que faire ? Elle se précipita derrière lui.
- Rends-moi mon cœur.
- Non.
- Rends-le-moi, rends-le-moi !
- Non. Fais ce que tu veux. Reprends-le toi-même.
- Comment le reprendre ? Tu es si fort. Il vaut mieux que tu m'épouses. Nous serons plus forts que tous. Nous tuerons les proies que nous convoiterons. Nous abattrons toutes les bêtes que nous voudrons. Tous courront sur terre à notre gré.
- Bon !
Il l'épousa. Ils vécurent ensemble. Il ne rentra plus jamais chez lui.

Notes.
1. Verkaver : congère de neige amassée par le vent, durcie et surplombant le sol côté vent, en pente douce sous le vent.
2. Nute-leïvylyn.
3. Je ne sais pas.
4. /Pekul/. Couteau rond en fer à marmite utilisé pour enlever la peau des phoques. Voir le texte N°73, note 2.
5. Les petits morceaux de bois sur le bandeau de tête sont considérés comme des amulettes-substituts.
6. Vusqy-nutek.

76. Nanana-kala-lymn'yl. Récit sur l'enfant-kele (Recueilli auprès de Qutgeut).

Des gens du bord de mer avaient tué une baleine. Ils jouèrent du tambour, puis ils somnolèrent. Seul un enfant nouveau-né était éveillé. Il pleurait, tirait la poitrine de sa mère tétait. Il pleurait en tétant, le nourrisson :
- Ana, ana, ana !
De loin un kele lui fit écho. Il dit :
- Ana !
L'enfant cessa de pleurer. Mais l'autre continuait :
- Ana-ana !
Le kele s'approcha et, tout à côté, cria
- Go-go !
Le nourrisson dévora tout le sein de sa mère. Puis il dévora l'autre sein. Ensuite il devint un kele. Il dévora sa mère toute entière en tétant. Il dévora tous les voisins. Personne ne se réveilla. Pendant tout ce temps-là l'autre répétait
- A-a-a !
Il dévora tous les gens qui dormaient. Il sortit nu. Il n'avait pas de vêtements. Il avait grandi. Il était énorme. Devant la jaran'e passa un troupeau de rennes sauvages. Il leur donna la chasse tout nu. Un vent froid se leva. Il se transit, gela, creva.

77. Jarar-lymnyl. Récit sur le tambour (Recueilli auprès de Pananto au fortin d'Aniouï).

Il était un homme qui avait un fils. Il allait toujours à la chasse en mer. Il tuait toutes sortes de bêtes : des morses, des veaux marins, des phoques barbus. Il tuait des baleines et pêchait des poissons. Il nourrissait tout le village. Mais les tambours étaient mauvais. Le père dit :
- Va me chercher un tambour.
- Où aller ?
- Va tout droit. Tu trouveras ton chemin. Mais si l'on veut t'arrêter, refuse. Si l'on veut te nourrir, ne mange pas. Suis seulement ton chemin et tu trouveras.
Il lui donna deux petites boules décoratives. Il les mit dans les poches sur les côtés de sa combinaison et s'en fut. Il marcha, marcha, et arriva au bord de la mer. Un long cap s'enfonçait dans la mer. En travers du cap se trouvaient des yarangues. Il n'y avait pas de chemin. Il passa à travers les yarangues de l'entrée à la sortie.
- Le voilà, le voilà, celui qui cherche un tambour !
On l'empoigna par son habit.
- Arrête-toi ! Tu mangeras et tu dormiras ici.
- Il ne faut pas...
Quand il voyait de la viande bouillie, il en prenait un morceau qu'il mâchait en marchant. Il dormait en marchant. Il marcha sans faire halte pendant quarante jours et quarante nuits. Il parvint enfin à une yarangue solitaire. Une femme y vivait.
- Ne sais-tu où se trouve un tambour ?
- Epouse-moi et je te le dirai.
- Pourquoi me marierais-je ?
- Je suis sur terre depuis mon jeune âge et je n'ai pas connu d'homme. Aussi marie-toi avec moi.
Il l'épousa. Le lendemain elle dit :
- Mon frère en a un, mais il ne le donne pas sans contrepartie. Qu'as-tu apporté pour le rachat ?
- Rien.
- O-o-o !
- Demain nous essaierons.
Le lendemain ils partirent avec un attelage de rennes. Le frère était nu. Il ne connaissait pas les vêtements. Il vivait dans un tambour avec sa femme. Ils se couvraient d'un tambour. Chaque récipient chez eux était un tambour.
- Donne-m'en un, dit l'homme.
- Que me donneras-tu en échange ?
- Rien.
- Non, je ne t'en donnerai pas. J'en ai une quantité correspondante à mes besoins (1).
- Donne-m'en un.
- Non. Pourquoi viens-tu faire du négoce dans mon pays et n'apportes-tu pas de biens (2).
- Donne-lui quelque chose, dit la femme.
Il tira de sa poche les deux petites boules décoratives et les donna à l'homme nu et à sa femme.
- E-e-e ! Je croyais que tu n'avais vraiment rien. Ah, voilà qui est bien !
La femme prit les petites boules et les mit immédiatement à ses oreilles. Il en résulta des boucles d'oreilles. Il emporta le tambour. Ils arrivèrent à la yarangue de la première femme. Il dit à la femme :
- Eh bien ! j'ai un tambour. A présent il me faut un chant (3).
- Je te donnerai cinq airs, dit la femme.
Elle chanta un chant :
- Avec celui-ci visite tout l'univers.
Elle chanta un second chant :
- Avec celui-ci entretiens-toi avec l'esprit de tous les animaux.
Elle chanta un troisième chant :
- Avec celui-ci converse avec tous les esprits de l'espace.
Elle chanta un quatrième chant :
- Avec celui-ci converse avec tous les esprits souterrains.
Elle chanta le cinquième chant :
- Avec celui-ci prends le dessus sur tous les chamanes hostiles.
- A présent, c'est bon, dit le jeune homme. Mais comment l'emporter ? Si les vivants le voient en chemin, ils me le raviront.
- Je vais te donner un sixième chant. Avec ce chant tu acquerras la légèreté de l'oiseau, la rapidité du cygne, le vol de la mouette.
Elle acheva tous les chants :
- A ton tour à présent. Nous verrons si tu as appris tous ces chants.
Il chanta un chant.
- Oh ! C'est bien.
Il s'élevait presque dans les airs. Ensuite il chanta le second. Il voulait s'envoler sur ce chant. Il chanta le sixième chant et s'envola comme l'oiseau. Elle voulut le retenir par le pan de son habit, mais ne put le saisir. Il volait au-dessus de la terre. Ceux d'en bas criaient :
- Go-go ! Le chercheur de tambour est de retour.
Certains essayaient de lui décocher des flèches, mais ils étaient trop loin. Il passa. Près de sa yarangue, il descendit sur terre et se rendit chez son père.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Eh bien ?
- Je l'ai apporté.
- E-e-e ! Eh bien, appelons les gens. Qu'ils écoutent comment joue ce tambour.
Les gens emplirent toute la demeure. Il le retira du sac. Il y avait beaucoup d'étuis. Il les dégagea l'un après l'autre et sortit le tambour. " Pou-ou-ou ! " Il grondait sans vouloir s'arrêter. Il le frappa légèrement. Tout l'univers l'entendit. Au premier coup on perdait conscience, au second on revenait à la vie. On n'en avait pas entendu de tel au monde. Depuis ce temps-là apparurent sur terre les chamanes et les tambours.

Notes.
1. Gymyvmitkin : autant qu'il m'en faut.
2. Vilvil : moyen d'achat, bien, chez les Russes de la Kolyma jivot : ventre.
3. Grep : air sans paroles le plus souvent à caractère rituel.

78. Vapysqa-laul-lymnyl. Récit sur le chamane galeux.

Première partie.

Il était un puissant chamane nommé Meemqyn, un éleveur de rennes qui vivait dans le monde moyen. Il possédait quatre-vingt yarangues. Toutes ses yarangues étaient pleines de gens. Il avait huit troupeaux. Ses rennes étaient comme les taillis de la forêt. Il avait un fils unique du nom de Ryntev qui venait de mourir. Meemqyn, puissant chamane, le chercha sur toute la terre. Il explora tous les univers sans pouvoir le trouver. Plein de chagrin, il restait assis dans son yorongue. Il avait cessé de chamaniser. Il ne sortait plus de son yorongue. Le corps de son fils gisait devant lui sur une peau. Le corps s'était décomposé car trois années avaient passé. Les os s'étaient séparés de la chair, et les entrailles s'étaient répandues sur la peau et s'étaient mêlées au pelage putréfié. Le père finit par se lever, appela deux serviteurs (1) et leur dit :
- Au-delà des terres, là où le ciel et la terre se rencontrent, vit un grand chamane, un galeux (2). Allez chez lui, appelez-le et dites-lui : " Meemqyn te demande de venir. Ne ramèneras-tu pas son fils à la vie ? "
Il leur choisit lui-même quatre rennes, les attela au traîneau. Il installa les hommes dans le traîneau, harnacha lui-même les rennes, passa lui-même les brides aux bras des hommes (3). Il prononça lui-même une incantation sur les oreilles et la tête des rennes, ainsi que sur le traîneau et les harnais. Après l'incantation, il souffla, et ils s'envolèrent dans les airs comme des oies. Le chamane galeux avait cent yarangues. Elles se trouvaient à la limite du ciel et de la terre (4). Il était couché depuis longtemps dans le yorongue car il ne pouvait se mouvoir. Tout son corps était couvert de gale. La bouche et l'intérieur du pharynx, les bras et les jambes, les lèvres et les yeux, la plante des pieds et le bout des ongles, tout était couvert de gale. Seule sa femme le changeait de place dans le joron'e. Avant même l'arrivée des hommes, il avait dit ce matin-là à sa femme :
- Couche-moi près de la paroi arrière, donne-moi mon tambour. Je veux jouer un peu. Je regarderai dans mon délire (5).
Il frappa un peu le tambour. Le tambour était accroché à une courroie, car il ne pouvait le tenir. Un peu plus tard, il dit à sa femme :
- Prépare davantage de nourriture. Nous aurons des visiteurs aujourd'hui. Couche-moi sur le devant /du yorongue/.
A peine l'eut-elle changé de place que les visiteurs arrivèrent. Les envoyés de Meemqyn avaient volé dans les airs comme des oiseaux et avaient bientôt atteint la limite de la terre. Ils virent un groupe de yarangues. L'un d'eux dit :
- Attachons les rennes et allons à pied.
Ils se mirent en route, arrivèrent dans le campement, y errèrent comme dans une forêt. Ils demandèrent aux habitants de la première yarangue de la rangée où était la demeure du Galeux.
On leur dit de continuer leur chemin. Ils demandèrent aux habitants des yarangues du milieu de la rangée où était la yarangue du Galeux. On leur dit de continuer leur chemin. Ils demandèrent aux habitants des yarangues du bout de la rangée où était la yarangue du Galeux. On leur dit de continuer leur chemin. Tout au bout de l'alignement des yarangues, ils trouvèrent la demeure du Galeux.
- Oh-oh ! dit le Galeux. Les visiteurs sont arrivés. D'où êtes-vous ?
- De chez Meemqyn, du milieu de la terre. Son fils est mort. Il te prie de le rechercher.
- Comment irais-je ? Je suis couvert de gale. Mon corps est dur comme du bois. Ma femme doit me faire rouler comme un tronc d'arbre.
- Essaie malgré tout. Meemqyn est riche. Il te donnera une bonne rétribution.
- Je ne sais ce qui en sortira. Je vais essayer. Comment êtes-vous venus ?
- Avec un attelage de rennes.
- Quels rennes ? Quelle sorte de rennes ?
- Ne connaîtrais-tu pas les rennes ? Vous êtes pourtant nombreux ! De quoi vous nourrissez-vous ? Quels troupeaux avez-vous ?
- Nous avons des troupeaux de chiens et nous mangeons de la viande de chien.
Ils regardèrent. Près des yarangues erraient des troupeaux de chiens.. Des chiens gros et gras, aussi grands que des rennes.
- Amenez vos rennes. Je les regarderai.
Ils les amenèrent. Il les examina sous tous les angles sans pouvoir cesser de les admirer.
- Ce sont mes rennes.
Ils se dirent dans leurs entrailles (6) : " Oh ! Comment rentrerons-nous à la maison. Nous sommes de loin. Malheur ! "
Dans ses entrailles, il reconnut leurs paroles et dit :
- Que craignez-vous ? Que je ne puisse me déplacer sans vos rennes ? Je le peux !
Ils se dirent dans leur for intérieur : " Il est sans forces. Ce n'est pas un grand homme ".
Il leur répondit, en reconnaissant leurs paroles :
- Vous avez tort ! Si j'y vais, je trouverai la force.
" Comment prendra-t-il les rennes, pensaient-ils dans leur for intérieur, car les chiens les dévoreront. C'est inutile ".
Il répondit :
- Je peux faire en sorte qu'ils ne les dévorent pas. Amenez donc les rennes.
Ils amenèrent les rennes. Il leur parla dans les yeux, dans les oreilles, dans les naseaux, dans la bouche. Il parla, parla. Dès qu'il eut fini, les rennes partirent au galop, queue retroussée comme des chiens. Ils arrivèrent au troupeau de chiens. Ils (les chiens et les rennes) se flairèrent les uns les autres. Peu après cela il dit :
- De quoi vous êtes-vous nourris en cours de route ?
- De viande de renne, dirent-ils.
- Montrez-moi vos provisions.
Il regarda, les examina :
- Voici mes provisions, en vérité.
Ils se dirent dans leur for intérieur : " Oh ! Qu'allons-nous manger sur le chemin du retour, quand nous passerons la nuit dans la toundra ? "
Reconnaissant ces paroles, il leur dit :
- Si nous partons, croyez-vous que nous passerons la nuit dans la toundra ? Non, nous n'y passerons pas la nuit.
Les visiteurs mangèrent et burent. Le soir venu le Galeux fit :
- Il est temps de partir.
Près du campement s'élevait une montagne abrupte.
- Nous allons grimper sur cette montagne.
Il prit son tambour. Ils le saisirent à bras le corps et l'emportèrent vers le haut de la montagne. Il arrivèrent au sommet tard dans la nuit. Ils le posèrent dans l'herbe.
- A présent dormez jusqu'au matin, dit le Galeux.
Il les fit coucher à côté dans l'herbe. Dès qu'ils s'endormirent, il cueillit toute l'herbe autour de lui et se mit à tresser une corde. Il tressa une corde d'herbe, tressa des brides et des rênes. Il passa les brides au cou des dormeurs, prit les brides en mains, souffla, et ils s'envolèrent dans les airs comme des oiseaux. Or près de la jaran'e de Meemqyn se dressait également une haute montagne. Ils descendirent vers cette montagne tout en dormant. Lorsque le jour se leva, le Galeux réveilla les messagers :
- Regardez autour de vous. Quelle est cette contrée ?
- A quoi bon regarder ? C'est la montagne où nous étions hier, répondirent-ils, ensommeillés. Ils ne voulaient pas ouvrir les yeux. Lorsque la grande aurore se fit, le Galeux les réveilla de nouveau :
- Regardez en bas. A qui sont ces rennes ? A qui sont ces yarangues ?
- Meï ! s'écrièrent-ils. Voici notre troupeau. Voici nos yarangues.
Et ils dévalèrent la pente. Le Galeux arriva à la yarangue de Meemqyn. Le père était assis devant le tas putréfié sans lever la tête.
- Je suis venu à ton appel, dit le Galeux. Bien qu'il soit difficile de retrouver celui qui a été ravi, on peut essayer de voir ce qu'il adviendra. Mais toi et moi, nous sommes inspirés de la même façon. As-tu cherché ton fils ?
- Oui.
- Où l'as-tu cherché ?
- Partout.
- Qu'as-tu trouvé ?
- Rien.
- Dans le ciel, au-dessus de nous, brillent d'innombrables étoiles. As-tu regardé parmi elles ?
-Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Oh ! Où donc trouver ton fils, s'il n'y est pas ? Dans le fond des mers vit une multitude d'êtres vivants de grosse taille, des veaux marins, des phoques barbus, des morses. As-tu regardé parmi eux ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Oh ! Où trouverons-nous ton fils, s'il n'y est pas ? Dans le fond des mers vit une autre multitude d'êtres vivants de taille moyenne, des poissons blancs, rouges, gris, nus et vêtus d'écailles. As-tu cherché parmi eux ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Oh ! Où trouverons-nous ton fils, s'il n'y est pas ? Dans le fond des mers vit une troisième multitude d'êtres vivants de petite taille, étoiles de mer, mollusques, vers, punaises d'eau. As-tu cherché parmi eux ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- A la surface de la terre il court toute sorte de gibier, rennes sauvages, renards, ours, lièvres, loups. A la surface de la terre il rampe toutes sortes d'insectes, scarabées à tête blanche, mille-pattes, chenilles, scarabées bruns (7). Dans la profondeur de la terre serpentent des vers rouges. As-tu cherché parmi eux ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Dans l'espace terrestre pousse une multitude d'herbes. As-tu regardé de l'une à l'autre ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Oh ! Où trouver ton fils s'il n'y est pas ? As-tu inspecté toutes les pousses et rejets de saule nain dans le désert ? As-tu examiné tous les troncs des mélèzes dans la forêt ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Les berges des rivières couvertes de petits cailloux, as-tu cherché parmi elles ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Tout ce qui est visible et palpable, tout ce qui existe sur cette terre, l'as-tu inspecté ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Sous cette terre il est un autre univers qui appartient au kele avec son ciel, ses étoiles, son soleil et sa lune, et sa mer. As-tu inspecté parmi tout ce qui vit sur cette autre terre, entre les étoiles dans le ciel, les poissons dans la mer, les herbes sur le sol et les vers dans le sol ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Sous cet univers il en est un troisième peuplé de gens, avec son ciel et ses étoiles, sa mer et son soleil et sa lune. As-tu cherché parmi tout ce qui vit dans cet univers-là ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Au-dessus de nous, au-dessus de l'envers du ciel il est un autre univers appartenant aux esprits supraterrestres, de nouvelles étoiles, une nouvelle terre ferme, une nouvelle mer. As-tu cherché parmi eux ?
- Oui.
- Et alors ?
- Rien.
- Au-dessus de cet univers-là, il y en a un troisième appartenant aux gens, lui aussi avec sa mer et ses étoiles, et son soleil, plein de gibier dans les forêts et de poissons dans l'eau. Y as-tu cherché ?
- Oui.
- Où y a-t-il le plus de vie, dans l'univers souterrain ou dans l'univers supraterrestre ?
- Il y en a autant dans l'un que dans l'autre.
- Où y a-t-il plus de poissons dans la mer, de gibier dans la toundra, d'oiseaux dans l'air, dans l'univers souterrain ou l'univers supraterrestre ?
- Il y en a autant dans l'un que dans l'autre.
- As-tu fouillé l'univers au lever du soleil ?
- Oui.
- As-tu fouillé l'univers au coucher du soleil ? A l'extinction de l'aurore ? A midi ? A minuit ?
- J'ai fouillé partout. Il n'est nulle part.
- Plus haut que tout, il est au-dessus de nous un petit univers et un petit domaine appartenant à la femme-oiseau (8). Y as-tu regardé ?
- Non, je n'y ai pas regardé. Je ne connais pas cet univers.
- C'est probablement la femme-oiseau qui a ravi ton fils. Je vais aller le chercher.
Le tambour tonna, gronda. Il partit avec lui à l'intérieur de la terre. Puis, loin au-delà de la yarangue, on entendit un bruit. Il sortit de terre et, avec son tambour, prit son envol droit dans le ciel jusqu'à l'univers de la femme-oiseau. En chemin il y avait trois univers : par l'un on montait, par l'autre on revenait. Il brouilla ses traces. Il franchit les trois univers en chemin. Bientôt il atteignit l'univers /de la femme-oiseau/, regarda alentour, aperçut une yarangue de fer. Dans la yarangue il y avait un orifice rond par lequel on voyait le yorongue de fer. Dans le yorongue il y avait un autre orifice rond par lequel on voyait l'âme (9) d'un garçonnet. Elle était près de la paroi arrière, ligotée aux articulations avec des courroies de fer. La femme-oiseau l'avait ravie pour s'en nourrir et l'avait placée près de la paroi arrière. Chaque matin elle demandait :
- De quoi te nourrissais-tu sur terre ?
- Je me nourrissais de la viande des rennes et des animaux marins, de gras de veau marin, de lard de morse, de flancs de rennes sauvages.
Elle s'envolait sur-le-champ au-delà de trois univers, rapportait différentes sortes de viande et le nourrissait. Elle l'engraissait pour le manger. Sur toutes les parois de la yarangue de fer étaient accrochés d'énormes quartiers de viande.
La femme-oiseau n'était pas au gîte. Elle était partie en quête de lard de baleine pour en nourrir l'enfant. Mais à la porte de la yarangue de fer étaient attachés deux rekket (10). Leurs oreilles se tournaient de tous côtés, cherchant à capter le moindre son. Le Galeux se changea en moustique. A peine voulut-il entrer dans la yarangue que leurs dents claquèrent dans sa direction : ils avaient perçu le battement de ses ailes. Il se changea en taon. A peine voulut-il pénétrer dans la yarangue que leurs dents claquèrent. Ils avaient perçu le battement de ses ailes. Il se changea en scarabée à tête blanche. A peine voulut-il pénétrer dans la yarangue que leurs dents claquèrent. Ils avaient perçu le battement de ses ailes. Il se changea en papillon. A peine avait-il voulu entrer que leurs dents claquèrent. Ils avaient perçu le battement de ses ailes.
- Oh ! se dit-il. Le temps passe. La femme-oiseau va bientôt revenir.
Il se changea en mouche à viande, entra dans la yarangue. Ils ne lui prêtèrent pas attention, car le bruissement des mouches à viande leur était familier depuis longtemps. Il voleta dans la yarangue. Avec les autres mouches il mangea vite de différentes viandes, puis il s'introduisit dans le yorongue, défit les liens en fer de l'âme, et la changea en mouche à viande. Ils s'éloignèrent en volant en direction de leur univers. De l'univers de la femme-oiseau jusqu'au leur il y avait trois univers à franchir. Ils n'avançaient pas en droite ligne. Du second univers ils revinrent dans le premier, du troisième dans le second, en dessinant des cercles avec leurs traces comme fait le renard. Lorsqu'ils arrivèrent au troisième univers, la femme-oiseau les rattrapa.
- Ko-ko-ko ! Pourquoi as-tu ravi mon garçon?
- Je ramène celui qui a été ravi de chez celui qui l'a ravi, dit le chamane galeux.
- Rends-le-moi, sinon je vous tue tous les deux.
- Personne n'a jamais menacé de toucher le Galeux même du doigt. Tu es la première. Au demeurant, essaie !
La femme-oiseau déploya ses ailes. Le Galeux fut agité par le battement de ses ailes, comme une feuille sèche dans un tourbillon.
- Oh-oh ! dit-il, je vois que tu veux me tuer, en vérité. Eh bien, attends un peu. A mon tour d'essayer (11).
Il rentra son bras dans sa manche, de sa manche il tendit son petit doigt vers le ciel. Un feu descendit du ciel et brûla les ailes de la femme-oiseau.
- Oh-oh ! s'écria (la femme-oiseau). Il veut me tuer, en vérité. A mon tour à présenr.
Elle agita les ailes, mais il n'y avait pas d'air dans ses ailes car les plumes étaient brûlées. Le Galeux ne bronchait pas.
- Bon, cela suffit. Tiens-toi sur place ! Je vais te tuer. Tu me fais perdre mon temps. Il me faut me hâter.
A son tour la femme-oiseau se figea. Encore une fois il tendit le petit doigt. Un feu descendit du ciel et consuma entièrement la femme-oiseau. De ses os il ne resta qu'une cendre blanche.
- Il faut nous hâter, dit le Galeux.
Ceux qui étaient assis dans la yarangue de Meemqyn entendirent le grondement du tambour. Il descendit du ciel, entra dans la terre. Un peu plus tard il sortit de terre au milieu du yorongue.
- Eh bien, dit-il, j'ai trouvé l'enfant. Il faut se hâter.
Il appela ses esprits /auxiliaires/ et leur fit tenir l'âme. Il regarda le tas putréfié qui gisait devant Meemqyn, fit claquer sa glotte, avala /le tas/ : le liquide putréfié se répandit de tous côtés comme de l'eau.
- Apportez vite une nouvelle peau.
On l'apporta et on l'étendit. Il se racla la gorge et en fit sortir le corps du garçon. Les os se mirent à leur place, la chair se plaqua contre les os. De nouveau il fit claquer sa glotte, avala le corps, de nouveau le fit sortir en se raclant la gorge. Le corps se tendit d'une peau nouvelle. Tous les défauts s'aplanirent. Il l'avala et le régurgita une troisième fois, et le sang apparut sur ses joues. Mais il ne parlait pas.
- Donnez-moi l'âme, dit le Galeux à ses esprits.
Il avala l'âme et la projeta sur le corps en se raclant la gorge. Elle passa à travers le corps telle une flèche et se ficha dans la paroi.
- Elle ne se soude pas, dit le Galeux. Le corps est trop froid.
A nouveau il ingurgita le corps, le réchauffa dans ses entrailles et le fit ressortir. Ensuite il projeta l'âme à l'intérieur /du corps/.
- Gy-gy-gy ! dit le garçon qui s'assit sur la peau de renne.
Son père l'étreignit et l'embrassa.
- En vérité, tu es un puissant chamane. Beaucoup plus puissant que moi. Quelle rétribution veux-tu ?
- Disons, un troupeau de rennes.
- J'y consens. Je possède quinze troupeaux, l'un aux pattes blanches, le second aux sabots antérieurs blancs, le troisième aux sabots postérieurs blancs, le quatrième aux jambes antérieures blanches, le cinquième aux jambes postérieures blanches. J'ai encore un troupeau blanc, un second d'un beau noir, un troisième gris clair, un quatrième gris, un cinquième moucheté. Il y a un troupeau gris-sombre, un second gris clair moucheté, un troisième gris clair tacheté, un quatrième gris tacheté, un cinquième tacheté-moucheté. C'est le plus nombreux. Lequel choisis-tu ?
- Disons, le tacheté-moucheté, dit le Galeux.
Meemqyn envoya ses serviteurs. Bientôt résonnèrent les sabots. La tête du troupeau passa devant la yarangue et la contourna. Le troupeau mit cinq jours à passer. Le bruit des sabots empêchait les gens de s'entendre. Enfin apparurent les derniers rennes. Tout le troupeau s'était placé autour de la yarangue sur trois jours de route en profondeur.
- Eh bien ! Je m'en vais, dit le Galeux. Mais que tous les gens entrent dans le yorongue et ne sortent pas. Car j'emporterais tout ce qui se trouverait dehors. Or je vais très loin. Veillez sur votre garçon. J'en ai fait un chamane plus puissant que moi. Mais son esprit tend vers le mal. Prenez garde de ne pas le contrarier, car cela ne finirait pas bien.
Il frappa le tambour, chanta son chant et sortit de la yarangue. Immédiatement le bruit du troupeau et le son du chant s'élevèrent, arrivèrent jusqu'au niveau de l'orifice de fumée, puis ils montèrent plus haut et peu à peu disparurent dans le ciel. Seuls des fragments du chant parvenaient encore de hauteurs inaccessibles.

Notes.
1. Gypilyt.
2. Vapysqa-laul.
3. Les brides des rennes se terminent par des boucles que l'on passe aux bras.
4. Ie-pkit-tegyn, la limite des abords du ciel.
5. Retymygitesqivken /j'irai regarder en rêve/.
6. Qelelvynsyku niuqeet /dans leur for intérieur ils dirent/.
7. Kalselgyt, myk-gytkalyt, gyto-kalelyt, tyqi-nerri.
8. Galganav : monstre aux ailes d'oiseau, au visage et à la poitrine de femme, aux pattes griffues de fer, se nourrissant de l'âme des humains.
9. Uvirit.
10. Rekket : monstres à la gueule d'ours et aux énormes oreilles en forme de voiles, capables de saisir le moindre frôlement.
11. Les lutteurs tchouktches en compétition s'affrontent à tour de rôle.

Deuxième partie

Effectivement Ryntev commença à mal tourner. Quand le Galeux fut reparti, dès le soir même, il se conduisit de façon insensée. Il maltraitait les gens. Il courait vers toutes les yarangues et tous les yorongues : quand il y trouvait une femme, il lui faisait violence sur-le-champ. Si un homme y était couché, il le saisissait par le pénis, il le secouait et le soulevait. Entré dans un yorongue où quelque vieillard et quelque vieille femme dormaient tranquillement et suavement, il courait vers le vieil homme, lui baissait sa culotte, l'empoignait par le pénis et le secouait, le secouait, le secouait, puis le rejetait. Il mettait les habits de la vieille femme en pièces, les lui enlevait tous et s'accouplait à elle. Il courut ainsi toute la nuit d'un yorongue à l'autre. Il se hâtait tant qu'il avait ôté ses culottes, ses bottes aussi, et qu'il courait nu d'un yorongue à l'autre et se livrait à des violences. On ne pouvait rien lui faire. On le renversait et on le ligotait. On regardait : il était déjà à un tout autre endroit à déchirer les habits d'une femme et à lui empoigner les seins. On essaya de lui jeter un sort : il recueillait dans sa moufle tous les mots de ceux qui tentaient de l'envoûter, les enfermait dans la moufle et, au matin, les leur rendit à tous.
- Voici tes paroles ; voici les tiennes ; voici les tiennes.
C'était une torture pour le père. Les gens venaient se plaindre. Les vieilles gens se lamentaient.
- Ah ! se dit le père, il faut le détruire. Il agit mal.
Il partit du côté du soir chercher une vieille femme-kele. Il marcha, marcha, arriva chez elle. Devant la yarangue son fils était occupé à un traîneau.
- Où est ta mère ? demanda-t-il.
- Dans le yorongue.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Je sais, tu veux que je mange ton fils. Je vais y aller sur-le-champ.
Elle prit son bâton de fer avec une lame au bout. Une moitié (du bâton) était toute maculée de sang.
- Quand tu arriveras chez toi, dis à ton fils de sortir. Je le tuerai sur place.
Ils arrivèrent. Son père lui dit :
- Sors du yorongue et regarde derrière la yarangue. Il s'y trouve un harpon (tegrynen). Apporte-le ici.
Elle était à la porte, le bâton levé prête à porter le coup. Il sortit la tête du yorongue.
- Qui se tient à la porte ?
De son œil de chamane, il avait vu la vieille à travers la yarangue.
- Qui se tient ? Personne.
Soudain il prit son vol sous la forme d'une oie, traversa le toit de la yarangue derrière la vieille et s'envola du côté de l'obscurité nocturne. La vieille femme le poursuivit, mais ne put le rattraper.
- C'est bon, dit-elle. Tu reviendras bien un jour à la maison.
Il arriva au pays de l'obscurité et se mit à errer dans le noir. Soudain il donna du pied dans un hibou.
- Gy-gy-gy ! Qu'as-tu à donner des coups de pied ?
- Oh ! Es-tu aussi un humain ?
- Je ne suis pas un humain, mais j'ai quand même un logis dans l'obscurité. Ne donne pas de coups de pied. Nous sommes aussi des êtres vivants.
- Si vous êtes des vivants, laissez-moi passer la nuit ici. Je suis très fatigué.
- C'est bon. Entre.
Il l'installa sous l'aisselle (d'une patte).
- Si tu veux uriner, dis-le-moi. Je te donnerai le pot.
Il eut envie d'uriner.
- Nargynolot ! Esuulgyn ! (1)
- Vago ! (2)
Il lui tendit l'autre patte sous l'aisselle.
- Mets-toi ici.
Puis il versa /l'urine/ de côté.
Au matin ils se firent leurs adieux.
- Là-bas au loin, dit-il, il y a une ouverture.
On voyait une ouverture comme rongée par la larve d'un taon (3).
- La lumière sort de la terre éclairée. Vas-y. Mais sache que la vieille a placé son bâton en travers du chemin et qu'y a surgi une montagne de fer. La vieille elle-même s'est dédoublée. Elle a deux extrémités. Quand tu arriveras à la cime de fer, la route est abrupte. Ne la contourne pas. Traverse-la. Traverse-la par le milieu, là où était auparavant le trait, la limite du sang. Sur la cime de fer rougeoie une terre rouillée. C'est par là qu'il te faut passer. Si tu la contournes, on te tuera. Aussi puissant chamane sois-tu, on te tuera quoi que tu fasses. Passe plutôt à travers.
Rntev marcha vers la lumière. Pendant la journée il marcha tout droit. Quand le soir se fit sur notre terre, l'ouveture devint sombre. Il s'égara de nouveau dans l'obscurité, donna du pied dans un corbeau.
- Gy-gy-gy ! Qu'as-tu à donner des coups de pied ?
- Oh ! Es-tu aussi un humain ?
- Je ne suis pas un humain, mais j'ai quand même un logis dans l'obscurité. Ne nous donne pas de coups de pied. Nous sommes aussi des êtres vivants.
- Puisque vous êtes des vivants, laissez-moi passer la nuit ici. Je suis très fatigué.
- C'est bon. Installe-toi.
Il l'installa sous l'aisselle (de la patte).
- Si tu veux uriner, dis-le-moi. Je te donnerai le pot.
Il eut envie d'uriner.
- Nargynolot ! Esuulgyn !
- Vago !
Il lui tendit l'autre patte, sous l'aisselle.
- Viens ici.
Ensuite il versa /l'urine/ de côté.
Au matin il se firent leurs adieux. A l'avant on voyait une lumière semblable à l'orifice de fumée d'une yarangue.
- Va par là. C'est là que se trouve ta terre.
Il marcha, marcha, atteignit la cime de fer, lisse, abrupte, telle une falaise rongée par la mer. Malgré tout il se mit à l'escalader en s'aidant des ongles et des dents. Il grimpa un peu et dégringola en arrière. Il tomba sur le dos. Il regarda : il se trouvait sur la cime. Il jeta un coup d'oeil en bas : c'était la terre éclairée. Leurs yarangues se trouvaient au pied de la montagne. Il se laissa glisser du sommet et arriva chez lui. Les vieilles femmes le virent de loin. Toutes s'enfuirent en se lamentant, car elles étaient effrayées à l'avance. Il se mit à maltraiter les gens encore plus qu'auparavant. Toutes les femmes pleuraient.
- Oh ! dit le père. Que faire de lui ?
Il lui dit :
- Si tu es vraiment un chamane, du côté de l'orient, dans une contrée obscure, vit un kele. Va lui demander sa fille !
- Bien, dit-il, et il s'envola vers l'orient tel un oiseau.
Dans une contrée obscure du côté de l'orient vivaient un kele et sa femme. Ils avaient un fille unique. La mère dit :
- Que veux-tu ?
- Je suis venu demander votre fille en mariage.
- Prends-la, si tu n'as pas peur.
Il la ramena chez lui, et elle conçut tout de suite. Chez les voisins, dès qu'elle voyait un enfant, elle le dévorait sur-le-champ. Les gens en larmes vinrent chez le père se plaindre.
- Oh ! Que faire de lui ?
Il lui dit :
- Du côté de l'occident dans une contrée obscure vit un autre kele. Va lui demander sa fille et épouse-la.
Il s'envola vers l'occident.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Je suis venu demander votre fille en mariage.
- Prends-la, si tu n'as pas peur.
Il la ramena chez lui, et elle conçut tout de suite. Dans les yarangues voisines, dès qu'elle voyait un vieillard, elle le dévorait sur-le-champ. Plus encore qu'auparavant, les gens en larmes vinrent se plaindre.
- Oh ! dit le père. Du côté du septentrion, dans une contrée obscure un kele possède un grand couteau (une épée). Va le chercher.
Il se mit en route, vit un rocher sphérique sans entrée, se mit à crier, et de l'intérieur une voix répondit :
- Entre !
Mais il n'y avait pas de porte. Il se remit à crier. Le rocher s'ouvrit et le laissa passer. Là vivaient un kele, un vieil homme et une vieille femme. Toute la demeure était pleine de peaux de renards roux, de renards polaires, d'hermines, d'écureuils.
- Que veux-tu ?
- Je suis venu chamaniser si vous désirez m'écouter.
Il regarda : le couteau était posé à côté. Ryntev se mit à chamaniser. Les peaux de renards roux, de renards polaires, d'hermines et d'écureuils reprirent vie et se mirent à danser au rythme du tambour.
- Oh ! dit le kele. Tu bats bien du tambour. Nous aussi, nous allons essayer (de danser). Ils dansèrent, dansèrent. Ils tombèrent de fatigue et s'endormirent. Ryntev s'empara du couteau et s'enfuit. La vieille finit par se réveiller et se demanda : " Où est le nouveau visiteur ? Nous allons nous régaler de son foie ! " Mais le visiteur avait disparu depuis longtemps. Il avait apporté le grand couteau à la maison et l'avait accroché au-dessus du yorongue. Mais le couteau du kele pouvait-il apporter le bien ? Qui le touchait de la main mourait. Qui le regardait tombait malade. Et les épouses de Ryntev qui dévoraient les enfants et les vieillards ! Les gens pleuraient. Le père se tourmentait plus que jamais. Il lui dit :
- Au-delà des mers vit ma sœur. Va lui rendre visite.
Ryntev s'en fut. Son père égorgea deux chiennes blanches, ôta les peaux et en vêtit ses brus. Il leur lia fortement la langue. Ryntev revint :
- Où sont mes femmes ?
On lui dit :
- On s'ennuie ici. Allons à la maison.
Autour de Ryntev rôdaient sans cesse deux chiennes.
- Que vous arrive-t-il ?
Il regarda : elles avaient la langue liée. Il leur délia la langue et elle se remirent à parler comme auparavant. Il arracha les peaux des chiens et elles redevinrent des femmes. Plus que jamais elles se mirent à dévorer les gens.
- Oh ! dit le vieillard, que faire de lui ?
Il s'en fut du côté de l'orient et trouva une vieille Kerek (4). Elle était de la taille du pouce. En chemin la vieille, qui apportait un mauvais sort, dit au père :
- Si nous le trouvons dans le yorongue, d'accord. Si nous le trouvons dans la cour, qu'il entre dans le yorongue. Et quand il entrera, qu'il ressorte immédiatement. Envoie-le en visite dans l'espace extérieur.
Ils approchèrent de la demeure. Le fils était dehors à quelque ouvrage.
- Entrons dans le yorongue, lui dit le père.
Ryntev entra avec son père.
- Bien. A présent ressortons. Regarde ce qui se passe dans l'espace extérieur.
Or la vieille femme kerek avait créé par magie un univers à l'intérieur du yorongue, un autre univers à l'intérieur de la yarangue, un troisième univers à l'extérieur. Il sortit du yorongue, perdit conscience et marcha droit devant lui. Il marcha ainsi. Au bord de la mer se trouvaient des falaises. En haut se dressaient des excroissances de pierre semblables à des pouces (perqat), juste au-dessus des eaux. Il se retrouva sur l'un d'eux, au sommet. C'est là qu'il reprit ses esprits. Il regarda alentour. L'endroit lui était inconnu. Derrière était le rocher. En bas se déchaînait la mer. Le siège était étroit. Il n'était pas possible d'en descendre. Il y resta assis un jour, deux jours. La moelle de ses os commença à se dessécher de faim. Enfin un corbeau passa à côté.
- Qui es-tu ?
- Ryntev.
- Pourquoi es-tu assis sur un doigt de pierre ?
- Comment pourrais-je en descendre ?
- Si tu veux, je te montrerai comment en descendre et t'en aller.
- Eheï !
- Que me donneras-tu en échange ?
- Ce que tu voudras.
- Tue pour moi tous les vivants que tu trouveras chez toi.
- Je suis d'accord.
- Bon, écoute-moi sans respirer. La matinée et la soirée vont s'écouler. Un tronc avec ses racines (5) passera en flottant près de la falaise, apporté d'une autre contrée par le mouvement de la mer. Quand il passera, saute sur lui du haut de ton doigt de pierre. Ne pense pas à la hauteur. Ne pense pas que tu pourrais te briser les os. Saute droit en bas. Tu te retrouveras sur le tronc et tu vogueras à travers la mer. Quand tu approcheras de la côte, ferme les yeux. La rive rocheuse grondera devant toi : n'ouvre pas les yeux. Les yeux aveugles, remplis ta main de petits cailloux et fais-les passer d'une main à l'autre. Quand tu sentiras qu'ils sont mous comme des mûres polaires, jettes-en une poignée par-dessus ton épaule. Alors tu seras soulevé, emporté dans les airs et de nouveau transporté au delà de la mer. Quand la berge rocailleuse grondera de nouveau, ferme encore les yeux, prends des petits cailloux dans la main et jette-les d'une main dans l'autre. Quand ils seront mous comme des mûres polaires, jette-les par-dessus ton épaule. De nouveau tu seras soulevé et emporté au-delà de la mer. Quand tu redescendras sur terre, ouvre les yeux, et tu trouveras. Marche sur le sol. Tu trouveras une vieille souche. Cherches-y. Tu trouveras une aiguille. Puis marche encore. Tu trouveras une souche. Cherches-y. Tu trouveras un dé. Enlève la peau d'un grand scarabée et tends la peau sur un tambour. Quand tu arriveras chez toi avec le tambour, célèbre un rite (6) sur l'aiguille et sur le dé.
Sur ces paroles, il s'envola. Ryntev était assis sur son doigt de pierre. Il ne pouvait toujours pas dormir. Un jour et une nuit s'écoulèrent. Un tronc passa en flottant emporté par le mouvement de la mer. Ryntev sauta, tomba sur le tronc et fut emporté à travers la mer. Lorsqu'il aborda le rivage, il ferma les yeux. La côte rocheuse gronda sous ses pieds. Les yeux aveugles, il ramassa une poignée de petits cailloux et se mit à les faire passer d'une main à l'autre. Quand il sentit qu'ils étaient mous comme des mûres polaires, il les jeta par-dessus l'épaule. Il fut soulevé, emporté dans les airs et transporté au-delà de la mer. Sous ses pieds le rivage rocailleux gronda. Il ramassa une poignée de petits cailloux et les fit passer d'une main dans l'autre. Quand il sentit qu'ils étaient mous comme des mûres polaires, il les jeta par-dessus l'épaule. Il fut soulevé, emporté dans les airs et transporté vers son pays. Il arriva à sa yarangue.
- Très bien, dit son père. Tu es venu !
- Oui, je suis venu. Où est la vieille Kerek ?
- Ici.
- Dis-lui que demain nous célébrerons un rite. Envoyez la nouvelle aux gens.
Il construsit une yarangue de bois. Il la fit si grande que depuis l'entrée on voyait à peine la paroi arrière. Pendant que les gens se rassemblaient, il acheva la construction. Les gens se rassemblèrent de partout et emplirent toute la yarangue. Il se mit à chamaniser sur son petit tambour. La vieille Kerek fit un marchepied sur une marmite renversée et, y grimpant, elle fit les réponses chantées. Sa voix monta, atteignit l'orifice de fumée, sortit et combla le désert. Tous les hommes, femmes et enfants s'étaient rassemblés et ils se pressaient dans la yarangue. Ryntev dit seulement à une petite orpheline sans père ni mère :
- Ne reste pas ici. Sors et tiens-toi dehors.
Elle sortit. Alors Ryntev dit :
- Aiguille, viens ici !
D'en haut par l'ouverture descendit l'aiguille, comme suspendue à un fil.
- Que prenne cette aiguille celle qui la tiendra bien en main.
- Moi, moi, moi, crièrent les femmes.
Elles tendirent la main vers l'aiguille, qui s'esquivait et ne se donnait pas à elles.
- Bon, si personne ne peut la prendre, qu'on la retire, dit Ryntev.
L'aiguille fut emportée vers le haut comme par un fil.
- A présent, dé, viens ici !
Le dé descendit par l'orifice, comme suspendu à un fil.
- Que le prenne la femme qui le trouvera à sa main !
- Moi, moi, moi ! crièrent les femmes en tendant le bras vers le dé, qui esquivait et ne se donnait pas à elles.
- Bon, si personne ne peut le prendre, qu'on le retire.
Le dé fut emporté en haut comme au bout d'un fil.
- Quand j'errais, perdu dans l'univers, chanta Ryntev, je tenais dans les mains des petits cailloux qui devinrent mous comme des mûres polaires. Où sont mes mûres dures comme des pierres ?
D'en haut descendit une petite boule décorative, semblable à une mûre polaire. Elle était fixée à un long fil d'argent.Son éclat illumina toute la yarangue.
- Qui veut ce pendentif ?
De tous côtés se tendirent les mains, qui saisirent le fil. Celles qui ne trouvaient pas de place sur le fil saisissaient la main des voisines. Alors Ryntev frappa son tambour en peau de scarabée et chanta :
- Quand j'étais assis sur le doigt de pierre au-dessus de la mer, le corbeau m'a demandé de lui donner tous les gens en guise de proie. Prends ta proie, toi le noir qui croasses. Cela te distrait-il, vieille Kerek ? Le sort /que tu m'as jeté/ se retourne contre toi.
Ryntev sauta en l'air et bondit par le trou de fumée. Son tambour s'agrandit et se bloqua dans l'orifice et le boucha. Les portes et les sorties de la yarangue de bois disparurent toutes. Alors le battoir se mit à cogner de lui-même sur le tambour comme un oiseau capturé. La petite boule décorative s'agrandit encore et encore, et elle se pressa contre les gens qui l'entouraient. D'abord elle devint de la taille de la bosse d'un foret, puis de la tête d'un enfant, puis de la tête d'un adulte, puis comme la poitrine d'un renne fraîchement abattu, puis comme une carcasse de phoque barbu, de plus en plus grosse, emplissant la yarangue, compressant les gens. Elle grandissait toujours. Le battoir cognait toujours. Le sang afflua tel une sueur sanglante à travers les poutres. Les attaches de la construction éclatèrent et tombèrent de tous côtés. De la demeure de Ryntev se mit à couler une rivière de sang. Ainsi il ne resta sur terre que deux personnes, Ryntev et l'orpheline qui se trouvait toujours dehors. Ryntev prit l'orpheline comme épouse et à partir d'eux la race des humains se multiplia à nouveau.

Notes.
1. Gens du dehors ! Le pot !
2. Voilà !
3. Rysvalgyn.
4. Les Kereks : une petite tribu vivant sur le littoral de l'Océan Pacifique. On leur attribue de grandes connaissances en magie.
5. Levt-uttuut : " arbre avec une tête ", en dialecte des Russes de la Kolyma " kokora ".
6. Mneyrgyn.

79. Konena-lymnyl. Récit sur Kunine (Recueilli auprès de Pelavge à Nijne-Kolymsk).

Kunine avait sept frères. Il était le cadet. C'était un grand polisson. Il guettait les vieilles femmes dehors et leur faisait violence. Il déchirait les culottes des vieillards et leur mettait leur pipe bourrée de tabac dans le … Ses frères lui flanquaient des raclées chaque jour, jour après jour. Il gardait le silence. Ils le relâchaient, et il recommençait. En mer il était excellent chasseur. Il chassait la baleine, le morse, le phoque barbu, le veau marin et l'ours blanc. Il approvisionnait en viande tous les voisins. Un jour ils prirent la mer en barque. Un vent violent se leva et les emporta au large. Ils virent devant eux un énorme tourbillon. L'eau y tournait comme dans une marmite en ébullition. D'énormes blocs de glace y étaient aspirés et disparaissaient. Ils ramèrent, ramèrent de toutes leurs forces, mais ne purent s'éloigner. Ils étaient aspirés à l'intérieur du tourbillon. Oh ! Tous battirent Kunine.
- Pourquoi allons-nous périr ? C'est à cause de ses agissements que le malheur arrive.
Ils le frappèrent à la tête.
- Qu'il soit maudit ! C'est à cause de lui que nous allons mourir.
- Nous ne périrons pas. Non, nous vivrons. Nous ne mourrons pas encore. Non.
Ils le battirent encore plus fort.
- Il se sera moqué de nous jusqu'à la fin.
- Non, non ! Je vous le dis : nous ne mourrons pas.
Tandis qu'ils se disputaient, ils basculèrent dans le tourbillon. " Hup ! " Ils tombèrent au fond et se retrouvèrent sur une terre.
- Nous mourons. O-o ! Sur quelle terre sommes-nous ? Nous n'en connaissons ni le début ni la fin. Quelle vie y trouverons-nous ?
- Nous trouverons, nous trouverons ! Marchons sur cette terre. Nous trouverons une habitation. Chaussez-vous rapidement.
- Pourquoi irions-nous ? Où irons-nous ? Il vaut mieux mourir ici près des barques.
A présent c'était au tour de Kunine de battre ses frères. Rien à faire ! Ils mirent des bottes sèches et s'en furent.
- Attendez ! Laissez-moi passer devant.
Ils virent un grand campement. Ils entrèrent dans la première yarangue de la rangée, une grande yarangue (1).
- Requ lymne ! (2) Des visiteurs ! Qui êtes-vous ?
- Kunine et ses frères.
- Kunine est arrivé ! Gloire à Dieu, un joyeux luron est arrivé ! Tu seras notre compagnon dans les moments d'ennui. A présent nous vivrons gaiement. Eï, eï, faites à manger ! Des visiteurs sont arrivés.
On fit cuire de la viande bien grasse. On mangea. Mais on ne but pas, ni potage, ni bouillon de viande, ni rudianka (3).
- Où donc est l'eau ? demandèrent les visiteurs.
- Qu'avez-vous besoin d'eau ?
- Ne buvez-vous donc rien ?
- Non. Nous ne buvons que du sang chaud.
Ils allèrent à la rivière et ils leur apportèrent de l'eau. Le lendemain, à peine éveillé, le maître cria :
- Eh, eh ! Kunine et tes compagnons, réveillez-vous ! Il faut être gai. Jouons !
- D'accord. On va jouer.
Le maître confectionna huit bonshommes de bois, les plaça sur un rang, claqua des doigts vers eux l'un après l'autre. Ils tombèrent. Les frères de Kunine tombèrent en même temps, eux aussi, et ils moururent tous. On arriva au dernier. Il tenta de faire tomber le dernier bonhomme. Non, il ne tomba pas. Il se dressait comme un roc. Il poussa, poussa, sans résultat.
- Cela ne fait rien. Il reste quand même à présent un joyeux drille.
- Pourquoi resterais-je seul ? dit Kunine.
Il releva l'un après l'autre les bonshommes de bois, et les hommes se relevèrent aussi comme s'ils sortaient du sommeil. Tout était comme avant.
- Eh-eh ! Recommençons !
- Non. Remettons cela à demain.
Le lendemain, à peine éveillé, le maître cria :
- Eh, vous, debout ! Assez dormi ! Nous allons de nouveau égayer notre âme ! Amusons-nous !
- Egeï !
Le maître apporta une omoplate de baleine brûlée pour la divination. Il empoigna un des frères, lui fourra la tête dans la fente et n'en retira que les os. Ensuite le second, ensuite le troisième… Il ne resta plus que Kunine. Il tenta de le saisir, mais ne put le faire bouger. L'autre était assis sans même le regarder. Il ne put l'arracher /à son siège/. Il prit l'omoplate, la traîna, résolut de la lui enfiler sur la tête. Il commença à lever les bras.
- Cela suffit comme cela !
L'omoplate resta figée en l'air.
- Bon, je ne peux pas. Le joyeux drille est resté quand même seul.
- Pourquoi resterais-je seul ?
Il frappa l'omoplate du poing, y fit un trou, prit les squelettes, les fourra l'un après l'autre dans le trou et en retira les hommes vivants.
- Kako ! Recommençons !
- A mon tour à présent ! C'est curieux : vous voulez toujours jouer seuls ! Laissez-moi au moins essayer.
- Egeï ! A ton tour !
Il dit tout bas à ses frères :
- Mettez vos bonnets.
Il sortit, mit quelque chose dans le pan de sa combinaison et le rabattit aussitôt. Il revint, écarta largement son pan et rejeta /ce qu'il y avait mis/. Oh, que de moustiques ! Ils mordirent tous les gens. Ils se mirent à se gratter.
- Oh ! Quel fléau.  Comme elles piquent, ces créatures ! Malheur, malheur ! Assez !
Kunine souffla et tous les moustiques disparurent.
- A notre tour, reprit le maître. Nous jouerons toute la nuit.
- Très bien, dit Kunine. Nous jouerons.
La nuit arriva On soupa. Kunine dit doucement à ses frères :
- Voyez la tête de baleine. Cachez-vous-y.
Le maître sortit d'un sac un chien roux gros comme le doigt.
- Voici mon ami.
- Ah !
On éteignit le feu. Les frères se cachèrent dans la tête /de baleine/. Kunine s'envola et se plaqua contre le plafond. Le petit chien se changea en un gros chien, plus gros qu'un ours. Il courut à travers la yarangue, chercha, flaira. Il renversa toutes les marmites.
- Ah ! Allumez le feu. Qu'il cesse /, ce chien/. Il va tout manger. Il ne nous laissera pas les os, à nous non plus.
On alluma le feu. Ils /les frères/ étaient déjà tous à la place qu'ils occupaient auparavant.
- A mon tour à présent, à mon tour, s'écria Kunine.
Il sortit, ouvrit le pan /de son habit/, y cacha quelque chose, puis il revint et dit :
- Eteignez le feu !
A peine le feu fut-il éteint, il ouvrit son pan et cinq ours-kele en jaillirent, se jetèrent sur les gens et les tuèrent.
- Il y en a d'autres dehors, cria Kunine.
Ils /les ours-kele/ se précipitèrent dehors et tuèrent tous ceux qui se trouvaient à l'extérieur. Alors Kunine recueillit tous les biens de valeur et les emporta avec lui. Il prit /ils prirent ?/ le chemin du retour avec les embarcations. Il fit des barques ailées, et ils s'envolèrent tels des oiseaux.

Notes.
1. La yarangue du principal personnage d'un campement est la première de la rangée.
2. Requ lymne : très bien !
3. Kivlet. Dans le dialecte russe local " rudianka " : potage avec du sang.

80. Ryntev-lymnyl. Récit sur Ryntev (Recueilli auprès de Vaal dans la vallée de l'Omolon en 1895).

Un vieillard vivait sans enfants. Il n'avait qu'un neveu du nom de Ryntev qu'il avait élevé. Il avait de très mauvaise manières. Il était violent et avait tendance à outrager /autrui/. Il parcourait souvent la toundra et rentrait rarement à la maison. Quand il trouvait une souris, il la tuait et la mangeait. Ou s'il trouvait un petit oiseau ou autre petite créature, il les tuait et les mangeait. Il ne maigrissait pas. Ses proches restaient sans nourriture, mais lui n'avait pas faim. S'il lui arrivait de rentrer à la maison, il se conduisait mal : il battait les enfants, déchirait les culottes des vieux et des vieilles, et leur dénudait l'entrejambe.
- Il n'est pas possible de vivre avec lui, disaient les vieilles gens à son père adoptif. Tuons-le.
- Oh ! Eh bien ! Comme vous voulez. Tuez-le ! Seulement il est trop rusé. Vous ne le tuerez pas si facilement. Au bord de la mer, dans une tête de baleine, dans le trou de la nuque, vit une vieille femme, (qui possède) le mauvais œil. Allez la chercher.
On amena la vieille femme. Elle entra dans le yorongue et dit au jeune homme :
- A proximité de l'entrée, à l'auvent près de la barque est accroché un sac de voyage. Prends-y une courroie en peau de phoque.
Il sauta sur ses pieds tel un fou, vêtu de sa seule combinaison, sans culotte et sans bottes, et se mit à courir à travers la yarangue. Il courut longtemps et, épuisé, s'arrêta. Il regarda à gauche : devant lui se trouvait toujours la paroi de la jaran'e. Il s'effraya, perdit l'esprit et reprit sa course. Il courut longtemps et, épuisé, s'arrêta. Il regarda à  droite : devant lui se trouvait toujours la paroi de la jaran'e. Il perdit encore plus l'esprit et se précipita en avant. Enfin il sortit, et se retrouva au delà des limites de cet univers. Tel était le mauvais sort créé par la vieille femme. Au delà des limites de l'univers, le blizzard soufflait, la tempête de neige se déchaînait. Or il ne portait que sa seule combinaison. Sans culottes ni bottes, il était transi. " Oh ! se dit-il, on me tue ". Il creusa un trou dans une congère du côté opposé au vent, s'assit, enfonça ses pieds dans la neige. Assis, il tremblait. Soudain un corbeau passa :
- Kako ! (1) Ryntev le moqueur est venu ici. Que viens-tu faire ici ? Allons, ris un peu ! Ne veux-tu pas ?
- Assez, cesse donc ! Je veux me geler à mort.
- Eh bien ! Si je trouve /le moyen/, je puis te délivrer. Que me donneras-tu ?
- Que veux-tu ?
- Tout ton clan, pour le détruire. Donne-moi les tués comme nourriture.
- Si tu veux.
- Bon, puisque c'est ainsi, mets mes bottes. Tes jambes sont nues, mets mes culottes. Va à pied du côté de l'orient. Le soleil y brillera. Marche tout droit dans cette direction. Passe par-dessus le soleil et continue. Il y aura devant toi une mer. Va droit vers la mer, empoigne-la. Jette-la par-dessus ton épaule et continue. Tu verras devant toi un sommet bigarré. Empoigne-le et emporte-le avec toi. Alors tu arriveras dans ton pays.
Le corbeau s'envola. Ryntev enfila les culottes et les bottes du corbeau et se dirigea du côté de l'orient. Il marcha, marcha. Devant lui brilla un univers de feu. Il brillait comme le ciel. Il marcha droit dans cette direction, s'approcha. Il /cet univers/ devint de plus en plus petit. Quand il fut tout près, il n'en restait plus qu'une lampe ronde de cuivre jaune. Un feu y brûlait de lui-même sans s'éteindre. Il passa par-dessus et continua. Devant lui apparut de l'eau : une mer immense. Il marcha droit sur elle, marcha, marcha. Tandis qu'il approchait, la mer commença à rétrécir. Quand il fut tout près, elle devint toute petite. Finalement il se trouva tout contre. La mer se changea en tambour. Il le saisit, le jeta par-dessus l'épaule et continua. Devant lui apparut un sommet bigarré, long de la minuit au midi. Il s'approcha. Il /le sommet/ se mit à rapetisser. Quand il arriva, il était devenu tout petit. Finalement il se changea en un fragment de couteau bigarré. Il le prit, le passa à sa ceinture. Il continua son chemin et aperçut sa demeure. Il entra. Son oncle leva la tête.
- Te revoilà ?
- Y !
Il /l'oncle/ regarda : son esprit s'était rétabli.
- Informe tous les voisins. Qu'ils se rassemblent. Je chamaniserai, car en chemin je suis devenu un homme inspiré. Si je suis un être ridicule, je les amuserai aujourd'hui.
Tous les habitants se réunirent et entrèrent dans le yorongue. Il dit à son oncle :
- Va dehors.
Il ne voulut pas sortir. Il l'empoigna et le jeta dehors. Tous étaient réunis. Il prit le tambour et se mit à chamaniser. Ensuite il prit le tambour et l'humecta d'urine. Le tambour se mit à grandir. Il grandit et devint aussi grand que la mer. Il noya tous les gens. D'autres s'enfuirent. Il jeta son couteau par-dessus leur tête. Il se changea en un sommet bigarré et leur barra la route. Tous moururent et devinrent la proie du corbeau. C'est tout.

81. Anan-rasvynken lymnyl. Récit de la compétition entre chamanes (Recueilli auprès de Sene dans la vallée de la Rosomachia en 1896).

Il y avait deux chamanes, l'un de Nuukan /eskimo Nyvuq, tchouktche Nuuqen/, l'autre Inetlilyn, celui d'Inetlin (1), une île au delà des mers. Ils étaient mariés tous les deux. Celui de Nuukan avait aussi un jeune neveu. Ils avaient par ailleurs chacun une femme du clan des kele (2). Ils concouraient dans l'art chamanique, se prenaient l'un à l'autre leur femme, s'affaiblissaient à ne pas dormir. Il se dit : " Oh, malheur ! Je n'en peux plus. J'ai perdu le sommeil ". Il décrocha son tambour, frappa le tambour. Un des kele apparut.
- Que te faut-il ?
- Oh, malheur ! Je m'affaiblis à ne pas dormir. Va au delà des mers chez le chamane de Nuukan. Quand tu arriveras, empoigne-le. Quand tu l'auras empoigné, emporte-le dans les nuages, dans l'aurore boréale, dans le ciel.
- A-a !
Le kele s'envola et arriva au gîte du chamane de Nuukan. Toute la demeure était enveloppée de l'extérieur par de mauvais kele. Ils montaient la garde partout. Il n'y avait pas de passage. Il revint et entra :
- Eh bien ?
- Malheur ! Je ne peux pas. Ils montent la garde partout.
- Tu ne sers à rien. Va-t'en.
Il appela un autre kele.
- Que te faut-il ?
- Malheur ! J'en ai assez ! Je ne peux pas dormir. Je m'affaiblis sans sommeil. Le chamane de Nuukan est puissant. Va au delà de la mer. Quand tu arriveras, empoigne-le. Quand tu l'auras empoigné, emporte-le vers les nuages, vers l'aurore boréale. Là abandonne-le.
Il ne put pas non plus. Il fit venir tous les esprits l'un après l'autre. Aucun ne put. Enfin il se souvint de son premier kele, l'oiseau Perruner (3). Il était assis au bord de la mer et attrapait des vers dans la vase marine. Il voulut l'appeler, mais ne put, car il avait oublié le chant. Il ne l'avait pas appelé depuis longtemps. Alors il décrocha son tambour. Il se mit à battre le tambour et finit par le faire venir.
- Que te faut-il ?
- Malheur ! Je ne peux pas dormir. Je perds mes forces. Va au delà de la mer. Quand tu arriveras, empoigne le chamane de Nuukan. Quand tu l'auras empoigné, emporte-le vers les nuages, vers l'aurore boréale, et là abandonne-le.
- Egeï !
Il s'envola, arriva à la limite de la terre. Comme il était faible à voler, il se posa sur la glace, souffla sur la banquise, brisa la glace, plongea dans l'eau par une crevasse, émergea de l'autre côté et arriva à la demeure. La yarangue était de toutes parts enveloppée d'esprits, le yorongue entouré de kele volants. Le mari et la première femme était assis dans le yorongue. De la femme-kele seul le visage était dans le yorongue, sur la paroi. Son corps n'était nulle part (dehors non plus ! Ko !). La première femme émiettait de la nourriture pour son mari : dès qu'elle coupait un morceau, il le mangeait, tandis que l'épouse du clan kele regardait et veillait depuis la paroi. (L'oiseau) fit le tour du yorongue en volant, mais il n'y avait pas d'endroit par où entrer. Il plongea dans le sol et émergea entre ses jambes, ne passant que le bec. Dès que le mari prit un morceau, il pencha la tête en arrière avant d'avaler, l'oiseau fit du bec " Ou-oup !  L'homme disparut. Il n'était plus là. La première épouse coupa encore un morceau et leva la tête : " Personne ! "
- Où est mon mari ?
- Ko ! (dit le visage depuis la paroi).
- Où donc ?
- Il n'est pas là.
De la paroi l'épouse appela tous les kele. Ils se mirent à chercher, trouvèrent une trace, se précipitèrent sur la trace et arrivèrent à la mer. Au bord d'une crevasse était assis l'oiseau Perruner qui attrapait des vers. Ils s'embrouillèrent, perdirent la trace. L'un s'envola en l'air jusqu'aux troisièmes ciels, d'autres transpercèrent la terre, y entrèrent. Les troisièmes partirent à gauche, les quatrièmes à droite. Ils ne purent le retrouver. Alors l'oiseau l'emporta vers les nuages, vers l'aurore boréale et l'y abandonna. Il s'envola vers le chamane d'Inetlin.
- Eh bien ? /As-tu réussi./
- Je pense bien !
Il convoqua ses esprits, leur demanda de faire venir l'épouse magique (du chamane de Nuukan). Il était assis dans son yorongue avec sa propre épouse, de chaque côté de son visage, tandis que les esprits montaient la garde autour. Il se mit à bien dormir avec ses épouses. Seul le neveu (du chamane de Nuukan) resta en tête-à-tête avec la vieille épouse, à peine vivants. Ils souffraient de la faim. Ils pleuraient jour et nuit en repensant à l'oncle. L'orphelin sortit de la yarangue, s'en fut le long du rivage marin et atteignit le dernier rocher. En arrivant au rocher, il s'arrêta. S'étant arrêta il se remémora son oncle et, se le remémorant, fondit en larmes. Tout à coup, au pied du rocher, sortit du sable un être (quoi au juste ? Je ne sais pas) (4) qui s'approcha du neveu :
- Pourquoi pleures-tu ?
- Mon oncle a disparu du joron'e pendant le repas sans avoir mangé sa viande. Voilà pourquoi  je pleure.
- E-e ! Regarde au-dessus de toi.
Il regarda en l'air. Il y avait un trou dans le ciel. Pour jouer, le peuple de l'aurore boréale se servait de son oncle au lieu d'un os de jet (5). Toutes ses articulations étaient retournées, tous ses os brisés, et ils continuaient de le lancer de côté et d'autre. Le neveu se mit à pleurer encore plus fort :
- Veux-tu faire revenir ton oncle ?
-E-e !
- Va chez toi et dis à ta tante : " Tu m'ennuies. Va dormir chez les voisins ". Quand elle sera partie, prends le tambour de son étagère, essaye tes forces et frappe. Tu verras ton oncle en l'air. Tends la main, empoigne-le, bien qu'il soit loin. Quand tu l'auras empoigné, tire-le en bas.
Tout en parlant, il avait gratté le sol et retiré une marmite et son couvercle. Il dit :
- Tu gratteras le sol (de la yarangue), tu retireras une marmite comme celle-ci. L'ayant retirée, tu mettras (ton oncle) dedans. Quand tu l'y auras mis, tu la fermeras. Quand tu l'auras fermée, tu l'accrocheras au-dessus de la lampe. Quand ce sera cuit, que ce sera prêt, un bruit sortira de la marmite. Il y chantera. Alors décroche la marmite, ouvre-la. Ton oncle en sortira tel qu'auparavant. A ce moment demande-lui : " Eh bien, y a-t-il en toi de la colère contre lui (le chamane) ? " Il dira : " Que faire ? " Dis-lui : " En vérité, je pourrai ! " Alors creuse la terre une nouvelle fois. Ta main passera sous la mer. Elle parviendra jusqu'à l'homme endormi. Attire-le à toi et réveille-le tout doucement. Il proposera de te donner ses épouses et ses esprits en te disant : " Seulement, ne les tuez pas ! " Selon ce que dira ton oncle… S'il dit : " C'est bon ! " tu le relâcheras sans le tuer. S'il dit : " Qu'il en soit comme pour moi, comme j'étais ! ", mets-le dans la marmite, couvre-la. Une fois couverte, accroche-la au-dessus du feu. Ce qui sera !
L'orphelin s'en fut chez lui. En arrivant, il dit à sa tante :
- Tu m'ennuies ! Va dormir chez les voisins.
- Egeï ! Egeï !
Elle se vêtit, releva la bordure de son habit et s'en alla. Il décrocha le tambour de la paroi, le frappa et subitement regarda en l'air. Il vit que son oncle était comme précédemment (mort) un cadavre. Les gens de l'aurore boréale jouaient avec lui comme avec un os de jet. Ils ne s'étaient toujours pas couchés. A présent ils s'endormirent soudain. Il empoigna son oncle, le tira en bas. Dès qu'il gratta la terre, il en sortit une marmite et son couvercle. Il souleva le couvercle. L'ayant soulevé, il le mit dans la marmite. L'ayant mis dans la marmite, il l'accrocha au-dessus de la lampe. La cuisson commença. L'eau chanta. Un bruit monta. Quelque chose chanta dans la marmite. Puis la voix qui chantait augmenta d'intensité, et pour finir il cria :
- Sors-moi de la marmite ! Il est temps ! Je suis à point !
Alors il ouvrit la marmite et le sortit.
- Ege-e-ï ! soupira l'oncle.
- Dis-moi, as-tu de la colère contre le chamane d'Inetlin ?
- Qu'y faire ?
- Non, je peux faire /quelque chose/.
Il tendit la main. La main passa sous terre jusqu'à l'île d'Inetlin. L'autre chamane dormait d'un profond sommeil avec ses épouses. Il s'était débarrassé de ses soucis. Il l'apporta endormi et le déposa au milieu de la yarangue. L'ayant déposé, il se mit à lui donner de légères poussées.
- Meï, meï ! réveille-toi !
Celui d'Inetlin se réveilla.
- Où suis-je ? Ne me tuez pas. Je vous donnerai toutes mes femmes. Mes esprits, nous les partagerons en deux.
- Je refuse.
- Je te les donnerai tous. Je serai moi-même votre esclave.
- Non, je refuse. Tu seras ce que j'ai été. Tu seras ce que j'ai été.
Le garçon le saisit et le mit dans la marmite. L'y ayant mis, il posa le couvercle. Ayant posé le couvercle, il l'accrocha au-dessus de la lampe. De la marmite un bruit monta, des cris retentirent. Puis la voix perdit de sa force, puis elle devint plus faible, puis elle disparut tout à fait. Il décrocha la marmite. Il n'y avait rien. Il avait disparu. Au matin, la tante revint à la maison. Son mari était là, le même qu'avant. Elle se jeta à son cou. La vie reprit. Plus tard le garçon tomba malade. Il allait de plus en plus mal. Pour finir, il se tenait à peine assis, tête baissée. L'oncle chercha (la cause de) sa maladie partout. Il ne put la trouver. Il voulut envoyer tous ses kele, mais ne put les envoyer. Enfin il se souvint de l'homme qui était venu vers son neveu la première fois au pied du rocher.
- Où l'as-tu vu ? lui demanda-t-il.
- Qo !
Il avait oublié et ne pouvait se souvenir. L'oncle décrocha son tambour et se mit à chamaniser à tout hasard. Soudain cet homme arriva.
- Que te faut-il ?
- Oh ! Le garçon est tombé malade.
- Il n'est pas malade. Au delà de la mer, sur la terre américaine (6), est une jeune orpheline dans une maison de fer sans portes. C'est elle qui essaye de prendre son âme comme mari.
- Oh ! Qui enverrons-nous ?
L'homme prit au cou du garçon son collier. Il retira une peau d'hermine et lui dit :
- Ton maître est dans une maison de fer chez une jeune fille américaine. Ramène-le.
Il souffla. Elle devint un ours blanc. Il se jeta vivant dans la mer et partit à la nage. Il atteignit le milieu de la mer. Epuisé, il rebroussa chemin.
- Eh bien ?
- Malheur ! C'est loin. Je n'ai pas pu.
- Vos bonds d'hermines ne vont qu'à une distance rapprochée. Envoyons quelqu'un d'autre. Où est l'oiseau Perruper qui avait emporté (l'oncle) ?
On appela l'oiseau Perruper.
- Tu en as emporté un, rapportes-en une autre.
- Egeï !
L'oiseau se précipita (au loin), se retourna en vol, se changea en faucon et vola au delà de la mer. Il arriva vers cette contrée. Une maison de fer, close, sans porte, se dressait dans cette contrée. Il se posa sur son faîte. Il était si lisse qu'il glissa et plongea dans le sol. Il y avait des planchers de fer. Il ne put /en sortir/. Il chercha alentour. Il ne put. Enfin il trouva une mince fissure. Il regarda par la fissure : ils étaient assis face à face, et la femme émiettait de la nourriture pour son mari. Pendant qu'il mangeait, elle le regardait dans les yeux (et en fait son âme). " Ou-oup ! " Il avala l'homme et (s'envola) à la maison. Il vola, vola, vola. La jeune fille leva la tête : rien. Elle se précipita à sa poursuite. Ils volèrent, volèrent. Enfin elle se rapprocha. Arrivant alors à la maison, l'oiseau tomba sur terre.
- Le voilà !
La jeune fille tomba après lui. To-ok ! Ils vécurent dès lors tous ensemble. La jeune fille resta sur place. Tous les trois étaient chamanes. On les appelait de toutes parts auprès des malades. Celui auprès de qui on ne les appelait pas, celui-là mourait. Quand on les appelait, ils y allaient à tour de rôle. D'abord l'un, ensuite l'autre, enfin le troisième. Ils rapportaient le paiement. Ils s'enrichirent. Ils avaient beaucoup de nourriture. On vécut ainsi.

Notes.
1. Inetlilyn : celui d'In'etlin. Nuukan : localité sur le cap Dejnev.
2. Keleneven.
3. Uria Brünnichi selon Kjelmann.
4. Renut, qo, renut ?
5. Les Tchouktches au nez /percé et orné/ jouent en jetant un os de morse.
6. Lelutvyly-nutenut " la terre des barbus ". Les Tchouktches désignent les baleiniers américains sous le nom de barbus : " lelutvylyn ".

82. Kukulpynin lymnyl. Récit sur le chamane à la verrue (Recueilli auprès de Sene sur la rivière Rosomachia).

Il y avait un puissant chamane. Il vivait avec sa femme près de Tiapka (1). Un autre chamane, Kukulpyn (celui à la verrue), /vivait/ sur le continent face à Nuukan, sur le cap Kevmyn (2). Il avait sur les joues deux verrues grosses et longues, semblables à deux mains. Le chamane de Tiapka dit à sa femme :
- Guk ! J'aimerais voir Kukulpyn. Nous ferions un concours en art /chamanique/.
Sa femme lui dit :
- Egeï !
Le matin venu, il se changea en un petit faucon (3) Gu-up ! Il s'envola. Il arriva à Nuukan avant midi, se posa sur le cap le plus haut, sur un piton rocheux, et reprit son apparence humaine. Il regarda devant lui, mais ne put voir le chamane Kukulpyn. Il redevint oiseau et retourna à la maison. Il arriva auprès de sa femme avant le soir et lui dit :
- Je me suis trouvé sur un cap. Je me suis perché sur un haut promontoire, sur un piton rocheux, mais je n'ai pu voir Kukulpyn le chamane.
- A-a !
Le lendemain, il se leva tôt, redevint petit faucon, vola jusqu'aux limites de la terre, plus loin que le cap le plus extrême près de Povtyn / tchouktche Puuten/, se posa sur le cap le plus élevé, sur un piton rocheux, reprit son apparence humaine, mais ne put voir Kukulpyn le chamane. Il se rechangea en oiseau et repartit chez lui. Il arriva avant le soir et dit à sa femme :
- Je me suis trouvé à la limite des terres, près de Povtyn. Je me suis perché sur le cap le plus élevé, sur un piton rocheux, mais je n'ai pu voir le chamane Kukulpyn.
- A-a !
Le troisième jour il se leva de bon matin, se changea en petit faucon, survola la limite des terres, parvint jusqu'à Povtyn, se posa sur un rocher vertical (4) au-dessus d'un replat, de la saillie d'un cap. Chez lui Kukulpyn dit à sa femme :
- Le chamane de Tiapka veut me voir. C'est un homme étrange (5) !
Il se frotta les joues avec ses mains couvertes de verrues. Les verrues disparurent de ses joues. Il devint comme un homme normal. Il alla jusqu'à Povtyn /en voyageant/ sous la terre, émergea au-dessus de la saillie, hors de la vue du chamane de Tiapka, s'approcha de lui et lui dit :
- Qui es-tu ?
- Je suis le chamane de Tiapka.
- Pourquoi es-tu venu ?
- Je veux voir Kukulpyn le chamane.
- A-a ! Eh bien, je vis avec Kukulpyn.
Kukulpyn lui-même ne disait pas la vérité. Il le trompait.
- E-e ! Dis à Kukulpyn le chamane de venir demain. Si nous nous rencontrons, nous ferons quelque chose.
- Je lui dirai, je lui dirai. Mais où venir ?
- Pourquoi pas ici !
Il s'envola vers sa femme et parvint chez lui avant le soir. Il dit à sa femme :
- J'ai dit qu'il vienne demain.
- E-eï !
Le lendemain il se leva avant l'aube, se changea en petit faucon, vola jusqu'à Povtyn et se posa sur un pilier rocheux. Kukulpyn arriva /en passant/ sous la terre et dit :
- Voulais-tu voir Kukulpyn ?
- E-e !
- Eh bien, je suis Kukulpyn. Que ferons-nous ? Nous essaierons.
- E-eï !
- Eh bien, si tu veux essayer, combats ce pilier rocheux.
Le chamane de Tiapka ôta sa combinaison et engagea le combat avec le rocher. Il le tira longtemps. Le sang jaillit de son nez. Il ne put /en venir à bout/, s'écarta et mit sa combinaison.
- A mon tour.
Kukulpyn ôta sa combinaison. A peine commença-t-il à approcher du pilier que celui-ci vacillait déjà. Il s'approcha encore et le pilier jaillit hors de son logement dans le roc et fila à l'écart. Il le devança par le flanc. Le pilier courut de l'autre côté. Il avait peur et s'enfuyait.
- A-a !
Il remit sa combinaison.
- Tu voulais voir Kukulpyn. Comment es-tu, en vérité (6) ?
Le chamane de Tiapka dit :
- Nous pourrions au moins devenir compagnons par les femmes.
- D'accord.
- Chez qui irons-nous pour commencer ? Chez toi ?
- Où est ta yarangue ?
- A Tiapka.
- A quel moment arrives-tu ici ?
- Vers midi.
- Ah ! La mienne est plus près. Allons plutôt chez moi.
- Entendu.
- Mes deux femmes sont à la maison. Faisons la course. Que le premier arrivé dorme avec elles.
- Egeï !
- Quel kele /esprit auxiliaire/ utilises-tu pour venir me voir ?
- Un petit faucon (7)
- Oui ? Ah bon !
Ils se placèrent côte à côte. Took ! Il se changea en faucon, s'envola, grimpa dans le ciel. Kukulpyn resta sur le rocher. Il ne pouvait que répéter : " Kako, kako, kako ! " Puis il se dit en lui-même : " Si je vole dans les airs, je ne le rattraperai pas. Je vais y aller sous terre ". Il partit sous la terre, déboucha sur l'autre rive et s'approcha de sa yarangue.
- Eï ! Où est le visiteur ?
- Il n'est pas ici.
- E-e ! Préparez le repas. On mit à cuire deux vertèbres de renne sauvage. Une fois cuites, on les mit sur un plat. Il prit un morceau de bois et y tailla une fourchette. A l'extrémité il accrocha un pompon rouge (8). Il la plaça verticalement face à la porte. Alors arriva (le visiteur).
- Tu es venu ?
- Oui (9).
- Eh bien, entre !
Il voulut se glisser /dans le yorongue /, mais ne put. Il passa par le sol, mais ressortit derrière la paroi arrière /du yorongue /.
- Où es-tu ?
- Dehors. Là.
- Pourquoi n'entres-tu pas ? Tu es curieux, vraiment !
Le visteur fit le tour.
- Entre !
A nouveau il voulut se glisser /dans le yorongue/, mais ne put. Il passa sous terre, et ressortit à l'extérieur.
- Où es-tu ?
- Je suis là (dehors).
- Pourquoi n'entres-tu pas ? Tu es curieux, vraiment !
Alors Kukulpyn retira l'obstacle et le visiteur entra dans le yorongue.
- Eh bien ! Tu voulais voir Kukulpyn. Tu es curieux, vraiment ! Servez à manger !
Ils prirent chacun une vertèbre. Kukulpyn mangea la sienne. Il mangeait, mangeait, mangeait. Le chamane de Tiapka prit sa vertèbre. Il ne fit qu'y donner un coup de dents.
- Oh ! Une pierre.
Il regarda : c'était de la vraie viande. Mais dans la bouche c'était une pierre. Kukulpyn mangea la sienne.
- Pourquoi ne manges-tu pas ?
- Qo !
Il la lui prit et la mangea lui-même.
- Oh ! Cela ne fait rien. Je n'ai pas faim.
- Tu voulais voir Kukulpyn. Tu es curieux, vraiment !
Pendant le repas, il cria vers l'extérieur :
- Gaga ! Le visiteur ! Dresse un autre yorongue!
Oh ! On s'affaira dehors. On planta des perches. Des bracelets tintèrent, des colliers tonnèrent. On se hâtait.
- Où dormiras-tu ?
- Décide toi-même.
- Dors ici.
- Je préfère dormir dans l'autre yorongue.
- E-e !
Il sortit et se glissa dans l'autre yorongue.
Le visiteur entendit chez eux une telle gaieté, un tel rire, agitation, tintement de bracelets, tonnerre de colliers… Visiblement ils étaient gais. Il tendit la main, enleva ses bottes du treillage, les remit à l'endroit, les mit et sortit. Il se glissa dans l'autre yorongue. Kukulpyn était seul.
- Que veux-tu ?
- Je veux dormir ici.
- A ton aise !
Kukulpyn sortit et se glissa aux côtés de sa première femme. Le chamane de Tiapka attendit, assis seul. Rien !
- Entre ! dit-il. Où es-tu ?
Qui entrera ? Il n'y a personne. Il restait assis à attendre. Il se glissa dans le premier joron'e.
- Que veux-tu ?
- Je vais dormir ici.
- Bon.
Kukulpyn sortit et se glissa dans l'autre yorongue. De nouveau retentit le même bruit, la même agitation, gaieté, tonnerre de colliers, tintements de bracelets. Le chamane de Tiapka écouta, écouta encore. A nouveau il ôta ses bottes du treillage, les retourna, les enfila et se glissa dans l'autre yorongue. Kukulpyn, cette fois encore, était seul.
- Que veux-tu ?
- Je vais dormir ici.
- Comme tu veux !
Kukulgyn s'en fut dans le premier yorongue. Le chamane de Tiapka resta assis : rien !
- Entre ! cria-t-il.
Qui entrera ? Personne ! Il retourna dans le premier joron'e.
- Que veux-tu ?
- Je vais dormir ici.
- Comme tu veux.
Kukulpyn sortit et se glissa dans l'autre yorongue: le bruit, la gaieté, le tintement des bracelets, le tonnerre des colliers, les rires recommencèrent. Le visiteur reprit ses bottes. La vieille épouse dit :
- Où vas-tu ? Qu'as-tu à t'agiter ?
- Je veux dormir avec l'autre épouse.
- Ainsi, tu voudrais bien dormir avec la femme-kele d'un autre (10) ? Hein ?
Alors il cessa /de s'agiter/. Au matin, Kukulpyn dit :
- Sur la terre américaine, un grand chef a une fille dans une boîte de fer. Allons la prendre. Celui qui la prendra dormira le premier avec elle.
- Entendu !
- Sur quel esprit t'envoleras-tu ?
- Sur mon faucon, comme avant. Et toi, sur lequel ?
- Sur un canard.
Ils s'envolèrent, volèrent, volèrent, traversèrent la mer et arrivèrent. Sur la terre américaine un grand fleuve coulait vers le bas. Kukulpyn se posa sur l'eau et se mit à descendre avec le courant. Il dormait, se reposait. Son compagnon volait, volait, volait. Il se fatigua, s'éreinta. Kukulpyn flottait et dormait. Il aborda la rive, se dirigea vers une colline et s'assit. Son compagnon, épuisé, arriva, tomba et s'endormit. Il le poussa :
- Réveille-toi ! Tu nous mets en retard. La route est encore longue.
Il se gratta la tête de la main. Que faire ? Ils s'envolèrent. Enfin ils arrivèrent à une ville américaine. Dans un grand yorongue de fer était assis un chef barbu (11) qui mangeait avec ses travailleurs. Il y avait de nombreux travailleurs. Il y avait beaucoup de vaisselle et de nourriture. Le joron'e n'avait aucune issue. Pas de porte. Kukulpyn dit :
- Je vais jeter un coup d'œil.
Il passa le visage à travers le /mur de/ fer, regarda, regarda. Ensuite il dit :
- Regarde, toi.
Il ne put regarder.
- Et pourtant tu voulais voir Kukulpyn. Tu es vraiment curieux !
Il le saisit par la nuque et le poussa dans le /mur de/ fer. Toute la tête passa à l'intérieur. Il le tira en arrière par les cheveux.
- Tu es source d'ennui (12). Tu pourrais au moins passer le visage !
Enfin tous les deux ils se mirent à regarder. Kukulpyn dit :
- Je vais me placer d'un côté, toi de l'autre. Fais ce que je ferai.
Le chef barbu dit :
- Faites de la soupe, j'ai faim.
On fit de la soupe (avec différentes choses, je ne sais avec quoi). On la versa dans une écuelle et on la lui servit. Il y en avait beaucoup. De la bonne soupe. Il prit sa cuillère et dit :
- Je vais manger ma soupe.
Sans crier gare Kukulpyn tendit les lèvres : huup ! L'écuelle se dirigea vers Kukulpyn (les gens ne le voyaient pas) et approcha de lui. Il souffla. Elle alla vers le chamane de Tiapka.
- Attrapez-la : Attrapez-la !
Le chamane de Tiapka souffla. Elle rebroussa chemin vers Kukulpyn.
- Attrapez-la ! Attrapez-la !
On l'attrapa avec peine et on la plaça devant le chef.
- Je n'avais jamais rien vu de tel se produire avec ma soupe. Pourquoi l'Univers se moque-t-il  de moi ? Je vais quand même manger ma soupe.
Il prit sa cuillère. Aussitôt Kukulpyn souffla, et l'écuelle vola vers le chamane de Tiapka. Celui-ci souffla, et elle vola vers Kukulpyn.
- Attrapez-la ! Saisissez-la !
On l'attrapa avec peine.
- Qu'a donc l'Univers à se moquer de moi ? Malgré tout je vais manger. Je préfère donner ma fille unique qui est enfermée dans la boîte de fer.
Alors il put manger. L'écuelle cessa de voler. Son repas achevé, il alla vers la boîte, l'ouvrit avec une clé et fit sortir sa fille. Il la tenait par une chaînette de cuivre. Kukulpyn fit " huup ! " Il avala la jeune fille et son compagnon, et s'envola chez lui. Le chef se retourna :
- Où est ma fille ?
Elle avait disparu.
- Où donc ?
Il n'en savait rien. Kukulpyn vola chez lui et les fit sortir tous deux de sa bouche. Il dit à son compagnon :
- Puisque nous sommes à présent compagnons par les femmes, dors cette nuit avec ma vieille épouse. Je dormirai avec la jeune. Demain tu dormiras avec la jeune et moi avec la vieille.
La jeune fille était jolie. Tête basse, le chamane de Tiapka dit :
- Y !
Dans son âme, il pensait : " Ah, quel vaurien ! " On se coucha. Kukulpyn serra la jeune fille dans ses bras et ses jambes, puis s'endormit. La vieille épouse se poussa contre le chamane de Tiapka. Il la frappa du coude. Il regarda Kukulpyn : il dormait. " Et si je dormais avec elle aujourd'hui et non demain ? " Il souffla sur Kukulpyn qui fut emporté à travers le yorongue sur une haute falaise surplombant les rouleaux marins. Encore un peu et il serait tombé dans l'eau. Il se réveilla et se dit : " Il me tue ! " Il appela son principal kele qui le ramena chez lui. Le chamane de Tiapka dormait dans les bras de la jeune fille. Il le poussa.
- Meï ! Meï ! Réveille-toi. Toi, avec la jeune, c'est demain ! Aujourd'hui, c'est avec la vieille.
Il serra la jeune fille américaine dans ses bras et ses jambes, et de nouveau s'endormit. Le chamane de Tiapka le regarda une fois encore. " Quel vaurien ! " Il souffla sur lui. Il fut emporté au milieu de la mer, sur un glaçon qui venait de geler et qui se balançait dans le vent et les vagues. " Oh, il me tue ! " Il appela son kele principal.
- Emporte-moi d'ici. Tu cesseras de m'appartenir.
Il l'emporta à la maison. " Moi aussi, se dit-il, je vais essayer ". Il souffla sur le chamane de Tiapka qui fut emporté dans les airs. Il traversa un univers la tête la première, il en traversa un autre, les pieds en avant. Il se retrouva sur un quatrième et s'y empêtra. Kukulpyn se coucha avec la jeune fille.

Notes.
1. Tepqen sur le littoral de l'océan Glacial Arctique.
2. Kevmyn sur le continent américain.
3. Revylyn : sorte de petit faucon. Chez les Russes, il porte le nom d'attrape-souris /Myoxus avellanarius ?/
4. Perkaper : rochers en forme de colonne qui de loin ressemblent effectivement à des êtres humains, à des ruines de demeures, etc.
5. Tytenetverin.
6. Kukulpyn relun'yen. Minkri vale-gyt ?.. Ekurgam.
7. Reuly-kely myjaan.
8. Penakalgyn /penaqalgyn/.
9. Jeti ? Tyietiek /Tu es venu ? Je suis venu/. Echange en guise de salut à l'arrivée d'un visiteur.
10. Tumgyn ym kele-neven mesynky rendilqetevnyn.
11. Lelutvylin erem : les Tchouktches appellent les Américains des barbus.
12. Anosyrge-gyt.

83. Neneneqeï. Nenen-le Petit Gars (Recueilli auprès de Sene dans la vallée de la Rosomachia).

Il y avait un petit gars à Neten (1). Ils vivaient, lui et sa grand-mère, dans le yorongue. Il restait couché sur le dos à regarder le plafond.
- Meï !
- Vuï !
- Va à Neteken'ysvyn. Une fille unique vit chez son père. Ramène-la-moi comme épouse.
- Egeï !
La vieille femme sortit et fut emportée par les /rennes/ rapides du petit gars, les deux coureurs les plus rapides de Neten. Ils arrivèrent à Netekenysvyn. Elle descendit du traîneau.
- Go !
- Ielo ! (2)
- Qui es-tu ?
- Une vieille femme de Neten. Mon petit Nenen m'a dit : " Va demander pour moi la jeune fille de Netekenysvyn  ".
- Qo ! Ce sera comme elle voudra.
Dès qu'elle eut entendu, la jeune fille, qui était allongée près de son père, attacha le bas de son habit, se précipita dehors, saisit les brides, partit au pas de course en traînant la vieille femme vers Neten. Les rennes venaient derrière. Près de la descente vers le pied d'une hauteur, elles s'arrêtèrent. Les rennes les rejoignirent. Elles montèrent dans le traîneau et ils les remorquèrent toutes les deux. On arriva.
- Go !
- Ielo !
- Et alors ?
- Je l'ai amenée.
- Qu'elle jette un coup d'oeil par le trou de fumée. Je regarderai son visage.
Elle jeta un coup d'œil d'en haut. Il la regarda d'en bas.
- Qu'elle retourne chez elle. Va à Enurmyn (3). Un père y a une fille unique. Va la demander pour moi en mariage.
- Egeï !
La vieille femme sortit. Les rennes rapides du jeune gars l'emportèrent, les rennes de course les plus rapides de Neten. Ils arrivèrent à Enurmyn. Elle descendit du traîneau.
- Go !
- Ielo !
- Qui es-tu ?
Une vieille femme de Neten. Mon petit gars m'a dit : " Va demander pour moi la jeune fille d'Enurmyn ".
- Qo ! Ce sera comme elle voudra.
La jeune fille, allongée près de son père, entendit. Elle attacha le bas de son habit, se précipita dehors, saisit les brides, partit au pas de course en traînant la vieille femme vers Neten. Les rennes venaient derrière. Près de la descente vers le pied d'une hauteur, elles s'arrêtèrent. Les rennes les rejoignirent. Elles montèrent dans le traîneau et ils les remorquèrent toutes les deux. On arriva.
- Go !
- Ielo!
- Et alors ?
- Je l'ai amenée.
- Qu'elle jette un coup d'œil par le trou de fumée. Je regarderai son visage.
Elle jeta un coup d'œil d'en haut. Il la regarda d'en bas.
- Qu'elle retourne chez elle. Va à Kisetun (4). Un père y a une fille unique. Amène-la-moi comme épouse.
- Egeï !
La vieille femme sortit. Les rennes rapides du jeune gars l'emportèrent, les rennes de course les plus rapides de Neten. Ils arrivèrent à Kisetun. Elle descendit du traîneau.
- Go !
- Ielo !
- Qui es-tu ?
Une vieille femme de Neten. Mon petit gars m'a dit : " Va demander pour moi la jeune fille de Kisetun ".
- Qo ! Ce sera comme elle voudra.
La jeune fille, allongée près de son père, entendit. Elle attacha le bas de son habit, se précipita dehors, saisit les brides, partit au pas de course en traînant la vieille femme vers Neten. Les rennes venaient derrière. Près de la descente vers le pied d'une hauteur, elles s'arrêtèrent. Les rennes les rejoignirent. Elles montèrent dans le traîneau et ils les remorquèrent toutes les deux. On arriva.
- Go !
- Ielo!
- Et alors ?
- Je l'ai amenée.
- Qu'elle jette un coup d'œil par le trou de fumée. Je regarderai son visage.
Elle jeta un coup d'œil d'en haut. Il la regarda d'en bas. Alors il dit :
- Egeï ! C'est bon. A présent qu'elles viennent toutes les trois.
Il se mit à vivre avec ses trois épouses. Il dormait dans le joron'e, son épouse de Kisetun sur un bras, sa femme d'Enurmyn sur l'autre, la troisième couchée de côté. Sur un îlot face à Tiapka une orpheline vivait avec son oncle. Il dit :
- Je vais aller ravir les épouses du chef du campement de la vallée antérieure à Neten.
- Pourquoi, pourquoi ? Tu y laisseras ton corps.
- Si, si ! Je vais aller les ravir.
Il s'en fut, arriva.
- Go !
- Ielo !
- Qui es-tu ?
- Un orphelin de l'Îlot. Je veux prendre tes femmes.
- Eh, vous autres ! Habillez-vous et sortez vite.
Elles s'habillèrent et sortirent. Il les emmena chez lui. Ils longèrent le bord de la mer. Sur une falaise se dressaient deux antiques mâchoires de baleine. Il dit aux femmes :
- Restez en bas.
Elles restèrent. Il se dirigea vers les deux os, les frappa du pied. Il en sortit deux épouses supplémentaires. Il les emmena toutes les cinq. A peine arrivés à la maison, ils n'avaient pas eu le temps de s'endormir que Nenen apparut.
- Go !
- Ielo !
- Que veux-tu ?
- Je viens chercher les femmes.
- Habillez-vous vite et sortez !
Elles sortirent toutes les cinq. Il les ramena. Ils n'avaient pas eu le temps de s'endormir qu'on entendit du bruit dehors.
- Go !
- Ielo !
- Es-tu venu chercher les femmes ?
- Oui, je suis venu chercher les femmes.
Il resta couché sur la plateforme (5) avec les cinq femmes.
- E-e-eï ! Je veux prendre les femmes.
- Tu veux prendre les femmes ?
Il restait couché. (L'autre) entra dans le yorongue, s'assit face à eux près de la paroi.
- Je vais prendre les femmes.
- Tu vas prendre les femmes ?
Il restait couché.
- Je sens que la colère monte en moi.
- La colère monte en toi ?
L'autre, l'orphelin, sortit du yorongue et s'assit à l'extérieur.
- Je suis venu chercher les femmes.
- Tu es venu chercher les femmes ?
Il resta allongé. Il ôta sa combinaison, la posa verticalement comme une yarangue.
- Je sens que la colère monte en moi.
- La colère monte en toi ?
Il souleva la combinaison. Le vent sortit par-dessous et emporta la demeure. Il l'emporta loin. Coup de vent, neige, bourrasque. La grand-mère était assise, recroquevillée. Elle claquait des dents.
- Nenen ! Nous allons mourir.
Il restait toujours couché sur le dos avec ses femmes. Enfin son esprit principal cria sans être entendu des autres :
- Nenen !
- Go !
- Frappe le sol de ton talon gauche sans te lever.
Sans se lever, il frappa du talon. La demeure s'envola, prit le chemin du retour et se plaqua contre le sol comme auparavant. L'orphelin était assis dehors.
- Go !
- Ielo ! Je veux prendre les femmes.
- Tu veux prendre les femmes.
Il resta allongé sans bouger.
- Je sens que la colère monte en moi.
- La colère monte en toi ?
Il s'en fut sous terre :
- Ecoute-moi, tu es venu chercher les femmes ?
- Oui, je suis venu chercher les femmes.
- Ecoute-moi, je commence à m'énerver.
- Tu commences à t'énerver ?
Il resta couché. Il passa une main sous l'entrée. De l'eau pénétra. En bas /on voyait/ des blocs de glace, des hummocks. L'eau entra dans la demeure. La vieille femme se hissa sur la pointe des pieds.
- Nenen ! Nous allons mourir. Nenen !
Enfin le kele principal lui cria sans être entendu des autres :
- Nenen !
- Go !
- Frappe le sol du talon droit sans te lever.
Il frappa. L'eau monta en bas. La yarangue était aussi sèche qu'avant. L'orphelin partit. Il n'avait pu (prendre les femmes). Le jeune gars vécut avec ses cinq femmes. Un vieillard /qui vivait/ avec sa nièce à Imelin (6) dit :
- Je vais aller prendre les femmes pour moi.
- Y-y !
Il était assis dans le yorongue sans culotte, vêtu de sa seule combinaison. Il prit sous la literie un morceau de défense de morse et un morceau de bois. Il fit un harpon (7), noua ses bottes et, toujours sans culotte, sortit. Il lança le harpon et s'envola lui-même avec le harpon. Il arriva chez Nenen, cacha le harpon dans la neige. Ils étaient couchés entièrement nus tous les six. Il alluma un lumignon et se mit à examiner le … des femmes. Il les examina tous. Ils dormaient. Il les prit à Nenen, les mit dans sa main, se coucha avec elles et s'endormit. Elles dormaient aussi. Pour finir, le kele principal chuchota doucement à Nenen sans être entendu des autres :
- Nenen !
- Vuï !
- Le vieux te prend tes femmes. Réveille-toi. Si tu ne te réveilles pas, tu les perdras à jamais.
- E-e-eï !
Il se réveilla.
- Va dehors. Son harpon est caché dans la neige. Sors-l'en. Cache-le à un autre endroit. Et reviens dans le yorongue. Le vieillard te demandera : " D'où viens-tu ? " Tu diras : " Je viens de me réveiller ". Il sortit, changea le harpon de cache et revint. Le vieillard se réveilla.
- D'où viens-tu ?
- Je ne suis pas sorti du yorongue.
- Si, tu viens de dehors.
- Je t'assure. Je ne suis pas sorti.
- E-e-e ! Je suis venu prendre les femmes.
- Habillez-vous vite et sortez.
Elles s'habillèrent et sortirent. Le vieillard les plaça le long /de la demeure/ et dit :
- Attendez.
Il alla chercher son harpon. Il le chercha, fouilla la neige : rien ! Il s'inquiéta. Rien ! Il finit par pleurer.
- Nenen, rends-moi mon harpon.
- Quel harpon ? Non, je ne sais rien.
Le vieillard pleurait. Pas de harpon. Il alla vers la yarangue où se tenaient les femmes. Il les frappa.
- Allez-vous-en ! Que je ne vous voie plus ! Vous m'importunez.
Il demanda une culotte à Nenen, prit de la nourriture, partit chez lui à pied, avec son bâton. Il marcha à pied, à pied. Le jeune gars resta et avec ses femmes et vécut ainsi

Notes.
1. Neten et Netekenysvyn : localités tchouktches au bord de l'océan.
2. Echange d'interpellations habituel à l'arrivée d'un visiteur si les maîtres de maison sont dans le yorongue.
3. Localité tchouktche du bord de mer.
4. Même chose.
5. Chez les Tchouktches-au-nez on construit une plateforme à l'intérieur du yorongue.
6. Île en face de Nuukan.
7. Inepi.

84. Mutluvgin ekyk. Le fils de Mutluvgi (Recueilli auprès de Gatle à la foire d'Aniouïsk).

Mutluvgi chamanisait dans la yarangue extérieure et dormait toujours devant le yorongue. Il ne pouvait y chamaniser. Il alla passer la nuit chez les hommes /les piliers/ de pierre (1). Au matin il revint et dit :
- Je ne peux pas chamaniser là-bas non plus.
Il alla se coucher dans le yorongue. Le soir il repartit voir les hommes de pierre. Par la suite il aperçut le train de traîneaux du kele, des chiens à un œil et à une oreille. Le kele lâcha les chiens. Il dit :
- Voilà ce que j'ai vu pour la prochaine séance chamanique.
Les chiens entrèrent dans la yarangue (Mutluvgi avait cinq yarangue). Un des chiens emporta un enfant dehors et le dévora. Mutluvgi empoigna le chien et l'emporta au lac.Un phoque y rampait sur la glace. Il l'attacha au phoque et les abandonna sans mouvement sur la glace. Le lendemain le kele arriva et dit :
- Rends-moi mon chien. C'est mon nourricier. C'est ma gorge (2).
- Non, je ne te le rendrai pas, dit Mutluvgi. Il a dévoré un enfant de nos yarangues.
- Je te donnerai un enfant en échange, dit le kele.
- Ah, non ! dit Mutluvgi.
- Si ! dit le kele. Car en prenant mon chien, c'est comme si tu avais pris ma gorge.
- Apporte l'enfant et j'amènerai le chien..
En effet, le lendemain, il apporta un enfant. C'était son propre fils qu'il donnait en échange. Mutluvgi rendit le chien.
- Eh bien ! dit le kele. Je m'en vais pour toujours, et te donne l'enfant à jamais.
Le fils du kele vécut chez Mutluvgi. Il pleurait sans cesse.
- Quel garçon est-ce ? dit Mutluvgi. Il ne chasse pas le renne sauvage.
Le fils du kele, le fils de Mutluvgi, dit à la femme de Mutluvgi :
- Pourquoi Mutluvgi est-il en colère ?
La femme de Mutluvgi répondit :
- Allons, va chercher un renne sauvage. Rapporte un renne sauvage.
Le lendemain il partit. Le surlendemain, il revint, apportant dix rennes.
- Comme c'est étrange, dit Mutluvgi. Pourquoi n'as-tu pas de femme ?
Mutluvgi dit à son fils :
- Les voisins ont beaucoup de femmes. Ce serait bien de leur prendre une épouse. Point-du- Jour et Crépuscule-Vespéral sont compagnons par les femmes (3) : ils dormaient tous deux avec la même femme. La fille (de Tête-Arrière) (4) est leur épouse. Ce serait bien de la leur prendre. Les deux maris chamanisent constamment. Crépuscule-Vespéral dit :
- Où donc est le fils de Mutluvgi, l'enfant du kele ?
Il dit :
- Faisons un concours d'art chamanique.
L'autre, Point-du-Jour, dit :
- Ne dis rien.
Crépuscule-Vespéral chamanisait constamment. La femme sortit, regarda : le fils du kele était assis juste à la porte. La femme dit :
- Voici un visiteur.
Point-du-Jour dit (à Crépuscule-Vespéral) :
- Tu as eu tort. Je t'avais dit de ne rien dire.
L'autre répond :
- Bon, laisse. Cela ne fait rien.
Il entra dans le yorongue. Ils dirent :
- Que veux-tu ?
- Je cherche une femme.
- Il n'y en a pas de libre (5).
- Mutluvgi m'a dit : " Prends cette femme-là ".
Crépuscule-Vespéral dit :
- Eh bien, chamanisons.
Le fils de Mutluvgi, l'enfant du kele, dit :
- Oh ! Je ne sais pas.
- Alors, pourquoi es-tu venu ?
Le fils du kele dit :
- C'est bon, commence.
- Bien, dit-il.
Puis Crépuscule-Vespéral chamanisa. Pendant qu'il chamanisait, les esprits firent leur apparition. Ils tombèrent comme des pierres, traversèrent le toit et se répandirent à l'intérieur. Ensuite Crépuscule-Vespéral dit :
- Où est le visiteur qui cherche une épouse ? Où est-il ? Allons, regardons-le.
Ils allumèrent la lampe et regardèrent. Il était assis comme si rien ne s'était passé. Point du Jour dit à son compagnon :
- C'est toi qui inventes tout cela. Il va nous prendre notre épouse. Nous n'avons pu le tuer.
Crépuscule-Vespéral dit à Point-du-Jour :
- Vas-y, à présent !
Point-du-jour dit :
- Oh ! non ! C'est péché (6). C'est mal. Le fils de Mutluvgi est mauvais. Tu ne m'obéis pas.
Alors Crépuscule-Vespéral dit au visiteur :
- Toi, fils de Mutluvgi, notre visiteur, frappe le tambour.
L'autre dit :
- Si vous voulez !
Ils frappèrent le tambour. Il chamanisa en disant : " Mutluvgi m'a dit d'aller chercher cette femme ".
Crépuscule-Vespéral dit :
- Je ne te la donnerai pas.
Le fils du kele chanta et s'envola. Il répètait : " Mais malgré tout Mutluvgi m'a dit d'aller chercher cette femme ".
Point-du-Jour dit :
- Je ne te veux pas de mal. Pour dire la vérité, j'ai eu peur. Je lui ai bien dit : " C'est péché ! "
Crépuscule-Vespéral dit :
- Mais tu n'as pas de janra-kalat (7). Comment es-tu (8) ?
- Oui, dit-il. Si je fais venir un kele, je vous tuerai tous.
Crépuscule-Vespéral dit :
- Bien, bien, entendu ! Je suis chamane, moi aussi.
- A mon avis tu es mauvais.
Point-du-Jour dit :
- Oui, c'est vrai. Nous sommes mauvais.
Crépuscule-Vespéral dit :
- Pourquoi serions-nous mauvais ? Nous sommes bons, nous aussi.
- Bien, dit le fils du kele. Il vaut mieux que nous cessions de chamaniser. Je ferais venir les esprits et vous tuerais. Allons nous coucher, dit-il, et prenez garde, bien que vous soyez des chamanes. Car j'emporterai votre femme quand vous dormirez. Sachez-le.
Ils s'endormirent. Les deux maris étaient étendus de chaque côté de l'épouse. Plus tard, pendant leur sommeil, il la saisit. Les maris continuaient de dormir. Ils ne se rendirent pas compte qu'il emportait la femme. Il l'emporta là-bas. Ils arrivèrent à la maison. Mutluvgi dit :
- Voilà qui est bien.
Le lendemain Mutluvgi se mit à nouveau en colère. Le fils kele dit à la femme de Mutluvgi :
- Pourquoi est-il en colère ?
Elle dit :
- Tu devrais préparer quelque chose en échange. Demain viendront Point-du-Jour et Crépuscule-Vespéral.
Alors le fils kele alla chercher un crabe marin (9), l'apporta à la maison. Ensuite il apporta de l'herbe, fit une tresse, une grande tresse, et colla le crabe à sa tête. Quand il eut fini, il tapa du pied et une jeune fille apparut, très jolie, avec le visage rouge et d'épaisses tresses. Il lui dit :
- Entre !
Elle entra dans le yorongue. Vers le soir arrivèrent Crépuscule-Vespéral et Point-du-jour. Ils dirent :
- Go-go !
- Qui est là ?
- Mais c'est nous.
- Qui, vous ? Que venez-vous faire ?
- Nous sommes venus reprendre notre femme, dirent Crépuscule-Vespéral et Point-du-jour.
Le fils de Mutluvgi dit :
- Prenez plutôt cette jeune fille, ma sœur, en échange.
Crépuscule-Vespéral dit :
- Oh, d'accord ! Au moins nous emporterons sa sœur. Entrons dans le yorongue. Nous nous marierons.
- N'entrez pas dans le yorongue. Rentrez chez vous, emportez ma sœur. Vous dormirez avec elle à la maison.
- Bon, d'accord.
La femme sortit.
- Ogo-go !
Ils la prirent chacun d'un côté, Crépuscule-Vespéral et Point-du-jour, et l'emportèrent chez eux.
En chemin Crépuscule-Vespéral dit : 
- Je me coucherai le premier.
Point-du-jour dit :
- Non, ensemble.
Ils arrivèrent. Point-du-jour dit :
- Faisons cuire le repas.
Crépuscule-Vespéral dit :
- D'abord couchons-nous. Essayons la jeune fille. Endormons-la.
L'autre dit :
- Bon, couchons-nous.
Ils se couchèrent. Chacun l'embrassa, chacun la serra dans ses bras. Tous les deux ensemble. Un peu plus tard, ayant fini l'affaire, ils s'endormirent de chaque côté /de la jeune fille/. Ils se réveillèrent : entre eux rampait un crabe, et sur le sol gisait de l'herbe tressée, sa récente natte. Point-du-Jour se réveilla et dit :
- Il nous a joué un tour, le fils de Mutluvgi. Je te le disais : ne te vante pas. Voilà. La fille a disparu.
- Nous y retournerons.
A la maison Mutluvgi se mit encore en colère. Le fils de Mutluvgi dit à sa mère adoptive :
- Pourquoi donc Mutluvgi est-il en colère ?
- Ceux qui cherchent une épouse vont revenir chercher une autre femme. Tu devrais bien faire quelque chose.
- Bon, dit-il.
Il prit une boule de neige et fit une femme. Son visage était blanc. L'ayant achevée, il tapa de nouveau du pied. Il en résulta une jolie femme. Le soir il revint. Les deux compagnons refirent leur apparition. Le fils de Mutluvgi dit :
- Revoilà nos visiteurs. D'où venez-vous ?
- C'est encore nous, Point-du-Jour et Crépuscule-Vespéral. Nous venons chercher une épouse.
- Bien. Je vais vous donner une jeune fille, ma sœur. Mais c'est ma dernière jeune fille, ma dernière sœur.
Une jeune fille entra. Ils dirent :
- Bon, emmenons-la à la maison. Ils arrivèrent chez eux. Point-du-Jour dit :
- Préparons le repas.
- Non, répond l'autre. Il vaut mieux nous coucher. Nous ferons à manger demain.
Ils s'endormirent. Ils se réveillèrent : entre eux il n'y avait qu'un peu d'eau. La femme avait disparu. Point-du-jour dit :
- Je te l'avais dit : ne te vante pas devant le fils de Mutluvgi. Que faire à présent ?
Ils réfléchirent et dirent :
- Retournons-y, même si c'est pour rien.
Ils arrivèrent.
- Qaqa (10) ! Revoilà les visiteurs !
- Nous sommes toujours à la recherche de notre femme.
- Oh ! dit le fils. Je n'ai plus rien. Que vous donner ? Que vous donnerai-je chaque fois ? Vous avez tué mes deux soeurs adultes. Que vous donner maintenant ? Je n'ai rien.
- Eh bien ! dit Point-du-Jour. Repartons. Que faire à présent ? Nous avons détruit deux jeunes filles adultes. Mais Mutluvgi est un mauvais fils. Partons, sinon il nous tuera.
Le fils de Mutluvgi dit :
- Repartez, repartez. Il n'y a plus rien.Je ne vous rendrai pas votre épouse, car je l'ai faite mienne.
Ils rentrèrent chez eux. Le fils de Mutluvgi dit :
- Je suis un bon mari : j'ai pris l'épouse d'autrui. Je suis courageux.
Ensuite son père dit :
- Ta femme va rester sans nourriture. Va en chercher en mer.
- Oh, non ! dit le fils. L'ours blanc me tuera.
/Il se mit en route/. Effectivement il vit là-bas, sur la banquise, un ours blanc. Certes, il prit sa lance et le frappa. L'ours se précipita sur l'homme. Il le frappa de nouveau au cou. La lance se brisa. Il agrippa l'homme et le tua. Son père l'attendit longuement à la maison. Mutluvgi dit :
- Oh ! c'est vrai. Mon fils a été tué par l'ours. Tuons-nous tous. J'ai peur du kele. Son fils a disparu.
Les gens se tuèrent tous. Ils moururent.

Notes.
1. Perkaper : voir le texte N°82, note 4.
2. Gymnin pilgyn : ma gorge, c'est-à-dire qui me donne le moyen de remplir ma gorge.
3. Githilyn erri Tnayrgyn genevtumge.
4. /en tchouktche/ Jaat-lavyt : l'étoile Véga. Janot-lavyt, Tête-Avant, Arcturus.
5. Janranav, en traduction littérale "  femme vivant à part ", ou encore " jeune fille ou femme célibataire ".
6. Nytaïynqen.
7. Proprement " esprits parlant séparément " : une grande part des esprits chamaniques sont appelés par ventriloquisme.
8. Minkri val-e-gyt ?
9. Kaneralgyn : sorte de petit crustacé.
10. Exclamation de grande stupéfaction.

Variante de la deuxième moitié du récit :

Point-du-Jour dit à Crépuscule-Vespéral :
- Je te le disais : ne te vante pas. Oh, il nous arrive malheur ! Que faire de lui ?
- Allons-y. Nous le défierons en compétition, dit Crépuscule-Vespéral.
Ils y allèrent et lui lancèrent un défi.
- J'accepte, dit le fils de Mutluvgi.
Il y avait deux rochers de part et d'autre d'une rivière. Tout en bas la rivière bouillonnait. Ils posèrent d'un rocher à l'autre une longue perche. Point-du-Jour et Crépuscule-Vespéral partirent en courant sur la perche, tandis que le jeune gras accourait à leur rencontre depuis l'autre rocher. Il sauta par-dessus eux en courant et continua sa course.
- Qaqa ! dit Point-du-Jour à son compagnon. Je te l'avais dit : ne te vante pas.
- Nous ne l'avons pas vaincu à la course, eh bien, nous sauterons (1), dit Crépuscule-Vespéral.
Il souffla. La rivière disparut. Il souffla encore. Le lit de la rivière était tout planté de couteaux. Il souffla une troisième fois : toutes les pierres se couvrirent de couteaux. Il n'y avait que deux endroits où l'homme pouvait poser le pied. S'il faisait un faux pas, il tomberait en bas sur les couteaux. Point-du-jour et Crépuscule-Vespéral sautèrent et retombèrent de l'autre côté, juste là où il fallait. Le jeune homme tourna le dos et sauta lui aussi par-dessus l'abîme.
- Qaqa ! dit Point-du-Jour. Je te le disais : ne te vante pas !
- Nous ne l'avons pas vaincu au saut en longueur. Nous le vaincrons au saut en hauteur, dit Crépuscule-Vespéral.
Il souffla : apparut une marmitte trois fois grosse comme une yarangue. De l'eau bouillante y bouillonnait. Dans l'eau bouillante se dressait un grand arbre à l'extrémité pointue. Il souffla encore : à côté apparut un grand mélèze. Une corde était accrochée à son faîte. Crépuscule- Vespéral sauta, saisit la corde, se balança, sauta haut par-dessus la marmite, se repoussa du pied sur l'extrémité pointue et rebondit loin devant. Point-du-Jour sauta, saisit la corde, se balança, sauta haut par-dessus la marmite, se repoussa du pied sur l'extrémité pointue et rebondit loin devant. Le fils de Mutluvgi tourna le dos, sauta, saisit la corde, se balança, le dos tourné il sauta par-dessus la marmite, se repoussa du pied sur l'extrémité pointue et rebondit loin devant.
- Oh, malheur ! dit Point-du -Jour. Je te le disais : ne te vante pas !
- Nous ne l'avons pas vaincu au saut en hauteur. Nous le vaincrons au jeu de ballon.
Il siffla : on apporta un ballon : une tête d'ours blanc. Ce crâne avait la gueule ensanglantée, car lorsqu'on le frappait du pied, il volait, s'ouvrait en vol, arrivait et attrapait /sa victime/ de ses dents. Crépuscule-Vespéral lança le ballon qui vola vers le fils de Mutluvgi. Il n'était pas arrivé que celui-ci le frappa du plat de la main. Le ballon rebondit en arrière et frappa le visage de Point-du-Jour. Les mâchoires de l'ours lui fracassèrent la tête. Crépuscule-Vespéral empoigna sa lance et se précipita sur le fils de Mutluvgi. Celui-ci saisit à son tour sa lance. Ils s'élevèrent dans les airs et engagèrent le combat. Mais bientôt Crépuscule-Vespéral tomba à terre. Il rebroussa chemin.
- Comment cela s'est-il passé ? demanda Mutluvgi.
- Comme cela. Je me suis mesuré aux chamanes. J'ai traversé la rivière en courant sur une perche. J'ai sauté par-dessus une marmite. Je lui ai fait lâcher sa lance.
- J'étais ainsi au bon vieux temps, dit le père.

Notes.
1. Nous le vaincrons au saut en longueur.

85. Iaïvalqaï-lymnyl. Récit sur l'orphelin (Recueilli auprès de Aïvan au-lieu dit Aqonaïke).

C'était un orphelin. Il n'avait qu'une grand-mère et cinq oncles. Ils couraient constamment avec lui en rond /sur un itinéraire fermé/ (1). Les gens se rassemblèrent tous pour regarder. Ils partirent en courant  sur ce cercle et le bousculèrent. Les coureurs le foulèrent aux pieds. Le lendemain, l'orphelin partit dans la toundra., Là, dans la toundra, il vit des pierres éparses. Il se mit nu, comme on fait pour les morts. Il se coucha sur le dos après s'être entouré de pierres tel un cadavre. Il se coucha sur le dos. Dans les hauteurs, dans le ciel, de loin, se montra un corbeau qui décrivit un cercle au-dessus de lui et s'éloigna. Un peu plus tard une énorme volée de corbeaux apparut. Ils se posèrent tous sur la poitrine de l'orphelin. Celui qui l'avait vu le premier se posa sur son menton.
- Je l'ai vu le premier, et le premier je mangerai de sa cervelle.
Il lui cracha presque dans l'œil. Il l'empoigna. Tous s'envolèrent et disparurent. L'orphelin saisit celui qui l'avait vu le premier.
- Lâche-moi, ami.
- Non, non !
- Je te donnerai ce couteau.
- Je n'en veux pas.
- Eh bien, prends mes deux sœurs !
- Je n'en veux pas.
- Je te donnerai de quoi vivre (un troupeau et une yarangue).
- Je n'en veux pas. Les gens me prendraient mon troupeau.
- Eh bien, tu seras chamane (2).
- Je suis d'accord.
- Bon, je vais chamaniser.
Le corbeau entonna un chant. La terre marcha sur eux telle un mur. Et des pierres se mirent à pleuvoir du ciel.
- A présent (allons) à la mer. Nous y  chamaniserons.
Il y chamanisa. La mer arriva. L'eau monta.
- A présent, dit-il, retourne sur tes pas.
Ils retournèrent. L'orphelin partit chez ses oncles. Les quatre oncles dirent :
- Allez, vas-y ! Chante un chant et bats du tambour !
Le cinquième oncle était un homme bon qui n'avait pas de fils. Juste une fille. Le bon oncle dit à une de ses filles :
- Donne-lui mon tambour. Qu'il chante !
Le jeune homme chanta, tourné vers la toundra (3). La terre marcha sur eux verticalement, se dressa telle un ravin et des pierres se mirent à pleuvoir.
- Arrête, arrête ! Ne chamanise pas, ne chamanise pas ! Nous cesserons /de te maltraiter/!
Puis ils reprirent la parole :
- Encore, encore ! Chamanise, chamanise ! Près de la mer, près de la  mer !
Il chamanisa près de la mer. La mer arriva, toute de glace. Ils dirent :
- Cesse, cesse ! Nus arrêterons, nous arrêterons !
Il épousa sa cousine, la fille du bon oncle. Le lendemain elle emporta l'urine hors du yorongue. Point-du-Jour l'enleva et l'emporta chez lui. Il dit à sa belle-mère :
- Eh bien ! Le soir ne tombe-t-il pas encore ?
- Pas encore, répondit-elle.
Du reste le soir commençait à tomber.
- Eh bien ! Le soir ne tombe-t-il pas encore ?
- L'aurore vespérale s'achève déjà.
L'orphelin sortit, prit une petite lance qui se trouvait dans la yarangue. Il la ficha en terre précisément à l'endroit où l'urine avait été versée. Il s'assit sur la pointe de la lame. La lance l'emporta tout droit en l'air. Il arriva chez l'Etoile-de-l'arbre-enfoncé (l'étoile polaire). Sa fille borgne y vivait. Elle dit :
- Ah ! Voici un visiteur.
Il dit :
- Oui, mais pourquoi ne me regardes-tu pas ?
La jeune fille dit :
- Je suis borgne.
- Regarde par ici, lui dit-il.
Elle regarda et il lui souffla dans l'œil. L'œil perça la taie et elle vit.
- Oui, dit-elle, mais ma mère n'a pas d'yeux du tout.
- Eh bien, allons dans la yarangue.
Ils arrivèrent à la yarangue. Elle dit à sa mère :
- Voici un visiteur. A présent mon œil voit.
- Oh ! Je t'envie. Qui donc est-ce ?
- Sors la tête /du yorongue/, dit le jeune homme. Regarde-moi.
Elle sortit la tête. Il souffla. Les yeux apparurent, grossirent et devinrent normaux.
- Où vas-tu ? lui demandèrent-elles.
- Ma femme s'est perdue. Où est-elle allée ?
- Eh ! dirent-elles. Hier Point-du-Jour est passé, emportant quelque chose. C'est sûrement elle. A présent Point-du-Jour dort encore.
- Bon, je vais y aller.
Il se mit en route. Il arriva. L'autre dormait. Il grimpa en haut /sur le toit de la yarangue/ et regarda par l'ouverture /le trou de fumée/. Son épouse travaillait près du feu. Il cracha d'en haut et lui toucha la clavicule.
- Qu'es-tu venu faire ? demanda-t-elle.
- Te chercher.
- Oh ! Il te tuera.
- Crois-tu que je sois venu pour vivre. Pose la tête de Point-du-Jour sur ton bras.
Elle entra dans le joron'e. Il dormait. Elle posa la tête de l'endormi sur son bras. Il le tua. Ils repartirent chez eux. Le Croissant /la lune/ dit à son fils :
- Va rendre une visite à Point-du-Jour. Pourquoi dort-il sans cesse ? Que lui est-il arrivé ?
Ils étaient rentrés chez eux. Ils dirent :
- Il est tué.
- Allez voir le Soleil. Amenez-le : que dira-t-il ?
Ils dirent au Soleil :
- L'orphelin a tué Point-du-Jour.
- Amenez-le, dit le Croissant.
Le Soleil et le Croissant allèrent chez l'orphelin.
- Où est la femme ? demandèrent-ils à leur arrivée.
- La voici.
- Nous allons l'emmener.
- Non, vous ne l'emmenerez pas.
- Nous reviendrons plus tard et nous l'emmènerons de toute façon.
- Vous ne l'emmenerez pas.
En effet ils l'emmenèrent, la ravirent. Il dit à sa belle-mère :
- Fais-moi six lanières tressées. J'irai à sa recherche.
Elle lui fit six lanières. L'orphelin partit chez le Soleil dont l'épouse dit :
- Voici venir l'orphelin.
Le Soleil fit une rivière qui coulait en spirale et où serpentaient des vers rouges (4). Il jeta dans la rivière une des lanières avec un morceau de viande, la retira : plus de viande ! La rivière qui coulait comme un ver l'avait avalée avec la lanière. Il traversa la rivière. Pour l'heure la rivière était faite de scarabées noirs (5) et coulait en serpentant. Il relança une lanière, la retira : rien ! Tout avait été mangé, y compris la lanière. Il retraversa. De nouveau une rivière apparut, où coulaient des mille-pattes (6). Il relança une lanière avec de la viande, la retira. Tout avait été mangé, y compris la lanière. De nouveau une rivière apparut où chatoyaient les bonnets-blancs (7). Il relança une lanière, la retira : tout avait été mangé, y compris la lanière. Il retraversa. De nouveau une rivière apparut, émaillée de flancs-bigarrés (8) et coula ainsi. Il jeta encore /une lanière/. Même sa manche fut dévorée. Il retraversa. La femme du Soleil dit :
- Il a traversé.
- Qu'il vienne, dit le Soleil. Glissons-nous ensemble dans le yorongue.
Ils s'y glissèrent. Le Soleil prit un disque (9) de bois tout couvert de sang humain et le fit rouler dans l'obscurité à travers le yorongue.
- Bon, dit-il. Apportez la lampe. Nous regarderons ce qu'il est advenu du visiteur, le mari de ma femme.
On alluma la lampe. Il était de nouveau assis, au même endroit qu'avant. Le Soleil apporta le disque de bois tout en sang et le fit rouler à travers le yorongue.
- Bon, dit le Soleil. Allumez la lampe. Nous regarderons ce que devient le mari de ma femme.
On l'alluma : il était de nouveau assis, au même endroit qu'avant.
- Oh-oh ! Je ne puis venir à bout de toi. Qu'on apporte un disque de cuivre, ajouta le Soleil.
Celui-là était deux fois plus lourd, et tout en sang. On l'apporta et on le fit rouler à travers le yorongue, lampe éteinte. Or l'homme s'était changé en une aiguille de conifère et s'était couché sous les peaux.
- Allumez la lampe, dit-il. Nous devons l'avoir tué, pour l'heure. Où est-il ?
On alluma. Le Soleil dit :
- Ah ! Je ne peux pas le tuer. Sortons ensemble. Le Soleil alluma dehors un énorme brasier, puis il le jeta dans le feu, dans le brasier. " A présent, nous l'avons sûrement tué. D'où sortirait-il, cette fois-ci ? Le feu est si grand ".
Un peu plus tard, quelque chose se mit à briser les tisons, frappant chaque fois une braise. L'orphelin apparut et se dressa. L'orphelin dit :
- Tu ne peux pas /me tuer/. A mon tour à présent. Ka-ka-ka-ka ! chamanisa de nouveau l'orphelin.
A nouveau toute la terre se leva.
- Ka-ka-ka-ka !
- Cesse, cesse, cesse! Emmène ta femme.
Il cessa. Le Soleil dit encore :
- Que faire ? Tu l'emmèneras, phraseur (10) !
A nouveau il chamanisa près de la mer. Le flot marin arriva.
- Emmène-la, emmène ta femme. Nous nous noyons. Nous allons mourir.
Il cessa. L'orphelin dit au Soleil :
- J'ai une sœur, chez moi. Je te la donnerai. Prends-la et emmène-la chez toi.
Il emporta sa femme. Ils arrivèrent à la maison. Le lendemain arrivèrent le Soleil et le Croissant pour voir la sœur de l'orphelin.
- Ah ! vous êtes venus ?
- Y !
- Eh bien, installez-vous pour la nuit.
- Nous parlerons à ta sœur.
Il fabriqua une jeune fille avec de la neige.
- Eh ! Réveillez-vous. Ma sœur est d'accord. Emmenez-la.
Il lui dit :
- Ils t'appeleront El-nev (Fille-de-neige). Aie une vie agréable ! Mais peut-être refuses-tu ?
- Je suis plus jeune /que toi et ne peux m'opposer à ta décision/. Donne-moi comme tu en avais l'intention.
Ils partirent en la plaçant entre eux. Le vent tiède d'est souffla. Le temps qu'ils arrivent à la maison, le vent avait fait fondre la boule de neige qui avait été un être humain. Le vent l'avait tué. La bourrasque arriva. Le Soleil et le Croissant moururent dans la bourrasque. L'autre vécut heureux avec son épouse, sa cousine.

Notes.
1. Une des compétitions usuelles.
2. Qa, qa, qa ! Gynin grep qyïaaan, qilutkui.
3. Notagty typejnei aasekyïnyn.
4. Ïekke-kymylgyn, litt. " ver en forme d'intestin ".
5. Teqi-neut.
6. Myg-gytkalyn, litt. " multipattes ".
7. Kalselgyn, petit scarabée noir à tête blanche. Dans le dialecte russe local " tête-blanche ".
8. Gyto-kalelyn.
9. Kuulkuul.
10. Atymnevethavkelen /qui ne parle pas pour ne rien dire/ : invective.

86. Attygytkynte. Le clan d'Attygytky (Recueilli auprès de Sene dans la vallée de la Rosomachia).

Attygytky vivait avec son cousin du côté de la mer. Ils avaient tous deux une épouse. Ils s'en furent /un jour/ le long du rivage et parvinrent au large. Ils regardèrent : un petit vieillard était assis sur l'eau libre, jambes serrées, sans se mouiller et sans couler. Ils lui dirent :
- Cède-nous ton chemin.
- Je ne veux pas, répondit-il.
- Nous te donnerons un attelage de chiens.
- Je ne veux pas, répondit-il.
- Nous te donnerons un attelage de rennes mouchetés-bigarrés.
- Je ne veux pas.
- Nous te donnerons un attelage de rennes blancs.
- Je ne veux pas.
- A la maison nous avons une chienne aveugle et blanchie avec l'âge. Nous te la donnerons.
- D'accord !
Il leur céda sa place. Ils regardèrent autour de lui. Il n'y avait pas d'eau, mais sous son siège une ouverture par laquelle le chemin descendait. Ils descendirent par ce chemin et parvinrent au fond souterrain. Là se trouvait une habitation.
- Vous êtes venus ?
- Oui.
- Qui êtes-vous ?
- Nous sommes en quête d'une épouse.
- Chez qui ?
- La fille de Nutenut (1).
- Oh, n'y allez pas ! On vous tuera.
- Pourquoi ?
- Il y a beaucoup de prétendants. Et Nutenut n'en accepte aucun.
- Soit ! Nous ne sommes pas venus pour vivre, mais pour mourir.
- Eh bien ! Dirigez-vous vers l'ouest. Vous y verrez un univers fermé par une longue aiguille. Montez-y. C'est là que vit Nutenut.
Ils se mirent en route et parvinrent à cet univers. Il était fermé par une longue aiguille. En haut on ne voyait pas l'extrémité de l'aiguille. Attygytky et son cousin se changèrent en moustiques et s'envolèrent vers le haut. Ils se glissèrent par le chas de l'aiguille, débouchèrent dans cet univers et redevinrent des humains. Ils marchèrent dans cette terre et parvinrent à la yarangue de Nutenut.
- Vous êtes venus ?
- Oui.
- Que voulez-vous ?
- Trouver épouse.
- Eh bien ! Pour commencer, entrez dans la yarangue.
Nutenut fit claquer sa langue. La yarangue devint en fer. Elle était hermétiquement fermée. On ne pouvait pas entrer. Ils se changèrent en moustiques, firent le tour de la demeure, mais ne trouvèrent pas d'endroit par où entrer. Ils se changèrent en de petits taons, firent le tour de la demeure, mais ne trouvèrent pas d'endroit par où entrer. Ils se changèrent en vers de pluie, creusèrent le sol, émergèrent dans le sottagyn et redevinrent des humains.
- Kako ! dit Nutenut. Tu es un puissant chamane. Bon, entrez dans le joron'e. Ils entrèrent dans le yorongue. Les prétendants étaient tous assis côte à côte : le Soleil, le Croissant, le Ciel, la Mer, le Point-du-Jour, l'Obscurité, l'Univers (2). Attygytky regarda leurs mains. Elles étaient couvertes de cicatrices. On apporta un plat avec de la viande congelée. Les prétendants commencèrent à manger. Ils tendaient la main et sans tarder la retiraient, car Nutenut leur frappait constamment les mains avec un couteau. Mais comme ils étaient tous de puissants chamanes, dès qu'il leur transperçait la main, ils soufflaient et la blessure guérissait. Il ne restait que les cicatrices. Attygytky s'assit de côté, posa son bonnet sur ses genoux, tendit la bouche, renifla du nez : la nourriture sauta d'elle-même dans son bonnet et il se mit à manger à part avec son cousin. Nutenut ne pouvait intervenir. Plus tard on apporta une marmite avec de la viande. Nutenut frappa les mains des prétendants, tandis qu'Attygytky respira par le nez, et subitement tout son bonnet se trouva plein. La graisse coulait même par-dessus les bords. Ils s'assirent, lui et son cousin, à part et se mirent à manger. Après le repas, Nutenut dit :
- Prétendants, allez chercher du bois. Car il n'en reste plus.
Or le bois manquait : dès qu'un arbre sortait de terre, les bûcherons s'en approchaient et il se cachait sous terre. Le Soleil s'en fut /chercher du bois/. Sans résultat. Le Croissant s'en fut. Sans résultat. Le Ciel s'en fut. En vain. La Mer s'en fut. En vain. Le Point-du-Jour s'en fut. Sans résultat. L'Obscurité s'en fut. Sans résultat. L'Univers s'en fut. Sans résultat. Attygytky et son cousin s'en furent. Ils regardèrent : au milieu de la mer il y avait un tronc aussi grand que la terre de Pilgin jusqu'à Vankarem (3). Or dans le tronc il y avait un kele. Dès que le prétendant commencerait à fendre le tronc, le kele secouerait le tronc, le prétendant tomberait à l'eau et se noierait. Cependant, comme ils étaient tous de puissants chamanes, il émergea sur l'autre rive et s'en fut sur la grève. Attygytky et son cousin (4) se changèrent en moustiques, s'envolèrent vers un autre univers, y dérobèrent de la graisse en quantité et des flancs séchés, et les laissèrent tomber juste à l'endroit où était assis le kele. Il s'empara de la viande et se mit à la manger. Pendant ce temps Attygytky coupa un morceau de bois aussi gros qu'une jaran'e et, avec son cousin, ils l'emportèrent. Ils l'apportèrent au beau-père.
-Kako ! Vous en avez apporté ? D'où cela ?
- Du milieu de la mer.
- Et le kele ?
- Rien.
- Eh bien ! Reportez vite ce bois à l'endroit d'où il vient. Fixez-l'y de sorte qu'il ne reste pas de trace.
Attygytky et son cousin s'envolèrent et s'élevèrent dans les airs au-dessus du tronc du kele. Ils laissèrent tomber en bas le morceau de bois qui se colla au tronc à l'endroit où il se trouvait auparavant.
- Kako ! dit Nutenut. Tu es un puissant chamane. Bon, eh bien, que tous les prétendants chamanisent.
Ils entrèrent dans le yorongue et tous se mirent à chamaniser. Le Soleil chamanisa : un grand soleil apparut qui consuma tous les prétendants. Mais comme tous étaient de puissants chamanes, tous ressuscitèrent dès que le Soleil s'en alla. Attygytky et son cousin s'étaient changés en vers rouges et s'étaient glissés sous terre. Aussi n'avaient-ils pas été brûlés. Ensuite la Mer se mit à chamaniser. La marée apparut et inonda tout. Les vers rouges s'étaient glissés sous terre. Aussi n'avaient-ils pas été mouillés. Ensuite le Croissant se mit à chamaniser. De la terre des kele arrivèrent deux rochers qui roulèrent et tuèrent tout le monde. Mais comme tous étaient de puissants chamanes, tous ressuscitèrent. Attygytky et son cousin qui s'étaient changés en hermines et s'étaient cachés dans les coins ne furent même pas touchés. Ensuite Point-du-Jour se mit à chamaniser. Deux ours blancs apparurent et dévorèrent tout le monde. Mais comme tous étaient de puissants chamanes, tous ressuscitèrent. Attygytky et son cousin s'étaient changés en hermines et ils ne les virent même pas. Ensuite l'Obscurité se mit à chamaniser. Deux ours noirs firent leur apparition et les dévorèrent tous. Mais comme tous étaient de puissants chamanes, tous ressuscitèrent. Attygytky et son cousin s'étaient changés en hermines et s'étaient cachés dans les coins. Ils ne les détectèrent même pas. Ensuite se mit à chamaniser le Ciel. La forteresse des hauteurs (5) s'effondra et écrasa tout le monde. Mais comme tous étaient de puissants chamanes, tous ressuscitèrent. Attygytky et son cousin s'étaient changés en hermines et s'étaient cachés dans les coins. Ils ne furent même pas touchés. Ensuite se mit à chamaniser l'Univers. Et une grande bourrasque neigeuse se leva et ensevelit tout le monde. Mais tous, étant de puissants chamanes, grandirent en taille, posèrent leur tête sur un autre univers et restèrent en vie. Attygytky et son cousin s'étaient changés en hermines et s'étaient cachés dans les coins. Ils ne furent même pas recouverts. On alluma la lumère. On regarda : tous étaient vivants. Nul n'avait pu tuer qui que ce fût.
- Eh bien ! dit Nutenut à Attygytky. A ton tour d'essayer.
- Je n'en ferai rien.
- Allons ! Tous ont chamanisé. Essaye aussi.
- Bon, je vais essayer. Donnez-moi un tambour.
On éteignit le feu. Attygytky se mit à chamaniser.
- Mais où est mon bâton de marche ? demanda-t-il.
Du ciel tomba son bâton de marche. Il prit le bâton avec le petit doigt de la main gauche. De l'extrémité il piqua à tour de rôle les prétendants et brûla à chacun une moitié du corps. L'autre moitié rapetissa et devint malade. De terreur les prétendants s'enfuirent dans leurs domaines. Le Soleil s'en fut errer à travers le ciel. La lune l'y suivit. Le Ciel monta dans les hauteurs. La Mer rentra dans ses rives. Le Point-du-Jour courut vers l'orient, l'Obscurité vers l'occident. L'Univers se répandit dans l'espace. Ainsi vainquit Attygytky. Il prit la jeune fille, la changea en moustique et ils se hâtèrent vers leur terre. Ils arrivèrent à la maison, descendirent sur terre et se changèrent en humains. Ils entrèrent dans la yarangue. Le père et la mère s'étaient desséchés de faim. Des violeurs avaient ravis les épouses. Ces violeurs étaient plus forts que tous et, en faisant tournoyer leur lance, ils se mouvaient même dans l'espace (6). Ils nourrirent père et mère, et demandèrent :
- Où sont nos femmes ?
- Elles ont été enlevées.
Ils prirent leur lance et se dirigèrent vers la yarangue des violeurs.
- Sortez, puisque vous êtes si forts. Nous vous apprendrons à ravir les épouses d'autrui.
Les chefs de campements (7) sortirent. Ils s'affrontèrent à la course. Tous les quatre sautaient de façon identique par-dessus la yarangue. Ils s'élevèrent dans les airs et s'affrontèrent à la lance. Les chefs de campements tombèrent morts. Ils reprirent leur femme et rentrèrent chez eux. Ils vécurent.

Notes.
1. Nutenut, la terre, le pays.
2. Tirkiir, Iilgyn, Ieïeq, Anqy, Tnayrgyn, Vusquus, Nargynen.
3. Localité au bord de l'océan Glacial Arctique près du cap des Tchouktches /Pilgyn, Vanqarem/.
4. Attygytkynte, pluriel, comme chez nous /les Russes/ Ivanovy /les Ivanov/ du nom de famille Ivanov.
5. Gyrgol valyn ieken nutenut : la terre céleste se trouvant en haut.
6. Gyrgolata taat.
7. Ermesyt.

87. Nev-enenylyn. La femme chamane (Recueilli auprès de Gatle au fortin d'Aniouïsk).

C'était une véritable chamane. Son dernier fils, resté seul, était malade. La mère avait été emmenée pour chamaniser chez d'autres gens, tout au bout de la mer, au-delà des limites du ciel. Son mari lui dit :
- Quelle mère es-tu ? Tu abandonnes ton fils malade et tu pars chez autrui.
Elle répondit :
- Je mérite effectivement un blâme, mais j'irai malgré tout. Le dernier fils de ces habitants d'au delà du ciel est malade aussi.
Pendant qu'elle était en route, le fils des gens chez qui on l'emmenait mourut. Ils arrivèrent à destination.
- Oui, il est mort.
Elle se mit néanmoins à chamaniser. On ne l'avait pas encore emporté (1), car on l'attendait. Elle dit :
- Combien d'attelages me donnerez-vous ?
- Deux attelages.
- Comment sont-ils ?
- L'un est gris moucheté, l'autre blanchâtre.
- Je vais essayer de chamaniser, dit-elle.
Elle frappa sur le tambour et le ramena à la vie. Elle passa sur place une année, un été, jusqu'à ce que son propre fils meure. Elle repartit : on la ramena chez elle l'année suivante au début de l'hiver. Elle arriva à la maison :
- Où est mon garçon ? Amenez-le. Qu'il regarde les rennes !
- Il dort, lui dit-on.
- Réveillez-le, dit-elle. Qu'il regarde les rennes !
- Non, dit le père. Il vient seulement de s'endormir. Je ne le réveillerai pas.
- Ouvrez-le, dit la mère.
On l'ouvrit. Elle tâta la peau des bras. Elle s'était entièrement décomposée. Cette décomposition datait de l'été.
- Qu'on me laisse me reposer, dit-elle.
- Mais tu es chamane, dit le père. Ne dors pas.
- Je vais me reposer quand même, dit-elle.
- Non, ne te repose pas. Tu es chamane.
Elle frappa le tambour, ne put le trouver et dit :
- Tue-moi plutôt. Je ne peux trouver son âme.
- Je ne veux pas, dit son mari.
Elle dit :
- Je ne peux chercher en mer. Tuez-moi plutôt. Si tu me tues, j'irai sur l'attelage de rennes ramené de celui mort dans l'autre monde.
Il la tua, puis l'attacha au traîneau. Il tua les rennes gris mouchetés. On se coucha. Tandis qu'ils dormaient, la chamane tuée s'en fut haut dans le ciel. Un corbeau la vit en chemin.
- Je t'envie pour tes rennes, dit-il.
- Eh bien ! Je suis d'accord, dit la femme.
Elle s'en fut. En chemin elle vit un aigle qui coupait du bois. Il dit :
- Quel attelage !
- C'est bon, dit-elle. Je vais te donner mon attelage domestique.
- Ton enfant a été emporté par une femme loup-garou (2). Quand tu arriveras là-bas, examine attentivement les habits. Elle lui a enlevé tous ses habits, et son bonnet, et ses bottes. Bon, à présent, va.
De nouveau tintèrent les clochettes. Elle arriva chez cette vieille, la femme loup-garou. Elle s'approcha de sa jaran'e et regarda par le trou de fumée. L'âme de son fils se tenait debout, attachée à un arbre les bras en croix. Il dit à sa mère :
- Qu'es-tu venue faire ?
- Te chercher.
- On va nous tuer tous les deux.
- Crois-tu que je sois venue pour vivre (3) ?
Elle détacha l'âme et l'emporta avec elle. La femme loup-garou arriva chez elle : personne ! " Bon, se dit-elle. Je vais leur donner la chasse. Je leur briserai les os et les dévorerai ". L'âme du fils dit à la mère :
- Oh ! Elle nous poursuit.
La femme appela tous ses esprits de toutes parts. Ils n'écoutèrent pas. Ils n'obéirent pas. Ils étaient effrayés.
- Oh ! On nous poursuit, dit le fils. Relâche-moi. Laisse-moi tomber.
- Non, dit-elle. Qu'on nous tue ensemble.
Elle appela sans trop de conviction l'esprit-grèbe (4). Il vint deux esprits-grèbes. Elle dit à l'un de ces grèbes, une femelle :
- Où sont tes compagnons esprits ? Je les ai appelés. Pourquoi ne sont-ils pas ici ?
- Regardez le ciel, dit le grèbe. Si le sang coule et si le ciel rougit, sachez qu'elle est tuée.
Il s'envola. Quelque temps plus tard, le ciel devint vermeil, comme si l'univers s'était vêtu de sang.
- On l'a tuée quand même.
Ils s'éveillèrent. Elle frappa encore /le tambour/. Tandis qu'elle chamanisait, le corbeau et l'aigle qu'elle avait rencontrés arrivèrent et se posèrent de part et d'autre du défunt. On lui mit de nouveaux habits pour faire fondre son corps glacé. Après la fonte, /l'état de/ la peau s'améliora, elle se tendit, redevint comme celle d'un vivant. Elle lui insuffla son âme.
- Réveille-toi, dit-elle. Tu as assez dormi.
L'aurore se leva. Il se réveilla non sans peine. A ce moment seulement la mère s'endormit. Avant de dormir, elle dit :
- Tuez tous les rennes que j'ai amenés récemment.
Un attelage pour le corbeau, l'autre pour l'aigle.

Notes.
1. On ne lui avait pas fait de sépulture.
2. Nev-inypsiq kele, litt. " femme loup-garou, esprit ". Inypsiq, grand dauphin /épaulard/. Il est considéré comme un loup-garou et un magicien. En automne il vient sur la terre ferme et se change en loup pour anéantir les troupeaux de rennes.
3. Iyqqaj ym iagtalenvu tyïeliek ?
4. Iokva-kalaïnyn.

88. Iyrka-laul-lymnyl. Récit sur le chamane à l'apparence féminine (Recueilli auprès de Vaal dans la vallée de l'Omolon en 1897).

C'était un chamane à l'apparence féminine (1). Son frère cadet vivait avec lui. Deux autres frères vivaient à part. Ils avaient un énorme troupeau. Pour l'abattage des rennes d'un an à toison fine, ils rendirent visite au chamane à l'apparence féminine. Ils abattirent les rennes. Le chamane était présent, mais il ne lançait pas le lasso. La femme du frère riche cria, au moment où le troupeau passait à côté de lui. Elle cria :
- Voilà, voilà le chamane à l'apparence féminine !
Il restait planté là et faisait mine de ne pas entendre. La femme du frère cadet dit :
- Qu'est-ce que cet homme, avec son fond de culotte de femme ?
Il revint dans la jaran'e en colère. Il retourna chez lui et s'en fut transhumer. Il partit vers une autre terre par le chemin de la transhumance.. Il abattait constamment des rennes. Il ne lui resta plus que les rennes de trait. Derrière lui aucun (troupeau) ne suivait. Puis il ne lui resta que quatre rennes de traits. Il les avait tous tués. Pourtant il continua son chemin. Il ne lui restait qu'un renne de trait. La nuit suivante il abattit son dernier renne. Il n'avait plus du tout de rennes. A cet endroit il y avait des gens, des éleveurs. De nombreuses yarangues. Ils virent sa petite demeure et dirent :
-D'où sort cette yarangue ? Tuons-le, celui-là.
Ils rassemblèrent des rennes afin d'aller l'assassiner. Un long cortège d'attelages de rennes se mit en route. Le frère cadet dit :
- D'où viennent ces traîneaux ? Cela fait peur ! Il ajouta : les voilà qui arrivent. Sors !
- Ton arc ! Prends ton arc ! répondit-il depuis le joron'e. Prends aussi ta cotte de mailles et une flèche.
Son frère ne put les trouver. Il dit :
- Oh ! Je crois qu'il n'y en a pas.
- Mais si. Ils sont là-bas.
- Non, il n'y a que l'archet du nécessaire à feu et une combinaison bigarrée en jeune renne. Il n'y a que cela. Ils vont nous tuer.
Il se mit à pleurer et à geindre dans la yarangue. Les gens arrivèrent. Le chamane à l'apparence féminine sortit /du yorongue/. Il se mit à sauter de ci de là dans la yarangue. Il enfila la combinaison bigarrée et prit en main l'archet du nécessaire à feu. Avec l'arc il propulsa le bâtonnet /du nécessaire à feu en guise de flèche/ et mit le feu à toute la toundra. Tous ceux qui venaient d'arriver avec leurs rennes prirent feu, brûlèrent, furent détruits, et le feu gagna le long du chemin. Après avoir tiré, il avait jeté l'archet, était entré dans le joron'e et s'était couché. Il dit à son jeune frère :
- Va voir comment ils brûlent.
Le frère cadet dit :
- La flamme a gagné le long du chemin. Toutes les yarangues des tués ont brûlé.
Dans le yorongue le chamane dit :
- Regarde la flamme.
Le frère dit :
- A présent tout le campement est en feu.
- Préviens-moi quand le feu s'éteindra… Eh bien ! Il ne s'éteint pas encore ?
- Non, pas encore.
- Bon, quand il s'éteindra, dis-le-moi.
- Vago ! Il s'est éteint, dit-il.
- Eh bien, allons-y. Quittons notre yarangue.
Ils examinèrent toutes les yarangues. Tout était terminé, tout était détruit. Un petit nombre de jeunes filles et de jeunes gens n'avaient pas brûlé. Ils les trouvèrent. Quand ils virent leur visage, ils s'enfuirent tous. Ils leur dirent :
- Revenez, nous ne vous ferons rien.
Les objets /domestiques/ et les traîneaux n'avaient pas tous brûlé. Le chamane à l'apparence féminine partit transhumer en emmenant tous les troupeaux épars après les avoir réunis. Ils s'en furent sur le chemin de la transhumance. Les jeunes faisaient avancer le troupeau. Ils avaient rassemblé tout le troupeau. Il était grand comme la terre (2). Il arriva chez les frères qu'il avait laissés. Ils dirent au cadet :
- Partons en traîneau /à la rencontre du troupeau/.
Ils partirent. L'un des frères qui vivaient à part dit :
- On dirait que c'est le chamane à l'apparence féminine qui les fait avancer.
Ils arrivèrent et dirent :
- Ami, c'est toi ?
Ils se réjouirent.
- Nous nous disions : " Où est-il donc ? Il a dû se dessécher et mourir ".
Le troupeau approcha. Les filles et garçons qui le poussaient criaient. Un grondement accompagnait le troupeau. Le chamane dit :
- Poussez-le par ici.
Un des frères dit :
- A qui est ce troupeau ? Il est énorme !
Il répondit :
- Il est à moi.
- Partageons-le par moitié.
On le partagea. Alors il dit à sa belle-soeur :
- Tiens ! Voilà pour toi un troupeau de la part de celui qui est vêtu d'une culotte de femme (avec un fond de culotte de femme). Mes filles et mes garçons seront tes serviteurs. Je t'ai donné une part du troupeau.
Il avait partagé le troupeau. Il avait partagé les gens aussi.

Notes.
1. Iyrka-laul /" homme mou ", travesti/.
2. Comparaison habituelle pour l'expression de la multitude.

89. Anqalo-navan. L'épouse d'Anqalo (Recueilli auprès de Vaattuvge dans la vallée de l'Omolon).

L'épouse d'Anqalo était une puissante chamane. Jour et nuit elle frappait le tambour. Par frottement /à force de frapper/ elle s'était usé quatre doigts de la main droite jusqu'à l'os, ainsi que l'index et le pouce de la main gauche. Elle avait abîmé ses manches jusqu'aux coudes. Elle continuait de frapper le tambour. A proximité vivaient de mauvais kele, ses voisins dépendants (1). La yarangue était archipleine. Elle avait une fille très jolie, la première au monde. Elle ne la montrait à personne, la gardant dans le yorongue, la nourrissant de nourriture préparée, la vêtant d'habits cousus de neuf. Elle ne lavait ni ne raclait les peaux. Elle ne connaissait pas la sensation du vent et ne voyait pas le soleil. Son visage était plus blanc que la neige. Chaque jour venaient des prétendants. En travers de la route se tenait le kele Ylvylu /renne sauvage/ aux bois de fer. Il avait les pattes arrières fichés dans le sol. Ses bois étaient larges comme deux fois les bras écartés. Les ramifications larges étaient toutes des haches, les ramifications fines étaient toutes des lances. Il tuait ceux qui passaient. Les berges du lac étaient blanches des os des tués, comme du bois mort dans la forêt. Ieiemqun, un jeune aasek (2), dit :
- Je vais aller demander (la main de) la fille de l'épouse d'Anqalo.
Les anciens lui dirent :
- Tu as tort. Tu mourras avant d'arriver.
- Soit ! Croyez-vous que j'y vais pour vivre ? Qu'importe si je meurs.
- On te tuera d'une mort inutile.
- Qo ! C'est peut-être moi qui tuerai quelqu'un.
Ieiemqun possèdait un arc bien tendu et des flèches acérées. Sa flèche transperçait un élan. Il s'en fut sur le chemin et arriva aux lacs. Ylvylu le kele se tenait sur le passage entre les /deux/ lacs. Il tira à l'arc. La flèche frappa l'œil du kele et le tua. Il poursuivit sa route. La femme d'Anqalo était comme d'habitude occupée à battre le tambour.
- Un nouveau prétendant approche, cria-t-elle à son mari. Il veut nous prendre notre fille unique.
- Serais-tu sans force ? répondit Anqalo. Tu en as tué tellement. Tu peux en tuer encore un.
- Ne parle pas pour ne rien dire. Il vient par ici, il approche.
Elle regarda depuis le joron'e. Le visiteur était à l'entrée.
- Qaqa ! Tu es venu ?
- Y !
- Par quel chemin ?
- Entre les lacs.
- Et le renne, où est-il ?
- Il est debout là-bas.
- Serait-il endormi ?
- Non, il ne dort pas.
- Qu'a-t-il donc fait ?
- Rien. Il m'a simplement regardé passer.
- Kattam merkysgiin ! (3) Qu'es-tu venu faire ?
- Je cherche un ménage.
- Tu veux emmener ma dernière fille ?
- Y !
- Eh bien ! Si tu veux l'emmener, elle n'ira pas nue. Va dans la yarangue voisine et rapportes-en un sac contenant des habits neufs.
Or la yarangue voisine grouillait de kele. Le jeune gars se dirigea vers le bord de la mer, plaça le pan de sa combinaison et se tourna vers l'orient. Bientôt arrivèrent toutes sortes d'animaux marins. Des morses, des phoques et d'énormes baleines tombèrent dans le pan de l'habit. Il s'approcha du logis des kele et les déversa /les animaux/ par la porte.
- Y !
Ils se ruèrent sur leurs proies :
- De la nourriture ! De la nourriture !
Ils se disputaient chaque morceau. Il attrapa le sac suspendu à une traverse et se précipita dehors.
- L'as-tu apporté ?
- Oui.
- Et ceux qui y vivent, que t'ont-ils fait ?
- Rien.
- Ils dormaient, ou quoi ?
- Non, ils regardaient de leurs yeux.
- Tu veux emmener notre fille unique ?
- Oui.
- Eh bien ! Si tu l'emmènes, elle ne partira pas pieds nus. Va dans la yarangue voisine, du côté droit, et rapportes-en le sac de bottes.
- Egeï !
Il se dirigea vers le bord de la mer, se tourna vers l'occident et plaça le pan de son habit. Tous les animaux marins se déplaçant sur des pattes arrivèrent : ours blancs et loutres. Ils tombèrent dans le pan de l'habit. Il s'approcha du logis des kele et les jeta par l'entrée.
- De la nourriture ! De la nourriture !
Ils se disputèrent /leurs proies/ plus qu'avant. Ils se battaient à coups d'os de fer. Dans cette mêlée, il s'empara du sac et se précipita dehors.
- Vago (4) !
- Tu l'as apporté ?
- Oui, je l'ai apporté.
- Et qu'ont fait les habitants de la yarangue ?
- Rien.
- Ils dormaient, ou quoi ?
- Non, ils regardaient de leurs yeux.
- Sek-alva-valaq ! (5). Tu veux emmener notre fille unique ?
- Y !
- Eh bien ! Si tu l'emmènes, il lui faut un sac pour la route. Va dans la demeure, du côté droit. Un sac en peau de phoque est accroché à la paroi postérieure. Apporte-la.
Or dans cette demeure sur le côté droit vivait un kele plus terrible que tous. Il avait quatre jambes, quatre bras, mais pas de visage : seulement une gueule ouverte avec des crochets de fer en guise de dents. La moitié de son corps était en fer, la moitié en pierre. Depuis le début des temps (6), il n'avait pas mangé, car il était enfoncé immobile dans le rocher. Seuls ses longs bras se déplaçaient de tous côtés sans rien voir. Le jeune homme escalada une montagne, se tourna vers le sud et plaça le pan de son habit. Les bêtes de la montagne accoururent. Rennes, gloutons, mouflons et ours bruns tombèrent dans le pan de l'habit. Il s'approcha de l'entrée et les précipita à l'intérieur. Comme ses bras s'agitèrent, s'arrachant les morceaux les uns aux autres. Ils fourraient dans la gueule ouverte quatre corps entiers à la fois. Le kele s'étranglait de joie. Il décrocha le sac accroché à la cloison postérieure juste au-dessus de la gueule et se précipita dehors. Il arriva chez sa /future/ belle-mère.
- Vago !
- L'as-tu apporté ?
- Oui.
- Et que t'a fait le maître de cette demeure ?
- Rien.
- Il devait dormir ?
- Non, il agitait les bras. Il ne regardait pas avec les yeux, car il n'en avait pas.
- Tytenet verin ! (7) Tu veux emmener ma dernière fille ! Si tu veux l'emporter, où sont tes rennes ? Va les attraper !
- Egeï !
Il partit dans la toundra, trouva d'épais buissons de saule nain et tapa du pied. Il en sortit un grand troupeau. Les rennes couraient dans tous les sens.
- Si tu as des rennes, où sont les bergers ?
- Egeï !
Il partit dans la toundra, trouva d'épais buissons et tapa du pied. Il en sortit des bergers qui couraient dans tous les sens autour du troupeau.
- Ma fille n'a pas l'habitude de travailler. Où est ta servante ?
Alors Ieiemqun se mit en colère :
- Kattam merkysgiin ! J'ai beaucoup fait. Fais au moins une chose ! Ou bien ne serais-tu capable que d'exterminer les gens ?
/L'épouse d'/Anqalo fit une servante au beau visage, mais borgne. Par dérision elle l'avait faite borgne. " Soit ! " se dit-il. Il partit transhumer dans sa terre. De toutes parts les gens venaient regarder sa suite de traîneaux. Les jeunes gens disaient :
- Oh ! La fille de l'épouse d'An'qalo est, selon les dires, très belle. Allons la voir, ne serait-ce qu'une fois.
Ils virent le visage de la servante.
- Oh-oh ! dirent-ils. Elle n'est pas très belle. Le visage sourit aux yeux, mais elle n'en est pas moins borgne.
D'autres dirent :
- Non, ce n'est pas elle. C'est la servante. La maîtresse est dans le traîneau couvert.
Ils entourèrent le mari :
- Laisse-nous regarder la fille de l'épouse d'Anqalo.
- Qarem ! (8) Si vous la regardez, vous mourrez.
- E-e-e !
Ils arrivèrent chez eux. Les gens les entourèrent encore plus qu'avant. Les anciens avec leurs bâtons de marche, les gens âgés, les gens d'âge moyen, les jeunes. Les anciens dirent :
- Montre-la-nous, ne serait-ce qu'une fois.
- Non. Si vous la voyez, vous mourrez.
- Serions-nous des insensés ? Serions-nous des adolescents ? Montre-la-nous. Montre-nous la beauté féminine.
- Vous l'aurez voulu.
Il demanda à sa femme de tendre la main. Les anciens la virent et, ressentant un désir qui leur secouait le derrière de concupiscence, ils moururent tous. Ieiemqun vécut avec son épouse. C'est tout.

Notes.
1. Nymtumgyt : voisins en état de dépendance. Voir le texte N°3, note 6.
2. Jeune homme.
3. Juron /katam-merkysgyrgyn, de katam, ici " une vraie " et merkysgyrgyn " saleté "/.
4. Tiens, prends.
5. Au sens propre " très étrange ! ", correspond à " le diable l'emporte ! "
6. Tot-tomvatagnepu, proprement " depuis le début de la création ".
7. Exclamation d'étonnement correspondant à " vraiment surprenant ! "
8. Expression du refus, correspond au russe " je ne la donnerai pas "

90. Geïiseme nireq. A deux avec son cousin (Recueilli auprès de Qutgeut).

Il vivait avec son cousin et sa sœur. Le cousin dit :
- Accroche une moufle. Nous tirerons à l'arc.
- Non, répondit l'autre.
- Je la transpercerai.
- C'est bon, tire.
- Je pourrais la transpercer.
- Essaye toujours.
Il tira et la transperça. L'autre dit :
- Pourquoi l'as-tu transpercée ? Je ne te donnerai pas ma sœur. Puisque tu tires ainsi, va demander la fille de l'habitant des mers.
L'autre dit à sa cousine :
- Fais-moi vingt paires de bottes et mets-y de la viande pour la route.
Ainsi fit-elle. /Il partit./ En marchant il usait une paire de bottes par jour. Le soir il changeait de bottes et mangeait les provisions contenues dans l'un d'elles. Au matin il enfilait la seconde et mangeait ce qu'elle avait contenu. Puis il se remettait en route. Il usa toutes les bottes, sauf deux paires qui restaient. A midi, il vit de loin une fumée. On eût dit qu'une demeure était à proximité. Il s'approcha et vit un homme qui marchait dehors. Il arriva et s'assit à l'extérieur. Avant qu'il n'arrive, l'autre était entré dans la yarangue. C'est pourquoi il s'était assis à l'extérieur. Un peu plus tard, l'homme qui avait marché dehors ressortit et dit :
- Grand-mère, il y a quelqu'un dehors.
- Qu'il entre ! répondit-elle.
- Entre !
Il entra. Elle lui demanda :
- D'où viens-tu ?
- De loin.
- Et où donc vas-tu, ami ?
Mon cousin m'a réprimandé parce que j'ai transpercé sa moufle. C'est pourquoi je suis parti pour demander la fille de l'habitant des mers.
- Tu as sûrement eu tort de partir… Quand tu t'en iras d'ici, longe le fleuve jusqu'à la mer, mais prends garde ! Là vit le maître du fleuve (1). Il tue tous ceux qui cherchent une épouse. Ils s'entassent sur la berge comme du bois. Quand tu arriveras au fleuve, ôte ta combinaison. Le fleuve n'est pas profond. Quand tu passeras, prends garde, car les poursuivants te poursuivront dans l'agitation du flot. Quand tu te déshabilleras, entoure d'une courroie tout ton corps, enveloppe-le de sorte qu'il n'y ait aucun espace découvert, laisse tes habits sur la berge, avance à dessein, mais garde-toi de l'eau. Dans l'attente, surveille l'agitation du flot.
Ainsi fit-il. De l'agitation du flot sortit le phoque-chamane. Il empoigna l'homme, et l'homme l'empoigna. Il lui serra fortement le nez de la main. L'autre le traîna dans tous les sens, car il se préparait depuis peu à le tuer. Il se sentit faiblir. L'homme continuait de le tenir. Il s'envola vers le milieu des terres, tel un oiseau. L'homme le tira vers l'eau et dit :
- Allons dans l'eau.
Alors le phoque s'immobilisa. L'homme regagna la berge, prit sa combinaison, défit toutes les courroies et remit tous ses habits. Il partit et aperçut un village. Il s'assit à l'extérieur (d'une yarangue). Une jeune fille sortit, puis entra et dit à son père :
- Un homme est arrivé de là-bas.
- Comment donc est-il arrivé ? Qu'il entre ! Kako ! Tu es venu ?
- Oui.
- Bon, d'accord ! Prends ma fille. Par quel chemin es-tu venu ? ajouta le beau-père.
- Par là-bas.
- L'as-tu vu ?
- Oui, je l'ai vu.
- Kako !
La jeune fille emporta un sac dans une autre yarangue. Le beau-père dit :
- Va le chercher là-bas.
- Je vais l'apporter sur-le-champ.
Il plaça le pan de son habit, et dans le pan se retrouvèrent des rennes sauvages, des mouflons, toute sorte de gibier. Il jeta tout cela dans la yarangue. Les kele s'en emparèrent et se les disputèrent. Il prit le sac, l'emporta dans la yarangue et le remit là où il se trouvait auparavant. Le vieil homme dit à sa fille :
- Emporte l'autre sac avec mes outils dans l'autre yarangue.
Elle l'emporta. Il dit au jeune homme :
- Va chercher mon sac.
Il alla vers la mer. En arrivant, il plaça le pan de son habit. Les phoques y tombèrent. Il les jeta dans l'autre demeure. Les kele se les disputèrent. Il prit le sac et l'emporta. Il enjamba la jeune fille et posa le sac là où il se trouvait auparavant. Le père demanda à sa fille :
- Où est-il ?
- Au même endroit.
- L'ont-ils vu ?
- Oui.
- Ka-ka ! Bon, eh bien, je suis d'accord !
Ils vécurent longtemps ensemble, puis ils revinrent à la maison. Pendant qu'ils vivaient là-bas, elle avait conçu du seul fait qu'il l'avait enjambée. Elle enfanta. Il fit un traîneau couvert. Le beau-père dit :
- Il y a des rennes. Un mâle très vieux. A côté de lui une jeune femelle qui n'a pas encore eu de petits (2), bien dressée et qui ne se débat pas /quand on l'attrape pour la harnacher/. Rassemble le troupeau et trouve-les.
- Bien, dit-il.
Il alla dans la toundra, escalada le plus haut rocher, grimpa jusqu'au sommet. Il s'endormit. Il passa deux nuits et trois jours à dormir. Il se réveilla et mit ses bottes, car il avait dormi pieds nus. Il y avait une petite combe en haut. Il courut le long de cette combe et cria vers le bas :
- Go-go ! Je rassemble le troupeau.
De toutes parts se dressa le bois mort. De toutes parts ces branches et bâtons rabattirent le troupeau qu'ils amenèrent à la dans l'autre yarangue. Il leur dit :
- Bon, cela suffit. Go-go !
Les bâtons devenus récemment des rabatteurs, des auxiliaires, redevinrent des bouts de bois. Il les amena. Il demanda à la jeune fille :
- Où est la femelle ?
- La voilà.
- Où est le mâle savant ?
- Le voilà.
- Ah-ah ! Bon, à présent faisons du prerem ! (3)
Ils abattirent un renne et firent du prerem. Le père demanda à sa fille :
- Que te faut-il ? Combien de rennes (du troupeau) abattre ? Qu'auras-tu, des mâles ou des jeunes femelles ?
- Garde les mâles, je prendrai les femelles, répondit sa fille.
- Combien de rennes t'abattre ? demanda-t-il à son beau-fils.
- Pas plus qu'on ne peut en emmener, de toute façon. Détache (du troupeau) autant qu'il en faut pour les traîneaux et pour tout.
- Bon.
Ils partirent en caravane. Il dit à sa femme :
- Va dans cette direction, et moi je ferai avancer le troupeau par derrière. Ils arrivèrent à l'endroit où se trouvait le phoque peu de temps avant. Il était toujours à terre, plaqué au sol. Il ne pouvait s'en aller, mais il n'était pas mort. Il regardait de ses yeux. Ses ailes et ses nageoires s'étaient desséchées. Il lui abattit un renne pour qu'il se nourrisse. Puis ils reprirent leur route. Ils arrivèrent chez la vieille femme chez qui il s'était arrêté auparavant. Sa cousine qu'il avait laissée là jetait sans cesse des coups d'œil à l'extérieur. Elle s'ennuyait de lui. Son frère dit :
- Pourquoi ne travailles-tu pas, et restes-tu assise ?
- Qu'importe ! Pourquoi travaillerais-je ? Puisque tu as chassé notre cousin par de mauvaises paroles.
L'automne arriva. Les jours raccourcirent. (Survinrent) les jours avec leurs /longues/ soirées. Les gens abattirent les faons à toison fine. La sœur jetait sans cesse des coups d'œil /à l'extérieur/.
- Sek-alva-valyn ! (4) On dirait qu'une caravane de traîneaux se dirige par ici, dit une voisine.
- Qo ! En effet, c'est une caravane.
Elle se réjouit, reconnaissant son cousin. Elle courut à la rencontre des traîneaux et vit sa belle-sœur dans le traîneau couvert. Elle y vit l'enfant. Réjouie, elle l'embrassa, le tenant constamment (dans les bras). Ils arrivèrent à la maison et plantèrent la dans l'autre yarangue. Le nouveau venu se dirigea vers le troupeau de son cousin, poussant le sien devant lui. Il l'amena et réunit les bêtes. Il dit à son cousin :
- Rentre chez toi. Si tu le veux, dors à côté de mon épouse. Demain j'amènerai le troupeau. A ce moment tu pourras te réveiller. Demain nous nous enduirons de sang.
Le matin venu, il ramena le troupeau. On s'enduisit de sang. Pendant l'onction, de nombreux anciens vinrent en visite. La fille de l'habitant des mers était très belle. Elle s'affairait près du feu. En la voyant, ils moururent tous, en proie à un désir qui secouait leur derrière. On célébra l'onction du mariage. Le lendemain matin d'autres vieillards, mis au courant, dirent :
- Est-il vrai qu'une jolie jeune fille vient d'arriver ?
- Oui, c'est vrai.
Ces vieillards vinrent en visite. Le mari dit à son épouse :
- Sors le bras du dans l'autre yorongue pour que les vieillards le voient.
Ils moururent /à la vue/ de ce seul bras, de cette beauté. Quand ils en eurent fini avec eux, ils partirent transhumer. (Chez) les habitants de la mer. Ils leur dirent à tous (aux habitants de la mer) :
- Venez chez nous !
Ceux du littoral arrivèrent. On abattit à chacun cinq rennes, ou trois, ou six, ou dix, ou quinze, ou vingt aux lointains parents, ou un, ou deux à un inconnu. On continua la transhumance. On transhuma deux fois et on s'arrêta. Puis on repartit. On transhuma deux fois, puis on repartit. On se dirigea vers l'hivernage. Là on resta sur place. Elle mit au monde un autre enfant. On partit en caravane chez le beau-père, en emmenant la cousine. On rendit visite à la vieille femme d'avant et on lui abattit des rennes. La caravane repartit. On arriva près du phoque. Il était couché au même endroit. On abattit aussi pour lui /des rennes/ pour qu'il se nourrisse. On arriva chez le beau-père. Il avait beaucoup vieilli. On donna aussi /de la nourriture/ aux kele à qui il avait pris les sacs. On leur abattit aussi /des rennes/ en offrande. Tandis qu'ils mangeaient, il les extermina et détruisit leur yarangue. Le beau-père, on le nourrit de tendons et de moelle. On abattit /pour lui/ un (renne) /bien/ gras. Il voulut mourir. Il dit :
- Battons-nous ! (5) Je n'en peux plus. Demain vous partirez.
- Bien, d'accord.
Ils le tuèrent. Ils tuèrent aussi son épouse. On leur donna la mort et on les emporta dans la toundra, sur un rocher. Là on abattit des rennes et on fit un signe funéraire (6). De nouveau on abattit (des rennes). On emmena le troupeau au pâturage et on tua les /plus/ gras pour les manger. On fit un nouveau tynmaï. On acheva. Ayant achevé, on leva le camp. Il cria de nouveau :
- Toqo ! Poussez /le troupeau/.
De nouveau se dressèrent les branches et bâtons - les anciens rabatteurs. Ils conduisirent le troupeau vers la jaran'e. Le troupeau était nombreux. Ils entreprirent de faire le tour du troupeau. Il était si grand qu'en un jour ils ne le purent.

Notes.
1. Veemin etyn.
2. Ycqeku.
3. Sorte de boulette de viande hachée mêlée de gras, offrande rituelle lors des mariages.
4. Comme c'est étrange !
5. Mynmaravmyk ! " Battons-nous ", formule utilisée par celui qui demande la mort volontaire.
6. Tynmaï : amas de bois de rennes laissés sur la tombe.

91. Anqaly-iaïvalqaï. L'orphelin du littoral (Recueilli auprès de Qutgeut).

Un orphelin, que sa marâtre ne nourrissait que de déjections de chiens, se dit :
- Que faire ? Je vais aller chercher une épouse chez le peuple du point du jour (1).
Il fit un traîneau de côtes de baleine et une courroie de tendon, et se mit en route. Il était grand de taille, les épaules larges, mais couvert de gale. Le plus miséreux au monde. Car sa mère était morte, son père avait pris une autre épouse, une mauvaise femme. Ses entrailles d'autrefois avaient disparu et semblaient lui être devenues étrangères (2). Son troupeau avait été complètement réduit à néant et, n'ayant pas de peaux de rennes, il était vêtu de peaux de chiens. Il se nourrissait des restes des chiens et de leurs déjections. Il partit au pays du point du jour et marcha tellement que ses pieds se râpèrent jusqu'aux os et que les patins du traîneau en côtes de baleine s'usèrent. Il rencontra deux gloutons. Ils lui dirent :
- Si tu vas vers le point du jour, tu escaladeras une pente abrupte et atteindras le pays d'En Haut. Là, à la limite du pays, tu verras un village de dix yarangue. Les jeunes filles y sont très méchantes et moqueuses. Tu traverseras ce village et trouveras une demeure isolée. Dans cette demeure vivent trois jeunes filles. L'une d'elles sera ta femme. Vis à cet endroit, vis bien.
Il continua sa route, rencontra des loups qui lui dirent la même chose. Il rencontra des loups : de même. Des ours blancs, des rennes sauvages, des élans. Il les rencontra tous. Il rencontra aussi des aigles, et des corbeaux, des cygnes et des canards, et des oies, et un renard, et un lièvre, et tout le gibier vivant et le petit oiseau vag-psekalgyn (3). Tous lui dirent la même chose. Alors il reprit courage et marcha plus vite. Il escalada la pente vers la terre du point du jour et trouva le village de dix jaran'e. Il entra dans la première de la rangée. Un vieillard cria :
- Un visiteur, un visiteur ! Donnez-lui à manger. Préparez vite (un repas).
Des jeunes filles se précipitèrent.
- Oh ! dirent-elles. Un homme qui meurt de tabès est arrivé. Son habit est en peaux de chiens et il est couvert de croûtes. Nous n'avons que faire de lui !
On lui fourra des excréments dans la bouche et, en guise de provisions de route, on lui mit des déjections dans sa besace. Il reprit sa route en pleurant et parvint à la dernière yarangue /de l'alignement/. A l'écart se dressait une demeure isolée. Un vieillard y vivait avec ses trois filles. Il n'avait pas de fils. La plus jeune faisait la cuisine, l'aînée était assise dans le joron'e, lavée et propre. Elle ne touchait à rien de sale. Elle était toujours à coudre les habits les plus beaux. Elle cousait tôt le matin et le soir au coucher du soleil sans poser l'aiguille. Leur troupeau était grand. Celle qui faisait la cuisine cria dehors :
- Un visiteur, un visiteur ! Etendez vite dans le yorongue les peaux les meilleures. Préparez vite !
Le vieillard cria :
- Apportez du gras et la meilleure viande, du feuillet et des tripes pour nourrir le visiteur.
Quand on l'eut nourri, il lui demanda :
- D'où viens-tu ?
- Je viens du bord de mer chercher un ménage. De naissance je suis d'un clan d'éleveurs de rennes, mais l'intérieur de mon père m'est devenue étranger et c'est pourquoi j'ai abandonné mon pays et suis venu dans une autre région.
- Pourquoi donc es-tu venu ?
- Je cherche une épouse.
- Bien, dit le père. Puisque tu es un prétendant, rejoins le troupeau.
Il partit vers le troupeau et s'endormit en chemin. Avant de s'endormir, il s'écria :
- Esprits qui me craignez, rabattez le troupeau vers la yarangue.
Les esprits se mirent en route et tout le troupeau arriva au matin. Les rennes approchèrent de la yarangue. Le père dit :
- Procédons à l'abattage.
Le fiancé lança le lasso et attrapa un faon. Le faon était maigre, mais il le traînait dans tous les sens. Il cria aux jeunes filles :
- Etranglez-le.
On l'étrangla avec peine. Il relança le lasso et attrapa un gros mâle qu'il attira à lui d'un seul doigt.
-Alors, dit le père. Laquelle d'entre vous le prendra pour mari ? Disons, toi, la cadette, puisque tu fais la cuisine.
- Non, non ! C'est un miséreux. Il est habillé de chien et couvert de gale. Qui voudrait d'un tel mari ?
- Alors qu'il soit l'époux de la puînée !
- Non, non ! Il est couvert de gale et son habit est en peau de chien. Qui aurait besoin d'un tel mari ?
- Alors toi, l'aînée. Au moins prends-le, toi.
- Egeï !
Ils entrèrent dans le yorongue.
- Etends de nouvelles peaux comme literie pour le fiancé.
Elle les étendit. Elle sortit une combinaison qu'elle avait faite précédemment, lui enleva son vieil habit de peau de chien en mauvais état. Au couteau elle racla la saleté et les croûtes, puis lui mit des habits neufs : une combinaison de dessous et des bottes à empiècements, une combinaison de dessus avec une triple garniture en fourrure de glouton et de castor, un bonnet avec une bordure de loutre, ce qu'il y avait de plus beau et qu'elle avait confectionné depuis longtemps pour son /futur/ mari. Alors son père dit :
- Voyons comment notre hôte chamanisera. (4) Vas-y !
Il se mit à chamaniser. Les esprits accoururent de toutes parts. La demeure retentit de voix libres (5). La jaran'e glacée vacilla dans les cris et dans le vent. Quelque chose volait de côté et d'autre, coulant comme de l'eau. Arrivèrent les gloutons et l'ours, et l'élan, et le renne. Tous les gros animaux emplirent la demeure de leurs cris et de leurs rugissements. Puis ils sortirent. Le jeune homme descendit sous le sol et s'y enfonça plus haut que la tête, et il se mit à marcher à l'intérieur de la terre. C'est un beau jeune homme qui ressortit de terre, avec le visage rouge comme le sang, la tête ronde et lisse. Le père dit :
- Eh bien ! Fiancé, emmène ta femme chez toi.
Ils partirent en caravane de traîneaux, en traîneaux avec rambardes (6). Les rennes avaient de hautes pattes. Le beau-fils marchait devant, tenant sa lance à la main. Les deux filles (restèrent) à la maison. Le beau-père (partit) avec eux. On traversa le village. Les jeunes filles d'avant crièrent :
- Il est mien, il est mien !
Elles le saisissaient par les manches, mais il les repoussait du côté non pointu dans la poitrine.
- Ecartez-vous ! Vous m'avez nourri d'excréments.
Arrivé à la maison, il ramassa du bois dans toute la toundra, tapa du pied et il en résulta un grand troupeau. Au matin le beau-père dit :
- Oh-oh ! Ils sont encore plus nombreux que les miens.
La marâtre dit :
- Oh ! Mon fils est venu.
Car son mari était mort, et elle était restée sans nourriture.
- Non, dit-il. Je ne suis pas ton fils. Ne vis pas chez moi. Va-t-en /quémander ta pitance/ chez les gens.
Il lui donna la femelle la plus maigre et son traîneau usé. Elle devint errante parmi les gens (7).
Notes.
1. Tnayrgy-ramkyn.
2. Penin qelevyn uïne nelïi, qenur tumukenu nelïi.
3. " L'oiseau d'herbe ".
4. Minkri remkylyn remnie.
5. Ianra-qoleqol : voix des esprits appelés par ventriloquisme /litt. " voix distinctes "/.
6. Les traîneaux enclos d'une rambarde sont considérés comme les plus beaux et les plus commodes pour le rangement des petits objets.
7. Tymne-laïvulu nelïi.

92. Vankaremalyn. L'habitant de Vanqarem (Recueilli auprès de Nyron en 1897 au lieu-dit Aqonaïke).

Il était un riche éleveur qui avait une fille. Il craignait tant pour elle qu'il ne la laissait pas sortir du yorongue. Quand elle sortait, on étalait des peaux sous ses pieds afin qu'elle ne marchât pas sur le sol. Un jour le père s'en fut à la recherche de nourriture. La fille dit :
- Je m'ennuie. Pour une fois je vais aller puiser de l'eau.
- Va vite, tant que ton père ne te voit pas.
Elle alla chercher de l'eau. Elle arriva à l'eau. A peine en eut-elle puisé et voulut-elle rebrousser chemin que se leva un brouillard si épais qu'on ne voyait pas le visage d'une personne. Derrière elle un homme descendit sur terre et se plaça devant elle. Il la saisit et l'emporta outre la mer, dans une contrée au delà de la mer. A la maison on attendit, on attendit. Rien ! Le père fit venir des chamanes de toutes les terres environnantes et même d'autres univers. Aucun ne put la trouver. Enfin un chamane à l'apparence féminine (1) /habitant/ de Vanqarem dit :
- Je sais où elle se trouve. Si vous m'écoutez, je la ramènerai.
- Bien sûr, dit le père, bien sûr.
- Faites un canoë avec ce tronc : creusez-le, façonnez-le comme un oiseau et plaquez-lui des ailes en tissu russe, car elle (ta fille) est au delà d'une route d'oiseau (2), et l'on doit y aller en volant dans les airs.
On fit un canoë et on s'envola dans les airs. Il atteignit le bord de l'univers. Là passaient des oiseaux. Certains étaient tués par les rochers, d'autres non. Les oiseaux morts gisaient en tas. Le canoë glissa plus vif qu'un oiseau. Ils réussirent à franchir la limite des oiseaux et se retrouvèrent de l'autre côté du monde. Là la femme était mariée au premier chef de campement de ce pays et avait déjà conçu de lui. Ils se cachèrent dans un ravin et restèrent tapis. Le père passa la tête :
- Tudlik ! Tudlik ! (3)
La femme entendit et sortit sur-le-champ. Il se pinça la lèvre et dit :
- Ne dis rien !
- Que se passe-t-il ? cria le mari.
- Rien de particulier. Les oiseaux crient sans raison.
La nuit on se coucha. Le chamane entra en tapinois dans le yorongue par la paroi arrière, sortit l'enfant du ventre de la femme et le mit dans le ventre de la sœur du chef du campement qui dormait là même. L'homme, il le priva de son esprit. Au matin le mari sortit et dit :
- Rassemblez-vous, les gens, pour voir ma femme enfanter. J'ai un enfant.
Il écarta les jambes de sa sœur. On voyait un enfant qui en sortait. Les gens s'attroupèrent. Son ex-femme passa à côté. De la manche elle lui effleura le front.
- Regarde, n'est-ce moi que tu as amenée de la terre des hommes ?
Ils prirent place dans le canoë ailé et partirent à tire-d'aile vers leur pays. Alors Ermesen /ermesyn/, le chef du campement/ retrouva ses esprits et dit :
- Ma sœur a un enfant de moi. C'est un péché. Je vais le mettre en pièces.
Et il le prit de telle manière par les jambes qu'il le déchira en deux. Il le jeta dans la mer du haut d'un rocher et s'y précipita lui-même. Quant aux fuyards, ils parvinrent sans encombres leur pays et y vécurent.

Notes.
1. Iyrka-laul /homme mou, travesti/.
2. Galga-pket-tagyn : limite accessible à l'oiseau.
3. Onomatopée, cri du pluvier tutlekylgyn.

93. Neundulyn. Le prétendant (Recueilli auprès de Sene dans la vallée de la Rosomachia).

Un orphelin vivait seulement avec sa sœur. Il lui dit :
- Je vais aller chercher une épouse. Fais-moi des bottes. J'irai me chercher une épouse.
Ils bavardèrent, parlèrent de choses et d'autres. Elle fit des bottes. Il alla chez les gens. Il alla dans toutes les demeures, sans plus de succès que précédemment. En partant il dit à sa sœur :
- Attache-moi dans le dos un cordon rouge (1).
Il traînait par terre, tellement il était long. Il alla dans chaque demeure. Toutes les jeunes filles le repoussèrent : il était laid. C'était un jeune homme à peine adulte. Il allait dans chaque demeure et revenait chez lui. Comme auparavant, toutes le repoussaient. Il disparut dans le lointain, continuant d'aller de yarangue en yarangue. Il portait sa lance entre ses bras croisés. Au bout de toutes les demeures, là-bas, au loin, se trouvait une yarangue où une jeune fille vivait seule avec ses vieux parents. Elle ne pouvait pas se marier. Elle ne voulait personne. Elle était très véloce. Quand quelqu'un venait la demander, elle faisait la course avec lui, le laissait en arrière et disait :
- Je n'en veux pas.
Un voisin d'un campement voisin (2) arriva. Elle le refusa. Au matin, en partant, il se dirigea vers le troupeau. Il la trouva avec le troupeau, l'empoigna, la déshabilla, l'écrasa dans la neige, prit son couteau et lui entailla tout le visage. Il la posa à côté de ses habits et s'en fut. L'autre était arrivé chez les parents. Il entra et ficha sa lance en terre devant l'entrée. Le vieil homme dit :
- Go ! Qu'es-tu venu faire ?
- Chercher une épouse.
- Eh bien ! J'ai une fille. Mais malheureusement, elle fait toujours la course /avec les prétendants/.
Il regarda le visage du jeune homme et dit :
- Et toi, qu'en penses-tu, te battra-t-elle à la course ?
- Probablement, oui.
La fille arriva du troupeau :
- A qui est la lance fichée en terre ici ? Est-il entré ?
La mère marmonna :
- Tais-toi, ma fille.
- Bon, eh bien, qu'il me batte à la course !
La jeune fille entra. Elle avait des tresses jusqu'aux chevilles. Elles traînaient à terre quand elle se tenait debout. Elles étaient épaisses. A son arrivée, elle avait mis une combinaison et des culottes spéciales pour la course. Le père dit :
- Il est fatigué. Il ne peut pas courir.
- Cela ne fait rien. Qu'il coure.
Ils sortirent et s'élancèrent. La jeune fille prit les devants. Là-bas elle contourna un lointain rocher. Elle était déjà au tournant. Ils négocièrent le virage et prirent le chemin du retour. Elle était toujours devant. En descendant une pente, la fille dit :
- Eh bien ! Passe par là le long.
- Mais je ne peux pas. Je suis fatigué.
De la pointe de ses pieds, il touchait déjà presque ses talons. Lui aussi était rapide. Ils arrivèrent à une descente. Il se porta à sa hauteur et la dépassa. Il filait comme une flèche. Dans son dos le cordon se tendait en long comme un bâton. Les tresses de la jeune fille aussi se tendaient comme des flèches. Le jeune homme regarda la jeune fille derrière lui. Il l'avait dépassée. Il avait pris de l'assurance. Il se retourna encore. Elle était déjà loin. Il prit son bâton, le leva en l'air comme le renne lève ses bois, le fit tournoyer dans l'air comme fait un renne mâle sauvage /avec ses bois/. La jeune fille se mordit la lèvre. Ils atteignirent de nouveau la rivière et dévalèrent la pente. Il regarda en arrière : elle se rapprochait. Longeant la rivière, elle était tout près. Ils escaladèrent la côte et approchèrent de la demeure. Tout en montant, il se retourna : personne ! Elle avait disparu. Le jeune homme entra dans la maison. Il était déjà installé à son aise quand elle se montra. Elle arrivait. Quand elle accourut vers la jaran'e, elle chancela et s'assit par terre devant la demeure. Le père se mordit la lèvre et dit :
- Hum ! Cela, c'est un homme ! Enfin il s'est trouvé un mari pour elle. Mais peut-être que non. Elle va refuser. Et pourtant il l'a sérieusement distancée.
Elle entra dans le yorongue, ôta son habit de course, le jeta à son prétendant, puis lui défit elle-même ses bottes, lui ôta sa combinaison et sa culotte, et le vêtit de son habit et de ses bottes. Elle coupa le pompon (1) de son habit /à lui/ et le cousit à sa combinaison féminine. Après cela, elle porta son habit /à lui/ dehors et le découpa en petits morceaux, car il était en très mauvais état. Ensuite elle le brûla sur le feu et dit à son père :
- Je ne garderai pas le troupeau cette nuit. Qu'il reste seul !
- Entendu, dit le père.
Elle fit cuire le repas et entra dans le joron'e. Après manger, elle prépara l'appui-tête dans le coin du joron'e. Ayant préparé l'appui-tête, elle apporta une couverture et dit :
- Eh bien, couche-toi !
Et elle le couvrit elle-même avec la couverture. Avant que son père et sa mère s'endorment, elle entra après en avoir terminé avec le travail, et se coucha sous la couverture à ses côtés. Le lendemain, au réveil, la jeune fille sortit, apporta à son mari des habits neufs, les prépara, les fit tels qu'ils semblaient avoir été mis d'avance à ses mesures. Le jeune homme sortit et s'en fut garder le troupeau. Il le veilla en permanence. La femme cessa de le faire. Il emmenait lui-même le vieillard au troupeau sur son traîneau. Il arracha une racine de kokora (arcilière ?) et l'attacha à l'arrière du traîneau. Il la traînait avec le vieillard car le vieillard était trop léger. L'année suivante, l'homme qui avait entaillé le visage de la jeune fille dit :
- Faisons la course encore une fois.
Tous les gens se rassemblèrent. Tous s'élancèrent. Le nouveau gendre ne s'était pas dévêtu et participait à la compétition en combinaison de dessus. On revint en arrière /après avoir négocié le tournant au milieu de la course/. Il était seul à nouveau. Les autres n'étaient pas là. Les concurrents arrivèrent derrière. Le jeune homme tressaillit :
- Allez-y, empoignez-moi (3), dit-il, et la colère lui monta au visage. Il se mit en garde (4) et ajouta :
- Eh bien ! Qui va m'empoigner ?
- Qo ! Que celui-ci lutte ! Et il montra celui qui l'an dernier avait entaillé le visage /de la jeune fille/.
Le jeune homme se battait en combinaison de dessus
- Non, répondit l'autre, tête baissée.
- Allez, vite, insista-t-il avec véhémence.
L'autre refusa. Il ne pouvait pas. Pendant qu'il refusait, il se jeta lui-même sur lui, bondit et du pied lui frappa le visage. L'autre perdit l'équilibre, s'affala et se figea à plat dos. Un peu plus tard il s'assit. Il lui dit :
- Allons, vite.
L'autre se leva et refusa. Il l'empoigna, le renversa sur le dos, tira son couteau de sa ceinture et par vengeance lui découpa les narines. Il lui découpa aussi les paupières en bandes /verticales/ en échange /de ce qu'il avait fait à la jeune fille/. Il lui entailla tout le visage et y découpa des bandes dans tous les sens. Là-dessus il le laissa. Les gens s'enfuirent, épouvantés. Ils ne restèrent que tous les deux. Quand il en eut terminé, il rentra à la maison, tandis que l'/homme/ ensanglanté s'en allait. Le soir survint. On s'endormit. Avec son beau-père il traînait sans cesse un tronc d'arbre attaché au traîneau. Il se déplaçait avec le troupeau. Justement la racine qu'il avait arrachée /et fixée au traîneau/ s'accrocha à une motte de terre comme un frein (5). Il tendit ses forces, tira, mais ne put /la dégager/. Son beau-père lui dit :
- Kako ! Que t'arrive-t-il ? Que se passe-t-il ? Tu as accroché quelque chose, comme un brin d'herbe, et tu n'en viens pas à bout !
Le jeune homme tira avec force, arracha la motte de terre et remorqua le traîneau. On entra dans la yarangue. En partant pour l'estivage, le beau-père dit :
- Ah ! Je mangerais bien du gras de morse.
- Eh bien ! Je vais m'en procurer.
Il partit vers la mer et arriva chez Aïvan, habitant du bord de mer. Là il y avait une carcasse entière de morse. On lui dit :
- Qu'es-tu venu faire ?
- Je suis venu chercher du gras.
- Voici une carcasse, lui dirent-ils. Qu'on l'ouvre et qu'on la débite.
- N'en faites pas de petits morceaux. C'est une bonne charge, à la mesure de mon épaule.
- Mais non ! Tu ne pourras jamais la porter.
- Oh ! Refusez-vous de me la donner ?
- Non, nous ne refusons pas, mais toi, comment vas-tu faire ?
Le jeune homme la chargea sur ses épaules et partit avec sa charge. Il marchait, mais non sans peine. Il avait chaud et se mit en sueur. Il marchait. En sueur, il se hâta, puis commença à courir, puis courut /pour de bon/, puis courut à toute allure. Il la rapporta à la maison, arriva. Pendant qu'on la dépeçait, le beau-père dit :
- Kako ! dit le beau-père à l'adresse du jeune homme, ma fille a de la chance. Elle avait refusé le mariage à tout un chacun. Et voilà qui elle a reçu en partage !
On estiva sur place. Elle donna naissance à deux fils qui naquirent bientôt l'un après l'autre. Dans l'ancien temps les enfants grandissaient vite. Ils devinrent forts, chassèrent le renne sauvage, gardèrent le troupeau. L'aîné revint de la pâture et dit à son père :
- Le voisin fait paître /ses rennes/ sur notre pâturage. Qu'est-ce qui l'irrite donc, pour qu'il agisse ainsi ? C'est le pâturage d'automne (6). Pourquoi a-t-il occupé mon pâturage. N'y aurait-il pas assez de place plus loin ? Pourquoi est-il en colère ?
- Emportez cela et fichez-le en terre dans le pâturage, dit-il en leur donnant une flèche à l'extrémité de bois. Avec cela je lui reprendrai la terre. Je lui donnerai la marque d'interdiction.
Ils allèrent au pâturage et la fichèrent en terre. Ils y mirent la flèche, puis en automne ils y conduisirent leur propre troupeau. Ils regardèrent : pas de flèche ! L'autre berger, le voisin, l'avait emportée. Ils la cherchèrent partout. Ils virent que tout était piétiné partout. Ils cherchèrent dans les cendres /du foyer/ et y trouvèrent un fragment brûlé de la flèche. Visiblement il s'était servi de la flèche d'autrui pour chauffer sa marmite (car la flèche était très grande). Le fils aîné revint.
-Eh bien ?
- La flèche n'existe plus et toute la pâture est piétinée.
- Cela ne va pas se passer ainsi. Peut-être faut-il transhumer. Malheureusement j'ai vieilli, et le lieu où était la flèche emportée est loin d'ici.
On transhuma et l'automne survint pour de bon. En automne celui qui avait brûlé la flèche transhuma aussi. Immobiles, ils le virent. Il dit à ses fils :
-Voilà, voilà le voisin qui transhume. Préparez-vous et emmenez-moi (sur le traîneau), car j'ai vieilli.
En partant, il prépara un arc et cinq flèches de fer. La file de traîneaux se mit en route, passa à côté et s'étira sur un long alignement ? Certains qui allaient à part (7) avançaient, allaient en tête. En voyant ceux qui marchaient à pied, ceux qui avançaient avec les traîneaux firent stopper leurs rennes. Ils dirent :
- Eh bien ! Allons par ce chemin.
Le vieillard prit son arc et, d'une très grande distance, tira sur les seconds traîneaux (avec la vaisselle). Sa flèche frappa un renne à la tête et lui fendit le sinciput comme avec une hache. Le aï valkol /aïvalqyl/ (8) sauta en l'air et la flèche /retomba/ d'un autre côté. Le renne mâle s'effondra et creva. Puis /il tua/ le suivant, de même que le précédent. Puis de nouveau le suivant. Il ne manquait pas son but. Puis un quatrième. Puis il passa par la droite et tua le dernier. Ensuite il dit à ses enfants :
- Bon, rentrons chez nous.
Ceux qui étaient en tête attendaient, attendaient. " Où sont les traîneaux ? " On ne les voyait pas. Enfin ils arrivèrent. La moitié (des rennes) avaient été abattus. Les carcasses étaient posées sur un renne. Eux-mêmes venaient à pied. C'est ainsi qu'il s'était vengé du pâtre-voisin pour la flèche de bois. Ils ne lui firent rien. Car il était sans peur. L'année suivante ce sont les Tannyt qui leur prirent des rennes. Ils les ravirent pendant leur sommeil à ceux qui les gardaient. Ils les virent qui les emmenaient, mais se contentèrent de les regarder. Le vieillard avait vieilli. Les enfants rebroussèrent chemin et arrivèrent.
- Oh ! Ils ont enlevé le troupeau, dirent-ils à leur père.
Il était couché sur le dos. Il bondit sur ses pieds.
- Mais vous, mes fils, mes enfants, n'avez-vous pas vu depuis longtemps quel homme j'étais ? Bon, emmenez-moi (sur le traîneau). En route !
Ils l'emmenèrent. Le vieillard avait mis sa cotte de mailles. Dans la toundra, là-bas, il dit :
- C'est bon, dormez.
Tandis que ses enfants dormaient, il joua avec sa lance. L'aurore approcha : il s'escrimait toujours (9). Quand l'aurore survint, il avait complètement affouillé et piétiné la neige en s'escrimant. Le jour arriva. L'ami s'envola comme l'oiseau, car il éprouvait son corps. Il éveilla ses fils et resta assis sans bonnet, à se rafraîchir. Il ôta sa cotte de mailles et dit à son fils aîné :
- Bon, allons-y. C'est près d'ici.
- Eh bien ! Monte.
- Ah non ! J'entraîne mon corps à la souplesse, à la force et à la résistance au froid.
Le vieillard alla de l'avant et s'éloigna. Il courait, la lance à la main, touchant à peine le sol. Il dit à ses enfants :
- Voilà. On voit le troupeau. Restez-ici. Je vais me jeter sur lui.
Ils restèrent, puis l'aîné dit :
- Bon, je vais le suivre.
- Non, moi, plutôt.
Ils y allèrent ensemble. Les Tannyt marchèrent à la rencontre du vieillard. Il s'assit. Ils arrivèrent : il était toujours assis. Ils l'entourèrent de toutes parts.
- Go-go ! hurlèrent-ils.
Il ne les regarda même pas. Assis, la tête baissée, il examinait les lanières de ses bottes.
- Kako ! C'est un paisible /renne/ mâle.
Il se leva. Certains se tenaient sur un triple rang, si nombreux. D'autres sur un double rang, d'autres sur un rang. Le vieillard bondit, se précipita sur ceux qui se tenaient sur un triple rang et se fraya un passage à la lance. Ils lui tirèrent dessus. Il laissait passer leurs flèches entre ses doigts. D'autres il les détournait avec sa lance. Ils tirèrent de nouveau. De nouveau il les détourna. Puis il les tua tous à coups de lance et ramena le troupeau chez lui. Après cela ils partirent transhumer. A nouveau le vieillard resta couché, comme s'il ne pouvait pas marcher. Il était redevenu aussi impuissant qu'avant.

Notes.
1. Penakalgyn /penaqalgyn/, long pompon rouge fait de fragments de fourrure teints et cousus ensemble.
2. Nymtakasgyn.
3. D'ordinaire la lutte a lieu immédiatement après la course.
4. Ylvylu nelïi /devint un renne sauvage/.
5. Arena /arenan/ : frein /de traîneau/, chez les Russes " prikol ".
6. En automne, pendant la fête principale, il est important pour chaque éleveur de garder indemnes des pâturages à proximité de l'estivage, étant donné que, pendant plusieurs jours et parfois pendant deux semaines dans l'intervalle entre la première et la seconde fête, il faut faire paître le troupeau près du campement.
7. Ianra-gakanylyt : gens qui se déplaçaient à part de la file de traîneaux pendant la transhumance.
8. Sommet du crâne du renne avec les bois.
9. Pojgylaarkyn.

94. Lymyly-lymnyl. Récit sur un bigame (Recueilli auprès de Aïnanvat à Nijne-Kolymsk en 1896).

Un homme vivait avec deux femmes, une vieille et une jeune. Quand il prit la jeune, il délaissa la vieille, et cessa de l'aimer et de dormir avec elle. En raison de son grand chagrin, elle partit errer dans la toundra et pensa :
- Mieux vaut mourir que vivre.
Elle marcha et fut toute gagnée par le froid. Elle aperçut une tanière : " Je vais y entrer ". Elle s'y glissa. Elle se mit à tâter dans le noir et sentit une toison. " Qu'est cela ? " se demanda-t-elle. Elle entendit quelqu'un lui parler dans le langage des humains :
- Qu'es-tu venue faire chez moi ? Je suis l'ours. Ceci est ma tanière d'ours. Je vais te manger.
- Je suis partie parce que j'étais très malheureuse. Mange-moi, si tu le veux.
- Assez, dit l'ours, je ne te mangerai pas. Mais comment vivras-tu ? Je n'ai pas de nourriture. Je mange de la terre et dors tout l'hiver. Quand il fera trop chaud, l'oiseau arrivera et les rennes femelles mettront bas. Alors seulement je sortirai. Mais toi, que feras-tu ? Dans ce coin il y a un tas de viande de renne crue. Si tu as faim, manges-en et vis, et dors, ou va errer comme tu l'entends. Si tu ne veux pas dormir, à ta guise. Si tu veux vivre /ici/, réveille-moi quand il fera doux. Voici une pierre avec laquelle tu me frapperas le nez.
- Comment ? dit-elle. Te frapper ? Je pourrais te tuer.
- Ne crains rien, dit-il. Frappe.
Sur ces mots, il s'endormit. Elle vécut là, mangeant de la viande crue. Tantôt elle dormait, tantôt elle veillait. Enfin l'hiver s'acheva. Les oiseaux arrivèrent. Elle le réveilla en lui frappant le nez. De ce fait il se réveilla, sortit de sa tanière et dit :
- A présent, va chez toi. Je vais te donner l'inspiration. Ton mari t'aimera comme autrefois, et tous les gens t'aimeront et te feront des dons.
Elle partit, arriva chez son mari qui lui dit :
- Où étais-tu ? N'aurais-tu étudié l'art chamanique en quelque lieu ?
- Quel art chamanique ? dit-elle. Tu vois, je suis complètement gelée.
Une nuit passa, et de tous côtés affluèrent les gens. L'un lui offrit un renard, l'autre un castor, un troisième du thé. Enfin son mari lui dit :
- Vivons comme autrefois, toi et moi.
Elle refusa, disant :
- Puisque tu ne voulais pas vivre avec moi avant, il ne le faut pas maintenant non plus. Tu as vu mes richesses et tu les convoites !
- Non, dit-il. Je renoncerai à mon autre épouse, si tu le veux. Je la tuerai devant toi. Regarde !
- Non, dit-elle. Ne la tue pas. Chasse-la dans la toundra. Qu'elle erre comme j'ai erré. Qu'elle souffre comme j'ai souffert. Tu vois, je suis venue : combien de richesses j'ai apportées ! On verra ce qu'elle apportera. Si elle n'apporte rien, alors tue-la.
Il chassa l'autre qui erra un jour, deux jours. Elle ne trouva rien. La faim s'empara d'elle. Elle revint bon gré mal gré. Il la tua et ils vécurent à deux avec l'autre épouse.

95. Lymyly-lymnyl. Variante du précédent (Recueilli auprès de Qutgeut).

C'était un bigame. Une de ses épouses était chamane. L'épouse la plus âgée ne savait pas chamaniser. Chaque fois la chamane disait à son amie :
- Rivalisons en art chamanique !
La chamane enfonça dans son ventre tous les couteaux de bois. Le mari battait constamment sa malheureuse épouse /la plus âgée/. Elle s'en fut dans la toundra et arriva chez l'ours. L'ours n'était pas chez lui. Elle entra. L'ourse se mit en colère : " Pourquoi était-elle entrée dans la demeure d'autrui ? "
- Oh ! dit la femme. J'ai peur de toi. Tue-moi vite. A la maison mon mari me bat constamment. Il vaut mieux que tu me tues.
- Mais comment ? Pourquoi te bat-il ? En quoi le mérites-tu ?
- L'autre /épouse/, mon amie, rivalise sans cesse en art chamanique. Moi, je ne sais pas /chamaniser/. Je ne sais rien. Que faire ?
- Bon, passe la nuit ici.
D'abord elles mangèrent. Une pierre /dont l'ourse fit/ du gras. Elles mangèrent le gras. Puis une autre pierre /dont l'ourse fit/ de la viande qu'on coupa en morceaux.
- Prends garde. Si je m'endors, je dors très fort. Quand tu te réveilleras au matin, si tu t'ennuies, voilà une grosse pierre, cogne-m'en le front.
La femme s'éveilla, saisit la pierre : " Oh, mais je vais /je risque de/ la tuer ! " Elle la tira par le bras. Elle /l'ourse/ l'empoigna à pleines dents, mordant comme un chien. Elle faillit la tuer. Puis elle reprit ses esprits.
- Pourquoi ne m'as-tu pas écoutée ? Je t'ai mise en sang. Laisse-moi te lécher.
Elle la guérit. Elle apporta de la nourriture.
- Voilà. Mange toute seule. Si tu veux de nouveau me réveiller, prends garde, réveille-moi avec cela.
A nouveau elles s'endormirent. A nouveau la femme se réveilla la première. Elle se lassa de rester assise et fut envahie par le chagrin. Elle la frappa fortement avec la pierre. Elle /l'ourse/ se leva /et dit/ :
- Oh ! Je t'ai contrainte à t'ennuyer.
Elles vécurent ainsi un peu ensemble. D'un renfoncement dans le roc, l'ourse sortit des peaux de glouton, des peaux de renard, des peaux de loup. Toutes les fourrures. Elle les sortit toutes et les y fourra de nouveau. /Elles les avait sorties/ seulement pour les montrer. Elle dit :
- Si tu t'ennuies, regarde-les.
Ensuite /elle passa / au renfoncement suivant. Elle en retira des habits tout prêts : pour hommes, pour femmes, pour enfants. Le tout en deux exemplaires. De nouveau elle les montra et les fourra de nouveau dans la cachette. Elle dit :
- Je vais me recoucher.
De nouveau la femme se réveilla. Elle ouvrit une cachette et se mit à tout regarder. Elle ne regarda pas encore la seconde car elle eut sommeil. Puis elle se réveilla, enfila sa combinaison de dessus (1). La femme de l'ours se réveilla d'elle-même. Elle dit :
- Il est temps de sortir. Ma femme-spermophile (2) m'a devancée.
Elles sortirent. Elle dit :
- Mets mon habit et va par là.
Elle riait en marchant.
- Eh bien ! dit-elle. Mets-toi sérieusement en colère. Hérisse tes cheveux. Ainsi tu me feras peur. Là-bas, dit-elle, j'ai goûté récemment de la viande de morse. Rendons-nous-y. Si nous rencontrons des gens de ton peuple, recherche-les. Ne les abandonne pas ainsi.
Elles partirent ensemble. Elles déterrèrent ce qu'elles avaient commencé à manger en automne et qui était resté. Elles trouvèrent à présent tout ce qui avait été apporté pendant tout l'hiver. Elles sortirent tout de terre et mangèrent sur place, couchées. En mangeant, elles virent approcher un groupe d'humains. Elles entendirent le bruit de leurs pas. Elles se dirent :
- Qu'est-ce ?
Elles regardèrent : une foule d'humains.
- Qu'allons-nous faire ?
- Eh bien ! dit l'ourse. Entrons. Seulement ne m'abandonne pas. En vérité que ferions-nous dans ce traîneau ?
L'ourse s'enfuit et les contourna. Ils s'effrayèrent, se dispersèrent et s'enfuirent. Quant à elle, elle se cacha en riant de leur peur. Ils rentrèrent chez eux. Elle /l'ourse/ dit :
- C'est bon. Va chez toi.
- Je ne veux pas.
- Allons, rentre chez toi. J'ai un mari. Il va bientôt revenir très en colère. Il pourrait te tuer. Si ton amie te propose encore de rivaliser, dis à ton mari d'inviter tous les voisins et habitants à regarder. Alors, prends deux pierres, une blanche et une noire, et réduis-les en morceaux.
Elle repartit chez elle. Elle arriva. A nouveau l'autre épouse l'invita à rivaliser.
- Mais je ne sais pas. Que ferai-je ?
- Pourquoi donc as-tu passé un an dans la toundra ?
Son mari se remit à la battre :
- Pourquoi es-tu revenue ?
- Bon, très bien. Je réfléchirai. Peut-être sais-je quelque chose. Invite tous les proches et voisins. Qu'ils se réunissent. Que viennent les enfants et les nourrissons. Qu'ils abandonnent les jaran'e vides. Pour leur venue, pour le moment de leur arrivée, tiens prêtes deux grosses pierres près de la maison.
En effet tous les proches s'assemblèrent, parents et voisins. Le mari apporta deux pierres. Comme c'était l'été, on se rassembla dehors à côté de la jaran'e. Tous se rassemblèrent. Elle réduisit en morceaux ces deux pierres. L'autre s'enfonça des couteaux de bois dans le corps, mais personne ne la regarda. Tous en prirent et en mangèrent. Le mari dit :
- Eh bien ! Regarde donc celle aux couteaux de bois.
Les gens mangèrent. Elle découpa dans /le toit de/ la yarangue un morceau /de peau de renne/, la roula et la fourra dans le trou. Comme avant chez l'ourse, elle en sortit des /peaux de/ castors, des renards blancs, des renards rouges, des phoques barbus et différentes fourrures. Bouche bée, la chamane la regardait les distribuer à tous les gens. Son mari dit :
- Pourquoi donnes-tu cela aux autres, et rien à moi ?
Quand elle eut fini la distribution, elle se mit à la deuxième ouverture et en sortit des habits : elle en distribua beaucoup de tous côtés, des habits doubles. Les enfants et les femmes les revêtirent. Ayant fini de se vêtir, ils partirent chez eux. On se remit à vivre. Le mari répudia l'autre femme.

Notes.
1. Kemlilun.
2. Iile-neut. Iileil : le spermophile, animal champêtre Spermophylus Eversmanni, hiberne comme la marmotte.

96. Enmytaa-nav. La femme Echo-de-la-montagne (Recueilli auprès de Parkal sur les bords de la Molonda).

Un homme et sa femme avaient cinq enfants. Ils allaient toujours tous les cinq au bord de la mer. Ils ne trouvaient rien. Le mari disparut dans la toundra. La femme ramassait sans relâche des racines et ne rentrait que le soir. Elle faisait sa cueillette jusqu'au soir. Ses enfants l'attendaient toujours à son retour de la cueillette. Ils ne se nourrissaient que de cela. Le mari, qui était parti seul et avait rencontré la femme Echo-de-la-Montagne (1), l'avait épousée. Pourtant sa première femme l'attendait. Elle pensait qu'il était mort. Mais lui chassait et abattait des ours blancs. La vieille épouse s'approcha d'une falaise avec des piliers de rocs au bord de la mer, et elle déambula entre les saillies. La nouvelle épouse raclait une peau près de sa yarangue. /L'homme/ cria au retour de la chasse :
- Vago ! Abreuvez l'ours (2).
Il repartit en mer. Sa femme se remit à racler la peau. La vieille épouse regardait, et elle avait reconnu son mari au moment où il arrivait. Quand il fut parti, elle se dirigea vers la yarangue. L'autre faisait cuire de la cuisine grasse à souhait après avoir coupé des estomacs en petits morceaux.
- Une visiteuse, une visiteuse !
- Y !
- J'ai fait à manger. Mange.
Elle mangea des intestins. Quand elle eut mangé, la maîtresse du lieu dit :
- Oh ! La tête me démange fort. Cherche donc /Epouille-moi/. Elle se mit à chercher /les poux/ et l'endormit. Dès qu'elle s'assoupit, la visiteuse se leva et sortit un estomac brûlant, le découpa avec son couteau, le déversa dans l'oreille de la maîtresse et la tua. Après cela, elle plaça les mains de la morte au-dessus du feu. Elles se recroquevillèrent. Elle mit dans les mains serrées l'aut (3). Puis elle lui desserra les lèvres, lui enduisit les dents de gras, comme si elle riait. Ensuite elle l'assit au bord de la mer, plaça devant elle sa planche avec une peau, comme si elle la raclait. Elle était visible de loin. Elle la laissa ainsi et partit. Le mari revint de la mer. Elle était repartie dans son campement d'origine. Le mari avait rapporté un phoque barbu. Il cria à la femme :
- Abreuve-le ! Vago !
Elle resta assise. Elle avait l'air de rire en travaillant.
- Ne ris pas, imbécile. Abreuve-le vite ! Pourquoi n'écoute-t-elle pas, cette bonne à rien ? Maudite soit-elle, ma nouvelle épouse !
Il bondit, parvint jusqu'à elle et la frappa. Elle roula sur le flanc. Il regarda :
- Qo ! Comme c'est étrange ! C'est ma vieille épouse qui s'est jouée de moi.
Il saisit sa lance et partit chez sa vieille épouse. Il arriva, mais elle errait dans la toundra. Elle n'était pas chez elle.
- Papa, papa est arrivé.
- Où est partie votre mère ?
- Par ce chemin ! Nous allons la suivre.
- Non, non, restez ici sans bouger.
Il la vit dans la vallée d'une petite rivière. Elle ramassait des racines. " Je l'ai trouvée. Je vais la tuer ". Il cria :
- Je vais te tuer.
Elle s'enfuit le long de la rivière. Il la rattrapa.
- N'es-tu pas mon mari ? Pourquoi me tuer ? J'ai des enfants.
- Pourquoi t'es-tu jouée de moi ?
Il la piqua. Elle saisit la lance et brisa la hampe. Elle avança son bonnet sur sa tête, se changea en ourse et se mit à presser son mari /contre elle/.
- Oh ! Je t'en prie, rentrons à la maison. J'apporterai de la viande. Rentrons à la maison.
Elle se contenta de gronder, l'écrasa, le tua. Elle partit et apporta d'une autre jaran'e de la chair d'ours blanc. Quand elle arriva chez elle, ses enfants s'enfuirent. Elle les appelait, mais ne faisait que gronder. Elle ne pouvait pas /parler/. Les enfants fuyaient. Les couches du dernier traînaient à terre derrière lui. Il s'envola tel un petit oiseau avec sa queue. Un autre se changea en renard. Les autres, elle les rattrapa. L'un s'envola sous la forme d'un plongeon (4), un autre s'enfuit sous la forme d'un loup, le troisième s'éloigna en rampant sous la forme d'un glouton. Elle ne put les faire revenir. Elle s'en fut vers la petite rivière. C'est là qu'elle erre constamment dans la vallée.

Notes.
1. Enmytaa-nav.
2. Qynivkisivqytyk /qynikvisikvytky/. Le rite exige qu'on verse de l'eau tiède sur la tête de chaque bête de grosse taille abattue à la chasse quand on la ramène à la maison.
3. Instrument pour le raclage des peaux. Aut : mot local russe, en tchouktche enanvena /enanvenan'/.
4. Aseq, sorte de canard, anas hyemalis.

97. Irelyt. Les concurrents aux courses (Recueilli auprès de Nyron au lieu-dit Aqonaïke).

Il y avait un pauvre travailleur qui gardait le troupeau d'autrui. Il se déplaçait à l'arrière des traîneaux d'autrui, derrière tout le monde, avec /un attelage de/ deux jeunes rennes. Il n'en avait pas d'autres pour les remplacer, et il les poussait constamment devant lui. Il se déplaçait tellement que leurs flancs avaient été complètement pelés par les traits. On avait répugnance à les regarder (1). Leurs os saillaient à travers la peau. Leurs brides avaient laissé de longues traces. Mais en revanche ils étaient très calmes. Il les attrapait sans lasso, et ils lui buvaient de l'urine dans la main. Un jour, en chemin, il croisa un homme riche. Celui-ci voyageait sur un traîneau avec des courroies lisses noires. Il avait une paire de rennes, les petits-fils d'un renne mâle sauvage (2). Ils se rencontrèrent. Le riche éleveur regarda avec mépris ses jeunes rennes et leurs flancs pelés, avec l'air de dire : " Qu'est cela ? " Son train de traîneau stoppa. On attacha les rennes et on bavarda.
- Eh bien, dit le riche en plaisantant, tes faons pourraient-ils courir aussi vite que mes rennes de deux ans ?
- Oh, non !
- Alors, l'année prochaine, peut-être ?
- Oui, peut-être l'année prochaine.
- Peut-être ? Mais tes faons seront devenus des rennes de deux ans, et mes deux-ans seront devenus des trois-ans.
- Effectivement ! Que faire ?
Le /berger/ pauvre se mit à entraîner ses rennes à la course. Il ne les laissait pas /aller paître à leur guise/. Chaque jour il se déplaçait. Quand il s'arrêtait pour la nuit, il les attachait à une longue lanière. Lui-même il s'asseyait sur le traîneau et somnolait. Quand ils avaient mangé à un endroit, il les conduisait à un autre. Il restait toujours avec eux. Quand ils étaient repus, il les harnachait aussitôt et les entraînait. Il les frappait à leur mettre la croupe en sang, la leur couvrant de zébrures. Le sang coulait de leurs naseaux. Par contre ils devinrent expérimentés et filaient comme une flèche (3). Ils ne tendaient ni vers la droite, ni vers la gauche, obéissant à chaque impulsion des brides. Le lendemain le riche organisa une course. Pour la course les gens se rassemblèrent de toutes parts. Comme prix on avait mis deux /peaux de/ renards. Tous les concurrents s'élancèrent sur leurs rennes. Le /berger/ pauvre s'élança après tous les autres. Ses deux-ans couraient comme une flèche, sans tirer ni à droite ni à gauche. Il dépassa tous les autres un par un. Enfin il rejoignit l'attelage de tête qui courait avec les descendants du renne mâle sauvage. Il le rattrapa et fit un mouvement avec ses brides, comme s'il voulait tourner à gauche. L'autre aussi dirigea ses rennes vers la gauche. Soudain le pauvre tourna résolument vers la droite. Le riche fit de même avec les siens, mais ses rennes bronchèrent. Il les poussa et brisa les têtes des patins. Il les poussa encore et brisa les patins. Ensuite il brisa son siège. Le /berger/ pauvre, quant à lui, passa sur ses rennes entraînés, arriva jusqu'à l'enjeu et décrocha les renards. Puis il rentra chez lui.

Notes.
1. Ankayrgyn /anqayrgyn/ ym gitek.
2. Ysvetejkyn. La deuxième génération de la descendance d'un croisement de ce genre /avec une femelle domestique/ est considérée meilleure que la première.
3. Aussi droit que se meut une flèche.

98. Aïgynto-lymnyl. Récit sur Aïgynto (Recueilli auprès de Kevytegyn-le-Borgne au village de Pohodskoï en 1896).

Aïgynto, un habitant de Vankarem, sortait tous les jours sur la banquise à la recherche de nourriture. Il dit à sa femme :
- Ne laisse pas sortir les enfants du yorongue. Même s'ils pleurent et t'en prient, ne les laisse pas sortir.
Dès qu'il fut parti, les enfants se mirent à pleurer :
- Laisse-nous aller dans le sottagyn.
Elle les laissa aller dans le sottagyn. Elle-même travaillait dans le yorongue et ne les voyait pas. Elle sortit en courant. Ils jouaient dans la neige. Tout à coup ils revinrent dans le yorongue, effrayés.
- Oh ! Quelque chose de gros se déplace dans l'air.
Elle ferma la yarangue. Assis dans le yorongue, ils entendirent une voix dehors :
- Donne-moi un de tes enfants !
- Comment vous le donner ? Leur père n'est pas là !
- Cela ne fait rien. Donne-m'en au moins un.
- Guk ! Leur père n'est pas là. Comment le donnerais-je ? Oh, non !
- Non ? Vraiment ?
Il saisit la yarangue par la partie supérieure et la posa à un autre endroit. Il les retira du yorongue tous les trois et la replaça (la yarangue) à l'endroit précédent. Il partit au delà des mers. Le soir, Aïgynto revint et cria :
- Oh ! Un phoque, j'ai abattu un phoque.
Pas de réponse.
- Un phoque, j'ai abattu un phoque ! Qo ! Qui me répondra ?
Il regarda dans le yorongue: rien ! Derrière le yorongue: rien ! Il fit le tour de la yarangue: rien ! Où les trouverait-t-il ?
- Guk ! Personne !
Il démonta la yarangue, en rangea les éléments, fit un paquetage (ostavka /terme russe/) et s'assit sur place. " Je vais mourir de faim ici ", se dit-il. Que de jours il resta assis ! Il eut très faim. Il y avait de la viande dans le paquetage. " Guk ! se dit-il. Je vais manger ". Il fit sa cuisine et mangea. " Qu'importe, se dit-il. Puisque c'est ainsi, je vais aller sur la banquise. Qu'importe si je meurs de faim en route ! " Il partit, marcha, marcha jusqu'au soir, marcha sans faire de halte. Il arriva au gîte d'une ourse blanche.
- Go ! Un visiteur, dit-elle. Que viens-tu faire ?
- Quelqu'un a enlevé ma femme et mes enfants pour se jouer de moi. Je suis à leur recherche.
Bientôt elle eut dressé le yorongue et allumé la lampe.
- Entre !
Elle courut sur le côté, tua un phoque et le rapporta. Elle fit cuire un repas. Bientôt on eut mangé. On éteignit le feu.
- Accouple-toi avec moi.
Ils s'accouplèrent. Au matin, ils se levèrent.
- C'est bon, va. Ta route est longue.
Il partit, marcha, marcha. Tard le soir il parvint au gîte d'une ourse blanche.
- Go ! Un visiteur. Que viens-tu faire ?
- Quelqu'un a enlevé ma femme et mes enfants pour se jouer de moi. Je suis à leur recherche.
- Ah !
Elle dressa le yorongue et alluma la lampe.
- Entre !
Elle sortit, partit en courant, tua un phoque et l'apporta. Elle le fit cuire rapidement. Ayant mangé rapidement, elle dit :
- A présent tu ne verras nul habitant sur ta route, car la mer ouverte approche. Passe une nuit en chemin. Mais le lendemain, qui que tu rencontres de vivant, ne t'en détourne pas.
Il s'en fut, dormit en chemin. Au matin il atteignit la mer ouverte. Il vit un morse sur la glace côtière. Il s'en approcha en silence. (Le morse) lui présenta son dos en silence et l'emporta sur les eaux. Il le porta jusqu'à une île et le déposa sur la terre ferme, puis il repartit en mer. Sur l'île il y avait une masse de glace. Tout était vide. Il fit le tour à la recherche d'une habitation. Il vit deux canards-mâles (1) côte à côte.
- Go ! Un visiteur.
- Y !
- Que viens-tu faire ?
- Quelqu'un a enlevé ma femme et mes enfants pour se jouer de moi. Je suis à leur recherche.
- C'est inutile. Il est très fort, celui qui les a enlevés. Tu ne pourras pas /les reprendre/. Tu mourras.
- Qu'importe ! Je ne suis pas venu pour vivre, mais pour mourir.
- Ah ! Mais nous n'avons pas de nourriture. Guk ! Seulement de la glace. Guk ! Envolons-nous chez notre père. Il a peut-être quelque chose.
Ils le hissèrent sur leurs ailes et l'emportèrent au-dessus de la mer. /Il aperçut/ une montagne glacée et, sur son sommet, un couple de personnes de glace. Ils le posèrent devant ces personnes, frôlant de leurs ailes les visages glacés.
- Allons, réveillez-vous. Nous sommes arrivés avec un visiteur.
- Go-go-go ! bourdonna quelque chose dans la glace. Nos enfants sont arrivés. A nouveau ils nous ont réveillés afin que nous les regardions. Go-go-go ! Quelles nouvelles?
- Voici un visiteur.
- Quel visiteur ?
- Sa femme a été ravie par le kele ailé (2).
- A-a !
- Mais nous n'avons pas de viande.
- Pas besoin. Ce sera bien comme cela. Qu'il prenne mon habit d'hiver, et vous, donnez-lui des ailes.
Son habit d'hiver était en fourrure blanche. Il mit l'habit et prit une paire d'ailes. Ch-ch ! Il s'envola et partit au-delà de la mer. Il vola, vola, commença à se sentir épuisé. Oh ! La terre était proche. Guk ! Il fit appel à ses dernières forces et tomba au bord même. Il rampa tant bien que mal, se glissa dans le trou d'un arbre (car il s'était changé en canard) et s'y endormit. Il se réveilla et entendit des voix enfantines. C'était ses enfants. Il les appela doucement :
- Meï, meï !
Ils approchèrent et le reconnurent, car il avait repris l'apparence d'un homme.
- Papa, papa est arrivé !
- Ne criez pas ! Apportez-moi plutôt de la nourriture sans vous faire remarquer.
Ils partirent en courant et lui en apportèrent. Il mangea et leur dit :
- Où est votre mère ?
- Ici. Mais nous sommes tous chez le kele.
- Pourquoi vous garde-t-on ?
- Pour nous manger.
- Gok ! Appelez votre mère.
Ils se déplaçaient librement : où seraient-ils allés ? La femme arriva. Elle le reconnut et se mit à pleurer.
- Pourquoi es-tu venu ? Il te tuera.
- Non.
- Oh ! Il est très fort. Il te tuera à coup sûr.
- Pour rien au monde.
- O-o-o ! Le voilà, le voilà !
Le kele arrivait en volant. Il portait une baleine dans ses serres. Il était encore loin quand il cria :
- Oh ! Cela sent l'homme.
Il jeta la baleine sur le sol et se précipita sur sa nouvelle proie. L'homme avait un arc ainsi qu'un carquois et des flèches. Et quoi ? Bien entendu, il sortit une flèche acérée longue comme le petit doigt. L'arc était un jouet de nourrisson. Le kele ailé se précipita à toute vitesse. (L'homme) tendit son arc, tira une flèche et le transperça d'un flanc à l'autre. Oh ! La femme du kele acccourut encore plus vite :
- Ah ! Tu as tué mon mari. Je vais te tuer.
L'homme avait un couteau long comme le doigt. Du couteau il lui frappa le bras et le lui trancha. Il lui frappa l'autre bras et le lui trancha. Ensuite il lui frappa la jambe et lui trancha la jambe. Enfin il lui frappa l'autre jambe et la lui trancha. Il eut la paresse de lui couper la tête.  " Qu'importe ! De toute façon elle mourra bientôt ". Après les avoir tués, il changea sa femme et ses enfants en canards et ils prirent le chemin du retour. Ils atteignirent la montagne glacée. Il tomba sur la glace devant les gens de glace.
- Eh bien ! En es-tu venu à bout ?
- Y !
- Où sont ta femme et tes enfants ?
- Avec moi.
- As-tu réussi ?
- Oui.
- Les as-tu tués tous les deux ?
- Oui, tous les deux. La femme, je ne lui ai laissé que la tête. Elle mourra bientôt.
- Guuuk ! Pourquoi ne lui as-tu pas tranché la tête ? A présent elle va sans cesse se livrer à des pratiques magiques et envoyer des sorts.
- Que faire ?
- Rentrez chez vous, mais dorénavant ne vivez pas près de la mer. Déplacez-vous dans l'intérieur des terres.
- E-e-e !
Ils s'envolèrent. Ils arrivèrent dans leur contrée, abandonnèrent leur demeure et s'enfoncèrent à l'intérieur du pays avec leur attelage de chiens. Ils avancèrent, avancèrent et restèrent sans vivres. Les chiens crevèrent. Ils partirent à pied, tirèrent leurs traîneaux, marchèrent. Leurs forces s'puisèrent complètement. Alors ils rencontrèrent un troupeau gardé par un garçon, un pâtre.
- Go-go ! Des visiteurs ! Qui êtes-vous ?
- Nous sommes la famille Aïgynto (3).
- Kako ! Enfin je trouve des compatriotes. Allons dans notre maison.
- Qui est le plus âgé ?
- Mon père, assurément.
- Mais peut-être dira-t-il : " Il ne faut pas ! " Il vaut mieux que nous restions à cet endroit.
- Dans ce cas, je vais aller demander à mon père.
Dans la yarangue le vieillard vivait seul avec sa femme.
- Voilà, dit leur fils. Des visiteurs sont arrivés, des voisins inconnus jusqu'à ce jour.
- Où sont-ils ? Qu'ils entrent.
- Mais ils sont restés avec le troupeau. Ils disent :  " Peut-être ton père dira-t-il : il ne faut pas ! "
- Que tardes-tu ? le tança son père. Pourquoi ne les as-tu pas amenés immédiatement ? Ces compagnons sont assis sur la terre nue. Cours vite les chercher !
Il courut comme la flèche d'un arc.
- Mon père me dispute à cause de vous. Il dit : " pourquoi ne les as-tu amenés tout de suite ? "
- E-e-e ! Dans ce cas, allons-y.
Ils y allèrent, s'approchèrent de la yarangue, mais n'entrèrent pas. Aïgynto ne laisse pas les enfants y aller. " J'ai peur, la vieille femme les regardera peut-être de travers ". Le fils entra seul.
- Où sont les visiteurs ? Qu'ils entrent !
Ils refusèrent, disant :
- La femme nous regardera peut-être de travers.
- Am, am ! (4) Sors et amène les invités dans le yorongue. Que tardes-tu ? Hâte-toi, qu'ils entrent !
La vieille femme sortit.
- Ke-ke ! (5) Des visiteurs sont venus. Entrez vite !
Elle secoua la neige de leurs habits avec son battoir (6).
- Entrez !
- Que le père entre le premier, dit le maître à l'intérieur.
Aïgynto entra. Il lui montra la place d'honneur face à lui, de l'autre côté de la lampe. Puis il dit :
- Que les enfants entrent !
Les garçons entrèrent. Il les fit asseoir à côté de lui.
- Soyez mes enfants !
- Et moi, alors ? dit Aïgynto.
- Attends, attends, que mon fils entre.
Il entra. Il le fit asseoir près d'Aïgynto.
- Il sera tien, puisqu'il t'a conduit ici.
- Bien, dit Aïgynto. Les miens sont deux, le tien est seul. Qu'il y ait échange, avec ta nourriture en plus.
Ils se mirent à vivre ainsi. Les trois jeunes gardaient le troupeau. Les vieux restaient à la jaran'e. Les jeunes continuaient de garder le troupeau tous les trois. Chaque soir deux /hommes/ passaient à côté sur leur attelage de rennes. Ils passaient à côté du troupeau. Chaque fois ils disaient :
- Eh bien ! Nous en emmenons un faire un tour, ou bien tous /les trois/ ?
Chaque fois ils disaient :
- Nous parlerons à la maison des ces hommes qui passent à côté.
Chaque fois, rentrés à la maison, ils oubliaient. Tous les soirs les deux /hommes/ passaient à côté du troupeau sur leurs rennes au trot. Chaque fois ils disaient :
- Eh bien ! Nous en emmenons un faire un tour, ou bien tous /les trois/ ?
Chaque fois ils disaient :
- Nous parlerons à la maison de ces passants.
De retour à la maison, ils oubliaient. Un soir ils passèrent avec leurs rennes :
- Nous en emmènerons un faire un tour ou tous /les trois/ ?
Le fils de l'hôte dit :
- Bon, je vais essayer.
- Ne le fais pas ! Ne le fais pas ! N'essaye pas !
- Pourquoi cela ? J'essayerai de faire un tour.
- Non, non, n'essaye pas !
Il n'en démordit pas.
- Prenez deux lassos et attachez-les. Je lierai une des extrémités à mes hanches. Vous, prenez l'autre. S'ils veulent m'emmener, tirez le lasso tous les deux.
Il prit place sur le traîneau des hommes qui passaient. Les rennes s'élancèrent, le lasso se tendit et se rompit. Ils disparurent dans le lointain. Depuis trois jours les enfants ne revinrent pas du troupeau.
- Où sont nos enfants ? s'affligeait Aïgynto.
- Qu'importe ! dit le maître. Ils s'amusent ensemble. C'est pourquoi ils ne reviennent pas.
- Ils auraient dû revenir chercher quelque chose, dit Aïgynto. Guk ! Où sont nos enfants ? Le quatrième jour arrivèrent les deux fils adoptifs du maître, mais pas le fils adoptif d' Aïgynto.
- Où est votre compagnon ? demanda le maître.
Les garçons baissèrent la tête et gardèrent le silence.
- Où est votre compagnon ? demanda une seconde fois le maître. Qu'avez-vous fait de lui ?
Ils baissèrent la tête encore plus et gardèrent le silence.
- Où est votre compagnon ? L'auriez-vous tué ?
- Pourquoi l'aurions-nous tué ? demanda l'aîné.
- Où donc est-il ? Où l'avez-vous fourré ?
Ils restèrent silencieux.
- C'est vrai, c'est vrai. Vous l'avez tué.
- Pourquoi tuer notre ami ?
Ils fondirent en larmes.
- Tous les jours des hommes passaient sur leurs rennes de courses près du troupeau et ils disaient : " Allons-nous en emmener un faire un tour, ou tous les trois ? " Nous avons voulu le raconter à la maison, mais en revenant, nous avons chaque fois oublié. C'est la vérité. Chaque fois nous disions : " Aujourd'hui nous le raconterons ", mais nous avons oublié une fois rentrés. Ils l'ont emmené. Nous lui disions : " Ne le fais pas, ne le fais pas ! " Mais il n'était pas d'accord. Il nous a dit : " Attachez-moi le lasso en travers des hanches et tenez-en l'extrémité ". Nous l'avons tenu le lasso, mais il s'est rompu.
Aïgynto écoutait, sombre, tête baissée.
- Guk !, dit-il. Ils ont emporté mon fils. Comment vais-je vivre ? Je reste sans enfants. Ils ont emporté mon fils. Guk ! Pour quelle raison resterai-je en vie ? Non, je ne veux pas vivre. Tuez-moi !
- Non, dit le maître. Pourquoi tuerais-je celui qui est mon compagnon dans l'ennui ?
- Si, si, tuez-moi !
- As-tu des rennes blancs ?
- Oui.
- As-tu des habits blancs ?
- Oui.
- Des culottes blanches ?
- Oui.
- Un bonnet blanc ? Des bottes blanches ? Des moufles blanches ? Une peau blanche en guise de litière pour ton traîneau ?
- Oui, oui.
- Ce sera pour mon voyage (7). A présent tuez-moi !
- Non, non. Pourquoi tuerais-je celui qui est mon compagnon dans l'ennui ? Laisse-moi plutôt te donner un de mes fils. Nous en aurons un chacun.
- Je n'ai pas besoin des enfants des autres. Où est mon fils ? Tuez-moi, tuez-moi !
- Non, non. Je vais te donner mes deux fils. Il vaut mieux que je reste sans enfants.
- Je n'ai pas besoin des enfants d'autrui (or c'étaient ses propres enfants). Où est mon fils ? Tuez-moi, tuez-moi !
Ils disputèrent toute la journée. Aïgynto tançait le maître de maison. Que faire ? Il fallut bien céder.
- Voilà, dit Aïgynto. Cette nuit, quand vous vous coucherez, vous entendrez le bruit d'un départ. Ne regardez pas dehors. Mais dans trois jours vous entendrez du bruit, un léger crissement. Bondissez /dehors/ immédiatement. Je passerai à côté. Si vous ne bondissez pas, je passerai tout à fait (à jamais).
Il plaça son traîneau derrière la jaran'e, se vêtit tout de blanc. On harnacha les rennes blancs. Le maître prit sa lance, le frappa à la poitrine et le tua. On abattit les rennes et /on rentra/ vite dans la jaran'e. Puis dans le joron'e. On se coucha. Vvv ! Du bruit passa dans l'air. Aïgynto passa au galop sur ses rennes. Il galopa, galopa, galopa dans l'obscurité. Les rennes étaient épuisés. Ils s'affalèrent sur le chemin. Il continua à pied en remorquant le traîneau. Il marcha, marcha. Il urina une fois. Il déféqua une fois. Dans le noir il se heurta à une jaran'e. Il trouva la porte et entra. Le maître dit dans l'obscurité :
- Mange vite. Je vais atteler immédiatement. Hâte-toi !
Il avala dans les ténèbres quelques morceaux. Le maître emmena à l'extérieur un renne à trois pattes et l'attela au traîneau.
- Voilà, dit-il.
Aïgynto partit en avant. Il alla, avança. En chemin il urina une fois. Il déféqua une fois. Le renne s'affala sur le chemin. Il le rejeta et partit à pied en remorquant le traîneau. Dans le noir il heurta une yarangue. Il tâta la porte et entra. Le maître lui dit :
- Oh ! Mange vite, toi qui te hâtes. Je vais amener des rennes. Cette fois tu iras jusqu'au bout. Là-bas, dans le village, dans la première yarangue de la rangée.
Il amena une paire de rennes, les attela. Aïgynto fila au galop. Il parvint au village. Il y avait une multitude de yarangues. Il passa à côté. Tous les habitants sortirent en entendant le crissement. De leurs yeux sombres ils regardèrent celui qui passait.
- N'entrera-t-il pas chez nous ? Suivons-le.
Ils le suivirent, encore et encore. Il filait de l'avant. Soudain il décrivit une boucle, revint en arrière et entra dans le village. Dans la première jaran'e se trouvait une vieille femme. Son fils était attaché à la paroi arrière par des liens de fer. Il sortit son couteau de combat, trancha les liens, saisit son fils et s'enfuit au galop.
- Go-go-go ! cria-t-on derrière. Go-go-go ! Il a emporté son fils. Go-go-go !
Il filait droit devant lui. Il arriva chez le premier maître, lui rendit les rennes et continua à pied en portant son fils sur l'épaule. Il arriva à la hauteur du renne à trois pattes : celui-ci avait déjà repris vie et s'était reposé. Il le harnacha et continua sa route. Son fils lui dit :
- J'ai soif.
Ils parvinrent à l'urine précédente. Elle s'était changée en eau. Il l'y fit boire. Ils continuèrent. Son fils lui dit :
- J'ai faim.
Ils approchèrent de l'excrément précédent. Il s'était changé en viande. Il en nourrit son fils. Ils continuèrent. Il arriva chez le deuxième maître, laissa le renne et partit à pied. Il parvint à l'endroit où il avait abandonné ses coursiers sur le chemin, les attela et partit au galop. Depuis deux jours et deux nuits Aïgynto voyageait dans l'obscurité. La troisième nuit, les maîtres se couchèrent dans la jaran'e et dirent ;
- Ne dormons pas. Attendons.
Mais vers le milieu de la nuit ils s'assoupirent. Ils dormaient, ronflaient. Soudain la vieille femme entendit un crissement de patins à l'extérieur. Elle secoua le vieillard, mais il ne s'éveillait pas. De noveau retentit le crissement des patins et le martellement des sabots. Elle le secoua encore er encore, mais il ne s'éveillait pas. Une troisième fois elle entendit un martellement de sabots plus rapide, déjà près de l'entrée. Le voilà qui allait passer. Elle s'abattit sur le vieux et le mordit à l'oreille jusqu'au sang.
- Vite, vite !
Le vieux se précipita dehors alors que le renne de droite passait devant l'entrée. Il le saisit par la bride. C'est ainsi que revint Aïgynto et qu'il ramena son fils qui avait été enlevé. Ainsi s'acheva le premier sort jeté par la vieille femme de la mer. Quelque temps plus tard, les garçons gardaient de nouveau le troupeau, le poussant de place en place. Ils trouvèrent un petit lac où un canoë était attaché.
- Faisons une promenade sur ce canoë, dit le fils d'Aïgynto.
- Non, non, il ne faut pas. Cela recommence. Il ne faut pas.
- Si, je vais faire un tour en canoë.
Il s'éloigna de la rive, se renversa et se noya. De nouveau on ne les vit pas pendant trois jours. Ils rentrèrent à la maison, tête basse.
- Où est votre compagnon ?
Comme précédemment ils racontèrent :
- Il est parti sur le lac en canoë et s'est noyé.
Aïgynto ordonna d'allumer un feu. Quand le brasier eut pris, il sauta dans la flamme. Vvv ! Il s'éleva dans la flamme du brasier. Il marcha, marcha, marcha à pied. Il marcha sans cesse à pied, dans l'univers souterrain. Il arriva /et vit/ une immense jaran'e pleine de monde. Oh ! Ils se battaient terriblement entre eux. Trah, trah ! A coups de poing sur le visage, à la tête. Le sang coulait. Ils se mordaient, s'égratignaient avec leurs griffes. Son fils était attaché à la paroi par des liens de fer. Aïgynto entra. Personne ne le remarqua. Les gens se battaient à coups de poing à la tête, sur le visage. Il détacha son fils et l'emporta. Ils ne le remarquèrent pas. Longtemps après, l'un d'eux s'en aperçut :
- Où est le jeune gars ? Vous n'êtes que des bons à rien. A cause de vous, le garçon s'est enfui. Ils recommencèrent à se battre encore plus qu'avant. Il amena son fils à la maison, et la vie reprit.

Notes.
1. Canard de mer.
2. Rile-kelete-n'avetkaïo /aile-kele-femme-ravie/.
3. Aïgyntonte, /les Aïgynto/.
4. Allons, allons !
5. Probablement kyke ! exclamation féminine exprimant l'étonnement.
6. Avant d'entrer dans le joron'e on débarrasse soigneusement ses habits de la neige avec un battoir en bois de renne.
7. C'est à moi pour la route.

99.Uïvel-ynpynevqeï. Le vieille femme jeteuse de sorts (Recueilli auprès de Kevytegyn-le- Borgne).

Il y avait un homme avec son frère cadet. Ils vivaient avec leur mère. Il refusait résolument de se marier. On lui amenait une femme, il dormait avec elle une nuit, puis il la repoussait, car toutes les femmes étaient laides : elles n'avaient qu'un œil, un œil au milieu du front. Il vivait sur une presqu'île, sur la terre de Kerevgelen, au bord de la mer, face à de nombreuses îles. Sa mère lui dit :
- Eh quoi ! Je vieillis. Tu n'as pas d'enfants. Si tu refuses absolument de te marier, dis-le. Je cesserai de te chercher /une épouse/.
- Si, je veux me marier. Je m'en trouverai une moi-même. Au diable ces femmes qui n'ont qu'un œil ! Eh bien, fais-moi dix paires de bottes, mets-y des provisions, et je me mettrai en route.
En une nuit elle lui fit dix paires de bottes. Elle y mit des provisions. Il se mit en route. Il ne se nourrissait pas tant qu'une paire de bottes n'était pas usée. /Alors/ il en prenait une nouvelle paire, en retirait les provisions et mangeait. Il ne lui resta finalement plus que la dernière paire de bottes. Il marcha, marcha, et parvint au bout de la mer. Au pied d'une falaise il vit une demeure. Aux alentours il n'y avait personne. Un vieillard et une vieille femme /vivaient seuls/. Leur peau était ridée, comme de l'écorce.
- Tiens, un visiteur ! D'où viens-tu ? C'est la première fois que nous te voyons. C'est étonnant, car dans cette contrée il ne vit personne. Qui es-tu ? Un kele ?
- Non, je ne suis pas un kele, mais un homme.
- Si, tu dois être un kele ! Car sur notre terre il n'y a nulle créature vivante. Pas un ours, pas un renne, pas une souris, pas un brin d'herbe. Oui, tu dois être un kele. Es-tu venu du pays des kele ?
- Non, je suis de la presqu'île de Kerevgelen.
- E-e ! Ah bon !
- Mais pourquoi cette contrée est-elle déserte? N'y avez-vous /jamais/ vu d'autres demeures ?
- C'est la vérité. Nous sommes parvenus à notre grand âge sans rencontrer de traces de l'homme. Au-delà de cette falaise, dans le lointain, nous avons vu une fois la trace d'une embarcation. Peut-être appartenait-elle à des hommes ?
- Je vais aller y voir.
Il partit, marcha, marcha, usa ses bottes jusqu'à la semelle et ses os jusqu'à la moelle. Il dépassa un cap, examina une pierre. Dans la pierre il y avait comme une cavité. Il y entra. Il y avait là une vieille femme. On eût dit une souche pourrie.
- Oh ! Que c'est bien. Un visiteur ! D'où viens-tu ? C'est la première fois qu'on te voit. Qui es-tu, un kele ?
- Non, un humain.
- Si, tu dois être un kele.
- Non, non, je suis un humain.
- Comment cela se fait-il ? Il n'y a sur notre terre pas la moindre souris, pas le moindre brin d'herbe. On ne voit nul renne sauvage, et le loup ne le mange pas. Il n'y a de nourriture que de la mer. D'où viens-tu ? Du pays des kele ? Tu ne peux être qu'un kele, pas un homme.
- Non, je suis un homme de la presqu'île de Kerevgelen.
- E-e ! Ah bon !
- Mais dites, pourquoi cette contrée est-elle déserte? Est-il possible que vous n'y ayez pas vu d'autres demeures ?
- Quand mon mari rentrera, tu parleras avec lui.
Un peu plus tard on entendit au loin en mer le clapotis de rames. De loin parvenait un grand bruit, mais pendant longtemps on ne vit pas d'embarcation. Enfin il aborda. Un vieillard ramait à droite et à gauche, remorquant dix morses. Ils étaient attachés à l'arrière par une courroie passée à leurs moustaches.
- Oh-oh ! Un visiteur.
- Oui.
- Qui es-tu, un kele ?
- Non, un humain.
- Si, tu dois être un kele.
- Non, je suis vraiment un homme.
- Sur notre terre il n'y a ni souris, ni brin d'herbe. Il n'y a pas de renne sauvage que pourchasse le loup. D'où viens-tu ? Du pays des kele, probablement.
- Non, je suis de Kerevgelen.
- E-e ! Ah bon !
- Mais pourquoi donc cette terre est-elle déserte ? Est-il possible que vous n'ayez jamais vu d'autres demeures ? Pas une fois, en vieillissant à marcher /alentour/, vous n'avez rencontré de trace des hommes ?
- Non, une fois, quand j'étais jeune, j'ai traversé la mer en barque, j'y ai vu une demeure, à moins que ce ne fût un rocher, quelque chose comme cela. Mais je ne suis pas entré.
- Bon, eh bien ! Je vais essayer d'y aller. Mais sur quoi vais-je traverser la mer ? Laisse-moi emprunter ta barque.
- Mais je m'en sers pour chercher notre nourriture ! Si je te la prête, que me restera-t-il ? C'est ma dernière.
- Combien de temps faut-il ramer pour parvenir sur l'autre bord ?
- J'étais jeune alors, et j'ai ramé un jour et une nuit. A présent je ne le pourrais plus.
- Eh bien ! Prête-la moi pendant deux jours. Je te la rendrai.
- D'accord.
Il monta dans la barque, rama, rama. Vers le soir il aborda la terre, escalada une hauteur et regarda : effectivement, on voyait une demeure. Il redescendit, ôta ta combinaison de fourrure, la plaça dans la barque, posa les moufles et y enfila les rames. On aurait dit un homme qui ramait. Il souffla et repoussa /l'embarcation/ de la rive. Elle partit encore plus vite qu'elle n'était venue. L'épouvantail ramait, ramait, manches et moufles vides. Au matin elle arriva chez le vieillard.
L'homme monta sur la hauteur, /se dirigea vers la demeure/. Un vieillard y vivait avec ses deux filles et sa vieille femme. Il avaient un riche troupeau : des rennes, comme une terre.
- Oh ! Un visiteur.
- Oui.
- Qui es-tu ? Un kele ?
- Non, je suis un humain.
- Si, tu dis être un kele. Sur cette terre personne d'autre n'est venu.
- C'est la vérité. Je suis de Kerevgelen, de la presqu'île.
- E-e ! Ah bon ! Mais que viens-tu faire de si loin ?
- Comment cela ? Je veux fonder une famille, mais celles que j'ai vues n'avaient qu'un œil. Elles ne pouvaient être mes femmes. Je suis parti en chercher d'autres dans des lieux habités.
- E-e ! Ah bon ! Eh bien, si tu es vraiment un jeune humain, voici mes deux filles. Choisis-en une et emmène-la.
Il en prit une pour femme, et ils vécurent /ensemble/. Une année passa.
- Oh ! dit l'homme. Il faut que je rentre chez moi. Ma mère doit être triste.
- Mais tu es d'une contrée riche en sorts (1), forte en incantations 2). On y tuera ma fille en lui jetant un sort, vu qu'elle est d'un autre clan.
- Oh non ! Je ne le laisserai pas faire.
- Bon, vois toi-même. En vérité, puisque tu es le fils d'une mère lointaine, je suis d'accord. Va ! Mais veille sur ta femme. Si on lui jette un sort, où si un malheur arrive, va dans la toundra, hurle comme un loup en te tournant vers l'est. Je t'entendrai et te reconnaîtrai.
Ainsi parlait la belle-mère /du jeune homme/, la mère de sa femme. Ils firent leurs préparatifs. Avant leur départ se rassemblèrent les voisins. Ils dirent :
- Oh ! Nous allons éprouver le gendre d'autrui à la chasse à l'ours.
- Oh ! pleura l'épouse. C'est un gibier dangereux. Comment ne pas te nourrir !
- Que faire ? Si c'est la recherche de la vie !
Le lendemain ils prirent les arcs et les lances, et ils se mirent en route. Ils cheminèrent quelque temps.
- Voilà, regarde : la trace d'un ours énorme !
Il regarda : c'était la trace d'une souris.
- Prend-on chez eux la souris pour un ours ?
Effectivement ils prirent leurs meilleures lances, tendirent leurs arcs et continuèrent leur route. Ils rencontrèrent une souris, l'accablèrent de flèches, la lardèrent de coups de lances. Ils la tuèrent à grand peine. Ils la posèrent et l'enfouirent dans la neige. L'homme pensait : " Qu'est-ce que ces mœurs de renard ? Ils ne chassent que les souris ! Bon, je vais essayer. " Et le voilà parti sur une autre route.
- Où s'en va l'étranger ? Il doit avoir peur !
Ils rencontrèrent encore des souris, les tuèrent à coups de lances, les mirent sur les traîneaux, les rassemblèrent, les dépecèrent, les débitèrent.
L'homme qui était parti de son côté rencontra trois souris mouchetées. Il les tua toutes et les emporta en les tenant par la queue. Les gens étaient en train de charger la viande des souris qu'ils avaient tuées. Ils portaient avec difficulté, pliés en deux, l'un une tête, un second un cuissot, un troisième une poitrine. Lui seul marchait en tenant les souris par la queue.
- Oh-oh ! Quelle force ! Il vaut mieux que nous cessions de l'éprouver. Sinon il pourrait s'en prendre à nous. Ce n'est certainement pas un homme, mais un kele. Il porte trois ours en les tenant par la queue !
Ils repartirent chez sa belle-mère et dirent :
- Renvoie-le vite au-delà des mers, sinon il nous tuera tous. C'est terrible. Il est très fort. Ce n'est certainement pas un homme, mais un kele.
- E-e ! D'accord. Qu'il s'en retourne. Amenez le troupeau.
On amena un énorme troupeau, un traîneau avec rambarde, des rennes gris mouchetés. Le beau-père dit :
- Je vais vous accompagner un peu.
La file des traîneaux se mit en route, le beau-père en tête, droit à travers la mer. La terre ferme apparaissait sous les rennes dès qu'ils posaient les pattes sur l'eau. Il traversa ainsi la mer. Les autres traversèrent derrière. La jeune épouse suivait avec sa sœur. Le beau-père dit :
- Bien. Je vais rentrer. Ma femme s'ennuie.
Il rebroussa chemin. Ils parvinrent de l'autre côté de la mer et longèrent le rivage. Le vieil homme et la vieille femme reprirent leur vie dans une excavation du rocher. Ils s'arrêtèrent près de là. Le mari partit en visite.
- Voilà qui est bien. Tu es venu.
- Oui.
- Quelles nouvelles ?
- Je me suis marié et suis revenu avec un attelage de rennes.
- Quels rennes ?
- Viens et tu verras. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Le troupeau se disperserait.
Il courut chez lui et rassembla le troupeau autour de la yarangue. Un peu plus tard arrivèrent le vieillard et sa femme. Ils virent les rennes et s'effrayèrent. Ils s'enfuirent et se tapirent dans un coin de leur trou de pierre, tremblant. Il poussa les rennes plus loin, vint les chercher et les ramena.
- De quoi avez-vous peur ? Que vous êtes stupides. Ce troupeau, c'est ma vie.
Ils entrèrent dans le yorongue. La femme posa de la viande de renne sur un plat. Le vieillard et sa femme se bouchèrent le nez de leur manche à cause de l'odeur. Ils ne pouvaient même pas regarder. Enfin la vieille tendit la main. Sans regarder, elle pri un petit morceau entre deux doigts et se mit à mâcher. Petit à petit tout le monde mangea avec appétit.
- Eh bien ! dit-il. Je suis pressé. Emportez quelques peaux en guise de literie.
Eux dormaient sur des peaux de phoque. Ils emportèrent les peaux de rennes, les étendirent, se couchèrent. Le vieillard ne put s'endormir. Il se contenta d'aplanir la peau avec son dos. Il se roula sur la partie la plus moelleuse. Ils arrivèrent chez eux en train de traîneaux et vécurent richement. Ils mangeaient de la viande que leur donnait la mer. Ceux de Kerevgelen étaient très pauvres. La mère de la mariée (3) avait une jeune nièce qui avait passé autrefois une nuit chez cet homme. La vieille dit à sa nièce :
- Ecoute-moi, jette un sort à cette femme. Car tu es également sa femme, sa première femme. Jette-lui un sort. Tu pourras prendre sa place. Regarde comme nous vivrons bien.
La nièce refusa :
- Je ne veux pas lui jeter de sort.
- Ecoute-moi, vraiment. Jette-lui un sort, et nous vivrons bien. Je suis une vieille paresseuse. Je voyagerai en traîneau couvert. Tu te vêtiras d'habits mouchetés. Je suis une vieille femme avide. Je garderai auprès de moi un sac de viande bouillie. Mais je me rassasie vite. Il m'en restera. Quand tu me demanderas pendant la transhumance s'il y a de la nourriture, j'en jetterai de mon traîneau /et dirai/ : " Tiens, prends de la viande ".
Mais la nièce refusait toujours.
- Je ne peux pas lui jeter un sort. Jette-lui-en un toi-même.
- Très bien. Je suis une vieille femme. J'ai des connaissances. Quand j'étais jeune j'ai jeté des sorts à l'aide d'incantations sur le bouillon de sang de phoque. A présent /je me servirai/ simplement de neige.
Elle confectionna un homme avec de la neige, lui insuffla l'âme d'un chien jaune, et il se changea en un adolescent beau comme l'œil, vêtu d'un habit blanc de toison fine. Avec une âme de chien.
- Utel (4), lui dit-elle. Va en visite.
Il partit, marcha, marcha et arriva.
- Oh ! Un visiteur.
- Y.
Le maître de maison le regarda : quel beau jeune homme ! Mais en fait c'était /le produit d'/un mauvais sort.
- D'où viens-tu ?
- Les miens nomadisent à proximité. Je suis venu jeter un coup d'œil.
- Eh bien ! Passe la nuit chez nous, si tu veux.
- Mais ils partiront par une autre route.
- Passe la nuit ici quand même. Ne les rattraperas-tu pas ? Reste, nous deviendrons amis par les femmes.
- Entendu.
Le visiteur resta. Le maître de maison dit à son frère :
- Allons garder le troupeau.
- Pourquoi ? C'est l'hiver. Les rennes ne s'enfuiront pas.
- Allons-y quand même. Nous gênerions ceux qui vont dormir ensemble. Si nous sommes amis par les femmes, qu'il passe au moins une nuit sans qu'autrui soit là pour regarder.
- Eheï ! D'accord.
Ils partirent rejoindre le troupeau. Utel se coucha avec la femme et copula avec elle. Quand ils eurent fini, il ne put se dégager, car c'était un chien. La vieille cria :
- Utel, Utel, à la maison !
Il s'enfuit à toute allure en traînant la femme derrière lui. Il la tua en l'estropiant contre les mottes de terre. Il ramena un morceau de l'os du bassin et bondit dans le yorongue. La vieille femme donna une tape dans le dos de sa nièce :
- Regarde. Il a eu tôt fait de la tuer. A présent tu porteras des peaux bigarrées et moi je voyagerai en traîneau couvert.
Elles s'endormirent. Le matin arriva l'homme. Il dit à la vieille femme :
- N'as-tu pas vu ma femme ?
- Voilà, lui dit-elle, ta première femme. Je ne t'en connais pas d'autre.
- Tais-toi, dit la nièce.
- Non, vraiment, dit la vieille, je ne me tairai pas. Tu es sa première femme.
Elle troubla la tête de l'homme.
- C'est bien, dit-il, si c'est ma femme, je vais dormir avec elle.
Ils se couchèrent. Le lendemain matin l'homme dit :
- Puisque tu es ma femme, allons chez moi.
- Eheï ! Et l'autre maison ?
- Laisse-la pour le moment.
- Eheï ! D'accord !
Elles abandonnèrent tout et le suivirent. Ils vécurent ensemble. La femme portait des vêtements en fourrure de renne. La vieille se déplaçait en traîneau couvert. En chemin la jeune femme eut faim et s'approcha de la vieille femme :
- Eh bien ! Y a-t-il de la viande ?
Elle lui en jeta un morceau par le traîneau couvert :
- Tiens, voilà de la viande.
Et elle riait en elle-même : " Cela s'est passé exactement comme je l'avais prévu ". Ils vécurent ainsi un certain temps. La sœur de celle qui avait été tuée pensa : " Oh, malheur ! Il faut informer ma mère ". Elle demanda à son beau-frère : 
- Ma vieille, que t'a-t-elle demandé de faire ? "
- Elle m'a dit : " Si tu veux m'appeler, hurle dans la toundra au milieu de la nuit à la manière des loups ".
- Mais moi je ne peux pas sortir la nuit. Un rêve me trouble l'esprit.
- A-a-a !
Le printemps survint. Les femmes de dire :
- Il nous faut des peaux de phoque. Allons en chercher dans notre yarangue.
Elles partirent avec un attelage de rennes. La vieille était gaie. Pendant toute la route elle chanta des chansons. Elles arrivèrent.
- Passons la nuit ici. Demain nous emporterons tout là-bas.
- Eheï ! D'accord !
Elles se couchèrent dans la yarangue vide. Au milieu de la nuit la jeune fille sortit, se tourna vers le levant et se mit à hurler comme un loup. Soudain se leva une terrible tempête qui passa près de la demeure de la vieille femme jeteuse de sorts (5) et emporta la demeure, les rennes, et les deux femmes dénudées. Transies, elles moururent. Dans la tempête et dans les bourrasques de neige apparut la belle-mère d'outremer. L'homme dormait. Il n'entendit rien. Elle arracha la jaran'e au-dessus du yorongue. Il n'entendit rien. Elle arracha le yorongue au-dessus de sa tête. Il n'entendit rien.. Elle lui souffla au visage. Il se réveilla, sauta sur ses pieds, recouvra ses esprits.
- Où est ma fille ?
Il se tut et resta tête baissée.
- Je te le disais, dit-elle, au pays des sorts ma fille sera tuée par des sorts. Toi, tu disais que non.
Il garda le silence, tête basse.
- A présent j'emménerai mon autre fille. Je crains qu'on la tue aussi.
L'homme releva la tête :
- Et moi, que vais-je faire ?
- Ce que tu veux.
- Je vous suis.
- Comme tu veux.
Elle fit lever sa fille et lui aussi, les emporta avec le vent au delà de la mer, les emmena sur sa terre. Et ils vécurent.

Notes.
1. Uïvel.
2. Evgan.
3. Neumirit.
4 Vutel : nom de chien.
5. Uïvel-ynpynevqeï : proprement " vieille femme aux sorts ".