MATERIAUX POUR L'ETUDE DE LA LANGUE ET DU FOLKLORE TCHOUKTCHES "
Bogoraz. Saint-Pétersbourg 1900
Deuxième et troisième parties

Contrairement à ceux de la première partie (N°1 à 48) les textes ci-dessous ont été notés directement par Bogoraz en russe. Il n'en existe donc pas d'originaux en langue tchouktche. Bogoraz a assorti ces textes de quelques notes.

100. Sans titre (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke en 1896).

Il y avait cinq frères, tous célibataires. Ils allèrent chasser les rennes sauvages. Ils dirent :
-Allons dans la toundra, mais quand le soleil atteindra tel point, nous reviendrons à la maison.
Quand le soleil parvint au point convenu, ils rentrèrent. Le lendemain de même. Chaque jour ils allaient chasser et, à un certain point de la course du soleil, ils revenaient à la maison. Un jour ils rentrèrent, mais le plus jeune n'était pas avec eux.
- Oh ! dirent-ils, où est-il passé ?
Le lendemain ils partirent à sa recherche dans différentes directions, se retrouvèrent à un certain point de la course du soleil. Il n'était toujours pas là. Ils revinrent chez eux et se couchèrent. Le lendemain matin l'aîné des frères demanda :
- N'avez-vous rien vu en rêve ?
- Non, rien.
- Oh ! Retournons-y.
Ils le cherchèrent pendant dix jours et ne le trouvèrent pas. L'aîné des frères dit :
- Nos os vont se dessécher de faim. Il faut cesser /nos recherches/, car nous n'avons plus de nourriture. Mais où s'est-il fourré ? Nous n'avons retrouvé ni lambeau de vêtement, ni ossements. L'homme n'est pas une feuille. Où pourrait-il se cacher dans la toundra ? Quel vayrgyn (1) l'a-t-il emporté ?
Cette nuit-là ils se couchèrent. Le lendemain matin, le second frère dit :
- J'ai fait un rêve. Notre frère était emporté par l'Univers, le Peuple Supérieur (2). Il est là-bas, dans un yorongue, dans un sac de voyage, entièrement lié par des lanières.
- Oh ! dit l'aîné au quatrième frère. Va au bord de la mer. Dans une falaise y vit le peuple des pierres. Ramènes-en le chamane-loup-garou travesti de la mer (3) afin qu'il nous dise quel esprit a joué ce mauvais tour à notre frère.
Il partit, arriva, entra chez le peuple des pierres. On lui dit :
- Tiens ! Tu es venu ici ?
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Mon frère m'a envoyé. Il m'a dit : Va et ramène le chamane-orque travesti afin qu'il nous dise qui nous a joué un vilain tour.
- C'est l'Univers en personne qui a enlevé votre frère. Le peuple supérieur l'a emporté car votre père qui se noyait lui avait promis pour être sauvé une baleine bigarrée sans nageoires, mais ne la lui avait pas donnée. Ils l'ont pris en échange. Que va-t-il se passer à présent ? Est-ce toi (qui prendrais sa place) ?
- Certes non. Car je suis mauvais. Je vous le dis tout net : je suis sans force.
- Là-bas, dans ces colonnes de rochers verticaux (4), il y a l'esprit des rochers (5). Va le voir et fais-le venir. Il est puissant.
- Je ne suis bon à rien, car je n'ai pas de forces.
Il partit, arriva, se mit à cogner une pierre sur l'autre. Une voix en sortit :
- Tu es venu ?
- Oui.
- Que viens-tu faire ?
- Mon frère m'a envoyé chez le chamane-orque travesti de la mer. Le chamane-orque travesti m'envoie chez toi.
- Que te faut-il ?
- L'Univers a enlevé mon frère. Ne veux-tu lui venir en aide ?
- Eheï ! Eh bien ! d'accord. Je vais essayer.
- Bien. Partons.
Ils arrivèrent à leur yarangue, mangèrent, burent.
- Alors, dit l'aîné des frères. Vas-tu essayer ?
- Remettons à  demain. A présent il me faut dormir. Nous avons voyagé et nous sommes fatigués. Couchons-nous. Demain matin, quand je crierai : " Réveillez-vous ", levez-vous rapidement.
Ils se couchèrent. Alors il les emporta pendant leur sommeil dans l'univers supérieur. Le matin arriva.
- Allons, cria-t-il. Réveillez-vous.
Les humains se réveillèrent.
- Eh bien ? dirent-ils.
- Allez voir dehors s'il y a quelque chose de nouveau.
Le quatrième frère sortit et regarda. Devant lui il vit une demeure. Il revint dans la yarangue.
- Kako ! (6) Les gens ont grandi ici. On voit une demeure.
- Oui, dit le chamane, c'est le Maître de la Montagne. Va là-bas jeter un coup d'œil. Vois comment se présentent les choses. Tu y trouveras des gens. Ils te demanderont :  " Pourquoi ? " Tu répondras : " Comme cela ". Ils te diront : " Malgré tout pourquoi es-tu venu ? " Tu répondras : " Je cherche mon frère ". Ils te diront : " Il n'est pas ici ". Tu répondras : " Vraiment ? (7) ". Alors ils diront en colère : " Sors d'ici ". Alors tu sortiras, reviens ici.
Il y alla. Il arriva. Dans une jaran'e de fer, dans un yorongue de cuivre, il y avait des hommes en argent. Leur literie était faite en fanon de baleine. Les ustensiles domestiques brillaient comme le feu.
- Tu es venu ?
- Oui.
- Dans quel but ?
- Comme cela.
- Malgré tout dis-nous pourquoi.
- Je cherche mon frère.
- Il n'est pas ici.
- Vraiment ?
- Va-t-en d'ici.
Il sortit et rebroussa chemin. Il dit au chamane :
- J'y suis allé. J'ai terminé.
- Et alors ?
- Ils m'ont chassé.
Puis il dit au troisième frère :
- Va chez ces gens et dis-leur : " Le chamane-loup-garou de la mer, attaché, m'envoie à la recherche ". " De qui ? "  " De mon frère ". Ils te diront à nouveau : " Il n'est pas ici ". Dis-leur : " Si, il est ici ". Ils te diront quelque chose.
Il partit. Il arriva.
- A nouveau un visiteur ?
- Oui.
- Qui es-tu ?
- Le chamane-loup-garou de la mer, appelé à l'aide, m'envoie faire des recherches.
- De qui ?
- De mon frère.
- Il n'est pas ici.
- Si, il est ici.
- Eh bien, puisque tu le sais, regarde à ton aise.
Une caisse bigarrée en fer s'ouvrit. Le frère disparu y était couché, avec des liens de fer à toutes les articulations, la langue liée de façon particulière. Il ne pouvait parler.
- Oh-oh ! fit-il. Rendez-le-moi.
- Rien à faire.
Il rebroussa chemin.
- Alors ?
- Il est là-bas, ligoté avec des liens de fer.
- Et puis ?
- Je le leur ai demandé. Ils n'ont pas voulu me le donner.
- E-e-e !
Il dit au second frère :
- Vas-y, toi, et dis-leur : " Le Maître de la Montagne, fils du tonnerre, père de l'écho des montagnes, deux fois appelé à l'aide, vous ordonne de rendre l'homme ".
Il partit et leur dit.
- E-e-e ! Pour lui nous le rendrons. Mais la prochaine fois, tenez votre promesse.
Il arriva à la maison, amenant son frère. Ils mangèrent. Ils burent. La nuit se fit.
- A présent couchez-vous, dit-il. Demain, quand je dirai : " Levez-vous ", levez-vous sans tarder.
Le lendemain matin il cria :
- Levez-vous. Hum !
Ils se levèrent et sortirent. Ils étaient dans leur pays d'origine.
- Bon, à présent je vais rentrer à la maison, dit-il. Mais vous, donnez ce que vous aviez promis.
- Où prendrons-nous une baleine mouchetée sans nageoires ? En existe-t-il ?
- Je vais vous le dire. Prenez un chien moucheté, coupez-lui les pattes, jettez-le à l'eau. Vous sortirez en mer. Il se changera en une baleine mouchetée que vous trouverez sur la grève. Alors vous la leur donnerez.
Ils sortirent en mer. Avant de partir ils avaient coupé les pattes à un chien moucheté et l'avaient jeté dans la mer. Ils naviguèrent et ne trouvèrent rien. Ils revinrent vers le rivage et y trouvèrent une baleine à la peau mouchetée sans nageoires rejetée par les eaux. Ils ôtèrent au couteau tous les angles, en firent un tas à part et se couchèrent. Le lendemain matin ils se levèrent : il n'y avait plus rien. Mais avant de partir le Maître de la Montagne leur avait aussi dit : " Ne demeurez pas sur le bord de mer. Pénétrez à l'intérieur des terres ". Ils abandonnèrent leur demeure et les provisions et se mirent en route avec un traîneau à chiens. Il ne leur resta bientôt plus de nourriture. Les chiens maigrirent (8). Ils se retrouvèrent à pied. Ils marchèrent, marchèrent et ne trouvèrent rien. L'aîné des frères dit :
- Voilà que nous allons mourir. Il faut que nous demandions à manger à Celui qui peut nous en donner.
A peine eut-il fini de parler que le frère cadet dit :
- Regardez, on voit une demeure là-bas sur la route. Allons-y.
Ils y allèrent. Un vieillard y maniait une doloire (9). Il taillait du bois, taillait et ne leur accorda pas le moindre regard. Ils passèrent derrière lui : il avait /dans la tête/ un trou rond. La lumière traversait sa bouche. Ils firent doucement le tour et se retrouvèrent devant.
- Tiens, des visiteurs !
- Oui.
- D'où venez-vous ?
- De ton côté droit.
- N'avez-vous rien vu derrière ?
- Non, nous n'avons pas vu.
- D'où êtes-vous ?
- Nous sommes de loin.
- Où allez-vous ?
- A l'intérieur du pays.
Ils avaient l'air affamés. Il rabotait son bois. Tout autour il y avait une montagne de copeaux, des copeaux de poisson. Le cadet prit un copeau et le mangea.
- Comment ! Qu'est-ce qui vous prend ? Vous mangez du bois ? Entrez vite. Que c'est étonnant ! Par chance j'ai de la nourriture. Je puis vous donner à manger.
Ils entrèrent dans le yorongue. Une vieille femme toute ridée s'y trouvait.
- Donne vite à manger à nos visiteurs.
Elle s'affaira.
- Du gras de phoque ! Du lard de renne ! De la peau de baleine ! Du poisson ! De tout !
Ils mangèrent. Le vieillard leur demanda à nouveau :
- Où donc vous rendez-vous ?
- Dans l'intérieur du pays.
- Mais il n'y a pas de demeures dans les environs. C'est trop loin. Malheur ! Quand j'étais jeune, il m'est arrivé d'aller y jeter un coup d'œil. A présent j'ai vieilli et je ne pourrais voir de loin.
- Nous essyerons quand même.
- Ma foi ! Essayez. Au moins je peux vous donner des provisions de route.
Ils prirent les provisions et se mirent en route.
- Nous allons mourir, dit le cadet. Il vaudrait mieux que nous retournions chez le vieillard. On pourrait y vivre. Lui au moins, il a de la nourriture.
Ils réfléchirent, réfléchirent et rebroussèrent chemin. Le vieil homme continuait de manier sa doloire. Derière lui de la lumière sortait par un trou. Tout autour il y avait des copeaux, une vraie montagne. Il taillait du bois, mais il en tombait des copeaux de poisson. Ils firent doucement le tour et se placèrent devant.
- Tiens, vous êtes revenus ?
- Oui.
- D'où cela ?
- De ton côté gauche.
- N'avez-vous rien vu derrière moi ?
- Non.
- A présent que venez-vous faire ?
- Nous n'avons pas besoin d'un autre gîte. C'est trop loin. Nous allons nous installer chez toi.
- D'accord, comment donc ! Derrière la montagne vivent mes filles, cinq jeunes filles. Allez-y. Essayez /de vivre/ là-bas.
- Pourquoi ne l'as-tu pas dit avant ?
- Mais c'est que vous n'aviez pas l'intention de rester. Pourquoi vous l'aurais-je dit. Mais à présent, si vous le voulez, allez-y.
Ils partirent, franchirent une hauteur (10) et aperçurent une grande yarangue. Des jeunes filles couraient dans un pré et jouaient au ballon. En voyant les visiteurs elles leur jetèrent le ballon.
- Attrapez !
Ils l'attrapèrent. Il était gros et léger. Ils le leur renvoyèrent. Il volait comme un oiseau. Les jeunes filles le renvoyèrent au vol.
- Attrapez-le !
Ils le renvoyèrent de même. Tous les dix ils couraient dans le pré. Finalement les visiteurs dirent :
- Suffit de jouer au ballon. D'abord donnez-nous à manger. Ensuite on pourra /rejouer/.
- C'est bon, entrez.
Les jeunes filles accoururent, s'affairèrent. Du lard de renne, de la moelle des pattes de renne (11), du gras de phoque. Ils mangèrent et se couchèrent.
- Couchons-nous par deux, dirent les garçons.
- D'accord.
Ils se couchèrent par deux. La nuit les garçons se firent insistants :
- Eh bien ! Voulez-vous être nos femmes ?
- Mais le ballon ?
- Laissez cela ! (12)
Un plus tard ils repartirent à la charge :
- Serez-vous nos femmes ?
- Mais le ballon ?
- Quoi, le ballon ? Laissez cela !
Un peu plus elles dirent à nouveau :
- Et le ballon ?
Le plus jeune éclata de colère :
- Maudit ballon !
Il frappa le ballon du poing et le creva. Tel le tonnerre la bourrasque en sortit. Car le ballon était plein de vent. La jaran'e fut emportée dans les airs. Les jeunes filles et les jeunes gens de même. Les jeunes filles disparurent. Les garçons se tenaient par la main.
- Nous allons mourir, cria l'aîné.
- Univers, nous allons mourir. Fais cesser le vent. Nous te donnerons un renne sauvage.
Le vent se mit à souffler encore plus fort.
- Arrête la bourrasque, nous te donnerons un morse.
Le vent souffla encore plus fort.
- Nous te donnerons un phoque barbu.
Encore plus fort.
- Un chien de l'avant /de l'équipage/.
Encore plus fort.
- Tout le harnachement (13).
Cela continua.
- Et le traîneau avec !
Cela devint encore pire.
- Nous te donnerons notre dernière barque.
Le vent cessa. Ils regardèrent : ils étaient à côté de leur demeure. Sur l'auvent se trouvait leur barque. Ils l'apportèrent en offrande. C'est pourquoi aujourd'hui encore les habitants du bord de mer font l'offrande d'une barque pour éviter le vent. Ils entrèrent dans leur demeure et vécurent comme auparavant.

Notes.
1. Vayrgyn : proprement " être ", et aussi " qualité, force ".
2. Nargynen : univers. Aussi donné comme nom à la Force Divine Suprême. Le peuple d'En Haut : habitants de l'Univers Supérieur qui se trouve au-dessus de nos cieux.
3. Inypsiq-ïyrka-laul. Inypsiq : monstre marin semblable au dauphin. Dans les croyances des Tchouktches, en été ces monstres guettent les navigateurs solitaires et les dévorent en renversant leur embarcation. En hiver, ils se changent en loups et sortent sur la terre ferme. On leur attribue une grande puissance chamanique. Iyrka-laul : chamane à l'apparence de femme. Voir plus bas.
4. Kekur, en tchouktche perkaper : pilier de pierre de forme étrange. Les falaises du littoral abondent par endroits en kekur ayant les contours les plus variés.
5. Perka-nav-etyn.
6. Interjection de stupéfaction.
7. Interjection d'ignorance.
8. Qupqetiet : " se sont desséchés ", ou encore " sont morts de faim ".
9. Gatte, en russe " gatka " : doloire tchouktche faisant office de hache.
10. Euïgyn : flèche, étroite crête de montagne s'infléchissant progressivement vers le bas en pente douce.
11. Moelle crue extraite des os tubulaires de la patte : c'est le mets le plus délicat chez les Tchouktches.
12. Attav : Qu'importe ! Laissez cela !
13. Potiag : courroie à laquelle sont attachés les chiens. Harnachement complet des chiens.

101. Iatiol erri attyshyn. Le renard et le chien (Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut).

Quand le Créateur fit le renard et le chien, ils ne savaient pas comment vivre. Le renard se rendit chez le Créateur et lui demanda comment ils devaient vivre. Le Créateur dit :
- Ne te nourris que de viande. Si tu vois de la viande ou un petit être vivant, mange. Et dis à ton compagnon qu'il serve un maître, qu'il le suive, qu'il garde son bien et reçoive de lui sa nourriture. Et ta mort sera sa vie.
Le renard revint.
- Et bien ? demanda son compagnon. Que t'a dit le Créateur ?
- Il m'a dit qu'il fallait que je cherche ma nourriture dans la toundra et que je mange ce que je trouverai. Toi, tu dois chercher un maître. Quand tu en trouveras un, suis-le et qu'il te donne ta nourriture. Ta vie sera ma mort. Mais qu'est-ce que cela veut dire, ta vie sera ma mort ?
- Peut-être que mon maître et moi te tuerons à la chasse ?
- Ne dis pas n'importe quoi. Tu parles dans le vide. Le Créateur n'a pas dit cela. Ne lui fait pas dire ce qu'il n'a pas dit.
- Mais si, il a sûrement voulu dire que nous tirerions notre vie en te chassant.
- C'est stupide. Ce ne sont pas les mots du Créateur.
Ils se battirent, se séparèrent. Le renard chercha sa pitance dans la toundra, se nourrissant de souris et de lièvres. Le chien se trouva un maître et le suivit. Depuis ce temps-là, lorsqu'ils se rencontrent, le chien chasse le renard pour le compte de l'homme.

102. Rale-rasvynky. Concours de glissades (Recueilli auprès de Qutgeut).

Le loup dit au corbeau :
- Faisons des glissades du haut de la montagne.
- Très bien, dit Kurkyl (le corbeau).
La pente était raide. En bas il y avait de l'eau, un lac. Kurkyl se laissa glisser et s'envola au-dessus de l'eau. Après quoi il dit au loup :
- A ton tour, à présent.
- Que Iaïak /1/ y aille d'abord, dit le loup.
Iaïak descendit, puis se laissa flotter sur l'eau.
Iaïak et Kurkyl dirent alors au loup :
- Essaye, toi, à présent.
- Mais je vais me noyer.
- Pourquoi ? Nous ne nous sommes pas noyés, nous.
- E-e-e ! Bon !
Il se laissa glisser, tomba à l'eau et se noya.

Note.
1. Iaïak : la mouette.

103. Riquqin-lymnyl. Le récit du renard (Recueilli auprès du Tchouktche Remkylyn sur la rivière Oloï).

A l'époque où se déroulaient les contes (1), le renard était un homme qui aimait tromper autrui. Cet homme arriva un jour en visite dans une yarangue dont le maître dormait dans son yorongue et où il n'y avait pas de feu.
- Eh ! cria-t-il.
- Tu es venu ? dit le maître de maison.
- Oui.
- Qui es-tu ?
- Je ne suis qu'avec ma femme.
Or il était seul.
- Attends, je vais faire du feu.
- Ce n'est pas la peine. Nous entrerons bien sans feu.
Puis, d'une voix fluette, il reprit :
- Oui, c'est cela. Nous entrerons bien sans feu.
Ils entrèrent dans l'obscurité.
- Oho ! Nous voici chez un brave homme, fit-il d'une voix mâle, et il ajouta d'une voix fluette : Oho ! nous voici chez un brave homme. Nous avons mis si longtemps à arriver jusqu'ici.
- Voici un os de renne avec son lard. Mangez-le à deux, dit le maître de céans.
- D'accord, mais nous nous mordrons la bouche, dans l'obscurité, dit-il d'une grosse voix. Et il ajouta d'une voix pointue : Oui, nous nous mordrons la bouche dans l'obscurité.
Il s'empara de l'os et se mit à manger avec bruit. Puis il dit d'une grosse voix :
- Mange vite.
Et il se mit à manger avec bruit en se tournant de l'autre côté. Le maître de maison sortit doucement, alluma un bâtonnet (2) et l'approcha de son front. Le visiteur prit peur, tressaillit :
- Ka-ka-ka !
Il s'enfuit dans la toundra et se changea en renard.

Notes.
1. Lymnyl-tagnepu.
2. Le bâtonnet avec lequel on remet le feu en place.

104. Riquqin-lymnyl. Récit du renard (Recueilli auprès du Tchouktche Remkylyn sur la rivière Oloï).

Un jour un ours pêchait. Il avait attrapé beaucoup de poissons. Une vieille femme s'approcha de l'ours et ramassa du poisson par terre.
- Prends garde, je vais t'empoigner.
Elle continua malgré tout à ramasser du poisson.
- Prends garde. Pourquoi n'écoutes-tu pas ? Pourquoi fais-tu cela ?
Il la poussa. Elle se releva et continua à prendre du poisson. Il la poussa de nouveau. Elle feignit d'être morte. Il l'examina. " Oh ! On dirait que j'ai tué la vieille femme ". Il chercha la blessure. " Où donc l'ai-je blessée ? Je n'ai pourtant fait que la pousser ". Il la dévêtit complètement à la recherche de la blessure. Il l'examina sous toutes les faces, la retourna de tous les côtés.  " Comment l'ai-je tuée ? " Il s'enfuit, gagne les lointains. Un corbeau l'aperçut :
- Où vas-tu ? Pourquoi te hâtes-tu tant ?
- Oh ! C'est que j'ai tué une vieille femme, la femme d'autrui. Je l'ai poussée deux fois et deux fois je l'ai blessée.
- Comme c'est étonnant ! Elle doit avoir un petit-fils. Fuis droit devant toi vers d'autres terres. Sinon, ils vont te poursuivre, te donner la chasse. Fuis au loin.
Il s'enfuit. La vieille femme ramassa tout le poisson. Puis elle l'emporta sur un train de traîneaux. Ils nomadisèrent. Ils virent un renard en chemin.
- Oh ! Vieille femme. Je suis transi de froid. Installe-moi quelque part, installez-moi dans un traîneau couvert.
Il était toujours aussi transi. Sa tête sortait à l'extérieur et pendait sur le toit du traîneau.
- Mets-moi plutôt sur le traîneau aux poissons.
Il s'y coucha. En chemin il s'attribua tous les poissons : il en mangea une partie et jeta l'autre partie par dessus bord. Puis il sauta du traîneau et dit :
- Je vais courir un peu, car le froid s'empare de nouveau de moi.
Il partit sur le chemin et disparut. Il ramassa tout le poisson et le mangea. Il continua sa route et vit des humains qui avaient dressé le camp. Il noircit entièrement son pelage au charbon. Les gens partirent nomadiser plus loin et plantèrent leur yarangue. Ils cherchèrent leur nourriture. Pas de poisson !
- Où est le poisson ? Oh, le maudit !
Le renard s'en vint de nouveau vers eux.
- Laissez-moi garder votre troupeau.
- Prends garde ! On dirait que tu te moques de nous.
- Quand me serais-je moqué de vous ? Qui se moque de vous ?
- Un renard nous a mangé tous nos poissons en chemin. Il a prétendu avoir froid, mais ne pas vouloir rester dans le traîneau couvert. Ne serait-ce toi ?
- Pourquoi me moquerais-je de cette façon ? Je ne suis pas du tout comme cela. J'ai eu pitié de vous et je me suis dit que je pourrais vous rendre le service de garder votre troupeau.
Il partit prendre la garde, un lasso sur l'épaule. A peine les rennes eurent-ils disparu aux yeux des hommes, le renard se mit à les abattre. Il trancha les têtes et enfouit les carcasses dans le sol. Les bois de ces têtes, il les enfouit tous ensemble. Le lendemain, à l'aube, il revint et se coucha.
- J'ai mangé des feuilles toute la nuit. Je n'ai plus faim.
Les gens se préparèrent à partir rejoindre les bêtes et demandèrent :
- Où est le troupeau ?
- Un peu au-delà de la colline. Tous les rennes sont là. Ils y sont couchés. Seuls les bois font saillie. Tu les verras.
On fit cuire le repas et on partit vers le troupeau. On ne trouva que les bois. Ils se mirent à crier :
- Attrapez-le, attrapez-le !
- Que crient donc les bergers ? demandèrent ceux qui étaient restés au campement.
- Ce n'est rien, dit le renard. Il semble qu'ils crient. Faites à manger, de la viande bien grasse.
Les cris se rapprochèrent.
- Je vais sortir uriner, dit le renard.
Et il prit la poudre d'escampette… En chemin il vit un vieillard borgne qui maniait la doloire. Il s'en approcha et se plaça juste en face de lui.
- Oh ! Que c'est étonnant. Tu es venu ?
- Oui, fit-il.
- As-tu vu mon derrière ?
- Non, je suis arrivé par le côté. Je te regarde et je vois que tu n'as qu'un œil. Je pourrais peut-être te soigner. J'ai un bon remède.
- D'accord, qu'il en soit ainsi.
- N'as-tu pas de plomb ?
- Si, j'en ai.
- Eh bien ! Donne-le-moi.
Il fit fondre le plomb, le prépara et dit :
- Couche-toi sur le dos. Ouvre grand la bouche et les yeux.
Il déversa le plomb dans la bouche, dans les yeux et sur tout le visage. Et le tua. Pendant qu'il se livrait à ce travail, les poursuivants s'étaient rapprochés. Il enleva ses habits et se cacha dans la demeure. Les poursuivants arrivèrent sur ses traces. Le renard feignit d'être malade. Il gémissait :
- Qy, qy, qy ! Vous êtes venus ? dit-il aux poursuivants. Ah ! Comme je suis malade. Je vois que vous êtes au courant et venez me rendre visite. Comment l'avez-vous appris ?
- Voilà que tu te moques encore de nous.
- Et en quoi me moqué-je de vous ?
- Un renard a égorgé toutes nos bêtes. Ne serait-ce toi ?
- Oh ! Ce renard-là est passé voici peu. Il m'a frappé. Vous voyez, je saigne. Pourquoi me moquerais-je ?
Dans les bras il tenait un récipient avec du sang de renne.
- Comme il m'a offensé, ce renard. Si je me rétablis, j'irai avec vous à sa poursuite, ou j'appellerai en criant.
- Bon, si tu entends par derrière un quelconque bruit, ne reste pas couché à ne rien faire.
Les poursuivants s'en furent. Le renard partit du côté opposé. Il rencontra un ours. L'ours dit au renard :
- De quoi as-tu le plus peur ?
- De tête-de-motte (1).
- Tu es stupide. Pourquoi en avoir peur ?
- Et toi, que crains-tu le plus ?
- La perdrix et du battement de ses ailes.
- Je les lui raccourcirai en la tuant, si elles sont cause de frayeur pour toi. Tête-de-motte a un arc et une lance. Moi, je n'ai pas de forces. Comment pourrais-je l'affronter ? La perdrix, c'est plus facile.
- Mais la lance, ne se brise-t-elle pas ? Bon, partons chacun de notre côté. On verra lequel de nous tuera, et qui il tuera. Après quoi nous nous retrouverons ici. Et nous mangerons ce que nous aurons tué dans cette chasse.
Le renard s'en fut vers la rivière et se glissa pour attraper des perdrix. Une quantité. Son compagnon alla chez les hommes qui le transpercèrent à coups de lance. Il faillit y laisser sa peau. Il réussit quand même à se dégager et s'enfuit. Ils se retrouvèrent à l'endroit convenu.
- Eh bien ! Où est tête-de-motte ? Voici mon butin : que des perdrix !
- Oh ! On dirait qu'on me transperce la poitrine avec un couteau. C'est pourquoi je suis revenu. N'aurais-tu pas un remède ?
Il n'avait pas dit un mot des coups de lance.
- Je m'y connais mal. Peut-être /pourrait-on appliquer/ des pierres brûlantes.
- Vas-y.
Il fit chauffer des pierres au rouge sur le feu et les fourra dans la plaie.
- Aïe !
- Qu'as-tu à hurler ? Il faut te soigner. La douleur va passer.
Il remit des pierres.
- Aïe !
Le renard se disait : " Je l'ai presque tué, cet ours. Il est gras à souhait ".
- Que dis-tu ?
- Rien. Je disais : " Je vais le guérir, mon compagnon ".
Et il remit des pierres dans les plaies. De la sorte il le tua. Il arriva à la demeure.
- Oh ! fit-il. J'ai apporté des nouvelles du côté russe. Que les proches se réunissent. Je leur donnerai des nouvelles russes.
Les gens se rassemblèrent pour les nouvelles :
- Oui, c'est vrai. Il court la toundra. S'il a appris des nouvelles quelque part, qu'il parle.
- Que tous les gens s'assoient dehors. Mes jambes se fatigueraient à rester debout au même endroit. De la sorte je pourrai faire les cent pas.
Puis il ajouta :
- Etendez des peaux. Vous auriez le derrière engourdi, assis sur la terre dure, pendant que je raconterais. Mettez aussi une peau pour moi ici.
Il se plaça au milieu de la foule.
- Eh bien ! sachez. Oui, il faut que vous sachiez. Des gens m'ont donné la chasse et je leur ai échappé de la sorte.
Il se glissa à travers la foule et s'enfuit dans la toundra.

Note.
1. Tymkylgy-leut : nom donné à l'homme dans les contes sur les animaux.

105. Kaïny-lymnyl. Le conte de l'ours (Recueilli auprès du Tchouktche Nyron au lieu-dit Aqonaïke).

Deux jeunes gars marchaient ensemble. Par la suite ils se séparèrent de différents côtés. Un ours les poursuivit. En le rencontrant il se jeta sur lui. S'étant approché tout près, l'ours se mit à rire.
- Oh ! Tu es un vrai épouvantail.
- Ah oui ? Aurais-tu peur ?
- Et comment !
- Ah bon ! L'ours s'empara de sa lance et marcha sur les pierres en s'appuyant sur la lame comme sur un bâton de marche. L'homme lui dit :
- Ah, ah ! Tu vas émousser la lance.
L'ours répond :
- Mais à quoi sert-elle ?
- A rien de particulier, mais c'est dommage d'abîmer la pointe. Ne l'abîme pas, s'il te plaît.
- Mais à quoi sert-elle ? A tuer les ours ?
- Non.
- Bon, dit l'ours, il vaut mieux que je m'en aille. J'ai déjà perdu du temps.
- Oui, dit l'homme.
Ils partirent dans différentes directions. L'ours contourna les lieux et se retrouva à nouveau devant l'homme. L'homme tenait la lance. De nouveau il se précipita vers lui. L'homme pointa la lance dans sa direction et faillit le piquer. L'ours éclata de rire. Alors il dit :
- Mais ne disais-tu pas que cela ne servait pas à combattre l'ours ?
- C'est que j'ai eu peur. Tu es un vrai épouvantail.
- Ah ! Tu as eu peur ?
- C'est bon, séparons-nous.
Ils partirent dans différentes directions. L'homme s'éloigna, et l'ours rattrapa l'autre. Il se précipita vers lui. L'autre pointa aussi sa lance dans sa direction. Il faillit le toucher avec la lame. L'ours éclata de rire comme précédemment. Il riait. L'homme dit :
- Qys ! (1) Tu es une saleté !
Il s'assit sur place et dit :
- N'as-tu vraiment pas peur des ours ?
- Pas du tout. Je n'ai pas peur des saletés.
L'ours comme précédemment s'empara de sa lance, dirigea la pointe vers le sol et en frappa le sol.
- Eh ! Tu vas abîmer la pointe.
- A quoi sert-elle donc ?
- A tuer les ours.
- Ah bon ! Et tu n'as pas peur des ours du tout ?
- Pas du tout. Aurais-je peur de la saleté ?
- Ah bon ! Tu fais bien. Séparons-nous au plus vite.
Ils partirent dans différentes directions. De nouveau il se mit à le poursuivre. A nouveau il pointa la lance vers lui. A nouveau il se mit à rire. Il hurla :
- Qys ! En voilà des manières de t'en prendre à de plus faibles.
Il l'empoigna, lui transperça la patte avec le tranchant métallique. Il s'enfuit. Il arriva chez lui. Son fils portait (2) des pierres. Il dit :
- Je vais rattraper un homme aux moustaches qui transpercent et je le mangerai.
Son père lui dit :
- Ne te vante pas. C'est mal. Ne t'en prends pas à tête-de-motte car il porte une lance.

Notes.
1. Exclamation.
2. Pour s'exercer à augmenter ses forces.

106. Kelilqy. Kelilqy (Recueilli auprès du Tchouktche Remkylyn sur la rivière Oloï).

Autrefois dans les montagnes de l'Aniouï, en amont d'une rivière, vivait une bête énorme (1) appelée Kelilqy. Elle était haute et longue, avec une grande gueule qui s'ouvrait largement et des pattes griffues. Un jeune berger qui cherchait un renne égaré dans les rochers, fut aperçu et dévoré par Kelilqy. Son père l'attendit longtemps, mais il ne revenait pas. Il partit à sa recherche, avançant dans les rochers, rencontra Kelilqy et lui dit :
- Kelilqy, ris. Regarde, je suis gras. Tu me mangeras. Mes rennes sont gras. Tu les mangeras également.
- Ha, ha, ha ! s'esclaffa Kelilqy, dont la mâchoire supérieure se rejeta sur son dos, et la mâchoire inférieure s'abaissa sur sa poitrine. Il cessa de rire, referma ses mâchoires avec ses pattes, le poursuivit, mais l'homme avait eu le temps de gagner le lointain. Puis il s'approcha de nouveau et dit :
- Kelilqy, ris. Regarde, je suis gras. Tu me mangeras. Mes rennes sont gras. Tu les mangeras également.
- Ha, ha, ha ! s'esclaffa Kelilqy …
Ils finirent par atteindre la demeure où se trouvaient de nombreux jeunes gens. Ils tuèrent Kelilqy. Mais il en avait tué un bon nombre car il était léger, agile et qu'il sautait haut, mordait avec les dents et frappait avec les pattes.

Note.
1. Un loup, peut-être.

107. Maïn-amsesoka-lymnyl. Conte de la grande hermine (Recueilli auprès du Tchouktche Gatle dans le fortin d'Aniouïsk).

Il y avait au bord de la mer dans la terre de Uvelen (1) une grande hermine. Qui courait sur terre et sur mer. Elle avait des jambes longues comme trois longueurs de gibier, et son corps était de la taille d'un rocher. Elle courait la mer et capturait tout ce qu'elle trouvait. Si elle trouvait une baleine, elle la tranchait en deux. Si elle trouvait un morse, elle l'avalait. Elle rattrapait et capturait des rennes sauvages, car elle était très rapide. Elle commença à venir au village de Uvelen et à dévorer les habitants. Chaque jour elle venait et ne laissait pas de gens non dévorés. Finalement ils se mirent à implorer la plus vieille des vieilles femmes :
- Ne pourrais-tu .. ?
- Non !
- Si tu ne le fais pas, qui le fera ?
Elle se retourna vers un rocher et dit :
- Tche-tche-tche !
Du rocher commença à sortir un chien dont le corps s'étirait, s'étirait et n'en finissait pas. Ses pattes atteignirent l'eau, mais l'arrière était encore dans le rocher et ne sortait pas encore. Enfin il sortit. L'hermine courait sur la grève. Il la poursuivit. Ils s'éloignèrent en courant vers le large, mais leurs pattes étaient encore sur terre. Ils se débattirent dans l'eau, et leurs mouvements agitèrent la mer. De grosse vagues arrivèrent sur le rivage, puis elles se teintèrent de sang, frappant la haute berge rocheuse et inondant totalement la grève. Le chien avait arraché les deux oreilles de l'hermine qui s'enfuit vers la toundra et ne revint plus. Alors le chien rentra dans le rocher et les habitants prirent l'habitude de lui apporter de la viande en offrande. A l'endroit d'où était sorti le chien se trouve à présent une immense grotte, longue et haute. Quand il fait de la tempête en mer, le vent y pousse les barques. Elles s'y engouffrent avec leurs voiles et n'en ressortent que lorsque la tempête s'apaise.

Note.
1. Sur le détroit de Béring.

108. Attyshyn navtynylyn. Le chien qui cherchait une épouse (Recueilli auprès du Tchouktche Parkal sur la rivière Molonda).

Un chien était allé se chercher une épouse. Il la ramena à la maison. Il s'enduisit d'aulne, et ses aines devinrent rouges. Il dit au père :
- C'est ta fille qui m'a piétiné.
Le beau-père dit à sa fille :
- Marie-toi avec lui.
Il l'emmena chez lui. Ses jeunes frères les accueillirent en aboyant. Elle s'exclama :
- Oh ! Ils vont effrayer mes rennes.
Les autres retournèrent chez eux. La mère dit :
- Tu as amené une belle-fille maigrichonne.
Ils arrivèrent à la maison. Il dit à sa mère :
- Porte le feu dehors.
Elle emporta le feu dans les dents.
- Ce chien va me brûler /cria la jeune mariée/.
On procéda à l'onction. Le mari dit :
- Entre dans la yarangue en fermant les yeux.
- Pourquoi m'aveugler ? Pourquoi entrerais-je les yeux fermés ?
Le mari se dit : " Ce n'est pas elle qu'il me faut ". Et il la renvoya chez elle.
De nouveau il repartit se chercher une épouse. Il prit la fille unique d'un éleveur de rennes. On fit du prerem (1). Ils partirent à la maison. Elle avait fourré des tripes dans ses culottes pour nourrir les petits chiens. Ils arrivèrent à la maison. A nouveau ils furent accueillis par les beaux-frères chiens. Elle leur distribua les tripes. Ils coururent dans le yorongue les tripes dans la gueule et dirent à leur mère :
-Il nous a amené une gentille belle-soeur.
A nouveau il dit à sa mère :
- Porte le feu dehors.
A nouveau elle l'emporta dans les dents.
- Tu vas brûler tes manches, dit la jeune mariée à la belle-mère.
On procéda à l'onction. Il la fit entrer dans la demeure en disant :
- Entre les yeux fermés.
Elle entra effectivement les yeux fermés.
- Oh ! Quelle maison.
La chienne étendit des peaux de rennes dans le yorongue. Les petits poils de la peau du plafond se changèrent en perles de verre et en bottes ouvragées. Elle entra dans le yorongue et demanda :
- A qui sont ces perles de verre ? A toi ?
Elle mit ces perles sur son habit et enfila les bottes ouvragées. Puis elle alla chercher de l'eau. Il lui dit :
- Quand tu puiseras de l'eau, ferme les yeux. Tu trouveras un puisoir fait dans une corne de mouflon.
Effectivement, elle puisa de l'eau. Elle trouva le puisoir. Puis elle rentra à la maison. On se coucha. Pendant qu'elle dormait, son mari sortit, ramena le troupeau, se changea en homme. Les beaux-frères partirent nomadiser avec un train de traîneaux. Ils emmenaient leur belle-sœur dans la jaran'e. La belle-mère courait à côté. La femme qui avait été répudiée récemment aperçut leurs traîneaux le long de la mer. Elle dit :
- Mais c'est mon premier mari.
- Non, tu as été récemment répudiée.
- Alors à qui sont ces bottes ouvragées et ces objets ?
La belle-mère, qui courait le long du traîneau, lui répondit :
- A elle.
Ils continuèrent leur transhumance. Ils arrivèrent. La jeune femme dit à ses beaux-grères :
- Amenez le troupeau.
Ils étaient en vérité forts à prendre soin des bêtes, car les jambes des chiens sont rapides. Ils amenèrent le troupeau vers la demeure. Ils se mirent à le nourrir de bouillon de sang et d'estomacs. Ils devinrent très riches et eurent deux troupeaux (2).

Notes.
1. Prerem : rouleaux de viande /hachée en forme de saucisson/.
2. C'est-à-dire que le troupeau se multiplia à un point tel qu'il fallut le diviser en deux.

109. Kurkylin ekyk. Le fils de Kurkyl (Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda).

Un jour Kurkyl (le corbeau) se déplaçait le long de la mer. Il aperçut un phoque et l'emporta chez lui. En arrivant à la maison, il dit à sa femme (appelée Mytyne) :
- Te voilà un enfant, Mytyne.
Et il le plaça à côté d'elle. Ensuite il dit au phoque :
- Demain va demander une épouse. Là-bas, de l'autre côté, il y a beaucoup de monde. Vas-y.
Il arriva chez ces gens. Ceux-ci lui dirent :
- Oh ! Voilà un petit phoque.
D'autres dirent :
- Ce n'est pas du tout un petit phoque, mais le fils de Kurkyl que son père nous envoie.
Ils lui demandèrent :
- Que viens-tu faire ?
- Je veux fonder une famille (1). Je cherche une épouse.
Ils dirent :
- Regardez-le.
Ils le saisirent par les nageoires de devant :
- Tu es un vaurien et un bavard. Et tu veux te marier ? Nous allons te brûler.
Ils lui mirent des braises dans une blessure ouverte de son dos. Les femmes allèrent chercher de la neige (2). Le petit phoque sortit en rampant. Il arriva à une autre demeure.
- Regardez, dirent les jeunes filles. Un phoque au dos ouvert.
- Que viens-tu faire ? lui demandèrent-elles.
- Je veux fonder une famille. Je cherche une épouse.
Le père dit aux jeunes filles :
- Qu'en pensez-vous ? A vous de décider.
- Tu es un vaurien et un bavard. Est-ce lui que nous prendrons pour mari ?
A nouveau elles lui fourrèrent des braises dans le dos. A nouveau le phoque s'en alla quand elles sortirent. Un autre habitant avait un fils et deux filles. Pendant qu'on dressait les traîneaux (pour la capture des rennes), il entra chez ces gens. Une jeune fille était assise. Elle dit :
- Fillette, voici un visiteur (3).
Alors le père dit :
- Fais-le entrer par ici.
Ils entrèrent.
- Que viens-tu faire ? demanda-t-il.
- Depuis longtemps je veux fonder une famille. Je cherche une épouse.
- Eh bien ! dit le père à sa fille. Qu'en penses-tu ?
- Je ne sais pas.
L'autre fille, dans le yorongue, dit :
- Moi, je suis d'accord. Si tu me donnes à lui, car tu es mon père. D'accord.
- Bien, dit le père. Prends-la. Eï ! Prenez les peaux de rennes sauvages dans la resserre et étendez-les pour la nuit.
Ils se couchèrent. On le recouvrit d'une peau de renne. La graisse coulait de son dos. Il dit à sa femme :
- Recouds-moi le dos. La graisse coule.
Elle le lui recousit. Le lendemain le phoque sortit, s'en fut rejoindre le troupeau. Il dit :
- Je vais aller voir mon beau-frère.
Il sortit à grand peine par la portière, se déplaçant gauchement, avec difficulté. La sœur dit :
- On dirait bien que ton mari est un peu lourdaud.
- Qu'importe ! C'est quand même un mari.
A peine eut-il disparu qu'il se précipita en courant vers le troupeau. A son arrivée les bêtes s'effrayèrent et s'enfuirent. Le beau-frère dit :
- Qu'as-tu dans la tête ? Pourquoi as-tu effrayé les rennes ?
Il s'approcha. Le beau-frère dit :
- Tu es venu ?
- Oui.
- Que te faut-il ?
- Je voulais depuis longtemps fonder une famille.
- Eh bien ! Que disent les filles ?
- Bon, cela s'est bien passé. Ta sœur…
- Ah bon ! Allons à la maison.
- Je vais prendre la garde, dit-il. Vas-y, toi. Bois du thé. Quand tu auras fini, reviens.
Dès qu'il eut disparu, il courut devant les rennes. Ils s'enfuirent, coururent vers la maison. Ils furent vite arrivés. Il jeta le lasso sur le renne destiné à l'onction (4), l'attrapa et cria :
- Tenez le lasso.
Le renne l'entraîna comme un morceau de tissu, de droite et de gauche. Or c'était un petit renne de deux ans.Le beau-frère le rejoignit avec peine et l'attrapa. On l'abattit et on procéda à l'onction. On emmena le troupeau au pâturage. Le lendemain il dit à sa femme :
- Je vais rentrer chez moi quelque temps.
Il arriva à la maison de son père. En travers de la porte un tronc d'arbre faisait saillie. Il le franchit en rampant. Son dos se leva.
- Qu'est-il arrivé à ton dos ? demanda son père.
- Tu es mon père. Tu es le maître, dit-il en plaisantant. Va regarder les gens. Je n'ai emporté de chez eux que mon dos ouvert.
- Tu t'es quand même trouvé une femme. A présent va chez tes tantes. Elles vivent chez les hommes de pierre.
L'une des tantes dit à une autre :
- Un phoque vient.
L'autre répond :
- Notre frère cadet était un phoque. Son fils.
La première dit :
- Il a le dos ouvert.
Elles lui disent :
- Et alors ?
- J'ai une épouse, leur répond-il.
- Bien. Que dit Kurkyl ?
- Il m'a dit : " Va chez tes tantes ".
La deuxième sœur dit à la première :
- Apporte une peau neuve en guise de literie.
Elle l'apporta. Elle dit :
- Entre.
Il n'obéit pas. Elle le saisit par les nageoires. Il résiste, tire. D'un à-coup elle l'entraîna vers la demeure et le fit entrer dans le yorongue.
- Bien. Tu nous es envoyé. Mais ton dos est fendu. Qu'allons-nous faire ?
Elle prit sous le sotsot un couteau à manche en fer, l'affila sur une pierre. Elle le tira par une nageoire. Il résista. Elle le tira brusquement. Elle lui fit toute une série d'entailles. Elle le taillada vivant. Après quoi elle dit à sa sœur :
- Allons. Apporte le tambour. Il est caché là, sur le côté.
Elle chamanisa toute la journée, frappant le tambour, frappant fort. Ensuite elle souffla sur le corps tailladé. Il revint à la vie et redevint entier.
- Bien, dit-elle, allume un bâtonnet. Nous allons le regarder. (Elle avait chamanisé dans l'obscurité).
Elle regarda. On alluma la lampe. Elle le poussa et dit :
- Réveille-toi.
Le jeune homme, auparavant un phoque, se réveilla, se leva. L'autre regarda :
- Regarde, il lui manque une fesse.
Elle dit :
- Nous allons lui en faire une en glaise.
- Bon, dit l'autre. Va chercher de la glaise.
Elle regardèrent : ça ira. La sœur dit :
- Va prendre un vêtement dans la resserre, et des culottes, et des bottes.
L'autre sœur dit :
- Dans le troupeau il y a un harnachement. Va le chercher.
Il amena les rennes.
- Va les atteler au traîneau là-bas.
Il dit :
- Je les ai attelés.
Elles lui dirent :
- Monte sur le traîneau.
Il s'assit.
- Non, dirent-elles. Tu n'es pas beau.
Elle dit :
- Bon, déshabille-toi.
Elles lui donnèrent tout. Des vêtements blancs : des bottes, des culottes, une combinaison. Il enfila tous ces vêtements.
- Non, dirent-elles, attelle d'autres rennes. Bien, à présent assieds-toi.
Il s'assit.
- Non, dirent-elles. Ce n'est pas beau. Déshabille toi. Mets d'autres habits.
On prit d'autres vêtements. Elles lui dirent :
- Attelle ce traîneau neuf. Qu'il prenne celui-là.
L'autre dit :
- Comme cela, cela devrait aller. C'est joli. Ne t'en va pas.
En chemin il chanta. En chemin il disait en chanson :

    Je vais chercher ma femme. J'emporterai ma jeune femme.
    J'étais une petit phoque au dos brûlé par des braises.

Celle de tantôt, qui lui avait brûlé le dos, dit :
- Voici venir quelqu'un avec des clochettes.
Il arriva chez les gens.
- Ami, qui es-tu ? lui demanda-t-on.
- Celui qui a le dos brûlé, répondit-il. Je cours rejoindre ma femme. Laissez-moi continuer ma route.
Il arriva à la maison. Sa femme lui dit :
- Tu es quand même revenu ?
- Oui, je suis revenu.
- Mais tu n'es pas mon mari.
- Tiens, regarde.
Elle regarde : il a le dos brûlé. Les filles le lui avaient brûlé, et les marques étaient restées.
-Emmène ta femme chez toi, dit le père.
Il emmena sa femme chez lui. En arrivant chez les tantes, on s'enduisit avec du sang. Elles dirent :
- Va chercher tes frères. Nous les nourrirons.
Il amena le corbeau. Il dit :
- Nous allons manger un potage de défections humaines.
- C'est bon. Va et mange (5).
Le père dit à sa bru :
- Il vaut mieux que nous rentrions à la maison.
Ils rentrèrent. La femme tomba enceinte dans sa maison, car son mari était parti avec elle.

Notes.
1. Etynvatynvo tyietiek.
2. Les Tchouktches utilisent le plus souvent de l'eau de neige fondue.
3. Naul ! Remkylyn !
4. Onction nuptiale par le sang.
5. Moquerie du corbeau fréquente dans les contes.

110. Vyiotkynauly-lymnyl. Récit du lanceur de fronde (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Nijne-Kolymsk en 1896).

Un orphelin vivait avec sa femme. Il ne leur restait plus de viande. Ils habitaient au bord de la mer. Il cherchait constamment des racines dans la toundra. Il brisa son couteau. Il en pleura même. Le Glouton s'en vint vers lui et dit :
- Pourquoi pleures-tu ?
- Comment cela ? Tu vois, j'ai brisé mon couteau. A présent je vais me dessécher (de faim). En outre j'ai beaucoup de chiens dans mon attelage.
- Je comprends. Essaye de mettre des filets à l'eau. L'année prochaine les gens marcheront sur les Tannyt. Avant que la neige tombe, va marcher au bord de la mer. Tu apprendras ce qu'il te faut faire. Prends chez les gens un faon maigre et fais-m'en l'offrande. Cherche au bord de la mer des galets ronds. D'abord tu en trouveras un, puis un autre quelque temps après. Fais une fronde de cette taille. Quand les gens marcheront sur les Tannyt, qu'ils approcheront, reste derrière tout le monde. Quand ils ne pourront /plus/ se battre avec les Tannyt, alors seulement approche-toi. Qu'une femme tienne une hache. Tu as bien une hache ?
- Certes, j'ai une hache.
- Si tu as aussi un poignard de combat, essaye de le tenir avec. Si vous rencontrez le succès, précipite-toi après et saute par la porte.
Il rentra chez lui. Il posa les filets, des filets à phoques. Il y avait toujours du butin. Ils firent des provisions de nourriture, et en mangèrent. La neige se mit à tomber. Il marcha sur le gravier (1), disparaissant loin sur la grève. Il cherchait des galets ronds, noirs comme de la suie. Effectivement, alors que ses forces étaient épuisées /à chercher/, il trouva une petite pierre ronde, presque aussi grosse qu'une tête. Il la mit dans son sein. Son sein devint lourd. Il leva la tête et se dit : " Pourrai-je la lancer ? Elle est trop lourde ". Cependant il reprit sa route à la recherche d'un autre galet. Il en trouva un autre, assez près en effet. Il enleva sa combinaison, mit la pierre à l'intérieur, la chargea sur ses épaules. " Oh ! se dit-il. Je n'y arriverai pas. Rien à faire ". Il repartit chez lui. Il arriva à la maison et fit une fronde. Très grande, à la mesure des pierres. Il dit à sa femme :
- Mets-les de ce côté dans un sac avec les affaires.
Effectivement, pour la nouvelle année (2) la neige tomba. Les gens marchèrent sur les Tannyt. Lui, avec son attelage de chiens, partit avec ceux qui avaient des attelages de rennes. Ils avançaient dans les campements et disaient :
- Celui-là, que veut-il ? Il marche aussi sur les Tannyt ! Kattam merkysirgyn (3)! En fait, est-ce qu'il y laissera ses os ? Il n'a rien d'autre.
Ils sortirent du milieu des demeures et s'approchèrent du bout du campement. Au début de la rangée des yarangues ils passèrent la nuit chez un éleveur riche de rennes. Il avait un voisin qui avait un fils unique. L'homme aux chiens se dirigea vers la dernière yarangue de la rangée. Le fils unique venait d'arriver du troupeau. Il n'avait que cinq rennes apprivoisés. Il arriva et dit :
- Comme c'est étonnant ! Des visiteurs ! Nourris vite les chiens, dit-il à sa femme.
On fit cuire beaucoup de viande. Toute la viande de la réserve, la femme la jeta aux chiens. Ceux des attelages de rennes la blâmaient :
- Regardez cette bonne femme. Elle va mourir de faim (à force de nourrir les chiens) !
Les chiens du visteurs se réjouissaient. Au matin le fils, leur fils unique, amena le troupeau vers la yarangue. Le lendemain on abattit cinq rennes de trait. Il n'en resta qu'un. On en donna une partie pour nourrir les chiens. Pour l'autre partie, il dit :
- Voici des provisions pour la route.
Bref (4) ils firent leurs préparatifs de départ. (Le fils) dit au vieillard :
- Et si je les suivais ?
Le vieillard dit à son fils :
- Comment cela ? Ne gardes-tu pas les bêtes ? Il vaut mieux que j'y aille.
Ils partirent avec le même attelage. Les gens riaient :
- Que veut-il faire, ce grand-là ? (5)
Effectivement, ils approchèrent des Tannyt. Une grande maison était entourée de pierres et d'arbres. Les gens approchèrent des Tannyt. D'où qu'ils le tentent, ils ne pouvaient entrer. Ils s'épuisèrent. Ils revinrent et attelèrent les rennes. Ils dirent au vieillard :
- Toi, qu'es-tu venu faire ici ? Rester assis sur l'attelage à chiens ? Abandonnons-les. Pourquoi êtes-vous venus ?
Un du bord de mer (6) dit :
- Eh quoi ! Etes-vous impuissants ?
Car en effet ils attelaient (7).
- Visiblement, vous renoncez et vous allez rentrer chez vous ?
- Oh ! Tu parles pour ne rien dire.
Il leur dit :
- Bon, je vais essayer à mon tour.
- Ah ! Ce vaurien. En est-il capable ? (Qu'il essaye).
Il se mit en marche avec sa femme. Il dit au vieillard :
- Reste ici avec l'attelage.
Il emporta les pierres, l'une qu'il tenait dans une main, l'autre dans son sein. Ils s'approchèrent et se plaça à une distance telle qu'il pût utiliser sa fronde. Il sortit la pierre de son sein et la posa à terre. Il mit l'autre dans la fronde. Il la lança et pratiqua un trou grand comme le trou de fumée. Il ramassa l'autre pierre et la lança plus bas. L'énorme maison s'effondra toute. Alors il se précipita vers la porte. Sa femme avec la hache, lui avec son poignard. Et ils se mirent à cogner les têtes. Et quoi ? Il tua tous les Tannyt. Les autres avaient été écrasés par la maison. Ceux qui s'étaient éloignés (les Tchouktches) commencèrent à revenir. Il les envoya vers le troupeau et en fit ses serviteurs.
- Allez vers les rennes, emmenez-les.
Ils s'en furent avec un convoi de traîneaux. Ils avaient acquis une yarangue. Pour la nuitée ils ne se soucaient de rien, car les autres travaillaient /pour eux/ (ils montaient la yarangue). Ils entrèrent ensuite. Car ils avaient beaucoup d'auxiliaires. Même sa femme était nourrie par d'autres qui faisaient cuire la viande. On approcha de la demeure du vieillard. Les autres qui avaient aussi des attelages de chiens prirent les devants, transportant cinq rennes abattus et beaucoup d'autres viandes pour nourrir les chiens. Les chiens firent du bruit en route. Les belles-filles entendirent le vieillard :
- Comme c'est étonnant ! On dirait que des chiens crient.
Ils approchèrent de la dernière yarangue. Sans rien dire, ils entrèrent dans le yorongue. Le fils (du vieillard tressaillit et sortit.
- D'autres approchent. Où donc sont les miens ?
Ils ne dirent rien. Ils dirent :
- Ils arriveront demain. Alors nous transhumerons.
En effet arrivèrent le convoi et le troupeau. Tout en se préparant pour la transhumance, il dit à son compagnon :
- Partageons le troupeau par moitié.
- D'accord.
Ils procédèrent au partage.
- Eh bien ! dit l'autre. Je prendrai la plus petite part.
- Partageons par moitié, dit l'autre.
- Pour le moment, pas la peine. Je suis maigre, et ne pourrai m'occuper du troupeau. Je ne m'y connais pas. Je vais apprendre, et alors nous partagerons (le troupeau) par moitié, et nous vivrons les uns près des autres.
Ensuite, sans avoir passé la journée, ils partirent transhumer. Avant de partir il abattit /des bêtes/, choisissant les plus grasses : deux mâles et deux femelles. Il en fit l'offrande au Glouton. On partit en convoi. Le Glouton s'en vint vers les quatre rennes abattus. Ils plantèrent leur campement et vécurent constamment les uns près des autres. Leurs troupeaux se multiplièrent.

Notes.
1. Dresva (russe) : gravier.
2. C'est-à-dire au début de l'automne.
3. Une vraie saleté !
4. Renut-ym : exclamation usuelle quand on change de sujet.
5. Votqanashyn raqeshatie ? Littéralement : qu'a inventé cet /homme indigne/ ?
6. Anqalyn.
7. Pour rebrousser chemin.

111. Valvyïnyn erri telmyshyn genevtumne. Le corbeau et l'aigle compagnons par les femmes (Recueilli auprès du Tchouktche Sene dans le fortin d'Aniouïsk).

Il y avait un corbeau et un aigle. Le corbeau avait un fils. L'aigle ne vivait qu'avec sa femme. La femme du corbeau partit en visite chez l'aigle. Celui-ci lui enleva sa femme et s'accoupla avec elle. Elle lui donna un fils. Le fils du corbeau rejoignit sa mère et resta avec elle. L'aigle ramenait constamment des rennes sauvages L'aigle dit aux enfants :
- N'allez pas dans cette direction. N'allez pas non plus par ici, de l'autre côté. Et du troisième côté n'allez pas non plus. N'allez que de ce seul côté.
Le fils du corbeau dit :
- C'est étrange ! Pourquoi notre père ne nous laisse-t-il pas aller dans ces diverses directions ? Et si on y allait ? On regardera de ce côté ? Pourquoi nous interdit-il d'y aller ?
Ils partirent, s'éloignèrent pendant que leur père dormait. Ils virent un renne sauvage. Quand ils l'aperçurent, il accourut, en volant presque dans les airs. Il voulait les tuer, ce bagarreur. Il en venait de tous les côtés. Il était épuisé, car ils piquaient sur lui sans cesse à tour de rôle. Ils l'attrapèrent tous les deux ensemble et l'emportèrent vivant à la maison. Ils se déplaçaient dans les airs. Près de leur demeure, ils le laissèrent choir. Le père dormait encore. Il (le renne) arriva d'en haut, s'écrasa à terre et mourut sous le choc. Le père dit à sa femme :
- Va donc voir ce qui a cogné.
- C'est le renne que tu n'avais pas pu tuer.
- Comme c'est étonnant ! Ils sont devenus plus forts que moi.
Ils apportèrent sans cesse des rennes sauvages. Le fils du corbeau dit à nouveau :
- C'est étrange ! De ce côté aussi il nous interdit d'aller. Et si on y allait ?
- D'accord.
Il y avait trois très longues bandes côtières. Ils volaient à une grande hauteur. Leurs ailes battaient comme sous l'effet du vent. En mer il y avait le poisson kanaiolgyn (1), dentu et si grand que son dos formait comme une île. Ils le sortirent de la mer en l'aspirant. Il monta en l'air très vite, comme une flèche. Ils fondirent sur lui comme le vent et l'attirèrent à eux par leur respiration. En chemin le fils de l'aigle dit au fils du corbeau :
- Vers la queue, vers la queue !
Le fils du corbeau ne l'écouta pas. Il se retrouva près de la bouche et le poisson l'avala. Le fils du corbeau s'agita, se débattit dans les entrailles, battit des ailes. Le poisson le vomit. Il se retrouva dehors et vola à l'extérieur. Le chabot mourut. Ils l'emportèrent à deux et l'amenèrent chez eux. De nouveau près de la maison ils le lâchèrent. L'aigle dit à sa femme :
- Qu'ont-ils laissé tomber ?
- Celui que tu craignais, un énorme poisson.
- Comme c'est étonnant ! Ils sont devenus plus forts que moi. Je suis sûrement devenu plus petit qu'eux.
Ils s'endormirent. Le lendemain matin le père dit :
- Ecoutez-moi. Pourquoi allez-vous là où c'est défendu ?
Il les disputa. Ils n'obéirent pas.
- Ne faites pas les sourds. Obéissez.
En vain. Ils s'envolèrent malgré tout pendant qu'il dormait. C'est que la veille le père avait dit :
- Là-bas, de l'autre côté de la mer, il y a un rocher avec des créatures de pierre (2). N'allez pas par là.
Malgré tout ils s'y rendirent : ils traversèrent la mer. Ils arrivèrent sur ce rocher. C'était un rocher rond avec deux êtres de pierre. Le fils du corbeau dit :
- Aiglon, reste ici.
L'autre descendit dans l'herbe, invisible, contre le rocher. Le fils du corbeau se percha devant un être de pierre. Le soleil était monté haut. De très loin au large approcha un aigle énorme. Il arriva. Comme il arrivait, le fils du corbeau s'enfuit. L'autre lui donna la chasse. Pendant la poursuite il se retrouva au-dessus du fils de l'aigle caché dans l'herbe et il le vit. Il décrivit un cercle au-dessus de lui, le saisit et l'emporta dans sa demeure. Il l'apporta chez lui, lui dépluma les ailes. L'autre ne put plus voler. Comment rentrerait-il chez lui ? Le fils du corbeau rentra seul à la maison. En le voyant le père dit :
- Où est ton compagnon ?
Il répondit :
- Je l'ai laissé. Il est prisonnier.
- Je vous avais pourtant dit de ne pas aller par là. Vous êtes vraiment indociles.
Le corbeau, le premier père, apprit /ce qui s'était passé/ et se mit en route. C'était son compagnon par les femmes. L'aigle était assis dans le yorongue. Le corbeau arriva. L'aigle était assis. Le corbeau lui donna un coup de bec à l'épaule. Ils se querellèrent, se battirent.
- Pourquoi n'as-tu pas parlé raison aux enfants ? Allons-y, donnons-lui la chasse.
Ils s'envolèrent. Ils firent le tour de la mer en longeant toute la côte, contournèrent la terre. L'aigle dormit en route. Le lendemain il arriva vers le soir. A nouveau le corbeau s'en prit à lui :
- Bandit, moulin à paroles ! Pourquoi n'as-tu pas fait entendre raison aux enfants ? Les enfants ont été dévorés par l'ennemi. Demain nous le rattraperons.
Ils firent le tour de toute cette contrée. Le corbeau arriva dans la journée. L'aigle dormit de nouveau en route. Le lendemain ils rivalisèrent en vol. Le corbeau ne cessait de s'en prendre à l'aigle. Ils s'étaient envolés dès que le soleil s'était levé. Le corbeau arriva à midi, l'aigle vers le soir. Pour la quatrième fois ils s'affrontèrent. Le soleil était descendu un peu quand le corbeau arriva, l'aigle n'arriva qu'à midi. Ils s'affrontèrent une cinquième fois : à peine le soleil commençait-il à se lever que le corbeau arriva, l'aigle le suivant de près. Ils s'affrontèrent une sixième fois : le corbeau arriva avant que le soleil ait changé de place. L'aigle arriva quand le soleil avait légèrement changé de place. Le lendemain le corbeau frappa à nouveau l'aigle du bec à la poitrine.
- Allons-y, nous nous battrons avec le grand aigle.
- Comment donc ! N'a-t-il pas enlevé mon fils ?
Ils y allèrent à trois, le corbeau, l'aigle et le fils du corbeau. Et le plus jeune corbilleau aussi. Ils arrivèrent à l'endroit où l'ennemi avait capturé l'aiglon. Le corbeau les laissa tous deux dans l'herbe et se percha face à l'autre être de pierre. On ne le voyait presque pas. Le soleil n'était pas encore levé. Le grand aigle arriva. Le corbeau se coucha sur le rocher, se tapit. L'ennemi passa à proximité. Le corbeau s'envola derrière lui, croassa et se jeta sur l'aigle. Le grand aigle prit la fuite. Tous deux le poursuivirent : lui et son auxiliaire. Le corbilleau resta sur place. Le corbeau en volant se plaça sous l'aigle car il était très rapide, se retourna et le contraignit à revenir. Il fondit sur lui, et l'autre rebroussa chemin. Son compagnon était resté en arrière. Il continuait de croasser :
- Ka-kor ! Ka-kor !
Pendant que l'autre volait, il fondit sur lui, lui brisa une aile et le fit tomber à terre. En haletant, il descendit sur le sol près de l'aigle immobile et reprit son souffle. Il lui dit, en lui becquetant l'aile :
-Où as-tu fourré mon fils ?
Il lui dit, lui becquetant l'aile :
- Si tu l'as tué, je te tuerai.
L'autre dit :
- Il est vivant. Je ne l'ai pas tué.
- Si tu l'as tué, je te tuerai.
- C'est vrai, je ne l'ai pas tué.
- C'est bon, allons chez toi.
Ils partirent en marchant car l'autre avait l'aile brisée. Ils arrivèrent. En effet, il était là. Le corbeau dit à son compagnon par les femmes :
- Cherche-lui de la nourriture, car il est très amaigri.
On en trouva et on le nourrit. On fixa des plumes aux ailes du fils que l'aigle avait déplumé et on l'emmena à la maison. On le nourrit abondamment et, prenant en pitié l'ennemi-assassin, on apporta de la nourriture, des rennes, du poisson, des animaux marins. Le fils les aidait à apporter la nourriture. Ils rentrèrent chez eux et la vie reprit.

Notes.
1. Kanaiolgyn : petit poisson de mer (chabot). Ici au contraire énorme poisson.
2. Perka-laul-nagsynyn.

112. Galga-nav-lymnyl. Récit sur la femme oiseau (Recueilli auprès du Tchouktche Kavno sur la rivière Oloï en 1895).

Un jeune homme marchait dans la toundra. /Il vit/ un lac avec de nombreux volatiles, des oies d'une part, des mouettes blanches de l'autre. Les oies et les mouettes avaient laissé sur la berge tous leurs vêtements. Le jeune homme s'en empara. Les oies et les mouettes sortirent toutes et dirent :
- Rends-nous nos vêtements.
Il rendit leurs vêtements à toutes les jeunes filles-oies, mais ne les rendit pas à une jeune fille mouette. Il la prit pour lui. Elle lui donna deux enfants, de vrais petits d'hommes. Les femmes s'en furent cueillir des feuilles (1), et la femme mouette partit avec elles dans la toundra. Mais elle ne ramassa que de mauvaises herbes. Sa belle-mère la réprimanda. Tous les oiseaux s'envolaient /vers les pays chauds/. La femme songeait avec tristesse à sa terre. Elle passa derière la yarangue avec ses enfants. Des oies passaient à proximité.
- Comment, se dit-elle, emmener mes enfants ?
Les oies avaient toutes plumé leurs ailes et avaient collé les plumes aux manches /des habits/ de leurs enfants. Ils s'envolèrent avec elles, elle et ses enfants. Le mari revint et ne trouva pas sa femme. Elle était partie. En arrivant, il demanda :
- Où est ma femme ?
- Je ne sais pas, répondit sa mère. Elle a dû partir.
Le jeune homme dit à sa mère :
- Fais-moi dix paires de bottes, de très bonnes bottes.
Il partit au pays des oiseaux. Il vit un aigle. L'aigle dit :
- Va au bord de la mer, mais au-dessus de la mer. Tu verras un vieillard qui coupera du bois et préparera du bois de chauffage. Tu verras cette contrée à travers son derrière. N'entre pas chez lui par le derrière, car à l'intérieur vit une horrible créature monstrueuse qui t'avalerait. Entre chez lui par le visage.
Et en effet il arriva, trouva le vieillard et fit ainsi. Le vieillard lui dit :
- Tu es venu ? Où vas-tu ?
- Je me suis marié, dit le jeune homme, avec une femme mouette. Elle a donné la vie à deux enfants, mais elle est partie et a emmené les enfants. Je la recherche.
- Que vas-tu faire ? Tes dix paires de bottes sont en lambeaux. Je vais te faire une barque, ajouta le vieillard.
Le vieillard fit une barque, une barque magnifique, avec un toit, comme une tabatière. Le jeune homme y prit place. Le vieillard lui dit :
- Si tu veux aller à droite, dis à la barque, en sortant de l'eau : " Wqok ! Wqok ! " en agitant  la jambe droite. Un peu après, si tu veux aller à gauche, dis-lui : " Qok ! Qok ! " en agitant la jambe gauche.
La barque était rapide comme un oiseau. Le vieillard dit :
- Quand tu approcheras de la rive et voudras accoster, dis : " Kee ! " et pousse le toit de la main.
Effectivement, il accosta, poussa le toit qui rebondit. Il regarda et vit de nombreux enfants-oiseaux qui jouaient sur le rivage. C'était le pays des oiseaux. Il vit ses propres enfants qui reconnurent leur père. Les enfants dirent :
- Notre papa est arrivé.
Il dit à ses enfants :
- Allez voir votre mère et dites-lui que je suis arrivé.
Les enfants revinrent. Ils virent le beau-frère, le frère de l'épouse. Celui-ci alla au devant du mari. Il lui dit :
- Le chef a pris ta femme pour épouse.
Le chef était un kanolgyn (2). L'homme entra dans la demeure de sa femme. Le chef donna une gifle à la femme, puis il dit :
- Que veux-tu ? Je ne te rendrai pas la femme.
Le beau-frère s'asst dans la yarangue. Le mari et le chef s'empoignèrent. Il le saisit par le cou et jeta dehors. L'autre s'en fut vers son peuple et se plaignit. De nombreux volatiles accoururent, des mouettes de toutes sortes. L'homme dormait aux côtés de sa femme. Celle-ci dit :
- Oh ! Il est venu beaucoup de guerriers. Réveille-toi au plus vite. Allons !
L'homme continua de dormir. Autour de la demeure s'élevaient des cris, des bruits. La femme était terrifiée, de même que tous ses proches. Les volatiles tendaient autour de la maison des pennes, comme des flèches. L'homme sortit. Il saisit un bâton et se mit à le brandir dans tous les sens. A l'un il frappa le dos, à l'autre l'aile, au troisième le cou. Tous les oiseaux s'enfuirent. Le lendemain il en vint deux fois plus. Ils se rassemblèrent comme des moustiques, tant il y en avait. L'homme remplit d'eau un récipient plat et les aspergea d'eau. Ils ne purent plus voler et furent plaqués au sol par le gel. Ensuite ils cessèrent de venir. Il emmena sa femme et ses enfants et repartit à la maison chez les hommes. Il les installa dans la barque et les recouvrit du toit comme auparavant. Ils arrivèrent au rivage, trouvèrent le même vieillard. Il leur dit :
- Eh bien ?
L'homme dit :
- Je les ai ramenés.
Il dit :
- C'est bien, partez. Voici les bottes que tu as laissées, reprends-les et partez.
Ils abandonnèrent la barque chez lui, trouvèrent l'aigle au même endroit. L'homme et les enfants étaient éreintés. L'aigle dit :
- Mets mon vêtement.
Il le mit et partit en volant. L'aigle lui avait dit de ne pas entrer dans la maison avec le vêtement après l'avoir mis, mais de le laisser à l'écart dans la toundra. Il laissa le vêtement dans la toundra. Le vêtement s'envola de lui-même vers l'aigle par la même route. Ils arrivèrent chez eux. A un endroit sans rennes (3), il poussa du pied un fagot qui se changea en un grand troupeau. Il ramena le troupeau. Il oignit sa femme de sang, se maria. Elle cessa d'être un oiseau et devint un être humain. Elle mit un habit d'humain.

Notes.
1. Les Tchouktches font mariner des feuilles de saule nain et d'autres buissons pour les consommer.
2. Gros oiseau marin, chez les Russes " Tarbeï " (goéland, stercoraire).
3. Mysqymys, chez les Russes " iedoma " : enfilade de hauteurs basses et planes couvertes habituellement d'une forêt épaisse. /Aussi endroit sans rennes/.

113. Variante du précédent (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Nijne-Kolymsk).

Un homme marchait dans la toundra. Sur l'eau flottaient des oies blanches. Il longeait la rive. Il vit sur la rive des vêtements, beaucoup de vêtements. Il les prit tous. Là des jeunes filles nues jouaient. Il ramassa tous leurs vêtements. Les oies le virent. Elles revinrent toutes sur-le-champ. Le jeune homme s'était assis après avoir rassemblé tous les vêtements. Toutes sortirent /de l'eau/.
- Rends-nous nos vêtements, nos habits.
Il y avait une jeune fille-oie, belle comme le feu. Il montra un habit et dit :
- A qui appartient cet habit ?
- A moi.
L'une d'elles reçut son habit, une deuxième, une troisième. A nouveau il demanda :
- A qui appartient cet habit ?
La plus belle des jeunes filles dit :
- A moi.
Il ne le lui donna pas, mais rendit tous les autres. La plus belle des filles resta nue après les autres. Elle se tenait là debout, nue. Toutes s'envolèrent. Elle resta seule. Il la prit pour femme et l'emmena chez lui. A la maison il ne vivait qu'avec une vieille femme et deux fils /sa vieille mère qui avait deux fils/. La jeune fille oiseau devint sa bru. La vieille dit :
- J'ai mal au ventre. Ma bru, va chercher des racines.
Elle n'obéit pas. La vieille avait besoin de racines d'ynatelgyn (1) /pour le bouillon/. Elle lui demanda d'en apporter. Elle alla dans la toundra et ramassa des herbes. Etant oiseau, elle mangeait de l'herbe. Elle ne connaissait pas les racines. Elle n'apporta que de l'herbe. Elle (la vieille femme) jeta l'herbe/.
- Pourquoi as-tu apporté de l'herbe ? Je n'en ai pas besoin. Va me chercher des racines d'ynatelgyn, cria-t-elle de colère à l'adresse de la femme-oiseau.
Elle s'offensa, elle pleura. Quand les oiseaux migraient, elle ne dormait pas la nuit. Comme si elle montait la garde, comme si elle voulait leur parler. Douze oies passèrent. Elle les appela. Son mari et sa belle-mère dormaient. Elle seule veillait.
- Partons ensemble pour mon pays.
Elles partirent ensemble. Elles n'avaient pas de traîneau. Leurs ailes faisaient office de rennes. Chacune lui donna six plumes. Elle les cousit à ses manches. Elle partit avec ls autres vers sa contrée.
- Où est ma femme ?
- Je l'ai réprimandée à cause de l'herbe. J'ai jeté l'herbe et elle s'est mise en colère.
- Pourquoi l'as-tu jetée ? Où est ma femme ? Réveillez-vous. Fais-moi dix paires de bottes. Avec des semelles solides. Pourquoi as-tu jeté l'herbe ? Tu aurais bien dû la prendre, ne serait-ce que pour faire semblant. Ma femme ne se serait pas mise en colère.
Elle /la mère/ fit dix paires de bottes. Quand elle eut fini, il partit vers les lieux où les oiseaux s'envolaient. Il marcha, marcha, marcha. Il arriva au bord de la mer. Un vieillard travaillait. Il maniait la doloire. Il le vit. Il arriva. Derrière il avait un large trou : par la bouche de la lumière sortait du trou. Il entra par derrière et sortit par la bouche. Il s'assit devant. L'homme qui travaillait ne savait pas d'où il était venu.
- Ami, d'où es-tu venu ?
- Par là, de côté, répondit-il, car il voulait pas irriter le vieillard.
- Où vas-tu ?
- Je cherche ma femme. Mais voici la mer. Comment faire ? Si je vais à pied, je me noierai. Que faire ?
- Là il y a un arbre flotté. Prends-le. Là.
Il le prit, l'apporta, l'évida avec la doloire et en fit une sorte d'embarcation. Il fit un toit, un beau toit, il le fit bien, l'ajusta au mieux. Ensuite il le poussa sur l'eau, loin là-bas au milieu de la mer. Tel un oiseau il se dirigea droit là-bas. Il vit une canne à pêche. Quelqu'un pêchait. Il prit la canne à pêche. Puis la barque s'ouvrit et l'homme en sortit. C'était son propre fils (car elle avait donné le jour à deux enfants).
- Papa, papa !
On le reconnut. L'autre enfant dit :
- Mère, mère, papa est arrivé. Viens ici.
Elle s'était mariée avec l'oiseau kanolgyn (2). Couché sur le dos, il portait une double combinaison. Il était couché sur le dos (3).
- Allons, va voir si c'est bien lui.
Elle ne bougea pas, n'obéit pas, resta figée sur place. Il prit un bâton et la frappa :
- Vas-y.
Elle y alla. Elle était épouvantée, car il la battait. Elle sortit.  Il /le goéland/ était le plus fort des volatiles, le chef. En effet, son premier mari était assis, venu de l'autre côté de la mer.
- Es-tu venu en volant ? Je me suis mariée au chef. Pourquoi es-tu venu ? Il va te tuer. Que veux-tu ?
- Qu'il me tue ! Allons-y. Où est ton mari ? On verra.
- N'y va pas. Il te tuera. Attends un peu en te cachant. Reste quelque part. Je t'apporterai de la nourriture.
- Non, non. Allons-y. Qu'il me tue ! Pourquoi, /à ton avis/, suis-je venu ?
Ils se mirent en route. Ils arrivèrent. Le chef sortit sans un mot. Tous les serviteurs, tous les gens arrivèrent, apprenant la nouvelle. Il rassembla tout le peuple, rien que des oiseaux, autant d'espèces qu'il en existe, en envoyant partout la nouvelle. Tous les oiseaux s'en vinrent. Ils vinrent en masse pour tuer l'homme seul, l'homme qui venait d'arriver. Il en vint beaucoup. Toute la gent ailée se rassembla telle une nuée, comme la neige qui tombe. Ils tirèrent sur lui à coups de plumes de leurs ailes, mais ne purent rien faire. Leurs flèches étaient mauvaises. Il prit un bâton. Le chef entouré de ses serviteurs était à proximité. Il lui asséna un coup sur la tête et le renversa. Il mourut. Quand ils vinrent leurs chef mort, ils se dispersèrent tous.

Notes.
1. hedysarum obscurum. Voir le texte N°11, note 2.
2. Goéland/.
3. En signe d'orgueil.

114. Levlevu lynio. L'offensé (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke).

Il y avait un homme avec sa femme. Il s'en fut chasser le renne sauvage. Il en tua un, revint et dit à sa femme :
- Va, apporte-le à la maison.
Et lui même repartit dans la toundra. Le soir tard il rentra de la chasse et demanda à sa mère :
- Où est ma femme ?
- Je n'en sais rien. Elle est partie tout de suite après toi.
Ils passèrent la nuit, mais la femme n'était pas de retour. Le matin il se réveilla, partit sur ses traces. Il marcha, marcha. Soudain les traces s'interrompirent. On ne voyait sur la neige que la trace de grandes ailes qui palpitaient. Plus loin, il n'y avait rien. Il rentra chez lui et dit :
- Ma femme a servi à quelqu'un d'objet de moquerie. Mère, fais-moi dix paires de bottes et je me mettrai en route.
Il attendit deux nuits. Elle lui fit vingt bottes et les bourra toutes de provisions. Il les jeta sur ses épaules et se mit en route. Quand il eut usé une paire de bottes, il en mit une autre, et les autres il les jeta dans la neige. Il avait retiré les provisions et les avait mangées. Quand il en avait usé une autre, il la jeta dans la neige. Alors il en mit une troisième après en avoir retiré la nourriture. Il finit par user toutes les bottes, avec aux pieds la dernière paire. Il n'avait plus mangé depuis dix jours. Il atteignit une demeure faite de brindilles de saule tressées (un nid). Un faucon et un tykytlaq (1), compagnons par les femmes, y vivaient. La mouette dit :
- Tu es venu ?
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Quelqu'un s'est joué de ma femme.
- Oh ! Tu ferais mieux de rebrousser chemin. Ils te tueront.
- Suis-je venu pour vivre ? Qu'importe si je meurs.
- Oh ! Ils te tueront, te dis-je.
Le faucon restait assis, renfrogné, tête basse. Il se taisait.
- Eh bien ! Qu'on me tue. Cela m'est égal.
- Oh ! dit le tykytlaq. Puisque tu es dans cet état d'esprit, prends mon habit de combat. Essaye. Mais seulement non ! L'aigle-chamane a pris ta femme. Si tu tombes d'accord avec lui, il y a encore sa mère. Avec elle rien à faire !
- Soit ! Ce n'est pas pour la vie que je suis venu ici, mais pour la mort.
- Bon, voilà mon habit. Mets-le dans ta poche. Là-bas, sur place, tu verras bien.
Il tira un balluchon en coton, semble-t-il, et le lui donna. Il le mit dans son sein et s'en fut. Il atteignit une énorme demeure où vivaient six femmes. Toutes avaient été ravies aux hommes. Toutes étaient les femmes de l'aigle-chamane. La dernière était l'épouse de celui qui venait d'arriver. Chacune d'elles avait déjà un enfant-oiseau. Le maître de maison n'était pas là. Il était allé chasser le renne sauvage.
- Oh ! crièrent les enfants, regardez, quelqu'un est arrivé. Nous n'avons jamais vu un visiteur comme cela.
Les femmes sortirent, et l'épouse reconnut son mari.
- Oh ! dit-elle, pourquoi es-tu venu ? Il va te tuer.
- Soit ! Suis-je venu pour vivre ? Qu'importe si je meurs.
- Mais il te tuera sûrement quand il rentrera à la maison. Tu ne resteras pas en vie.
Elle regarda vers le ciel :
- Il arrive, cria-t-elle, il arrive.
L'aigle-chamane volait dans les airs en portant deux rennes. Il était encore là-haut quand il cria :
- Voici un homme, un homme est arrivé. Nous allons lui manger le foie.
Le nouveau-venu bondit hors de la jaran'e, tira le balluchon de son sein, le déplia. C'était un habit /grand/ comme une jaran'e. Dans le dos il y avait un grand couteau à deux tranchants, un autre sur la poitrine, sur les flancs deux mains avec des griffes de fer, torses comme les crocs à tirer le poisson. Il le jeta par dessus sa tête et s'accroupit en se recroquevillant. Puis il saisit la terre de ces mains, y enfonça profondément les griffes, dressa les couteaux et attendit. L'aigle fondit sur lui, de l'aile lui frappa le dos et se heurta au grand couteau. L'aile tomba et roula par terre. Il fondit sur lui par devant, de l'autre aile lui frappa la poitrine, et se la trancha sur le couteau de la poitrine. Il ne pouvait plus voler, mais continuait de se jeter à la bataille. Il frappa d'une patte de gauche à droite, heurta le couteau à deux tranchants. Il resta avec une seule patte. Alors l'homme bondit de dessous son habit, prit son couteau et tua l'aigle-chamane. Il revint vers les femmes dans la demeure et dit :
- Hâtez-vous. Faites vos préparatifs de départ.
Les femmes tuèrent leurs enfants-oiseaux et s'en furent à pied suivies par l'homme. On arriva chez le faucon et le tykytlaq.
- Oh ! Tu es venu ? dit le tykytlaq.
- Oui.
- Tu en es venu à bout ?
- Oui.
- Donc mon habit n'est pas si mal ? Il t'a servi à toi aussi. En vérité, cet habit, je le porte toujours, et personne ne peut m'offenser. Bon, à présent, la mère. Elle saura bientôt la nouvelle et vous donnera la chasse. Elle l'apprendra aujourd'hui ou demain. Contre la mère je suis impuissant, car elle est très grande. Au demeurant, essayons. Vous êtes fatigués. Passez la nuit ici. Demain on verra.
Le faucon était toujours assis, tête basse, sans mot dire. Au matin on se leva. A peine eut-on bu le thé que le soleil s'obscurcit. On regarda, elle arrivait de l'ouest en volant, telle une nuée, cachant le soleil de ses ailes, grande comme le ciel, comme l'univers tout entier.
- Oh ! dit le tykytlaq, qu'allons-nous faire ? Elle va tous nous tuer. Car en vérité nous sommes vos hôtes. Elle nous tuera aussi. Elle ne nous épargnera pas.
Le faucon restait assis, tête basse. Il se taisait, renfrogné.
- Ami, lui dit la mouette, invente un moyen. C'est qu'elle va tous nous tuer.
Il restait assis comme auparavant. Il bondit, l'empoigna par la tête, la lui plia en arrière :
- Pourquoi gardes-tu le silence ? Voilà que moi aussi je me mets en colère.
Le faucon se leva :
- Eh bien ! dit-il, soit, je vais essayer. D'une façon ou d'une autre.
Il sortit du yorongue, prononça les paroles d'une incantation en direction de l'espace vide, revint sur ses pas, s'assit au même endroit, tête basse, et se tut. Elle continuait d'avancer, telle une nuée. La terre était dans l'obscurité, comme la nuit. Soudain, il y eut comme un coup de tonnerre. La force de l'incantation lui avait brisé l'aile. Elle dégringola vers la terre et s'affala près de la demeure. La terre trembla. Le souffle faillit emporter la yarangue. Elle ne pouvait plus voler. Le faucon leva la tête :
- Je n'ai plus de forces. Je les ai toutes dépensées. A présent faites vous-mêmes ce que vous pouvez.
Et il baissa la tête et se renfrogna.
- Eh bien ! dit le tykytlaq, elle est tout près. Sors, mets à nouveau mon habit. Si elle approche, dis-lui : " Je suis ton oiseau. Je suis là pour te tuer ".
L'homme sortit, prit le balluchon, le déploya en l'air, se recroquevilla sur terre, l'enfila par le haut comme une tente, écarta les jambes et attendit. Elle approcha. De plus en plus.
- Oh ! cria l'homme. J'ai tué ton fils. A présent c'est toi que je vais tuer. Je vais te tuer.
Elle grinça des dents de colère, arrachant les arbres de terre avec leurs racines. Sous l'effet du souffle de sa colère la glace se brisa en mer et fut emportée au large. Elle fondit sur lui, frappant de l'aile à droite et à gauche, devant et derrière. Des morceaux d'aile seuls volaient, coupés par les deux tranchants de l'épée. Elle resta sans ailes.
- Oh ! s'écria l'homme sous son abri (2). Je t'ai quand même tuée.
Elle grinça des dents de colère, grattant le sol. La terre volait en l'air par mottes. Elle envoyait le sable voler à travers les airs. Sa petite tente aussi se serait envolée, mais il avait enfoncé ses griffes de fer dans le sol. Elle fondit sur lui. Elle battait des pattes par devant et par derrière, par la gauche et par la droite.
- Ah ! dit-elle. Je vais te tuer. Je vais en finir avec toi.
Et elle frappa encore plus fort. Elle mit ses pattes complètement en pièces et resta sans pattes. Elle tomba à terre. Alors il sortit de son abri et tira son couteau :
- Ah ! dit-il, tu es couchée.
Il lui taillada les articulations et jeta les morceaux de tous côtés. Puis il revint vers la jaran'e de ses amis.
- Oh ! dit le tykytlaq, tu en es venu à bout ?
- Oui, j'en suis venu à bout.
- Il est bon, mon habit ?
- Très bon. En vérité, le premier au monde.
- Bon, à présent rentrez chez vous, puisque vous êtes venus d'une autre contrée, d'une contrée lointaine. Mais comment allez-vous rentrer ?
Le faucon restait assis et continuait de se taire.
- Oh ! dit-il. Pourquoi gardes-tu le silence ? Je vais me mettre en colère.
Il s'approcha de lui et lui leva brusquement la tête :
- Eh bien ! comment vont-ils rentrer chez eux ?
Le faucon leva la tête :
- Bon, je vais essayer. Je vais vous donner notre force. Soyez comme nous sommes. Sortez de la yarangue, fermez les yeux, efforcez-vous de pousser mon cri, d'imiter ma voix :  " Ka-ka-ka ! " Alors vous serez emportés dans les airs. Quand vous redescendrez sur terre et que vous vous heurterez au sol, alors ouvrez les yeux.
Ils ouvrirent les yeux : devant eux se trouvait leur demeure. Ils entrèrent. Il se mit à vivre avec six épouses. Quelque temps après il dit :
- Puisque je suis plus fort que tous les clans sur terre, puisque je suis le plus important, je vais essayer de me trouver une femme chez les ours blancs.
Il alla vers la mer et arriva dans un village d'ours. Il garda leur troupeau pour racheter sa femme. On partit transhumer en convoi. Un lemming (3) bondit hors de son trou et se mit à courir à côté du convoi en faisant des bonds. Les ours blancs s'effrayèrent :
- Malheur ! Notre ours est arrivé. Horreur ! Celui qui nous inspire la terreur. Où sont les lances Donnez-les-nous au plus vite.
- Oh ! dit le fiancé. Quelle sottise ! Pourquoi faut-il des lances pour une telle saleté ?
- Ne te vante pas. C'est interdit. Il nous dévorera à cause de tes paroles.
- Qu'il soit maudit ! Ce qui vous effraye n'est rien pour moi.
En courant il l'attrapa avec une moufle, le frappa au front et le tua.
- Oh ! dirent les ours. En voici un gendre. Plus besoin d'attendre. Prends une épouse et rentre chez toi. Quel gendre !
Celui qui avait tué un lemming rentra chez lui en emmenant des troupeaux de phoques que lui avaient donnés les ours. Il y avait un troupeau avec le nez blanc, un autre avec les brosses blanches, un troisième avec des bas blancs, un quatrième d'un noir magnifique, un cinquième blanc, un sixième bai-moucheté, tous de grands troupeaux tout entiers. Il arriva chez lui, oignit sa femme avec du sang, abattit un renne pour chaque personne présente (comme nourriture) et vécut richement.

Notes.
1. Tykytlaq : une des espèces de petites mouettes marines (Sterna hirundo d'après Kjellmann).
2. Légère tente de toile. Ou encore tente intérieure de la jara tchouktche.
3. Grande souris à la poitrine blanche et au ventre gris clair qu'on rencontre par endroits dans la toundra. En tchouktche iv-pipykylgyn.

115. Rev-lymnyl. Récit de la baleine (Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda).

Il y avait une fille. A cet endroit vivaient ensemble beaucoup de jeunes. Elle vivait avec ses amies. Elle dit à une amie :
- Allons attraper des maris !
Elles s'en furent en attraper. Les autres attrapèrent des fiancés célibataires. Elle attrapa une vieille tête de baleine, un crâne vide. La tête trembla, s'agita, s'en fut vers la mer. La jeune fille voulut se dégager, se débattit et ne put. Elle était plaquée contre sa tête. Ses amies coururent à sa suite, la saisirent par derrière, ne purent la retenir, ne purent la détacher, car elle était plaquée contre la tête. L'eau devint profonde. La tête plongea et l'entraîna dans l'eau. Elle l'emporta au large, puis vers l'autre côté de la mer. Là elles arrivèrent vers des rochers qui se fermaient et passèrent entre ces rochers. Elles arrivèrent à un village et se couchèrent. La tête se changea en baleine couverte d'abcès. L'épouse ouvrait constamment ces abcès avec les doigts, en extrayait les vers, s'usant les doigts jusqu'à l'os.
A la maison il y avait un beau-frère. Il confectionna une barque, fit de nombreux essais. A nouveau il délaça les lanières et reprit l'ouvrage. Ensuite il s'en fut sur sa barque. Les oiseaux volaient au-dessus. Il fit la course avec eux. Ils le laissèrent en arrière. Il rentra à la maison et recommença l'ouvrage. Il repartit, fit la course avec les oiseaux et ne prit pas de retard sur eux. Il fit la course avec un petit oiseau blanc, le gataïalgyn (?) au vol très rapide, et vogua également avec lui. Il partit chercher les traces de sa sœur. Il suivit la route maritime et atteignit les rochers. Il arriva au pays de son beau-frère. Ils étaient huit sur la barque. Deux s'en furent. Le beau-frère laissa les autres dans la barque. En chemin les deux hommes tuèrent chacun un volatile marin et une hermine. Ils arrivèrent là-bas, se cachèrent dans la demeure, car leur sœur en les voyant dit :
- Cachez-vous, sinon ils vous tueront.
Le mari dit :
- Comme c'est étonnant ! Quelle est cette odeur ? Quelqu'un est arrivé.
- Qui donc viendrait ? Tu m'as emporté loin.
- Cela sent, cela sent. Où sont-ils ? Qu'ils sortent.
La sœur les fit sortir. Ils sortirent.
- Comme c'est étrange ! Vous êtes venus ?
- Oui.
Il dit à sa femme :
- Sors la meilleure viande et mangeons.
Elle sortit la viande la meilleure, la plus variée. Ils mangèrent. Quand ils eurent fini, il lui dit :
- Sors. Nous et les visiteurs nous allons nous distraire.
Elle sortit. Ils sortirent aussi et mordillèrent les peaux séchées des volatiles marins qu'ils avaient tués récemment. Ils entrèrent de nouveau. Par la porte de l'eau s'écoula, une mer entière. Ils revêtirent les peaux d'oiseaux, entrèrent dans l'eau comme des volatiles. Il ne put les tuer. L'eau disparut. On alluma la lampe. Ils étaient assis comme avant. Les hommes ôtèrent leur habit d'oiseau. Le beau-frère dit :
- Comme c'est étrange. Vous êtes ici malgré tout. Je n'ai pas pu vous tuer.
Il dit à sa femme :
- Emporte la lampe.
Elle emporta la lampe. Ils mordillèrent les peaux d'hermine. La femme apporta une quenouille (1) et ressortit. Dès qu'elle fut sortie, ils enfilèrent les peaux, se cachèrent dans les fissures comme des hermines. Il fit rouler la quenouille. Elle roula de tous côtés dans le yorongue, écrasa /tout/, mais ne put /les tuer/. Il dit :
- Apporte la lampe.
Elle l'apporta. La lumière se fit. Ils avaient enlevé leur peau d'hermine et s'étaient assis au même endroit.
- Comme c'est étrange ! Vous êtes ici malgré tout.
L'homme dit :
- Sortons, allons voir la barque.
Il dit :
- Oh ! Je n'ai pas pu vous tuer.
Le frère dit à sa sœur :
- Cette nuit, berce ton mari, endors-le.
Elle l'endormit, lui prodigua ses caresses cette nuit-là. Avant l'aurore, l'énorme baleine eut sommeil et s'assoupit. Elle dormait profondément. Ils arrivèrent. Il dit à sa sœur :
- Emporte tous les vêtements.
Ils arrivèrent à la barque, s'assirent rapidement, abandonnèrent le mari endormi. Ils disparurent. Le mari se réveilla, chercha sa femme, vit une trace et leur donna la chasse. Il les rejoignit en mer. Il nageait, effleurant à peine l'eau. Ils jetèrent une botte de la femme dans l'eau. L'autre s'arrêta pour l'examiner. Puis il reprit la poursuite. Ils jetèrent l'autre botte dans l'eau. Il s'attarda un peu. Petit à petit ils jetèrent toutes les pièces de ses vêtements de dessus. L'autre mit beaucoup de temps à les examiner. Ils approchèrent de leur contrée. La femme était toute nue, car son frère avait jeté aussi ses vêtements de dessous. Il examinait les vêtements de dessous, les flairait longuement, car ils avaient l'odeur de sa peau (2). Il les poursuivit jusqu'à la côte. Les hommes se dressèrent sur terre et placèrent des lances. Ils transpercèrent leur beau-frère et le tuèrent. A la maison la jeune fille donna naissance à un baleineau. Elle dit à sa mère :
- Mets-le dans un récipient d'eau.
Elle l'y mit, et il se mit à nager. Elle ramassa toutes sortes de vers, portant l'enfant et le nourrissant. Il grandit et se trouva à l'étroit dans le récipient. On l'emporta dans un lac. Il voulut téter et sortit la tête du lac. Sa mère lui donna le sein. A nouveau il ne resta plus de nourriture -des vers- dans le lac. Il dit à sa mère :
- Porte-moi dans la mer.
- Oh ! Tu t'enfuiras.
- Non.
Il grandit. Il partit et ramena des baleines. Elles tuèrent les humains. Il n'était pas encore adulte. Les gens dirent :
- On ne le reconnaît pas. Tuons-le. Il faut lui coudre une marque sur le dos.
On lui cousit un pendentif. Puis il ne resta plus de baleines. Il resta seul. Un homme d'un autre lieu le déroba et le tua. Les oncles dirent :
- Mais où s'est-il donc fourré ?
D'autres parcoururent la toundra dans tous les sens. Ils le dirent aux oncles. Ils apprirent la nouvelle et se battirent avec le meurtrier. Ils arrivèrent et tous s'entretuèrent.

Notes.
1. Kuulkuul.
2. Gylgy-tkerkyn.

116. Melotashyn armasyshyn. Le lièvre-preux (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Nijne-Kolymsk).

Un homme vivait avec sa femme sans enfants avec deux sœurs, ses nièces. L'oncle s'occupait mal de ses nièces. Ils marchaient sur une falaise. Un morse dormait. Il dit :
- Qu'est-ce ? Serait-il mort ? Qu'est-ce ?
Ils approchèrent et regardèrent. Il respirait en dormant. Il n'était pas mort. Ils arrivèrent tout contre lui. Le sable et les petits galets crissaient sous leurs pieds. Il dormait profondément, il ne respirait pas. Les jeunes filles avaient un couteau. L'aînée des sœurs dit :
- Découpons une ouverture dans le flanc.
Elles découpèrent une ouverture. Il ne se réveilla pas. Elle dit à sa compagne :
- Entrons dans son ventre.
Elles entrèrent toutes deux dans le ventre comme dans une maison. Elle refermèrent bien. La peau était comme avant. Le morse se réveilla et se mit à l'eau. La sœur cadette s'était rapidement endormie. L'autre ne dormait pas. Elle chantait sans cesse. Elle chantait très mal : " Ionaj, ionaj, ionaï ! " Le morse allait droit au delà de la mer, tantôt à la surface de l'eau, tantôt dans l'eau. Droit au delà de la mer. Elle (la jeune fille) dormait encore et encore. Déjà outre mer, le sable (du rivage) crissa sous le morse. La jeune fille qui chantait descendit sur la rive et dit :
- Serions-nous arrivés de l'autre côté de la mer, ou bien quoi ?
Elle grimpa sur le flanc du rivage, examina cette contrée : c'était une île. Il y avait un lac. Il y avait un ravin près du lac. Dans le ravin elle cueillit des feuilles de vetsout (1) (elle avait une combinaison d'été, elle y mit l'oseille). Elle emplit complètement la combinaison. Elle descendit dans le ventre /du morse/, et elle prit la combinaison en réserve, tant le ventre du morse était gros. Elles s'y retrouvèrent. Le morse reprit sa route, droit à travers la mer. La fille continuait de chanter sans dormir : " Ionaj, ionaj, ionaï ! " Elle chantait très mal. De nouveau, là-bas, de l'autre côté de la mer, de petits galets crissèrent. A nouveau elle descendit sur le rivage et regarda. C'était une vaste contrée. Sa compagne continuait de dormir dans le morse. Elle s'approcha d'elle :
- Ma sœur, réveille-toi. Sors.
Sa compagne se réveilla. Toutes deux sortirent et refermèrent le ventre /du morse/. Elles le refermèrent bien. Il était comme avant. Le morse revint, abandonnant les gens. Elle (la sœur aînée) cria au milieu de la toundra, comme si elle appelait des rennes :
- Eïa, eïa !
Un renne sauvage arriva. Elle le frappa sur le nez, le chassa. L'ours arriva. Elle le frappa sur le nez. Il partit. Le renard arriva, elle le frappa sur le nez et le chassa. Toutes les créatures vivantes arrivèrent. Elle les frappait. Le loup vint le dernier. Elle le prit : " Faut-il que je le tue ? " Elle lui ouvrit le ventre. Il était gros. /Elle prit/ une grande courroie. Elle dit à l'endormie :
- Entre dans son ventre.
Elle entra dans le ventre. A nouveau on referma bien. Elle attacha le loup par le cou avec une courroie, une longue courroie. Au bord de la mer se dressait un grand arbre. Elle l'y attacha. L'aînée laissa le loup et partit droit en travers de la toundra. Elle urina, puis elle regarda derrière elle : un jeune homme était à côté.
- As-tu vu ma … ?
- De derrière j'ai tout vu.
- Comment est ta demeure ? As-tu une demeure ? Où se trouve-t-elle ?  Allons-y. Puisque tu as vu toute ma …, prends-moi pour femme.
- D'accord.
Ils se dirigèrent à nouveau droit en travers de la toundra. Ils rencontrèrent beaucoup de demeures. Ils arrivèrent vers ces demeures. On ne voyait pas le bout du village. Il y avait beaucoup de jaran'e au loin. Ils entrèrent dans le demeure du jeune homme :
- As-tu un tambour ? Si tu en as un, donne-le-moi.
Il le lui donna et elle se mit à battre du tambour. Elle frappa, frappa, chanta, chanta. Pendant le chant elle parlait. Le maître de maisonn'entendait pas bien. Il dit :
- Comment ?
La jeune fille parla de nouveau, mais on n'entendait pas bien car le tambour couvrait les paroles. Pourtant elle parlait. Un peu plus tard, il entendit bien :
- Que tous les gens qui sont ici se rassemblent.
Tous se rassemblèrent.
- Que ceux qui ont un arc viennent ici. Que ceux qui ont une lance, un fusil, viennent ici.
Elle continuait de chamaniser. Tous chamanisaient. Quand cinq journées eurent passé, tous les gens s'étaient rassemblés, tant était nombreux ce peuple. La jeune fille ne dormait pas depuis cinq jours.
- Oh ! Les gens sont venus.
Elle s'arrêta et dit :
- Allons dehors (là où l'on avait laissé le loup).
Elle sortit, regarda : l'endroit était noir de monde. /Les gens étaient/ aussi nombreux que des moustiques. Les gens affluaient. On entendait un hurlement. Devant on voyait le loup qui se débattait au bout de la courroie. La courroie était attachée, une grosse courroie. (Pourtant elle avait récemment tué le loup et l'avait laissé comme mort). En voyant les gens, il voulut se jeter sur eux. Il se débattit. Les gens approchèrent.
- Eh bien ! Tirez, tuez-le.
Ils tirèrent à coups de fusil. Il était dur comme de la pierre. Ils ne pouvaient le tuer. Il était trop dur. Ils tirèrent à l'arc. Il était /trop/dur. Ils ne pouvaient le tuer. Il continuait de se débattre. Ceux qui avaient des fusils restèrent sans poudre. Ceux qui avaient des arcs restèrent sans flèches. Il continuait de se débattre. Il était dur comme de la pierre. Tout le monde avait épuisé ses armes. On s'arrêta. On resta immobile. Plus de poudre, plus de flèches. Avec quoi tirer ? Ils ne pourraient pas … Il continuait de se débattre. Soudain arriva un lièvre. Il avait un petit arc en fanon de baleine et une flèche de bois. Les gens s'esclaffèrent.
- Ha, ha, ha ! Qu'est-ce que cet arc ? Qu'es-tu venu faire ici ? De quel bois est ta flèche ? Ton arc est en fanon de baleine. Notre poudre n'a pu /le tuer/. Ton arme le pourra-t-elle ? Ha, ha, ha ! Pourquoi es-tu venu, bon à rien ?
Soudain il tendit son arc avec sa flèche unique. La flèche transperça le loup comme de la neige molle et ressortit de l'autre côté. Le loup tomba aussitôt. Il l'avait tué. Les gens approchèrent tous. Une jeune fille dit :
- Eh bien ! Dépecez-le.
Ils ne le purent. Il était comme une pierre. Ils avaient d'excellents couteaux, de grands couteaux, de petits couteaux. Tous s'émoussèrent et se brisèrent. Ils ne purent /rien faire/. Ils s'interrompirent tous. Ils étaient impuissants. Ils brisaient tous les couteaux qu'ils utlisaient.  Ils arrêtèrent tous. De nouveau le lièvre sortit son couteau de hanche, un couteau de bois.
- Ha, ha, ha ! A quoi peut-il servir, ton couteau de bois ? Tu vas le briser. Tous nos grands couteaux de fer n'existent plus (2).
Il le découpa avec son couteau de bois comme de la neige molle. Il le découpa, y pratiqua une ouverture. La jeune fille sortit du ventre et s'assit. Oh ! Une belle jeune fille. Belle comme le feu. Une beauté. Les hommes les plus forts voulurent la prendre. Tous étaient venus avec des attelages de rennes. Tous dirent :
- Installe-toi sur mon attelage.
Elle s'assit et brisa le traîneau.
- Assieds-toi là, dit un autre.
Elle les brisa tous. Elle brisa autant de traîneaux qu'il y en avait. Tous les gens se retrouvèrent à pied. Elle les avait tous brisés, réduits en miettes. De nouveau le lièvre sortit de l'herbe. Il fit rapidement un semblant de traîneau avec des tiges de saule. Elle y prit place et ils partirent tous les deux. Il l'emmena dans son pays et la prit pour femme. Il galopa vers son pays.

Notes.
1. Plante comestible. Selon les indications de Kjellmann, c'est la Oxyria digyna.
2. Uïne neliet.

117. Nav-omqy-lymnyl. Récit de l'ourse blanche (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Nijne-Kolymsk).

Un adolescent (1) vivait seul avec une vieille femme. Il était célibataire. Il marchait constamment sur le bord de mer, abattait beaucoup de phoques. Il abattait constamment des phoques. Il rentrait tous les soirs. Finalement, dans ses pérégrinations nocturnes, il aperçut un feu, la lueur d'une lampe qui sortait de la neige. Il se dirigea vers elle. Il arriva, jeta un coup d'œil à l'intérieur et vit une jeune fille toute blanche. C'était l'ourse blanche de la mer. Elle dit :
- D'où viens-tu ?
- Je suis d'ici.
Il passa la nuit à cet endroit, l'épousa, copula avec elle. Elle mit un fils au monde. Ils allèrent chez lui rendre visite à la vieille femme. Ils vécurent chez elle. Elle mit au monde une fille. Le mari et la femme chassaient et abattaient constamment des phoques. La petite fille ne mangeait que de la graisse, les autres de la viande seulement. La mère et la fille ne mangeaient que de la graisse. La vieille femme ne faisait que gronder :
- Puisqu'il a épousé une jeune fille-ourse, pourquoi donc mange-t-elle toute la graisse ?
Elle se plaignit finalement à son mari. L'autre dit :
- Je vais vous laisser.
Le mari repartit à la chasse aux phoques. Elle prit sa fille et partit en mer. Le soir le mari rentra et dit :
- Où est-elle ?
La vieille femme continuait de gronder. Elle dit :
- Tu as épousé une ourse. Elle mange toute la graisse. Aujourd'hui enfin elle est partie.
La femme-ourse marchait sur la glace vers le large. Elle y vit une fissure dans la mer avec de l'eau de fonte. Elle arriva à l'eau. Le mari et le fils avaient abandonné la vieille et ils la rattrapèrent. Elle fourra sa fille dans une oreille, son fils dans l'autre, son mari dans une jambe de son pantalon, plongea dans l'eau, sortit de l'autre côté, traversa vers l'autre berge. Là elle commença à se rouler dans la neige et se secoua.. La petite fille sortit d'une oreille, le garçon de l'autre. Elle retira son mari /de la jambe de son pantalon/. Ils reprirent leur route. La femme marchait devant, les enfants ensemble derrière. Le mari venait un peu plus loin, de gauche à droite (en zigzag). Le mari aperçut un trou de phoque, attendit /que le phoque sorte respirer/. La femme marchait à l'écart avec ses enfants. Il tua le phoque, le retira de l'eau et le dépeça. Ils se réunirent. Il mangea la viande avec son fils, sa femme et se fille ne mangeaient que la viande. La femme dit au mari :
- Mon frère est par là. J'ai vu sa trace, une trace énorme.
- N'est-ce celle-là ? demanda le mari.
Elle alla voir la trace et répondit :
- Non. Celle-ci est petite.
Il en vit d'autres et dit :
- C'est peut-être celles-ci ?
Elle s'approcha de nouveau :
- C'est la trace de Qosatko (2), dit-elle.
Ils marchèrent encore un peu et trouvèrent une énorme trace. Il l'appela :
- N'est-ce celle-ci ?
Elle s'approcha :
- Si, c'est celle-ci.
Ils suivirent la trace, arrivèrent à la demeure. Avant d'entrer elle cacha son mari dans une jambe de son pantalon, les enfants dans l'autre. Ils se couchèrent. Le beau-frère huma l'air de différents côtés et dit :
- Hum ! Quelle est cette odeur ?
- Quelle odeur ? Il n'y a pas d'odeur.
- Mais si. Cela sent quelque chose. Allons, sors-moi cela, ce qui sent.
- Mais si je le sors, tu le tueras.
- Non, c'est vrai, je ne le tuerai pas.
Elle sortit ses enfants et son mari. Le beau-frère partit à la chasse avec lui. Ils abattirent des phoques. Soudain l'ours se jeta sur l'homme. Celui-ci prit un bâton.
- Ne vas-tu pas fuir ? demanda-t-il.
- Non, je ne fuirai pas. Pourquoi fuirais-je ?
Ils emportèrent le phoque à la maison. Avec son fils il ne mangea que la chair, les autres mangèrent la graisse. Le lendemain, le beau-père, un vieil ours, dit :
- J'ai un autre gendre, Qosatko. Qu'on l'appelle ! Que les gens jouent au ballon.
Le lendemain arriva Qosatko :
- Oh, oh, oh ! Je vais battre mon beau-frère l'intrus au ballon.
Le beau-frère ours dit :
- Pour ballon nous prendrons une tête d'ours dont les dents saillent. Si tu l'évites, tu ne seras pas tué. Si tu ne réussis pas à l'esquiver, tu seras tué, à coup sûr. Quand la tête arrivera sur toi, frappe-la du pied juste entre les dents afin de la lui renvoyer.
Effectivement Qosatko frappa du pied. Pendant le trajet dans les airs, le ballon se mit à hurler. Avant qu'il n'arrive à lui, il le frappa du pied, et il s'envola au delà du maître de maison et du beau-fils. Ils revinrent et accrochèrent la tête. Tous se couchèrent dans des yorongues à part. De nouveau on se leva. Le beau-père dit à son gendre :
- J'ai un autre gendre au pied rapide. Qu'ils se mesurent demain matin à la course.
Le lendemain, l'autre apparut en effet. Il cria :
- Je vais dépasser mon beau-frère l'intrus à la course. Dès que je le rejoindrai, je l'empoignerai et le dévorerai.
Ils s'élancèrent, atteignirent la lisière et revinrent. Tous deux revinrent, le beau-frère et l'ours rapide. Qosatko courait sur leurs traces et se dirigeait vers eux (3). Ils accélérèrent et le doublèrent. Ils arrivèrent à la maison. L'homme avait dépassé tout le monde. Ils étaient affligés. Le lendemain matin le beau-père dit :
- Vous vous laisserez glisser en traîneau du haut de la falaise jusqu'à l'eau.
La falaise se dressait au milieu des flots. Au matin de nouveau Qosatko cria :
- Je dépasserai mon beau-frère l'intrus en descendant de la falaise.
Le beau-frère ours dit à l'homme :
- A ce moment-là, dans l'eau, il te tuera. Mais écoute : tu t'enfonceras dans l'eau, saisiras au plus vite une pierre au fond et tu la jetteras en l'air vers la falaise.
- D'accord.
- Dans l'eau il y a un glaçon vide à l'intérieur. Un gros glaçon. Respire à travers le cœur du glaçon. Quand tu auras respiré, alors saisis une pierre.
- Qosatko se laissa descendre le premier, il prit lui aussi une pierre, bondit hors de l'eau et la jeta en l'air. La pierre vola jusqu'en haut, puis elle roula vers le bas.
- A ton tour.
Le beau-frère se laissa glisser. Il humecta son petit doigt avec de la salive, laissa sur la pente une trace profonde comme celle que fait le frein d'un traîneau (4). Il plongea dans l'eau, parvint jusqu'à l'ouverture dans le glaçon qu'on lui avait indiquée la veille et respira. Il prit son temps. Qosatko criait déjà :
- Où est passé mon beau-frère l'intrus ? Que lui est-il arrivé ? Il s'est certainement noyé. Il est mort. Ho, ho, ho !
Ils étaient prêts à s'en aller. Seul le beau-frère ours les retint. Il leur dit :
- Attendons un peu.
Un peu plus tard, il saisit une pierre au fond de l'eau, la jeta sur la falaise. Elle tomba plus loin que tous ceux qui s'y tenaient. Ils revinrent à la maison tête basse.
- Bien. Cessons de le mettre à l'épreuve.
Ils rentrèrent chez eux, se couchèrent. Ils allaient constamment à la chasse, tuaient des phoques. Les deux beaux-frères, l'homme et l'ours, les ramenaient à la maison. Un jour où ils chassaient, le beau-frère ours empoigna de nouveau l'homme. Celui-ci fit face pensant lui opposer le manche de sa lance, mais il lui opposa la lame et le tua. Il le jeta à l'eau et rentra à la maison. Il n'en parla qu'à sa femme :
- J'ai tué le beau-frère. En se précipitant sur moi, il s'est fiché sur ma lance.
- Qu'y faire, dit la femme. Soit !
Tous partirent à sa recherche, mais on ne put le trouver. Le beau-frère repartit en secret dans son pays avec son fils, de l'autre côté de la mer. Ils le poursuivirent, voulant le tuer en chemin. Alors qu'il fuyait, il rencontra un corbeau, qui lui dit :
- Ka, ka ! Que t'arrive-t-il ?
- Oh ! j'ai tué mon beau-frère, et je fuis.
- Va. Ils trouveront ta trace. Va vite.
Il s'envola plus loin et vit les poursuivants.
- Pourquoi courez-vous ainsi ?
- Nous poursuivons notre beau-frère.
- E-e-e ! Il est déjà arrivé dans son pays, chez les siens. Ils l'ont accueilli. Ils sont nombreux et ils ont des chiens. Ils marchent sur vous. Ils vous recherchent. Ils recherchent des traces d'ours. Dispersez-vous vite, sinon ils vous tueront tous.
Ils rebroussèrent chemin.
- Oui, se dirent-ils. C'est vrai. Ils nous tueront.
Ils rentrèrent chez eux. L'homme revint chez lui.

Notes.
1. Aasek.
2. Monstre sous la forme d'un ours blanc au corps d'os avec six pattes.
3. Qosatko court encore vers le virage, mais les deux autres reviennent déjà à sa rencontre après avoir pris le virage.
4. La barre de frein.

118. Amamqot-lymnyl. Récit sur Ememqut (Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda).

Ememqut avait une parenté nombreuse, mais lointaine. Il n'avait pas de frères. Sa demeure se dressait à l'écart. Il avait deux épouses : une perdrix et un spermophile. C'étaient de braves femmes. Un parent le tua et prit ses femmes. Il lui avait dit :
- Demain nous sortirons en mer.
Là il harponna un morse. Alors on le saisit et on le jeta en mer en guise de baudruche. En pleine mer. Le morse l'entraîna. Tous les gens rentrèrent chez eux et chacun se précipita chez les femmes : qui s'en emparerait le premier. Ils couraient devant en luttant de vitesse. Ils arrivèrent : il était assis dans le yorongue à chamaniser.
- Eh quoi ! tu es venu ?
- Oui.
On fit cuire le repas.
- N'attendrez-vous pas ? Entrez dans le joron'e. Demain nous irons dans la toundra.
Ils aperçurent un ours, lui donnèrent la chasse, jetèrent le lasso, l'attrapèrent. Ils attachèrent Ememqut /à l'ours/ et rentrèrent chez eux. A nouveau ils se précipitèrent pour s'emparer des femmes. Ils arrivèrent chez lui, mais il les avait devancés et battait du tambour. A nouveau ils le forcèrent à sortir en mer. Cette fois ils l'attachèrent à un ours blanc. Puis ils repartirent à la maison à toute allure, mais il était déjà là et chamanisait. Ils creusèrent une fosse et y mirent toutes sortes de vers qu'ils approvisionnaient sans cesse en viande. Ils devinrent énormes. Ils y jetèrent de la graisse de morse : ils mangeaient tout. Ils jetèrent des morceaux de la taille d'un homme. Ils les dévoraient sur-le-champ. Il dit à sa femme :
- A présent ils me tueront, car ils ont fait une chose affreuse. S'ils me tuent, vous recouvrerez votre corps d'antan. Qu'ils vous prennent alors. Sortez par l'orifice de fumée ou sous le pan de la jaran'e. Mais seulement allez dans la toundra comme autrefois.
De nouveau des parents l'appelèrent. Ils firent cuire quantité de viande.
- Bon, dirent-ils. Nous mangerons dehors. Il fait bon dehors à présent.
Ils mangèrent tout près de la fosse. Ils mangèrent, ouvrirent la fosse et l'y jetèrent. Les vers le dévorèrent sans tarder. Tous coururent chez lui, entrèrent : une des femmes sortit en se glissant sous le pan de la yarangue: " Tchik !" L'autre s'envola : " Raïa ! "
- Oh ! dirent-ils, nous pensions que c'étaient de vraies femmes. Nous avons tué notre parent pour rien.
L'autre déboucha dans l'autre monde. Il vit une contrée sans le moindre habitant. Il n'y avait que des tyqi-n'eut en grand nombre. Il choisit une de leurs femmes et l'épousa. Il chassait constamment le renne sauvage et en tuait beaucoup. Sa femme lui faisait des vêtements. Elle les lui faisait de la taille d'un dé à coudre, de la grandeur d'un scarabée. Elle disait avec fierté :
- Je lui ai fait une paire de vêtements.
Les vieilles épouses s'en étaient allées à travers la toundra. Elles arrivèrent dans l'autre monde. Elles virent une demeure où travaillait son épouse-scarabée. Elles lui demandèrent :
- Qui es-tu ? Qui est ton mari ?
- Je suis la femme d'Ememqut. Mais vous, qui êtes-vous ? leur demanda la femme-scarabée.
- Je suis Revymrevneut (1).
- Je suis Ïileneut (2).
On prépara le repas. Pendant la cuisson l'une cousit le vêtement de dessus, l'autre celui de dessous. Rapidement. " Ememqut viendra et demandera : Qui a fait cela ? Dis-lui : Qui l'a fait ? C'est moi. Nous nous éloignerons. Ne lui parle pas de nous ".
Elles s'éloignèrent. Le mari revint. Sa femme préparait le repas. Il vit le nouveau vêtement et demanda :
- Qui a fait cela ?
Il examina toutes les coutures.
- Qui l'a fait ? C'est moi.
- Ce ne sont pas tes coutures. Ce sont les points réguliers de ma perdrix.
- Aurais-tu plusieurs femmes ? De quelles femmes parles-tu ?
- Non, je mе parlais à moi-même.
Ils dormirent. Le lendemain matin Ememqut partit dans la toundra à la recherche de ses femmes. Il les trouva et les amena à la maison. Le lendemain il fit dehors un grand feu et y jeta sa femme-scarabée. Elle s'allongea sur le dos, se débattit et dit :
- Plus tard les gens connaîtront la maladie.
Elle avait créé le mauvais sort pour se venger. Puis elle mourut. Ils plantèrent une autre jaran'e et la vie continua.

Notes.
1. La femme-perdrix.
2. La femme-spermophile.

119. Un rite (Recueilli auprès du Tchouktche N'yron au lieu-dit Aqonaïke).

Il y avait autrefois une grande mouette, Iaïaq, qui avait pour femme un renard. Iaïaq pêchait constamment. Il était sans cesse à la recherche de poisson. Il en cherchait, mais n'en tuait pas. Il était malchanceux à la pêche. Il se mit à pêcher en mer. Pendant sa pêche en mer, il attrapa un enfant-kele comme on attrape un poisson. Il le porta au corbeau pour qu'il accomplisse le rite (1). Il sortit, se préparant à accomplir le rite. Il chamanisa sur l'enfant-kele, chanta. Il n'y avait pas de bouilli (2). Le corbeau chamanisa, entonna :
" Qeve, qeve ! Il est tombé sur le derrière, il s'est poussé sur le derrière, il s'est poussé du bout, il s'est levé, levé, levé ".
Ensuite il  dit :
- Nous le tuerons, tuerons, tuerons. Oignez l'enfant de sang. Oignez l'enfant de sang. Ehïj, eheï, eheï !
Il cessa de crier, et entonna de nouveau sa chanson. Le renard, debout, dit :
- Qaïaqan ! Qaïaqan ! Qaïaqan ! (3) !
On cessa. Iaïaq et sa femme firent sortir le corbeau. Il ouvrit ses ailes. On le conduisit au bord de la mer. Quand il faisait un sacrifice, Iaïaq avait toujours recours au corbeau comme chamane. Il dit :
- Relâchez-moi sur le rivage. Il faut chercher les poux.
On le posa et il s'envola. Iaïaq le poursuivit, mais ne le rattrapa pas, et il revint. Il arriva vers sa femme et se disputa avec elle : pourquoi l'avait-on relâché ? On ne pouvait le rattraper. Ils se querellaient constamment. Sur ces entrefaites le vent arriva. Ils se perdirent et ne purent retrouver leur demeure. Cependant le corbeau était rentré chez lui. Il dit :
- J'ai chamanisé. C'est pourquoi la maladie est survenue. Je ne pourrai vivre. Je mourrai bientôt. Je meurs ! Fais un sac pour de la moelle et un sac pour de la viande.
Le lendemain il mourut. Il fit semblant d'être mort. Sa femme et ses enfants l'emportèrent dans la toundra. Les enfants aidèrent à tirer /le traîneau/. La femme tendait ses forces. Dans une montée la femme tendit ses forces et elle … Le mari sous la peau qui recouvrait son visage eut un petit rire. L'enfant dit :
- Oh ! Papa (4) rit.
- Pourquoi rirait-il ? Il est mort depuis longtemps.
On construisit là-bas une hutte en bois et on lui porta de la nourriture. Quand on eut construit la hutte, on l'y porta et l'on rentra à la maison. Le corbeau dit :
- Elle est partie, elle est partie. J'ai de la viande. Je vais la faire cuire. J'en ferai une soupe avec des racines (5). Il fit une soupe avec des racines. Un autre renard arriva. Par la porte il vit le corbeau qui faisait de la soupe :
- Mais on disait que tu étais mort ?
Il courut dans le yorongue:
- Qu'es-tu venu faire ici ?
Le renard s'en fut chez sa femme, chez sa veuve :
- Femme, qu'as-tu ? Pourquoi pleures-tu ?
- Malheur, malheur ! Mon mari s'en est allé depuis longtemps.
- Pourquoi partirait-il ? Récemment encore il faisait de la soupe avec des racines.
La veuve dit à ses enfants :
- Allez me chercher une perdrix.
Ils virent une perdrix dans la toundra, mais ne purent l'abattre. Ils virent une grande volée de perdrix. Ensuite ils confectionnèrent une bola (6) pour en capturer. Ils en attrapèrent une. Le fils la ramena encore vivante. Il arriva à la maison et se mit à la plumer vivante. La mère dit :
- Portez-la vivante à mon mari, votre défunt père, pour faire de la soupe de racines.
Ce qu'ils firent. Le corbeau était là, le nez en l'air. L'aurore arriva. Le corbeau dit :
- Je vais faire cuire un derrière de renne.
Avant d'entrer, il enleva ses culottes et s'affaira accroupi près du feu. Les enfants se cachèrent sans bruit derrière la hutte. Il s'affairait, l'ami-corbeau (7), à cuire son repas. Ils jetèrent la perdrix plumée à l'intérieur. Elle voleta dans le joron'e.
- Go-o ! Pee, pee ! Kabev, kabev! (8)
Le corbeau prétendument défunt courut à toute allure chez sa femme. Il entra chez elle :
- Oh ! J'ai vu une chose affreuse, toute nue !
- Tu n'es donc pas mort ? Tu m'as trompée.
- Oh ! Des morts m'ont dit : " Va chez toi, tu n'as plus de nourriture ". Ils sont malins, les gens du peuple des morts.
Le lendemain il dit :
- Bon, je m'en vais. Je vais chercher de la nourriture.
Il sortit :
- Eïa, eïa, eïa ! (9)
Un grand ours blanc se présenta. Il le frappa sur le nez :
- Qu'es-tu venu faire ? Eïa, eïa , eïa !
Un ours brun se présenta. Il le frappa sur le nez :
- D'où sort-il, celui-là ? Eïa, eïa , eïa !
Un énorme loup se présenta. Il le frappa lui aussi sur le nez.
- Qu'ont-ils à traîner par là, ceux-là ? Eïa, eïa , eïa !
Des lièvres se présentèrent. Il les prit et les attela. En guise de traîneau il avait une barque. Il y attela les lièvres. Ils partirent du côté d'où souffle toujours le vent, vers l'aube. Son attelage avait deux lièvres. Il arriva chez l'Aube. L'Aube ratissait avec une pelle.
- Quand vous aurez ratissé tous les humains, vous cesserez. Pourquoi faites-vous toujours du vent ?
Ils cessèrent. Le soir arriva. L'Aube se mit à chamaniser. Les courroies de sa jaran'e étaient faites d'intestins de rennes. Quand ils eurent fini, ils se couchèrent. Dans la nuit, les lièvres rongèrent les courroies.
- Voilà ! Pourquoi êtes-vous venus ? Les courroies de la yarangue ont été rongées.
- Et toi, dit-il, tu as laissé tous ceux qui chassent dans la toundra sans nourriture et tu les as laissé mourir de faim avec ta pelle.
Ils arrivèrent dans la maison :
- Donne-nous un traîneau de viande, au moins. Nous avons faim.
On leur en donna un sac. Après (les pourparlers), il partit. La barque était lourde. Il cria :
- Que c'est étrange ! Les lièvres ne peuvent la remorquer.
Pour se moquer tous les maîtres jetèrent la viande dans la barque. Ils apportèrent toute la réserve de viande et l'y jetèrent. Car il se moquait (de ce que) les lièvres rongeurs de courroies ne pouvaient (remorquer).
- Pourquoi a-t-on apporté cela ?
Que n'y avait-on jeté ! Les hommes avaient enlevé leur combinaison de dessus et avait tout jeté. Ils avaient tout jeté et se tenaient là à rire. Soudain le corbeau poussa un grand cri et tous s'enfuirent. Aussitôt il disparut. Quelle course rapide ! Tous ceux qui avaient donné quelque chose coururent à sa suite en criant :
- Eh ! Laisse ma combinaison. Jette-moi ma combinaison de dessus.
Mais le corbeau s'en alla chez lui. En arrivant, il dit :
- Gi, gi, gi ! Je crois que j'ai trouvé une nourriture assez bonne.
Sa femme et ses enfants éclatèrent de rire. C'était vrai, il avait apporté beaucoup de nourriture. Le corbeau dit :
- Gyk ! Bon, eh bien, je vais aller dans une autre contrée.
Il arriva avec sa femme dans une autre contrée outre mer. Au-delà d'une autre mer encore (10) vivait un vrai homme-chamane. Il apprit que devait d'arriver un corbeau-chamane d'outre mer.
- Eh bien ! Je vais le rencontrer.
Le chamane d'outre rivière fera un concours en chamanisme. Ce chamane était assis sur l'eau et ne se noyait pas. Le vent l'emporta sur l'eau vers la terre intermédiaire. Il se changea en un tronc à la dérive qui fut rejeté sur la rive. Le corbeau se changea en homme. Il tenait une hache à la main. Il dit :
- Oh ! Que de bois ! Du bon bois ! Je vais rentrer chez moi, ajouta-t-il.
Le soir survint. Il dit à sa femme :
- Va donc chercher ce tronc.
Elle reconnut le chamane. Alors le chamane d'outre rivière se changea en cheveu qui vogua sur l'eau. Le corbeau dit en regardant l'eau :
- Qu'est-ce que c'est ?
Il le puisa avec un récipient. Il était dans la tasse. Il le jeta à terre. Puis il dit :
- Allez cueillir des feuilles d'oseille sauvage (11).
Ce chamane devint feuille. On l'apporta après l'avoir cueilli avec les autres feuilles.
- Eh bien ! Mangeons de l'oseille, dit le corbeau.
Après le repas il prit cette feuille :
- Oh ! Le voilà !
Il le jeta de côté. Le soir survint, on s'endormit. L'autre homme, le chamane d'outre rivière, entra dans le yorongue. Le corbeau dit :
- Eh bien ! Tu es venu ?
- Je n'ai pu te jouer un tour, dit l'autre. C'est vrai, tu es un chamane. Tu m'as reconnu en toute chose. Bon, je vais rentrer chez moi.
- Bon, dit l'autre.
Il se changea en phoque et s'en fut chez lui à la nage. Le corbeau fit au milieu de la mer un treillage de bois. Le chamane d'outre rivière, devenu phoque, ne put passer. Il se fit poisson. Le corbeau édifia en travers de la mer un rempart de bois invisible dans l'eau. Il ne put passer, il ne put le franchir. Il devint poisson aux grands yeux (12). Il ne put s'échapper. Il y eut beaucoup de boue. La mer fut bloquée par une masse de petits objets. L'eau se changea en détritus. Il se débattit dans les détritus près du rivage. Le chamane-poisson aux grands yeux ne put accoster. Il ne put aborder et dit :
- Comme il est mauvais, ce corbeau !
Il devint homme, mais malgré cela ne put entrer. " Je vais me changer en ours blanc ". Il se changea, s'éloigna, plongea. Malgré tout il ne put. Malheur, il put avancer : à sa rencontre venaient beaucoup d'éclats de bois. Il alla chez le corbeau, revint.
- Oh ! dit-il. Etant donné que tu chamanises, je ne peux pas rentrer chez moi.
- Tu es très fort ! dit le corbeau.
- Oh ! dit-il. Que donner comme rachat ? Je te donnerai un vol de volatiles différents. Ce sont mes esprits. Voilà ce que je te donnerai en échange, puisque je suis si mauvais.
- Pas besoin, dit-il. Ils ne sont pas bons.
- Je te donnerai les esprits de quatre ours blancs.
- Oh ! Pas la peine. Ils ne sont pas bons.
- Eh bien, près de ta terre j'ai vu le peuple des loups qui vit à part. Je te le donnerai.
- Inutile.
- Eh bien ! De chez moi je te donnerai des gens, de simples serviteurs, un avec sa femme et sa sœur.
- Quand viendront-ils ? demanda-t-il.
- Tout de suite, dit-il. Ils viendront en ma présence. Je serai encore ici.
- D'accord. Qu'ils viennent à présent pendant que nous préparons le repas.
On suspendit la marmite. L'autre dit :
- Eh bien ! Venez directement de là-bas.
Lorsque la viande fut cuite, les serviteurs vinrent d'outre la mer.
- C'est bon, dit-il, rentre chez toi.
Il partit outre la mer, et le corbeau rentra dans sa terre, emportant les trois serviteurs avec lui. En chemin, le corbeau tomba malade et il mourut. Sa femme était morte auparavant.Ses gens dirent :
- Nous ne pourrons arriver /chez lui/. Malheur ! Nous ne connaissons pas cette contrée.
Ils se mirent à vivre au bord de la mer, dans un endroit inconnu. Ils (ces trois personnes) dressèrent leur yarangue. Après quoi le frère dit à sa sœur :
- Allons dans la toundra.
La femme resta. Dans la toundra il virent des loups.
- Eh bien ! Donnons-leur la chasse.
- Pourquoi leur donner la chasse ?
- Ne serait-ce que pour les peaux.
Ils les pourchassèrent sur /la glace de/ la rivière. Ils rattrapèrent un jeune loup sur la glace glissante. Il le poussa du pied. Il lui cassa les os. Il tomba. Ils reprirent la poursuite et en rattrapèrent un autre. Il le frappa du pied à deux reprises sur la glace.
- Suffit ! dit le frère.
La sœur dépeça le dernier et on l'emporta à la maison. Ils dirent :
- Mettons les peaux à surir.
Elles surirent.
- Découpons-les, dirent-ils, nous en ferons des filets.
Ils les découpèrent et les mirent à sécher.
- Eh bien ! Faisons des filets, tressons-les.
Des filets à phoque, bien entendu. Ayant fini, ils placèrent les filets dans la mer. Le lendemain ils allèrent les inspecter et virent qu'ils avaient capturé trois phoques. Avec deux filets. Ils revinrent chez eux.
- Eh bien ! Allons-y. Cherchons un autre endroit.
Ils aperçurent un fortin de bois. D'en haut ils examinèrent le fortin, regardèrent en secret. Il y avait de nombreuses demeures habitées par des loups. Le frère dit :
- Le chamane d'outre rivière l'avait dit : il y avait un peuple de loups, un peuple d'esprits malins. C'est effrayant de rester dehors du fait de leur flair.
- En outre, dirent-elles, le froid nous envahit. Allons-y.
Ils sautèrent dans le fortin par dessus la palissade. Il y avait beaucoup de loups dans les demeures et dehors. Un jeune gars-loup saisit la sœur, l'emmena et la prit pour femme. Elle devint son épouse. D'autres loups se mirent à aboyer du fait de l'odeur. L'homme se cacha. Le plus fort des loups cria :
- Gav, gav ! Cet homme violent est revenu et s'est caché ici.
L'homme sortit et se plaça devant eux.
- C'est donc toi qui répandais cette odeur, là ? dirent-ils
- Oui.
- Ah, ah !
- Où est le maître principal ? demanda l'homme.
- Il est allé à la chasse aux rennes sauvages.
- Quand reviendra-t-il ?
Le soir se fit, la nuit survint. Le chef des loups arriva.
- Quel homme sent-il ainsi ? demanda-t-il.
- Un visiteur est arrivé.
- Qaqa, qaqa ! Où est-il donc ? Qu'il vienne ici.
Il vint.
- Ah ! C'est toi qui es venu. Qui es-tu ?
- Je suis de telle contrée, du bord de mer.
- C'est sûrement toi qui as tué mes jeunes frères l'an dernier ? Mais à présent nous sommes plus forts. Au moins nous pourrons nous battre.
- C'étaient vraiment tes frères ? dit-il.
- Oui, mes frères. C'est justement pour toi que j'ai exercé mes forces et pris de la vigueur (13).
- Non, je ne le savais pas (14). J'ignorais. J'ai peur. Il vaut mieux que je devienne ton compagnon par les femmes. Je remplacerai ton jeune frère. Et nous deviendrons compagnons par les femmes. Et je te donnerai ma sœur. Prends-la pour femme.
- Bon, d'accord, dit le loup, qui ajouta : Mets ma ceinture, mets mon vêtement. Ensuite va chez ma femme.
Il alla chez sa femme. Il arriva. La femme du loup dit :
- Tu remplaces mon mari et tu portes des habits faits par moi, mais malgré tout tu sens mauvais.
Ils s'endormirent, se réveillèrent. Il dit :
- Je vais rentrer chez moi et j'aménerai ma femme.
Le lendemain il s'en fut, vêtu de son habit de loup. En un jour il arriva chez sa femme. Elle lui dit :
- Que t'est-il arrivé ? Tu n'es pas encore mort ? Si tu es vivant, pourquoi ne te voit-on pas ?
- Pourquoi serais-je mort ? Au moins tu m'as vu. Mais il y a des loups. Ils te demandent. Il vaut mieux que je te tue.
En repartant il tua sa femme. Il la tua et repartit chez le peuple aboyeur. Son compagnon par les femmes lui dit :
- Où donc est ta femme ?
- Elle est morte. Je l'ai trouvée morte.
- Qu'as-tu fait ? C'est toi qui l'as tuée.
Car le loup-chamane l'avait su. Il dit :
- Assez plaisanté ! Amène la femme.
- C'est la vérité. Je l'amènerais, mais elle est morte. Elle est morte de faim.
- Amène-la. Car toi, tu as pris ma femme.
- Mais elle n'est plus.
- Tu es un mauvais mari. Si tu vis avec ma femme, tu la tueras aussi. Il vaut mieux que tu t'en ailles.
Il s'en fut dans la toundra. Il se dit : " Voilà que je suis en train de mourir de faim ". Il pleurait dans la toundra. Un renard accourut vers celui qui pleurait et lui demanda :
- Que t'arrive-t-il ?
- Je pense que je suis en train de perdre mes forces et cela me fait pleurer.
- Là-bas il y a deux hommes riches. Quand tu entreras, regarde en l'air. Ils te diront : " Pourquoi regardes-tu en l'air ? " Or en l'air sont accrochés des gloutons, des renards, des isatis.
Il alla là-bas, chez les deux riches marchands. Il trouva en fait deux demeures de riches marchands et il entra.
- Pourquoi regardes-tu en l'air ? lui demandèrent-ils. Tu es pauvre. Sors d'ici.
- Non, dit-il. J'ai regardé. J'en possède moins.
- Ah ! dirent-ils. Eh bien, mangeons.
- D'accord, dit-il. Nous sommes tous riches. Mangeons ensemble.
Trompés par ses paroles, ils mangèrent toutes sortes de nourritures. Ils pensaient qu'il était riche aussi.
- Passe cinq nuits ici, dit le maître de maison.
Chaque jour on servait des plats différents, du gras de morse, de la viande de renne, du poisson. C'étaient des marchands maritimes (15) du peuple de ceux qui vivent sédentaires. Le cinquième jour il dit :
- Bon, je vais rentrer chez moi.
Or il n'avait pas de demeure. Où irait-il ? Il les trompait. Le lendemain, après s'être éloigné dans la toundra, il rebroussa chemin en courant et dit :
- J'ai vu beaucoup de gens qui veulent faire la guerre. J'ai abandonné mes richesses. Vous en avez davantage. A présent ils viennent ici pour piller. Je me dépêche, ajouta-t-il. Ils sont déjà tout près.
Il partit en courant. Les riches perdirent aussi l'esprit et ils s'enfuirent en toute hâte. Il courait, et eux couraient sur ses talons. Il dit :
- J'ai abandonné davantage. Il me sera facile d'amasser à nouveau si peu /de biens/. J'ai laissé beaucoup de richesses.
Tous les gens s'enfuirent ensemble. Les deux riches marchands s'enfuirent avec leurs femmes. Les hommes s'enfuirent sans combinaison de dessus, et les femmes aussi. En chemin le vent arriva. Sans leur double combinaison les ex-marchands se gelèrent dans la toundra. Celui qui les avait dupés leur dit :
- Ah ! C'est bon, qu'ils nous tuent. Nous sommes en train de nous geler. Rentrons à la maison.
Mais on ne pouvait reconnaître les lieux en raison du mauvais temps. En chemin ils eurent si froids qu'ils ne purent continuer leur marche. Ils passèrent la nuit /sur place/. Avant l'aurore ils moururent de froid, ils gelèrent. Il ne resta que (notre) homme. Les autres étaient morts. Il se dit : " Bon, à présent je vais rentrer. Mon esprit est aussi grand que celui du renard polaire. J'ai l'intelligence du renard ". Il trouva les demeures des deux riches marchands. Elles étaient vides. Il emporta tout un convoi de traîneaux de fourrures. Puis il demanda la main d'une jeune fille-canard (16) et la prit pour femme. Il emmena sa femme à la maison. Ils vécurent richement. Ils acquirent une habitation (17).

Notes.
1. Mneyrgyn : rite particulier qu'on pratique sur une prise de chasse, notamment sur du gros gibier. Sorte de repas en reconnaissance en l'honneur de l'esprit de la bête abattue.
2. Un potage de sang bouilli de façon particulière est l'attribut de ce rite. En son absence on se moque du corbeau.
3. " Encore un peu ! Encore un peu ! " La voix du renard est enrouée, la voix du corbeau sonore et grossière.
4. Ate.
5. Mypupuvpreremuek !
6. Instrument composé d'un faisceau de lanières avec des boules d'os aux extrémités. On l'utilise pour attraper les volatiles comme engin de jet semblable à la bola américaine.
7. Valvyïnyn tomvajnyn : augmentatif caressant.
8. Onomatopée.
9. Cri d'appel du gardien de rennes. C'est ainsi qu'on appelle les rennes de trait.
10. C'est-à-dire au-delà de deux mers.
11. Les feuilles de cette plante s'appellent rymavtylgyn, la racine mygmyglynyn, et selon la définition de Kjellmann Polygonum polymorphum. Les Russes l'appellent " chtchavel " /oseille/.
12. Meïny-lylelyn : petit poisson de mer.
13. Celui qui venge le sang s'efforce avant de mettre sa vengeance à exécution de prendre des forces par divers exercices physiques.
14. Ielo ! Ratgemavnen-ym !
15. C'est-à-dire des marchands de la tribu des Tchouktches maritimes sédentaires. Le récit recèle une moquerie de la part de l'éleveur à l'égard des marchands du bord de mer.
16. Aseqnausqat : femme-canard. Le canard aseq s'appelle " savka " chez les Russes de la Kolyma.
17. Gaïmysakve, nymytvannoge.

120. Getumge nireq. A deux avec son ami (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke).

Le kanajolgyn et le veqyn (1) voisinaient. Ils se battaient constamment pour chaque glaçon. Un homme se mit à pêcher par un trou dans la glace. Le veqyn suivit le fil à pêche, mais ne put arracher l'appât. Il dit :
- Oh ! Ma bouche est /trop/ étroite. Quelle contrariété ! En quoi me changer ? Je vais me changer en phoque.
Il se changea en phoque et dit :
- Allons chez les éleveurs de rennes chercher une épouse.
Ils y allèrent. (Là vivaient) dix frères, le vieux père, la sœur unique. Ils se cachèrent là dans un trou dans la glace près d'un buisson de saule penché sur la rivière. Dans le campement il y avait de nombreuses yarangues. Chaque jour deux femmes venaient à tour de rôle de chaque yarangue puiser de l'eau. La nuit n'était pas encore arrivée. Une jeune fille aux tresses qui traînaient jusqu'à terre et aux épais sourcils, la sœur unique des dix frères, qui refusait de se marier, s'en vint puiser de l'eau à ce trou avec une marmite de fer bigarrée.
- La voilà, dirent-ils.
Elle ne s'était pas encore éloignée que le veqyn lui saisit les tresses par derrière.
- Kyke ! Que m'arrive-t-il ?
- Je veux me marier. Je suis en quête d'une épouse.
Elle posa son récipient sur le sol, l'empoigna par les nageoires et le renversa sur les épaules. Puis elle courut chez elle.  Ses frères se tenaient des deux côté de l'entrée. Elle passa rapidement au milieu, entra dans le yorongue, s'assit, le prit dans les bras et le posa contre sa poitrine. L'aîné des frères se dit : " Avec qui s'est-elle cachée, elle qui refuse le mariage ? " Le soir arriva et la nuit survint. Il dit à ses cadets :
- Allez appeler tout le monde. Tous ensemble nous regarderons. Nous chercherons à savoir quel nouveau beau-frère invisible, le mari de notre sœur, nous est arrivé.
Le nouveau venu et sa femme se couchèrent dans le yorongue. Les frères allèrent dans les demeures porter la nouvelle. Au matin, quand ils se réveillèrent, ils regardèrent : " Oh ! Quel bel adolescent ". Le phoque s'était changé en homme. Sous les peaux servant de literie dans le joron'e l'épouse sortit tous les habits et les bottes préparés à l'avance. La population, tous les habitants de chaque yarangue se rassemblèrent. Les gens disaient :
- C'est bien, vous avez un beau-frère. Enfoncez /dans la neige/ l'enjeu (2). Le preux Aïvan (3), homme fort du bord de mer, va arriver. Organisons une course. Il a des (gens) à la jambe légère.
Ils se hâtèrent, enfoncèrent (placèrent comme enjeu) une fourrure de castor et une de phoque barbu. Nombreux furent ceux qui participèrent à la course, qui rivalisèrent. Il s'agissait d'aller contourner le cap rocheux. Avant que les coureurs aient pris le chemin du retour, l'homme-phoque était depuis longtemps devant tous les autres, comme s'il avait des ailes. Il revint à la maison avant même le milieu du jour et disparut aux yeux de tous. Il était le seul à courir vite. Sa femme lui dit :
- Entrons dans la yarangue, tu mettras des vêtements secs.
Il enfila une belle combinaison mouchetée (une combinaison de fourrure) avec une triple bordure de castor, glouton et loutre de trois doigts de largeur, des culottes noires, des bottes avec des empiècements blancs. La nuit s'était faite, mais personne encore n'était arrivé, tellement ils avaient couru loin. Au départ ils avaient semblé s'envoler. A mi-chemin ils étaient épuisés et revenaient avec beaucoup de difficultés. Ils arrivèrent au milieu de la nuit. On apporta toute la mise au beau-frère-phoque. Le vieux père dit à sa file :
- Pour ton frère tu n'avais pas sorti ces vêtements, mais tu les as sortis pour celui-là.
Le lendemain matin Aïvan le preux dit :
- Eh bien ! Les gens, faisons la lutte.
Il empoigna le frère aîné. Nul ne put (prendre le dessus). Le preux Aïvan dit :
- Quelle contrariété ! Eh bien, que le beau-frère /se mesure avec moi/.
Aïvan avait des culottes solides et glissantes en peau de phoque barbu. Mais le beau-frère s'accroupit, se tapit comme un glouton, immobile et presque invisible. Ils cessèrent de se battre, car nul ne pouvait (prendre le dessus). Le vieillard dit à ses fils :
- Puisque c'est ainsi, faites venir Pisvusin (4).
Le lendemain matin on fit venir Pisvusin. On se rassembla et on se prépara (pour le combat). L'ami Pisvusin marcha de long en large. Avec lui venaient deux gloutons qui rugissaient, rugissaient. Face à lui marchait le beau-frère-phoque avec qui volait un bourdon (5) : " Ïi-ïi ! " Il bourdonnait, bourdonnait. Ils s'empoignèrent. Pisvusin saisit le beau-frère-phoque, tira, tira, mais ne put le soulever. Puis l'homme-phoque le saisit, tira de droite et de gauche. Pisvusin le petiot restait immobile comme une pierre. L'homme-phoque réfléchit un instant, rassembla sa malice, le mit quelque peu de côté et soudain le renversa sur le flanc en lui faisant un croche-pied.
- Assez, dit Pisvusin. Nous sommes tout à fait égaux.
L'autre dit :
- Eh bien ! Si nous sommes égaux (par la force), de fait nous cesserons. Au demeurant je suis, me semble-t-il, plus faible, consolait-il Pisvusin pour sa chute.
Le vieux dit :
- Kako, kako ! Cela, c'est un gendre. Que demain les gens procèdent au rite (6)! Nous verrons comment il possède l'art du chant. Et il ajouta pour son gendre : Va chercher un glouton et une loutre (à la chasse).
Le soir n'était pas encore arrivé qu'il les rapporta de la chasse. Alors il dit :
- Que les gens se rassemblent demain pour le rite !
Le vieillard chamane de la mer se mit à chanter : " Kev, kev, kev, kev ! "
Il appelait, appelait. " Lumière (Kergyneku) (7), parais ! " Personne ! " Ah ! Tu as cessé ? Pourquoi me fais-tu perdre mon temps ? Que le beau-frère chamanise ! Que tous les gens cessent ! Nous écouterons chanter le beau-frère.
L'ami chanta : " Gyk-tam ! E-ge-ge ! Gyk-tam ! E-ge-ge ! E-ge-ge-geï ! C'est vrai (8) ! Gys !
L'hermine arriva. " Tu connaîtras le lointain, le secret. " Arriva l'aigle Ïylmuurgyn. " Villi, villi, villi ! ", chanta l'aigle. " Tu regarderas par une fente dans le monde souterrain ". L'hermine et l'aigle chantaient à tour de rôle : " Vee-vee, vee-vee ! Keeev, kaaa ! Egegegegeï ! Geï-geï ! "
- Suffit, dit le vieillard. Cela, c'est un gendre. Je ne pourrais pas lui nuire par mes sortilèges.
Chacun rentra chez soi. Le lendemain le beau-père dit :
- Oserais-tu frapper la vieille femme enchanteresse de la mer, celle qui possède les sorts ?
De fait, il la frappa dans son propre logis, puis revint.
- Eh bien ?
-Je l'ai fait.
Le vieillard rendit visite à la vieille femme. Elle avait les mains et le visage enflés.
- Am, am ! Comment peux-tu avoir une telle réputation si on te roue de coups aussi impunément ? Où sont tes sortilèges ?
- Attends jusqu'au soir, siffla la vieille en gémissant.
Dès qu'on se coucha, elle poussa le gendre-phoque au cou avec un sort. Il saisit le sort et le cacha dans un sac.
- Oh ! dit le vieillard. Tu es vraiment fort. Il y a là-bas un homme riche. Il a beaucoup de rennes. Allons en visite chez lui chercher un cadeau.
Le voisin avait de grands troupeaux. Etant riche, il était ladre. Il refusa d'abattre des rennes /en l'honneur des visiteurs/.
- Puisque c'est ainsi, dit le vieillard à son gendre, jette (le sort) sur la femme de la première jaran'e, comme /on jette/ une pierre.
Il sortit du sac le sort qu'il avait ravi à la vieille et le jeta sur la femme. Le maître de maison entra. La femme était tombée malade et gémissait : " E, e ! " Le maître de maison dit aux visiteurs :
- Savez-vous chamaniser ? Savez-vous chamaniser ?
- Euh ! dit le gendre. Qui le sait ?
Rien à faire.
- Eh ! cria le maître, apportez de la moelle, du rorat, de la viande bien grasse. Allez chercher derrière la jaran'e des estomacs séchés, ouvrez-les, dénouez-les.
L'homme-phoque chamanisa, chanta sur le sort qu'il avait lui-même jeté, mais ne put en venir à bout. Alors il dit :
- Amenez le bâilleur.
On amena un dauphin. Il se mit à chamaniser, mais il ne put pas non plus. Il était impuissant.
- Amenez Kurkyl (le corbeau).
L'ami Kurkyl cria : " Kav, kav ! Qu'avez-vous fait avec votre oie ? " Il chanta : " Goon-kale, goon-kale, goon-kale ! Egegegeï ! " Sous l'action de qui es-tu tombée malade?
Il s'envola du côté de l'aube. Il revint sans avoir pu trouver la vie de la femme, sans avoir vu son âme.
- Suffit ! Je suis revenu de là-bas, mais je n'ai rien pu trouver.
Il partit du côté du soir :  " Goon-kale, goon-kale, goon-kale ! Egegegeï ! Siv, siv ! "
Il était las de crier.
- Suffit ! Je n'ai rien pu trouver. Je n'ai plus de forces. Qu'on aille chercher la femme de la terre (9). Qu'elle essaye !
La renarde, femme de la terre, arriva :
- Que c'est étrange (10) ! Que vous arrive-t-il ?  Que s'est-il passé ?
- C'est bon, dit le riche avare. On t'a fait venir ne serait-ce que pour jeter un coup d'œil.
La renarde dit d'une voix enrouée : " Geda, geda, geda ! Egeï ! Gu-guk, gu-guk ! Geda ! Le corbeau croassa: " Oh ! Comme elle chante bien ". La renarde dit d'une voix enrouée : " Où donc avez-vous laissé choir (l'âme de la malade) en allumant le feu à la nuitée ? Oh ! Je n'ai pas la force. Allez chercher la femme-arrière-train (11). Appelez-la ". Elle arriva à pied un moment plus tard.
- Pourquoi m'avez-vous appelée ?
- Ne serait-ce que pour que tu essayes.
- Eh bien ! Qu'on fasse cuire de la nourriture. Je frapperai le tambour avec ma moufle.
Elle courut dans la toundra. La souris piailla : " Où, où, où ? Allez chercher une mouette ". La mouette arriva :
- Pourquoi m'avez-vous fait venir ?
- La femme est malade. On t'a appelée pour regarder et la guérir.
" Kaa, kaa, kaa ! Ka, ka, ka, ka ! " Je marche en cherchant constamment ma nourriture. Pourquoi m'a-t-on dérangée, pourquoi se moque-t-on ?
On lui abattit un renne.
- Bien, bien, bien ! Je vais aller chercher son âme. Je vais y aller. Oui, oui, gys, gys !
Elle revint.
- Oh ! Je n'ai pu la trouver. Je n'en ai pas eu la force.
- Oh ! Elle n'est bonne à rien. Rejetez-la. Appelez la femme au griffes (12).
L'écureuil fit son apparition en bondissant.
- Pourquoi me dérange-t-on ? Je dois m'occuper de ma maisonnée. Je n'ai nul besoin de me soucier de vous.
La renarde siffla : " Faites venir, faites venir, faites venir la bergeronnette mouchetée. Faites-la venir ici ". Elle ne voulut absolument pas y aller. Elle refusa. " Faites venir, faites venir, faites venir de la constellation la Foule des Femmes (13) la plus vieille ". " Non, non ! Les fiancés veulent me prendre. Je n'irai pas ".
A nouveau la renarde siffla : " Geda, geda, geda ! Gy, gy, gy ! Sss ! " Quel dédommagement me donnerez-vous (14) ?
- Que veux-tu ? Penses-y toi-même, dit le maître de maison.
- Appelez, appelez, appelez la femme-scarabée (15).
La femme-scarabée arriva. La renarde dit :
- Nous demandons comme rachat de la nourriture bien grasse. La même chose pour toutes les deux.
- Que nous donnera-t-on comme rachat ? grinça la femme-scarabée.
- Ce que vous voudrez. Choisissez vous-même, dit le maître de maison.
- Des rennes mâles bien gras, dit Nyplyna (nom donné au scarabée). Abattez-le d'abord.
On abattit deux mâles bien gras devant la demeure de la renarde.
- Commençons par aller voir le rachat.
La renarde, en voyant le gras, souffla du nez : " Ag-a, ag-a, ag-a ! " Après avoir mangé elle partit. " Ah ! Nous avons vu notre nourriture. Hum ! " La renarde rentra chez elle et cessa de chamaniser.
- Tant pis (16) ! dit le maître de maison. Allez plutôt chercher l'ours blanc.
L'ours blanc arriva :
- Pourquoi m'avez-vous appelé ?
- Pour voir cette malade.
L'ours blanc chanta : " Guk-en, guk-en ! Je suis le plus fort ! Kakomeï ! Gu, gu ! Je suis le plus fort ! Gu ! " Il souffla au bord du glaçon : " Ïav, ïav, ïav ! Encore, encore ! Il souffla au bord des hummocks : " Gooo, gooo ! Goooï ! Encore, encore ! " Il souffla au bord de la bande côtière : " Evee, evee ! Koonyk, koooonyk ! Goooï ! Egegegegeï ! Il souffla dans une fissure de la glace : " Gevie, gevie, kon, kooonyk ! J'ai tiré avec la plus grande peine un enfant de veau marin sur la glace marine (17). Evee kooonyk gevie ! Je secoue ma grand-mère veau marin comme une moufle. A présent, dit-il au maître de maison, nous allons vous regarder après en avoir fini avec (le récit de) mes errances et de mes chasses. C'est précisément cet homme qui peut vous tuer. Cet homme-phoque, le petit-fils de ma nourriture ". Il agita la patte, et dans sa patte apparut le sort ravi à la vieille femme. Le vieillard dit :
- Kako, kako ! Cela, c'est un gendre ! Il a battu la vieille femme et lui a même ravi le mot de son sort.
La femme se rétablit. Le maître de maison donna en guise de compensation deux sacs de graisse de phoque. L'ours emporta la graisse chez lui, tout en joie. Les proches de l'homme-phoque rentrèrent chez eux. On ne leur avait pas abattu le moindre renne. Alors le frère aîné dit :
- Je vais aller voir où trouver une femme. Je vais me mettre en quête.
Les deux aînés partirent vers les lieux où les deux continents (18) se rejoignaient. Ils y passèrent la nuit à étudier l'endroit. Effectivement deux terres y confinaient. En marchant dans cette contrée, ils aperçurent un vieillard, le père d'Aïvan le preux, car cette contrée appartenait à Aïvan. Dès qu'il les aperçut, le vieillard courut chez lui à toutes jambes.
- Oh ! Quels nouveaux venus j'ai vus !
- Ah ! dit Aïvan, va donc leur rendre visite dans leur campement.
Le vieillard se mit en route, marcha avec difficulté. La fatigue s'empara de lui. Il dit :
- Egegegeï ! J'ai eu de la peine à parvenir jusqu'à vous.
- Ga-ga ! dirent-ils. Un visiteur. Tu es venu ?
- Un homme puissant m'a envoyé, dit-il. " Qui sont-ils ? Ce ne sont pas des vagabonds ", se disait-il.
- Nous allions faire commerce de peaux et sans nous en rendre compte nous sommes arrivés ici (19).
- Ah, bon ! Admettons.
Ils coupèrent du gras, du rorat et toutes sortes de viande en petits morceaux, offrirent au vieillard des peaux de jeunes rennes et de rennes adultes. Il rentra chez lui.
- Eh bien ! Qui sont ces gens ?
- Ils allaient chercher des peaux quand ils se sont retrouvés ici.
- Qa, qa, qa ! Demain nous célèbrerons un rite sur des têtes de morses. Portez la nouvelle aux gens des environs.
De fait on informa tout le monde. Les nouveaux venus se présentèrent vêtus de combinaisons neuves en peau de jeunes rennes avec des bordures de glouton. Un vieillard d'un autre village se mit à chamaniser : " Voilà, voilà, Des nouveaux venus sont en quête de femmes. Go, go, go ! Tutlik, tutlik ! Geee ! Tutlik !  Kitov, kitov, kitov !  Geeee ! Ils prennent des femmes ".
Aïvan n'écouta pas :
- Eï, eï ! Cesser de chamaniser. Nous allons jouer au ballon.
Ils se mirent à jouer. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Aïvan lança le ballon qui frappa une femme au ventre. Il déchira le fond de sa culotte et s'accoupla avec elle. Il cria aux visiteurs :
- Eh ! Vous, pourquoi ne … vous pas ? C'est plus gai pendant qu'on joue.
Aïvan le preux jeta le ballon au visiteur qui était le plus loin. Celui-ci prit le ballon et le projeta sur les femmes.
- Kakomeï, que c'est étonnant ! s'écria Aïvan le preux.
Les femmes à nouveau … Pauvres femmes. A nouveau il leur prit le ballon et le lança au visiteur qui était le plus près. Celui-ci le prit et le projeta sur les femmes. Aïvan le preux saisit le ballon au vol et d'un coup de pied l'envoya loin sur le côté. Aïvan le preux courut chercher le ballon, mais le visiteur courut devant lui. Aïvan s'approcha. Le visiteur se dirigea à dessein vers l'eau, vers le bord d'un lac. Aïvan le saisit par le pan de son vêtement, mais le visiteur donna un coup de pied en arrière. Aïvan dégringola au milieu du lac et s'enfonça dans l'eau. En s'enfonçant il cria :
- Oh ! Qu'est-ce que ce visiteur ? Pendant qu'on jouait !
Il sortit de l'eau et il se mit à lutter avec le visiteur sur une peau de morse dédoublée en épaisseur, glissante d'avoir été frottée de graisse. Il ne put lutter. Aïvan jeta le visiteur et dit :
- A ton tour de me saisir. Je resterai immobile (20).
L'autre le prit par la tête, le tira de côté, lui arracha la tête, le tua. Il avait cinq femmes. Il les emmena toutes, avec des peaux de phoques barbus, des courroies, des paquets et du fanon de baleine. Ils revinrent chez eux. Trois de leurs proches se marièrent, mais cinq autres restaient encore sans femme. Ils leur dirent :
- Pourquoi n'avez-vous pas de femmes ?
Ils les tuèrent. Ils vécurent bien. Ils fondèrent un grand village. Ils dirent au gendre-phoque :
- Emmène ta femme chez toi.
Il partit avec sa femme au large. Cette femme pleura sur un glaçon en pleine mer.
- Allons, lui dit-il, ne pleure pas. Nous trouverons notre demeure.
Il trouva un énorme bloc de glace, la poussa du pied. Cela devint une vraie jaran'e. Il lui donna un coup de pied sur le côté : partout /apparurent/ des courroies, des peaux de phoques barbus et de morses. Il donna un coup de pied de l'autre côté : elle se remplit de vêtements. Ils vécurent /ainsi/.

Notes.
1. Le kanaïolgyn (le chabot) est un petit poisson à la peau noire sans écailles. Le Veqyn (gadus callarias, vakhnia /gadus aeglefinus/ selon Bogoraz) est un poisson encore plus petit aux écailles blanches. Il constitue l'essentiel de la nourriture du phoque.
2. Qynpugytky ! L'enjeu se met près d'une petite branche de saule nain enfoncée dans la neige.
3. Aïvanat : tribu maritime d'origine esquimaude.
4. Le maître des rennes sauvages ylvin etyn s'appelle aussi Pisvusin. Il est représenté sous la forme d'un minuscule vieillard chevauchant un renne.
5. Qoïmaroqyr.
6. Mneyrgyn. Tous les chants et exclamations rapportés plus loin sont empruntés par le conte aux rites qui s'accomplissent effectivement.
7. La terminaison eku est donnée aux noms que l'on veut attribuer aux Tannyt. Mais pourquoi, dans ce cas précis, est invoqué l'esprit des Tannyt, je ne saurais le dire.
8. Emnolyk ! Gys ! Qeïve ! Telles sont exclamations (encouragements) faites d'ordinaire au chamane par les auditeurs.
9. Nuteneut : nom donné au renard.
10. Ynanken-ym !
11. Quïmeneut : nom donné à la souris.
12. Vegneut : nom donné à l'écureuil.
13. Nausqatlomgyn : foule des femmes attendant un fiancé (les Pléïades)
14. Kytkav : rachat versé au chamane pour les dangers qu'il a eu à affronter dans sa lutte contre les esprits.
15. Teqi-neut : voir plus haut le texte N°26, note 3.
16. Verin-ym evyn !
17. Les Tchouktches disent que l'ours blanc peut porter un morse dans ses dents après l'avoir jeté sur son dos, mais il ne peut que remorquer le plus petit phoque par la patte sur la glace.
18. Evynnutet.
19. Attau nanko myqenmyk.
20. Ulvylu mynelgek.

121. La racine vivante (Recueilli auprès de la femme tchouktche Aneqaï sur la rivière Rosomachia en 1897).

Il y avait un groupe de demeures au bord de la mer. Une violente tempête ne voulait pas s'arrêter. Les habitants restèrent sans nourriture. Ils commencèrent à manger des peaux et des sacs de cuir. Les vieillards et les vieilles femmes se desséchèrent et moururent. Tout le monde mourut, à l'exception d'un frère et de sa sœur. Ils se nourrissaient de charogne, rongeaient les mains des cadavres, et même les défécations à l'extérieur. Ils erraient affamés dans la toundra. Ils essayaient de déterrer des racines aux endroits où la neige avait fondu, mais le sol était encore gelé. Ils cueillaient /parfois/ une baie. La jeune fille finit par se dessécher et par mourir. Il resta seul. Puis le temps tiédit, le sol dégela, des racines d'ynatylgyn (1) donnèrent des pousses, des petites feuilles apparurent. L'homme se mit à déterrer des racines. Il en trouva une de la taille du pouce, creusa, creusa, mais la racine était trop longue. Elle s'étendait sous la surface du sol, s'étirait en longueur, mais ne s'enfonçait pas en profondeur. Il creusait, mais ne pouvait l'extraire. Finalement il en eut assez de creuser et voulut l'arracher en la tirant. " Gi, gi, gi ! " La racine vivait et elle gémissait. Il s'arrêta, épouvanté. Ensuite se mit à tirer de nouveau.
- Cesse, dit la racine, cesse, tu me fais mal.
Alors il la déterra toute entière sans l'arracher.
- Que ferons-nous à présent ? dit la racine. Emporte-moi vers la rivière rectiligne, vers la forêt épaisse. Porte-moi lentement.
Il enroula la racine, la mit à son cou. Tandis qu'ils allaient lentement vers la forêt, son corps reprit sa force, la moelle de ses os reprirent leur bonne qualité.
- A présent qu'allons-nous faire ? demanda la racine. Pose-moi sur un arbre et toi-même accroupis-toi derrière l'arbre.
Il l'ôta de son cou, l'accrocha à une branche et s'accroupit derrière l'arbre. La racine se mit à chanter. Or elle chantait très bien, l'amie. A proximité il y avait des gens. Un éleveur de rennes et ses deux filles gardaient le troupeau à tour de rôle car il n'y avait pas d'hommes. L'aînée s'en vint. La cadette dit :
- Qui donc chante dans la forêt ? Allons voir.
- Il ne vaut mieux pas, dit l'aînée. Rentre plutôt à la maison, et moi je resterai avec le troupeau.
Le soir arriva. La racine chantait encore mieux. La cadette se dit : " Mais qui donc chante si bien dans la forêt ? Je vais aller voir ".
La racine dit à l'homme :
- Assieds-toi sans bruit. Je suis en train de te procurer une épouse.
La jeune fille approcha de l'arbre, regarda qui chantait et vit que c'était une racine. Elle tendit la main, mais ne put l'atteindre. Elle ôta ses bottes, en fit une boule, monta sur la boule. Il en manquait encore un peu pour l'atteindre. Le jeune homme se redressa derrière l'arbre.
- Ne bouge pas, dit la racine. Quand je te le dirai.
La jeune fille enleva sa combinaison de dessus, la roula en boule, monta dessus, mais ne put atteindre la racine. Il s'en fallait de peu. Elle inspecta les environs, enleva sa combinaison de dessous, la roula, monta dessus toute nue et tendit la main. L'homme la saisit par derrière.
- Lâche-moi, lâche-moi.
- Non, non, d'abord je ferai de toi ma femme.
- C'est bon. Puisque tu l'as fait, à présent rentrons à la maison.
Il roula la racine et partit chez sa femme. Ils arrivèrent. Le père demanda :
- Que se passe-t-il ?
- Eh bien, voilà ! J'ai amené un mari.
Il entrèrent dans le joron'e. Elle demanda la racine, disant qu'elle voulait la manger. Il refusa. On se coucha. Le vieillard dit :
- Bats du tambour.
- Je ne sais pas, répondit le nouveau venu.
- Eh bien ! Bats-en comme tu pourras.
La racine murmura :
- Vas-y. Mais place-moi à côté de toi.
On donna le tambour au gendre. Il continuait de refuser. Ensuite il frappa avec le battoir, chamanisa et la racine entonna un beau chant. Et ils vécurent de la sorte.

Note.
1. Voir la Section I, texte N°11, note 2.

122. Tannen-lymnyl. Récit sur les Tannyt (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Nijne-Kolymsk).

Le chef-soleil (1) avait trois fils. Le père dit à ses enfants :
- Qu'avez-vous vu en rêve ?
L'aîné dit :
- Dans mes rêves je suis toujours en train de pêcher le hareng.
Le second dit :
- Dans mes rêves je suis toujours en train de forger.
Le troisième, le plus jeune, dit :
- Je ne rêve pas. Absolument pas.
Le père le tança :
- Pourquoi ne fais-tu pas de rêves ?
Chaque jour au réveil il demandait à quoi ils avaient rêvé. L'aîné disait :
- Dans mes rêves je pêche toujours le hareng. Je vais à la pêche.
- Dans mes rêves je fais toujours du fer. Je forge des couteaux, des haches, disait le second.
- A rien, disait le troisième, le plus jeune.
Le lendemain de même. Chaque fois on l'interrogeait : rien ! Il se mit à le maltraiter. Du fait qu'il ne faisait pas de rêves, il ne le nourrissait pas. Comme il ne mangeait pas, il pleurait et partait dans la toundra. Plus tard il rentrait chez lui. Au réveil à nouveau il (le père) l'interrogeait. Ils répétaient les mêmes mots. L'aîné continuait de parler de harengs, le second de forgeage, la cadet de rien. De la main il caressait ses aînés sur la tête. Il les louangeait. Quant au cadet, il ne le nourrissait pas et le battait. Il pleurait sans cesse. En se réveillant, il partait dans la toundra. /Un jour/ il vit quelque chose de blanc dans le lointain. Il alla regarder, s'approcha tout près : cela se dressait comme un chat. Plus loin il vit de nouveau quelque de blanc qui brillait, comme un feu blanc. Il approcha tout près et regarda. C'était une selle de cheval, blanche comme de l'argent. Le cheval n'avait que deux jambes, une devant et une derrière. Le jeune homme réfléchit, il posa la selle sur le cheval, comme s'il voulait s'en aller. Il monta sur le cheval et le frappa. Que le cheval aille où il voudra. Le cheval se hâta et s'envola de lui-même dans les airs. Tantôt il marchait sur deux jambes, tantôt il volait comme un oiseau. Il arriva en volant au bord de la mer et continua vers l'outre mer. (On y voyait) une île. Il y avait un maître sur l'île marine. Un grand spermophile (2), voilà qui était le maître. Le spermophile dit :
- Ami, que viens-tu faire ? Ne va pas plus loin. /Il t'arriverait/ malheur.
- Qu'importe.
- C'est bon, vas-y. Demande le maître de ce lieu. Il te dira.
Il partit et vit deux îles. En fait le maître était une hermine. Elle lui demanda elle aussi :
- Que viens-tu faire ? Ne va pas plus loin qu'ici.
- Qu'importe.
- C'est bon, va. Là-bas il y a une grande maison. Elle ressemble à une maison russe. Dans la première pièce il y a une cloche, une grande clochette, tout près du sol. Si tu touches cette cloche, toute la terre se mettra à tinter, mais si tu passes à côté, la maîtresse qui dort ne se réveillera pas. Même si tu fends du bois ou si tu frappes le sol. Seule cette cloche est à craindre.
Il partit, dépassa la cloche. Elle ne tinta pas. Pourtant le passage était étroit et la cloche était sur son chemin. Il entra dans la maison et vit une très jolie femme. Toute la maison était très belle. Il alluma le feu et fit du thé. Elle continua de dormir. Il tapa, fendit du bois. Elle dormait toujours. Il examina la maison. Tout y était très beau. La jeune fille dormait sur le dos. On voyait toute sa poitrine, une très jolie poitrine. Il lui embrassa la poitrine. La fille était jeune. Il était arrivé alors que le soleil ne faisait que se lever. Quand il examinait toutes ces belles choses, le soir arriva. Bien des choses de toutes sortes (lesquelles, je n'en sais rien) étaient accrochées. Deux petits objets, comme des vessies de poissons (3). Il les vola, les cacha sous son aisselle, car il se dépêchait de sortir, avec le pelage (de son vêtement) il effleura la choche. Rien qu'avec les poils de sa combinaison. Et il y eut un grondement : bo-ou ! Toute la terre résonna. La jeune maîtresse se réveilla. Il bondit dehors, détacha son cheval. La jeune fille sortit en courant. Il frappa le cheval et s'envola. La jeune fille le poursuivit. Le cheval était rapide comme un oiseau, mais la jeune fille n'était pas plus lente. Ils arrivèrent au bord de la mer. La jeune fille /courait/ sur terre, rien qu'avec ses jambes. Ils arrivèrent au bord de l'eau. Elle empoigna (le cheval) par la queue, par les crins. Elle lui arracha tous les crins. Elle le laissa et dit :
- Tu vas voir ! Ne me dis pas que tu es parti définitivement. Un jour je viendrai.
Il arriva chez lui. Le second frère était en train de forger dehors. L'autre jetait le filet et pêchait. Le forgeron dit :
- Près de l'enclume il y a une pierre. Je ne peux pas la soulever. Ne le pourras-tu, toi ?
La pierre était toute petite. Il la souleva. Cette pierre bouchait une espèce de trou dans le sol. Il tomba dans le trou, franchit toute la terre. /Il y avait /un autre univers. Il s'y rendit. Là poussait un grand arbre avec sur le faîte un nid d'aigle. A l'intérieur se trouvaient des aiglons à peine éclos. Ils étaient seuls. La mère n'était pas là. /Il y eut/ un vent violent. Comme c'était un trou, le vent en sortait, froid. Le jeune homme arriva là-bas, ôta son manteau (4) et couvrit les enfants de l'aigle. Un peu plus tard quelque chose de grand arriva dans les airs. Il regarda, c'était la mère-aigle. L'aigle était tout près. Elle dit :
- Qui est-ce ? N'as-tu tué mes petits ?
Les petits sortirent la tête de leur couverture :
- Non, non. Nous avions froid. Cet homme a eu pitié de nous. Il nous a recouverts. Ne le touche pas, ne le touche pas ! Il est lui-même malheureux.
Alors l'aigle se posa et dit :
- Eh bien ! d'où viens-tu ?
- Mon frère aîné, le forgeron, m'a joué un tour. Tu vois le trou, là-bas. C'est par là que j'ai dégringolé.
L'aigle dit :
- Où vas-tu, à présent ? Réfléchis, où veux-tu aller ? Décide.
Il dit :
- Je veux encore aller en bas.
- Il ne faut pas. Ne va pas là-bas. En ce lieu toute la ville est morte. Il ne sort de la fumée que de deux maisons. Toute la ville est morte. Un esprit malin y vit. Il ne faut pas.
- Qu'importe. J'irai.
- C'est bon. C'est ton affaire. Si tu veux y aller, vas-y. C'est toi qui décides.
Il ôta ses serres et les lui donna. Il les mit dans sa poche.
- Quand l'esprit malin arrivera, prends-les. Bats-toi avec lui, combats avec lui.
Il lui passa une courroie autour de la poitrine et l'emporta en bas.
- Si tu n'es pas tué et si tu tues le kele /l'esprit malin/, demande au maître quarante chevaux pour la viande, sans os. Les os sont inutiles. Ce seront tes provisions pour le retour. Dans une des maisons d'où sort de la fumée est le tsar. Dans l'autre est sa fille, une jeune fille. Par la suite, si on ne t'a pas tué, prépare la viande des quarante chevaux.
- Comment les préparerai-je et les aménerai-je ? Je ne sais pas le faire.
- Si tu veux revenir, tire cette courroie, dans ma direction. Je serai ici. Demande un grand sac et mets-y toute la viande.
Il arriva là-bas, entra dans une des maisons d'où sortait de la fumée. Il y avait une jeune fille, deux personnes, la maîtresse et une servante. Le voisin aussi, le chef-soleil, n'était qu'avec sa femme. Il ne vivait là que quatre personnes. La jeune fille dit :
- Qui es-tu ? Pourquoi es-tu venu ? Dans quelque temps le kele viendra. Il tuera tous les gens.
- Qu'importe puisque je suis là.
Ils burent du thé. L'homme venu d'en-haut se coucha.
- Cherche les poux que j'ai dans la tête. Si je m'endors, si je m'endors trop profondément, au cas où l'esprit malin arriverait, n'y a-t-il pas un marteau de fer ? (en réalité comment le chef-soleil pourrait-il ne pas en avoir ?) Si je m'endors profondément, tu ne pourras me réveiller avec la main. Frappe-moi la tête avec le marteau de fer. Ne dis pas que tu me briseras la tête. Frappe-moi la tête aussi fort que tu pourras. Si tu frappes doucement, je ne me réveillerai pas.
Un peu plus tard le kele arriva, énorme et tout noir. Il arriva, marcha de ci de là. Elle le frappa légèrement avec le marteau de fer. Il ne se réveilla pas. Elle continua de le frapper doucement. Il ne se réveilla pas. Le kele continua de faire les cent pas face à la porte de derrière. Il arriva tout près. Alors elle le frappa avec force et il se réveilla. Il prit les serres dans sa poche, les enfila. Il se rencontrèrent dans l'entrée et s'y affrontèrent. A partir du lever du soleil, ils se battirent tout le jour. Le soleil descendit, le soir survint. Il griffa le kele jusqu'au sang, car l'homme était très fort. Le kele s'affaiblit. Du sang. Le soleil se coucha. L'esprit malin tremblait de la tête aux pieds, car il lui avait griffé même le cœur et les entrailles avec les serres de l'aigle. Il le tua. Il creva. L'homme entra dans la maison. Il était épuisé. Il se coucha. La jeune fille s'en fut chez son père, le chef-soleil.
- Un homme est arrivé. Il a tué le kele.
- Bien. Donne-lui à manger et à boire lorsqu'il se réveillera. Et quand il aura bien mangé et bien bu, laisse-le dormir.
Elle rentra chez elle. Elle n'avait laissé à la maison que sa servante. Pendant ce temps, la servante avait tué l'homme. Elle lui avait tranché la gorge. Non loin de là se trouvait un lac. Elle y avait jeté le corps. La jeune fille entra :
- Il n'est pas là.
- Où est-il donc ?
- Il a disparu.
Elle dit à la servante :
- Où est l'homme ?
- Je ne sais pas.
Au matin la jeune fille se réveilla, alla partout à  sa recherche. Elle finit par le voir dans l'eau. Son corps était gonflé et il était remonté à la surface. Elle le sortit et vit la plaie au cou. Quelqu'un lui avait tranché la gorge. Elle continuait de l'examiner, elle fouilla le corps et elle vit sous les aisselles ce qu'il avait volé dans l'île marine et qui ressemblait à une vessie de poisson.
- Oh ! Je vais le soigner avec cela.
Elle lui enduisit la blessure du cou avec de la bile. Kakomeï ! La blessure se referma. Elle le guérit. Elle en versa un peu dans la bouche. Il commença à respirer un peu. Puis elle la lui donna toute à boire. Il s'assit.
- Oh ! Je me suis endormi. J'ai dormi profondément.
- Oh, non ! Tu avais été tué. Ma servante t'avait tué. Je ne t'ai sauvé que grâce à ce qui était caché sous ton aisselle et qui ressemble à de la bile. Eh bien, allons chez mon père. Dis-lui ce qu'il te faut. Demande-lui tout ce que tu voudras.
Ensuite ils entrèrent. Il dit :
- Eh bien ! Où veux-tu aller à présent ? Veux-tu (rester) ici ou rentrer chez toi ? Où est ta maison ? dit le chef-soleil.
- Je veux rentrer chez moi.
- C'est bon, rentre à la maison. Prends ma fille avec toi. Epouse-la. As-tu déjà une femme ?
- Non.
- Egeï ! Prends celle-ci.
- Bon. Tue-moi quarante chevaux pour la viande comme provisions de route.
- Entendu.
(Ils prirent) seulement la viande et laissèrent les os. Ils prirent un grand sac et y mirent la viande quand elle fut prête. Il tira la courroie (apportée) d'en haut. L'aigle tira, tira à lui. L'aigle était très fort : il tira à lui quarante chevaux à viande et deux personnes. Il rendit les serres à leur propriétaire.
- Oh ! Tu me fais grand plaisir. Où veux-tu aller à présent ? Chez toi ?
- Oui, chez moi.
- Entendu, je t'emporterai. En chemin ne parle pas. Quand je serai fatigué en route, je ralentirai. Coupe-moi des morceaux de viande et jette-les-moi.
Ils s'envolèrent. Il lui en jeta. Il les attrapa rapidement /au vol/. A nouveau il accéléra. Un peu plus tard il se fatigua et se mit à voler lentement. De nouveau il lui jeta /de la viande/. De nouveau il l'attrapa, mangea et accéléra. Un peu plus tard il redevint lent. Il ne restait dans le sac que peu de viande. Quand ils approchèrent du trou, il ne restait plus de viande. Il découpa son mollet (et le lui jeta). Il le saisit et le mangea. Alors ils atteignirent sa terre. En arrivant, il demanda :
- Qu'ai-je mangé récemment. C'était très bon.
- C'est mon propre mollet que j'avais découpé. Il ne restait plus de viande.
- Oh ! Comment vas-tu faire ?
- Non, j'ai un remède.
Il sortit de son aisselle /ce qui y était caché/, se frotta la jambe. Elle redevint comme avant. Elle se cicatrisa. Ils entrèrent dans la maison., arrivèrent chez son père. Le père dit :
- D'où viens-tu ?
- Je viens d'en bas, d'une autre terre.
- J'y suis allé auparavant. J'ai vu que c'était un endroit où j'allais. Pourtant tu n'en as vu que la moitié.
Il épousa la jeune fille et vint avec elle. Ils passèrent la nuit, se levèrent. Le long du bord de la mer (quelqu'un) naviguait, avec des enfants. Il dit :
- Allez voir qui vient. Apportez-moi les nouvelles.
Ils partirent, revinrent et dirent :
- Il y a deux enfants, un garçon et une jeune fille, et leur mère avec eux.
- D'où viennent-ils ?
Ils n'avaient fait que regarder sans poser de questions. Ils dirent :
- Que vienne le cavalier d'avant, nous boirons (le thé) avec lui. Et nous converserons.
L'homme dit :
- Je ne veux pas. Qu'ils viennent eux-mêmes.
- Non, que ce cavalier vienne.
Alors il y alla. Il dit :
- Eh bien ?
- Les deux enfants sont jumeaux. Ils ont vite grandi. Ce sont ses enfants d'outre mer.
L'homme dit :
- Eh bien ! Quelle est ta pensée ?
La jeune fille dit :
- Nous partagerons. Toi, prends le fils. Moi, je prendrai la fille.
Il frappa dans ses mains sur-le-champ :
- Bien, je suis d'accord.
La jeune fille partit pour cette contrée. Elle laissa l'enfant-garçon au père.

Notes.
1. Comparer avec le texte N°12 de la Section I.
2. Maïny-ïileil : grand spermophile.
3. Petites fioles de verre.
4. Paltoshyn : emprunt direct /au russe " palto "/. Chez les Russes de la Kolyma on appelle " palto " une combinaison courte.

123. Tannen-lymnyl (Recueilli auprès du Tchouktche Nyron au lieu-dit Aqonaïke).

Un jour le fils du soleil, un chef (1), voyageait autour de la terre dans une lettre (un papier) rapide en guise d'ailes. Un enfant était à la maison. Le diable-tsar l'apprit. Il se mit à pleuvoir. Les ailes se mouillèrent. Il devint immobile. Le diable vit les ailes mouillées et dit :
- Ga-ga ! Que t'arrive-t-il ?
- Oh ! Mes ailes sont trempées. Je ne peux plus me mouvoir.
- Buvons le thé.
De son petit doigt il sortit une tasse, d'un autre doigt une boîte à thé, d'un troisième du sucre, d'un quatrième du pain. Ils burent. Il dit :
- Partons.
Le diable dit :
- Je vais t'emmener chez toi. Seulement donne-moi l'enfant comme rétribution.
Il l'emporta. Avant d'arriver le tsar réfléchit. (Ils arrivèrent à la maison). Il avait pour serviteur un cosaque très habile.
- Pourquoi es-tu si pensif ? Que t'est-il arrivé en chemin ? (J'ai) dans mes mains une grande adresse (2).
Le diable dit :
- Tu passeras dix nuits et je viendrai.
Le serviteur dit :
- Pourquoi es-tu si abattu ? Je suis adroit.
- Eh bien ! Voilà : le kele va venir dans dix jours et il prendra l'enfant.
- Eh bien ! On va arranger cela.
Il ordonna de construire une maison de la taille d'une montagne, et à l'intérieur d'accrocher une autre maison et d'y mettre une bouteille d'alcool. Quand l'esprit malin arriva, il huma l'air des deux côtés :
- Ouh, dit-il, cela sent la vodka.
Il s'envola sur la tour et but toute la bouteille. Il devint ivre, et le cosaque le poussa en bas. Il tomba sur le flanc et ne put se relever. Le fils du tsar vint à passer à côté, un arc à la main. Le kele lui dit :
- Retourne-moi sur l'autre flanc.
Le cosaque, un homme du bord du fleuve, dit :
- Non, non, ne le retourne pas.
Il le retourna.
- Bon, lui dit-il, sois mon neveu. Te voici une chemise à moi (3). Va chez le troisième chef garder le troupeau à la place de sa fille.
Il partit et emmena un compagnon pour les moments d'ennui (4). En chemin /ils ne trouvèrent/ pas d'eau, si ce n'est dans certaines fosses profondes (5). Le fils du tsar dit :
- Descends-moi avec ton lasso. Je boirai.
Il le descendit et il but.
- Tire-moi à présent.
- Je ne te sortirai pas si (tu ne rends pas) la chemise de l'esprit malin.
Il la rendit. Il le retira et l'enfila. Il arriva chez le tsar. Le tsar dit à sa fille :
- Le reconnaîtras-tu ? Lequel est ton fiancé ?
- Celui-là, celui qui se tient à l'écart. Il a un visage de vrai forgeron (6).
- Bon, je vais les mettre à l'épreuve. Amenez-moi un cheval nu.
On amena un cheval nu.
- Passez-lui la main /sur la peau/, afin qu'une toison y pousse.
Le serviteur passa la main. /Il ne se passa/ rien. Le fils du tsar passa la main. La toison poussa. Il se maria. Les gens du tsar n'attrapèrent pas de poisson et la famine s'installa (7). Il les enferma tous dans un tonneau qu'il lâcha en mer. Dans la partie supérieure il colla des ailes en papier et il les emporta dans son royaume.

Notes.
1. Tirkin jytoo, tirk-erem.
2. C'est-à-dire " je peux t'aider ".
3. Gylgynqatken mysukun, c'est-à-dire " chemise ".
4. Emnol-tomgyn.
5. Dans des puits.
6. C'est-à-dire très intelligent, car on considère que le métier de forgeron exige une grande intelligence et un grand savoir..
7. Les gens du tsar sont présentés comme ichtyophages à l'instar des Russes de la Kolyma qui vivent dans le voisinage des Tchouktches.

124. Tannen-lymnyl (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat à Sredne-Kolymsk).

/Il y avait/ cinq frères. A proximité vivaient cinq sœurs. L'une d'elles avait le visage tors. L'aîné /des frères/ était /un bon/ artisan (1): il fabriquait des flèches. /Un jour/ ayant achevé /une flèche/, il la tira. Près de sa porte une jeunes fille ramassa la flèche et la cacha. Le second frère était également artisan. Ayant fait une flèche, il la tira. Ayant tiré, il donna l'arc au suivant. Cette jeune fille avait une sœur. De nouveau elle tomba près de la porte. De nouveau elle la ramassa et la cacha. Ainsi tirèrent quatre des frères. L'aîné s'en fut chez la jeune fille et dit :
- Où est ma flèche ?
- Je l'ai cachée, lui dit-elle.
Il rentra chez lui. Un autre y alla de même. Tous les quatre trouvèrent des fiancées. Alors il transmit l'arc au cadet. Il tira (elle tomba à l'eau). La jeune fille au visage tors puisa de l'eau et retira la flèche. Le garçon se déshabilla et alla chercher la flèche dans l'eau. Il n'apprit qu'à ce moment-là que la jeune fille avait pris la flèche. Il enfila sa culotte et revint chez lui. Il demanda sa flèche à la jeune fille au visage tors. Elle ne voulut pas la rendre. Il rentra et passa la nuit. Le lendemain il partit. Il arriva chez ses frères : ils portaient des peaux sur les épaules. Les frères arrivèrent chez ces jeunes filles qui vivaient dans différents yorongues. La jeune fille au visage tors dit au cadet des frères :
- Mon fiancé est arrivé. /Dors/ ici, à côté, lui dit-elle.
Le cadet dit :
- Tu ne me conviens pas, tu as le visage tors.
Ils dormirent dans des coins différents. Il ne la prit pas pour femme. Il laissa devant la porte les peaux qui avaient été apportées. La jeune fille au visage tors alla chez ses sœurs. Les sœurs lui dirent :
- Nous travaillons nos peaux. Pourquoi ne travailles-tu pas les tiennes ?
- Pourquoi le ferais-je, répondit-elle. Comme si nous avions dormi ensemble !
Le lendemain elle rentra chez elle. Elle prit sous l'appui-tête /le sotsot/ un couteau féminin (2) à manche de fer, découpa les peaux (en lambeaux), mangea toutes les peaux, toutes ces peaux-là, destinées à faire des vêtements pour son mari. Elle les mangea. Ensuite elle prit et mangea ses propres peaux destinées à faire des vêtements. Ensuite elle coupa tous les fils et les mangea. Elle découpa et mangea la bordure de fourrure (3). Quand elle en eut fini avec les peaux, elle se coucha et s'endormit. De son coin, pendant qu'elle dormait, le fiancé souleva le pan du yorongue, passa la tête et regarda en l'air : en haut était suspendu son vêtement, prêt, cousu, fait dans le ventre. " Oh, se dit-il, il est bien cousu ". Il s'approcha de sa fiancée et l'étreignit. La jeune fille au visage tors le repoussa de la main. Il l'étreignit à nouveau. De nouveau elle écarta sa main. Il se recoucha à sa place. Ils se réveillèrent. On fit cuire le repas. La combinaison d'été, avec une bordure en fourrure de glouton, était prête. La combinaison de dessous avait une bordure en fourrure de loup. Il en mit une avec une bordure de loutre. Il alla chez le voisin. L'aîné des frères dit :
- Je t'envie. Tu as repoussé la jeune fille, mais c'est ton vêtement qui est le plus beau.
Ils rentrèrent chez eux, laissèrent les femmes. Le lendemain elles arrivèrent. Elles avaient suivi les maris. La jeune fille au visage tors vint chez le cadet, mais elle refusa d'entrer dans le yorongue. Par la suite, tant bien que mal (il la convainquit). Elle entra. Son mari l'y suivit. Il lui regarda le visage. Or son visage était devenu très beau. Ils commencèrent à se vouloir mutuellement, se couchèrent ensemble et s'endormirent. Au milieu de leur sommeil le mari sortit. Il alla dans la maison de la jeune fille au visage tors. Il s'empara de toute son enveloppe torse. Elle l'avait dissimulée dans un sac (mais il l'avait trouvée). Il la découpa en morceaux au-dessus d'une fissure du sol, et cacha les morceaux dans diverses fissures et fosses. Il renroussa chemin et, à son arrivée, se coucha. Ils dormirent un peu. De nouveau sa femme se mit en colère, le repoussa, rejeta son mari, bien qu'il la tînt. Elle bondit dehors et s'en fut à travers la toundra. Sous ses pieds la terre s'enfonçait. Son mari se languissait d'elle. Il dit à ses belles-sœurs :
- Faites-moi cinq paires de bottes. Quand vous les aurez faites, j'y mettrai des provisions et je me mettrai en route.
Elles les lui firent, et il partit sur les talons de sa femme. Quand il avait usé une paire de bottes, il retirait les vivres d'une autre. En chemin il rencontra un grèbe. Il se glissa vers lui et faillit l'abattre. Le grèbe le vit, se leva et dit :
- Que veux-tu faire ?
L'homme dit :
- Je veux te tuer.
- Pourquoi ? demanda-t-il.
- J'ai très faim (il avait mangé toutes les provisions de ses bottes).
- Ne me touche pas, répondit-il, le cœur de ta femme est caché dans un poisson.
Il ne le tua pas et s'en fut. Il vit un loup couché. A nouveau il se glissa vers lui et faillit l'abattre. Il le vit et dit :
- Que fais-tu ?
- Je veux te tuer.
- Pourquoi ?
- J'ai très faim.
- Non, dit-il, le cœur de ta femme est caché dans un renne sauvage.
Le loup lui donna de la viande à manger et dit :
- Va par là. La sœur de ta femme d'un autre univers vit là-haut.
Il partit. Il arriva dans une demeure d'un autre univers. Une jeune fille dit :
- Oh ! Tu es venu ?
- Oui, dit-il.
- Oh ! On va te tuer. Ta femme au visage tors est en colère.
L'homme dit :
- Crois-tu que je sois venu pour vivre ?
- Abats un renne, dit-elle. Je te ferai des bottes (4).
Il abattit un renne et s'endormit. Elle dit :
- Ta femme est allée dans la maison paternelle. Va vite dans la maison d'une autre de ses sœurs. Il alla chez une autre sœur de sa femme, arriva chez sa belle-sœur. Elle lui dit à son tour :
- Qu'es-tu venu faire ?
- Je viens chercher ma femme.
- On va te tuer.
- Crois-tu que je sois venu pour vivre ?
Elle lui servit à manger. Au milieu du repas sa femme arriva. Elle grogna de colère. Elle le cacha dans le joron'e derrière la paroi arrière. Elle entra encore en colère. Elle avait dit en chemin :
- Si je trouve l'homme du monde inférieur, je le mangerai tout vif.
Ensuite elle dit :
- Cela sent ici comme s'il était venu.
L'autre dit :
- Tu l'as tout à fait abandonné. D'où viendrait-il ?
On s'endormit. Au matin la femme en colère partit de nouveau chez son père. La belle-sœur nourrit l'homme. Laissant la nourriture, elle dit :
- Ami, mets-toi  en route. L'ours vit près de l'aurore vespérale. C'est chez lui qu'est le cœur de ta femme. Si tu le rencontres, frappe-le une fois avec ta lance. Quand tu lui auras fait une blessure, saisis-le avec la main.
La lance avait une traverse et deux lames. L'ours se jeta sur lui. Dans sa terreur, il projeta la lance sur lui de loin. Il le piqua avec les deux tranchants et lui fit une blessure. Il le tua. Il se précipita vers la blessure, pressa des deux mains. Tandis qu'il le maintenait, un poisson s'échappa de la plaie.Or le grèbe d'avant se trouvait là à proximité. Le poisson plongea dans l'eau. Le grèbe le poursuivit et le rapporta encore frémissant. Il retira le cœur du poisson et le mit dans la blessure de l'ours. Il continuait de le tenir. Un renne mâle sauvage bondit hors de la blessure. Le loup était là, le poursuivit et le ramena vivant. Le loup sortit le cœur. A nouveau il le mit dans la plaie de l'ours. Alors il le laissa et revint sur ses pas. Il arriva. La belle-sœur dit :
- Et alors ?
- Je l'ai fait.
- Kako, comme c'est étonnant ! Ta femme est redevenue ce qu'elle était.
Un peu plus tard, le soir, la femme arriva. Elle pleurait.
- Egeï-geï ! Si l'homme revenait du monde inférieur, je ramperais sur les genoux.
Ainsi parla-t-elle en poussant des sons plaintifs avec la gorge (5). Elle se languissait de son mari. La belle-sœur de son mari la recouvrit d'une couverture et dit :
- Si ta femme emporte la couverture, suis-la.
Elle se languit de son mari jusqu'à la nuit. Ensuite sa sœur lui dit :
- Eh bien ! Entre dans le yorongue. Nous voulons dormir et nous perdons du temps.
Elle dit :
- Mais je me languis de l'homme du monde inférieur. Le reverrai-je (un jour), si je l'ai abandonné si loin ? Bon, on verra.
Elle se coucha. Finalement elle tira la couverture avec ses talons. L'homme tira de son côté.
Elle dit :
- Kyke vyne ! (6) L'homme d'en bas est venu, mon petit mari.
Tout le temps elle se tenait sur les genoux. Ils se réveillèrent. Elle regarda son mari. Il avait vieilli. De chagrin, probablement. Elle dit :
- Allons dans la maison paternelle.
Ils partirent. En arrivant à la maison paternelle, elle dit :
- Ouh ! L'homme d'en bas, mon petit mari, il a vieilli.
Il dit à sa fille :
- Il y a un lavabo dans la grande resserre (7). Dans un sac. Apporte-le.
Elle lava son mari. Il redevint aussi beau qu'avant.

Notes.
1. Tamenna-laul.
2. Navan-valy : couteau à couper les peaux, semblable par la forme à celui d'un cordonnier et qu'on n'utilise que dans les ateliers de femmes.
3. Attysqen : bordure sur le pan du vêtement, le plus souvent en fourrure de chien, et aussi de loup, de glouton, de castor, etc.
4. Des bottes faites avec la peau prélevée sur la patte du renne.
5. Nynseïneqin.
6. Exclamation d'étonnement joyeux.
7. Magny.

125. Nargynen-vethav. La parole de l'Univers (Recueilli auprès du Tchouktche borgne Kevtegyn en 1897).

Il y avait un jeune homme au bord de la mer. Son père et sa mère étaient morts. Il était resté seul. Il allait de demeure en demeure, mais on ne le laissait pas entrer dans le yorongue. Son vêtement était en peau de phoque. Il se nourrissait lui-même de déjections de chiens, mais cependant il ne mourait pas. Kako ! Le gars était tout à fait vivant et en bonne santé. Il décida : " Je vais partir d'ici pour une autre contrée ". Il marcha, marcha et rencontra un renard. Le renard lui dit :
- Qu'as-tu à passer ton temps en chemin ? Va vite vers l'avant. Tu trouveras là-bas une maison isolée avec une fille unique et un grand troupeau. Tu la demanderas en mariage. Si on te dit :  " Procure-toi un rachat ", dis seulement : " Egeï ! "
Le jeune homme s'en fut à pied.Il arriva chez un vieillard. Il avait une fille : il n'y en avait pas de plus belle au monde. Il y avait autant de prétendants que de boue /de grains de sable/, mais le vieillard les repoussait tous. Finalement il dit un jour aux prétendants :
- J'ai fait un rêve. Nargynen (1) a une Parole qui lui a permis de créer le monde. Ah ! Si quelqu'un pouvait me rapporter cette Parole.
- Nous ne pourrons pas, dirent les prétendants.
- Eh bien ! Moi, j'essaierai, dit le jeune gars.
- Tu as tort, ne crois-tu pas ?
Il partit dans la toundra sans savoir où aller. A nouveau il rencontra le renard.
- Où vas-tu ? lui demanda-t-il.
- Eh bien ! Voilà : mon futur beau-père m'envoie me procurer la Parole qui a permis à N'argynen de tout faire. Mais je ne sais pas où aller, et même si je trouvais le chemin, pourquoi me la donnerait-il ?
- Ne crains rien, dit-il. Prends une aiguille et du fil. Jette-la en l'air. Elle s'enfoncera dans le ciel. Tu monteras par le fil. Pour paiement, passe par la contrée qui se trouve sous la terre supérieure. Tu y trouveras un aigle. Dis-lui : " Donne-moi ton bâton de marche pour me servir de rachat ", et emporte-le.
Il arriva chez l'aigle, s'assit pour boire le thé. Après le thé, le jeune homme lui dit :
- Donne-moi quelque chose pour me servir de rachat.
L'aigle prit son bâton de marche à deux articulations vissées ensemble. Il le dévissa comme /on dévisse/ la culasse d'un fusil. Il déversa le contenu d'une des moitiés : il en sortit des gens qui se déplaçaient dans tous les sens avec des attelages de rennes, les autres à pied, certains en courant. Ils luttaient, faisaient des compétitions, se hâtaient. Beaucoup de gens. Il rassembla au plus vite tous les gens et les remit dans le tube. Il ne resta plus personne. Ensuite il renversa l'autre moitié. Apparurent des ours, des gloutons, des renards qui couraient dans tous les sens. A nouveau il les rassembla et les remit à leur place. Il revissa le bâton de marche et dit :
- Vago !
Le jeune homme se mit en route et arriva jusqu'à Nargynen.
- Kako ! dit celui-ci. Un visiteur. Vite, du thé.
Boum ! D'en haut une bouilloire et deux tasses tombèrent sur la table. La bouilloire versait elle-même le thé. Ils burent du thé. Le jeune homme dit :
- Donne-moi la Parole.
- Comment te la donner ? C'est ce dont je me sers pour dissiper mon ennui. Et puis qui me préparerait le thé ?
Le jeune homme prit le bâton de marche, le dévissa comme la culasse d'un fusil.. Il déversa le contenu d'une des moitiés : il en sortit des gens qui se déplaçaient dans tous les sens avec des attelages de rennes, les autres à pied, certains en courant. Ils luttaient, faisaient des compétitions, se hâtaient. Beaucoup de gens. Il rassembla au plus vite tous les gens et les remit dans le tube. Il ne resta plus personne. Ensuite il renversa l'autre moitié. Apparurent des ours, des gloutons, des renards qui couraient dans tous les sens. A nouveau il les rassembla et les remit à leur place. Il revissa le bâton de marche et dit :
- Vago !
- Oh ! dit Nargynen, donne-le-moi, s'il te plaît.
- Mais toi, tu ne veux pas me donner la Parole.
- Tiens, prends-la. Que la Parole soit à toi. Elle ne sera pas désobéissante.
Le jeune homme lui donna le bâton et repartit rapidement. Il s'éloigna un peu et se demanda s'il n'avait pas été roulé. Il s'assit sous un buisson et dit : " Du thé, vite ! " La bouilloire et une tasse tombèrent d'elles-mêmes du ciel. La bouilloire versa elle-même le thé et se remit elle-même en place. Il se remit en route, arriva chez l'aigle.
- Eh bien ! Il te l'a donnée ?
- Oui.
- Montre-moi comment elle est, la Parole de Nargynen.
Le jeune gars dit :
- Eh ! Du thé, vite.
Deux bouilloires tombèrent du ciel avec deux tasses. Ils burent jusqu'à plus soif. L'aigle dit :
- Donne-moi la moitié de la Parole.
- Bien, dit le jeune homme, et il lui donna une bouilloire. L'aigle prit la bouilloire. Le jeune homme partit et arriva chez le beau-père. Celui-ci dit :
- Eh bien ! L'as-tu apportée ?
- Je ne sais pas. Il me semble que oui. Je crois que je l'ai apportée ici.
Ils s'assirent dans le yorongue. Il dit :
- Eh bien ! Nous allons boire le thé.
Une bouilloire et des tasses correspondant au nombre de personnes présentes tombèrent. Ils burent jusqu'à plus soif. Il épousa la jeune fille.

Note.
1. Nargynen : l'univers.

126. Nargynen-ettvet. La barque de Nargynen (Recueilli auprès du Tchouktche Sene à la foire d'Aniouïsk).

Il y avait cinq frères. L'aîné était chamane. Les cadets passaient leur temps à chasser le phoque. L'aîné chassait constamment le renne sauvage. Il en cherchait constamment, en trouvait et les tuait. L'aîné se perdit en cherchant des rennes. Il se fabriqua une yarangue en peaux de renne sauvage au bord de la mer. Soudain il entendit un bruit qui venait du large, qui approchait. Le bruit fut bientôt tout proche, il arriva aux abords de la yarangue, puis approcha d'un autre angle, passa sur le côté, puis vers la porte. Le bruit fit le tour de la demeure. Alors le maître de maison jaillit nu de la yarangue et poursuivit le bruit. Il empoigna le kele, l'attacha à un des montants (de la yarangue), et retourna en quête de rennes sauvages. Il ramena une femelle et son petit après les avoir tués. Il fit cuire son repas et, après avoir mangé, il s'endormit.  Il repartit en quête de rennes sauvages, ramena une femelle de deux ans. Da nouveau il se fit à manger, s'endormit, retourna chasser le renne, et ramena un mâle. Le kele s'était changé en femme. Elle se grattait avec un peigne. Ils se couchèrent ensemble. Elle conçut un enfant, le porta et accoucha d'un fils. Le père se mit à chamaniser. Il dit :
- Mes frères cadets viendront. Nous irons avec eux à la maison.
Les frèrent arrivèrent, lui proposèrent de venir (avec eux). Ils partirent après avoir chargé la jaran'e. On la planta comme demeure du frère aîné, mais derrière toutes les autres. Les cadets dirent à l'aîné :
- Toi aussi, viens chasser le phoque.
Il alla avec eux en mer, lança la lance sur un morse. Ils l'attachèrent à un flotteur et l'abandonnèrent en mer. Ils rentrèrent en barque à la maison et dirent à leur-belle sœur :
- Epouse l'un d'entre nous.
- Non, dit-elle.
Ils la poursuivirent. Elle s'enfuit et se jeta à l'eau. Ils montèrent en barque et lui donnèrent la chasse en mer. Elle se changea en morse et renversa la barque. Il resta un petit enfant. Il s'installa dans une congère et pendant une année entière se nourrit de déjections de chiens. Se nourrissant ainsi, il grandit, partit dans la toundra, se nourrit de souris, grandit, devint grand et fort. Il partit au bord de la mer, vit la demeure d'un tannytan avec beaucoup de prétendants pour une jeune fille. Il dit :
- Moi aussi je vais la demander en mariage.
Les autres le rouèrent de coups. Le /futur/ beau-père dit :
- Qui m'apportera la barque de Nargynen (1)?
- Moi, je la rapporterai, dit l'orphelin.
Ils le rouèrent de coups de plus belle :
- Tu parles pour ne rien dire. Que ramèneras-tu ?
Il dit à la jeune fille :
- Mets dans une moufle des morceaux de gras en guise de vivres, donne-moi une aiguille et du fil, et je me mettrai en route.
Il partit dans la toundra, jeta l'aiguille en l'air en lui disant : " Accroche-toi au ciel ". Elle s'accrocha au ciel. Il grimpa par le fil et arriva à la première demeure de la rangée /d'un campement/. On lui dit :
- Que viens-tu faire ?
- Je cherche la barque de Nargynen.
- Eh bien ! Continue ton chemin.
Il continua son chemin. Il arriva à la limite suivante. Là vivait un esprit qui avalait les passants. Il passa par là de nuit et continua. En travers du chemin était couché Flancs-bigarrés (2). Il voulut le contourner, mais l'autre s'allongea. Il prit son élan et sauta par dessus. Il reprit sa route. En travers du chemin était couché Kergylyn (3). Il voulut le contourner et ne put, car il s'allongeait. Alors il prit son élan et sauta par dessus. Il arriva chez N'argynen.
- Qui es-tu ?
- Je suis un homme du monde inférieur.
- Que viens-tu faire ?
- Chercher ta barque.
Nargynen vivait dans une jaran'e de tissu rouge, et son joron'e était en verre. Il regardait à travers les murs tout ce qui se passait dans le monde. Il lui donna la barque, y chargea des vivres et autres objets : rouleaux de courroies, peaux de phoques barbus par dizaines, sacs de tabac, bâts de thé (4). Installé dans la barque, il se laissa glisser en bas, arriva à la demeure de la jeune fille et l'épousa. On chassa les autres prétendants.

Notes.
1. Voir le texte N° 125. La Parole de Nargynen : il y a eu ici confusion des mots attvet " barque " et vethav " parole ".
2. Gyto-kalely : insecte du genre de la coccinelle.
3. Insecte.
4. Emte-qal, c'est-à-dire bât (charge double) : il pèse trois pouds /mesure de poids russe de 16,38 kilogrammes/.

127. Iakonne-lymnyl. Récit sur Iekunnin (Recueilli auprès du Tchouktche Iaïaq au lieu-dit Aqonaïke en 1897).

Il y avait une petite fille nommé Gynkyneut. Dans la yarangue s'étaient réunis ceux qui procédaient à un rite. Ils avaient fermé le trou de fumée, ils chantaient. Or c'étaient des chiens. Les uns chantaient :  " Kooo, kooo ! ". Ils hurlaient, les petits. D'autres /chantaient/ : " Koon, koon, koon ! ". D'autres, debout /chantaient/ : " Ooo, nooo ! " (1). Finalement la maîtresse de maison dit à la jeune fille :
- Regarde voir qui chante, pourquoi ils ont fermé la porte et le trou de fumée ".
Elle trouva une fente et regarda. Tous les chiens hurlaient. Les gens accoururent et se mirent à les rouer de coups. Les chiens s'enfuirent vers l'ouest et devinrent des Russes. Une partie d'entre eux restèrent des chiens et devinrent leurs chiens d'attelage. Ceux qui avaient été battus auparavant étaient irrités à cause des coups /reçus/ et ils se mirent en guerre.
- Guk ! Nous ne savions pas. Les nôtres battaient les chiens, et ils se sont transformés en hommes.
Ils se battirent. En campagne se mit Iekunnin revêtu de fer, grand tueur, Tannytan du feu (2), et il se mit à anéantir le peuple. Il avait un fils adoptif né dans une famille d'éleveurs, qui apportait la nourriture, était alerte, rapide. Il rattrapait un renne sauvage à la course et le tuait avec son couteau. Après l'avoir vidé, il le prenait pas une patte arrière, le jetait sur son épaule et l'emportait de la sorte chez lui. Iekunnin le grand tueur anéantissait les gens. Il avait amassé des chariots entiers de bonnets de fourrure et avait envoyé au Chef-Soleil vingt chariots de bonnets de fourrure pris aux tués. Il dit :
- Il n'y en a plus. Je les ai tous tués.
Le Chef-Soleil dit :
- Il reste encore beaucoup de petits oiseaux dans l'herbe.
- Je les achèverai. Qu'on m'apporte un gros fusil, je l'emporterai avec moi.
- Ah non ! Ils te tueraient.
- J'en suis capable.
Il prit le fusil, le gros fusil (le canon), l'emporta avec lui, marcha, recherchant des habitants et les anéantissant. /Parmi/ les nôtres /il y avait/ Nankasgat, un preux vêtu d'un vêtement en peau de phoque barbu, de grande taille et large /d'épaules/. Pendant la débâcle des glaces sur la rivière Nomvaan il se couchait en travers et retenait des blocs de glace. Sur son corps passaient les traîneaux des nomades comme sur la terre ferme. Son camarade Temeereseqeï était leste lui aussi. Celui qui avait été élevé par les Tannyt à la chasse. Il trouva un renne sauvage, le tua, le souleva. Nankasgat en colère le regardait faire et lui dit :
- Il ne pourra pas.
- Je pourrai, répondit-il.
Il rattrapa celui qui avait été élevé par les Tannyt, le saisit par le bras droit. L'autre se débattit, mais ne put se dégager.
- Si je suis devenu pour toi une proie, (tue-moi).
- Non, je t'ai empoigné non pour la mort, mais pour la vie. Non pour l'obscurité, mais pour qu'on puisse te voir. Je ne veux pas prendre ton cœur.
- E-e !
- Pourquoi as-tu le visage d'un vrai homme (3)? Qui es-tu ?
- J'ai été élevé chez les Tannyt.
- A-a ! Sois notre compagnon. Complètement. Tu nous montreras le chemin.
- D'accord.
Ils allèrent à deux chez Iekunnin.
- Quel homme as-tu amené ? (cria Iekunnin).
Il prit le grand fusil et voulut tirer.
- Pourquoi cela ? C'est un ami, il nous indiquera les campements.
Le Tannytan s'assit et se mit à manger. Il mangeait très vite (4). " Tiens ! Pourquoi mange-t-il si vite ? " Il prit un grand couteau et voulut le frapper.
- Pourquoi cela ? C'est un ami, il nous indiquera les campements.
- A-a !
Iekunnin acheva son repas et s'endormit. Temeereseqeï voulut le frapper avec son couteau.
- Ne le tue pas dans son sommeil. Si Nankasgat est fort, qu'ils s'affrontent demain tous les deux.
- A-a !
Au matin ils allèrent combattre, Iekunnin vêtu de fer et Nankasgat vêtu de phoque barbu. Tous les deux. La lance de Iekunnin avait une lame longue d'un coude, celle de Nankasgat avait la même longueur. Le soleil avait fait le tour du ciel. Ils se battaient /encore/. Ils n'en pouvaient plus. Les gens se tenaient autour et regardaient. La lance de Iekunnin s'émoussa, usée jusqu'à la partie arrière à force de frapper le sol. Son habit de fer était fendu. La langue Nankasgat pendait jusqu'à son épaule. Ils n'en pouvaient plus. Alors Eurgyn, un jeune spectateur, tira à l'arc une flèche en fanon de baleine et transperça l'œil de Iekunnin. Celui-ci dégoulina de sang. Il s'assit, s'appuyant du coude sur le sol. Beaucoup de personnes s'en prirent à lui, mais il en tua encore, car il était fort. Alors Eurgyn le frappa avec son couteau au-dessus de la cuirasse, puis il lui ouvrit le ventre. Alors on le tua. L'année suivante, celui qui avait été élevé par les Tannyt et Temeereseqeï s'en furent en convoi chez le Chef-Soleil.
- Où est mon compagnon ?
- Il n'est plus.
- Où est-il ?
- Il a été tué.
- A-a ! Je lui avais bien dit.
Alors on cessa de se battre. Les gens Etel (5), que l'on tuait des deux côtés (tchouktche et koriak) se mirent à parler (à traduire) de tous les côtés. Ils devinrent amis et cessèrent complètement de se battre. Alors Nutevia le Tchouvane alla chez Eeneïvu et dit :
- C'est trop affreux de s'entretuer. Il vaut mieux cesser. Concluons une alliance.
Eeneïvu dit :
- On verra. Va et demande aux hommes forts de votre côté ce qu'ils en pensent. Puis reviens cet automne. On verra ce qui se passera.
Nutevia s'en alla. L'année suivante, l'automne arriva. Il arriva et s'acheva. Eeneïvu était chez lui quand il entendit quelqu'un venir avec un attelage de rennes. Il sortit : c'étaient d'autres rennes, d'autres vêtements (pas des vêtements tchoukches). L'homme attacha les rennes, mais n'approcha pas. Il resta assis sur son traîneau, se contentant de se gratter légèrement la tête. Il fit le tour une fois, deux fois. Il se taisait. Il gardait le silence. Il lui  donna un coup de pied au visage. Il se taisait /toujours/. Il fit encore le tour une fois, deux fois. Il ne disait rien. De nouveau il le frappa du pied au visage, pour l'éprouver : " Se mettra-t-il en colère ? " Nullement. Alors il s'accroupit à côté de lui et dit :
- Tu es venu ?
- Oui.
- Qu'apportes-tu ?
Il ne dit rien, mais il sortit de son sac une médaille et un papier. C'était un papier sur la cessation des hostilités et la conclusion d'une alliance.

Notes.
1. Ici est représentée la fête mneyrgyn prétenduement organisée par les chiens. Cette fête donne lieu à un rite solennel consacré à la prise de chasse : les hommes chamanisent en battant le tambour, tandis que les femmes, se plaçant devant eux, expriment leur extase religieuse par différents mouvements du corps et danses étranges. Disons en passant qu'on attribue aux chiens, aux loups et à d'autres bêtes féroces l'usage d'accomplir de tels rites après des chasses fructueuses.
2. Melgy-Tannyt, c'est-à-dire les Russes.
3. Oravetla perarkyn : au contraire d'autres tribus, les Tchouktches se désignent simplement sous le nom " d'hommes ".
4. Signe d'une grande force physique, suspect chez le supposé traître de Jakunnin.
5. Les Tchouvanes.

128. Iakonne-lymnyl. Récit sur Iekunnin (Recueilli auprès du Tchouktche Nyron au lieu-dit Aqonaïke).

Quand les Tannyt et les Tchouktches se battaient, les gens fuyaient de l'intérieur des terres /et se réfugiaient/ vers la mer. Mais les Tannyt les poursuivaient et tuaient ceux qui ne réussissaient pas /à s'échapper/. Quand ils les capturaient, ils les tuaient de façon cruelle. Ils fendaient les hommes en deux /en les frappant/ entre les jambes la tête en bas ; les femmes, ils les ouvraient comme du poisson qu'on met à sécher.
Les familles d'éleveurs fuirent au bout de la terre, s'installèrent au pied des falaises, et amènagèrent des fortins dans les gorges sous des rochers ronds. Mais les Tannyt arrivèrent et escaladèrent la hauteur. Ils firent rouler des pierres vers le bas, détruisirent les fortifications et tuèrent les gens. Sur la terre de Neten, au-delà du cap Peek, ils édifièrent un autre fortin sous une falaise qui surplombait le rivage. D'en-haut il n'était pas possible de faire rouler des pierres. Les Tannyt escaladèrent la falaise. Ils ne pouvaient rien faire, car leurs pierres dégringolaient au delà de la limite du camp. Ils firent le tour, cherchant un passage. A l'avant marchait Iekunnin dans sa cuirasse de fer. Un jeune Tchouktche, Eurgyn, se tenait à l'entrée d'une étroite gorge son arc à la main et il buvait de l'eau dans un récipient de bois.
- Bois bien, dit Iekunnin, tu ne boiras plus jamais sur cette terre.
Iekunnin prit son javelot, le brandit, sauta en l'air comme sur le faîte d'un arbre, et agita son javelot. Le jeune homme prit sur la paroi un petit arc, y ajusta une petite flèche en fanon de baleine. Le visage de Iekunnin était recouvert de fer. Il n'y avait que deux trous à la place des yeux. L'autre tira. Tandis qu'il sautait la flèche le frappa en plein dans l'œil. Iekunnin tomba à terre. Il courut vers lui et l'empoigna :
- Toi, affreux meurtrier. Nous n'avons pas de haches, mais au moins nous te tuerons d'une autre manière.
On alluma un feu et on le fit rôtir sur le feu. On découpa sa chair bien rôtie en tranches et on le fit rôtir à nouveau. Il mourut. Epouvantés, les Tannyt s'enfuirent, mais on les rejoignit et on les anéantit. Alors en signe de joie les habitants de Neten organisèrent une course d'embarcations. Pour la course se affluèrent /des gens/ de Nuukan, Uvelen, Pisun et de tous les villages du littoral jusqu'à Vankarem. Deux frères, engendrés par une chienne, venus d'Ekaliurun, vainquirent. C'était une jeune prisonnière qui servait d'enjeu. Ils la prirent et l'épousèrent. Avec eux se multiplia le clan des " Engendrés par une chienne (1) ".

Note.
1. La famille du prétendu " toïon /chef en langue yakoute/ de tous les Tchouktches " tire précisément son origine de ces frères, dont l'ancêtre (mais non la mère) est supposé être une grande chienne noire.

129. Récit sur Iekunnin (Recueilli auprès du Tchouktche Gatle au fortin d'Aniouïsk en 1896).

Il y avait un chef russe très cruel. Il tuait nombre de nos gens. On les tenait par les jambes, on les coupait en deux à la hache du haut en bas entre les jambes. Leurs entrailles tombaient. Aux hommes on attachait le membre et on leur frappait le dos. L'homme sursautait et s'arrachait le membre ou un testicule. Ils pillèrent de nombreux troupeaux. Il alla une fois de la Kolyma vers l'Anadyr. Lui-même se déplaçait dans un traîneau couvert. Les gens couraient à côté. Nos gens entendirent. De la toundra il se réunit un grand groupe. Ils accoururent et se tapirent sur la route. Une nuit ils fondirent sur ceux qui dormaient et les taillèrent en pièces. Seul le chef fut pris vivant. /De même que/ deux autres Russes, des serviteurs pauvres qu'on nourrissait mal et qu'on maltraitait. Ceux-là, on ne les tua pas. On les captura et on leur dit :
- Vous serez témoins de ce que nous ferons pour que cesse l'extermination des nôtres.
On dévêtit complètement le chef. On lui passa une courroie par dessus la tête, on alla chercher un sikil /à dresser les rennes /, on le lui attacha et on le força à courir autour dans la neige. On le tirait par le sikil (1). Il courait. On le tirait, on le tirait. Son pénis se balançait de droite et de gauche. Il courait, courait. On l'étendit sur le sol et on le battit avec des maillets en bois de renne. On lui frappa tout le derrière. On le releva et il recommença à courir /tiré/ par le sikil. Ses yeux roulaient, sa langue pendait jusqu'aux tétons en battant de droite et de gauche sur sa poitrine. Il soufflait du nez : hi-hi-hi ! A chaque pas il crachait son sang. On le harassa à mort avec le sikil. Alors on donna des provisions à ces /deux serviteurs/ pauvres et on les renvoya chez eux avec un fort attelage de rennes :
- A présent dites aux vôtres /ce que nous avons fait à votre chef/ pour que cesse la cruelle extermination /de nos gens/.

Note.
1. Sikil : masse de bois qu'on utilise en dressant les rennes pour tendre la bride de droite.

130. Eqelyletkin pynyl. Récit du temps des guerres (Recueilli auprès du Tchouktche Sene au fortin d'Aniouïsk en 1896).

Quand pour la première fois s'affrontèrent les Tannyt et les Tchouktches, ils s'alignèrent les uns en face des autres. Les nôtres étaient terriblement effrayés, car les Tannyt étaient tout à fait extraordinaires. Leurs énormes moustaches saillaient comme celles des morses. Ils avaient des lances de la longueur d'un coude, si larges qu'elles éclipsaient le soleil. Leurs yeux étaient de fer, ronds. Tout leur vêtement était de fer. Ils fouillaient le sol du bout de leur lance, comme des rennes mâles bagarreurs, et ils invitaient au combat. Tous (les nôtres) restaient assis, tête basse, épouvantés. Un Tannytan s'avança, agitant sa lance :
- Qui, qui viendra se battre avec moi ?
Ils /les nôtres/ continuaient de rester immobiles, tête basse, sans un mot. Ils hésitaient. Un vieil homme de chez nous, un antique vieillard, s'avança :
- Eh bien ! Qui, qui, qui essaiera ?
Tout le monde se taisait. Il y avait quatre preux : Symkyl, Aïnayrgyn, Lavtylyvalyn et Elennut.
- Eh bien ! Que Symkyl essaie !
Devant Symkyl était assis son père. Le preux attendait qu'il /son père/ parle. Mais tout le monde restait assis sans parler. Personne ne se décidait. A nouveau le vieillard se plaça devant les rangs :
- Qui, qui, qui va essayer ?
Le criard (1) cria :
- Eh bien ! Moi.
 Le hocheur (2) hocha la tête :
- Toi, toi !
- Non, moi, cria Elennut. Moi aussi je suis une lance acérée en bois de renne. Qu'ils me brisent d'abord. Lavtylyvalyn a des bois de renne pleins.
Il posa sa lance à ses pieds et bondit sur la neige profonde. Cela commença. Ils combattirent trois jours et trois nuits. Personne ne put prendre le dessus. Elennut commença à perdre ses forces, mais le Tannytan aussi était fatigué. Le couvre-chef en fer se déplaça sur la nuque. Les cheveux apparurent. La tête était entièrement chenue. Elennut se mordit la lèvre : " Serai-je vaincu par un vieil homme ? " Il se mit à faire des boucles comme un cheveu autour du vieil homme et finit par le blesser à la hanche. Le Tannytan tomba sur le coude.
- Kako ! Comme tu es fort. Tu as pris le dessus sur moi. C'est la première fois que je me vois un vainqueur.
- Ne dis pas, plus tard, que parmi ceux qui ont été engendrés par la femme des mers blanches il ne s'est pas trouvé un homme pour se mesurer à toi.
- Ah ! Qui est ton père ? Montre-le-moi. Tu as de la chance d'avoir élevé un tel fils. Eh bien, tue-moi !
-Non.
- Tue, tue-moi, te dis-je. Comment un vaincu pourrait-il vivre sur terre ?
Il eut beau insister, il ne le tua pas. Alors il ôta son habit de fer, lui donna sa lance et dit :
- Garde cela, puisque tu es plus fort. Voici mon convoi. Ma femme, mes enfants et mes biens  y sont.
Et il s'en fut à pied en s'appuyant sur son bâton.

Notes.
1. Aïnayrgyn : en traduction littérale " le criard ".
2. Lavtylyvalyn : en traduction littérale " Hoche-Tête ". Il est considéré comme le chef des guerriers.

131. Eqelyletkin pynyl. Récit du temps des guerres (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke en 1896).

De ce côté de la rivière Omvaan vivaient deux familles, /celle d'/un riche avec de nombreux enfants, l'autre /celle de/ son cousin dont le fils unique prédisait beaucoup de choses dans son sommeil. Ils partirent nomadiser pour l'été et arrivèrent au bord d'une rivière. Ils plantèrent leur yarangue et préparèrent les resserres d'été (1). Le jeune homme, le fils unique, tomba face contre terre et s'endormit dès qu'il arriva. Le père regarda : son fils dormait. Que faire ? Il se mit à aménager lui-même la resserre. Il mit tant bien que mal les traîneaux en tas. Enfin, vers le soir, le jeune homme se réveilla :
- Gy, gy, gy ! Suffit de dormir. Je me suis réveillé.
Il regarda son père. Celui-ci s'affairait sur le tas de traîneaux :
- Tu fais la resserre ?
- Oui.
- Vous n'avez pas encore abattu de rennes (2) ?
- Non. Ne dors-tu pas ?
- Oh ! Je me suis endormi. Où est le troupeau ?
- Comment, où ? Il faut le mener au pâturage d'été.
- Oh ! Ce n'est pas la peine. Les ennemis nous poursuivent. Il faut fuir.
- Comment ferons-nous ? Où fuir, si en été nous sommes à pied ?
- Ne serait-ce que de l'autre côté de la rivière.
- La rivière est large et il n'y a pas de gué.
- Essayons quand même.
Ils ne dirent rien aux riches. Ils dirent seulement :
- Nous partons transhumer.
Les autres écarquillèrent les yeux : " Seraient-ils fous ? Ils vont conduire le troupeau à sa perte ".
Ils partirent le jour même et ne s'arrêtèrent que sur la rive. Avec une yarangue ils firent une embarcation en peau, y mirent leur chargement, attelèrent à la barque les deux rennes les plus forts et traversèrent la rivière. A leur suite ils firent traverser le troupeau. Sur l'autre rive ils dressèrent le camp dans un endroit caché. Dès qu'ils eurent planté la yarangue, le jeune homme prit son couteau et tua les rennes les uns après les autres. Il abattit tout le troupeau. Il eut bientôt fini car il y avait peu de rennes dans le troupeau. Il disposa les carcasses autour de la yarangue, leur ouvrit le ventre et vida les estomacs (3). De toutes parts affluèrent les mouettes, les corbeaux, les aigles. Leurs cris et le claquement de leurs ailes les empêchèrent de dormir dans le yorongue. Le jour suivant le vieillard sortit du yorongue et revint bientôt, disant :
- Il y a de la fumée de l'autre côté.
Il ressortit rapidement, revint et dit :
- /On voit/ une grande flamme. La yarangue des voisins est en train de brûler. Les Russes et les Tchouvanes sont arrivés. Ils ont tué tous les gens et mis le feu à la yarangue. Les Russes regardent. Ils regardent de ce côté /en se demandant s'ils vont/ traverser la rivière. /Ils se disent : /Un grand tintamarre parvient de l'autre rive, comme si des cuirasses claquaient. Des flèches brillent. Comment traverserions-nous ? Malheur ! Nous ne prendrons pas les gens à l'improviste. Ils ont dû apprendre /que nous attaquions/ et se sont armés. On entend claquer leurs cuirasses et leurs lances. Il vaut mieux rameuter le troupeau.
Le troupeau s'était éparpillé dans toutes les directions. Ils passèrent cinq jours à le rassembler. Le sixième jour tous les corbeaux et mouettes, du fait de la nourriture abondante, se changèrent en hommes. Ils s'envolèrent vers l'ouest, traversèrent la rivière et fondirent sur les Russes. Ils ne tuèrent personne, mais ils firent traverser la rivière au troupeau. Puis eux-mêmes ils partirent. Les ennemis dirent :
- Que faire ? Errer de l'autre côté de la rivière ne servirait à rien. Mais au moins nous avons pris des fourrures.
Ils crièrent par-dessus la rivière :
- Adieu, adieu. De longtemps nous ne viendrons pas chez vous.

Notes.
1. Magny : resserre, ensemble des objets laissés dans la toundra et mis en tas.
2. Quand un campement tchouktche arrive à la halte d'été, tous les biens superflus sont laissés de côté avec des traîneaux en un tas commun. Après cela on abat quelques rennes comme vivres pour la maisonnée, et les bergers poussent le troupeau à l'écart.
3. Rilqeril : " monialo " dans le parler russe local. C'est le contenu de l'estomac du renne.

132. Eqelyletkin pynyl. Récit du temps des guerres (Recueilli auprès du Tchouktche Plakkyno au fortin d'Aniouïsk en 1897).

Hoche-Tête (Lavtylyvalyn) rassemblait /des gens pour prendre part à/ une campagne. Elennut et Aïnayrgyn partirent aussi /se battre/ contre les Tannyt. En chemin ils trouvèrent les Habitants de l'est (1). /Il y avait/ un grand lac. Ils dressèrent le camp des deux côtés. C'était l'hiver. La glace était épaisse. Au milieu du lac il y avait un trou d'eau. " Allez chercher de l'eau ", dit Hoche-Tête aux jeunes gens d'un signe de la tête. Ils allèrent chercher de l'eau. En travers du trou d'eau se tenait Tave, jambes écartées. Quel homme énorme c'était ! Un preux.
- Que voulez-vous ?
- De l'eau.
- Non, je ne vous en donnerai pas.
Ils rebroussèrent chemin.
- Pourquoi n'avez-vous pas apporté d'eau ? cria Elennut.
- Tave ne nous laisse pas en prendre. Vas-y toi-même à présent.
- Attends, attends ! Je vais y aller, cria Aïnayrgyn.
Il prit une marmite, descendit la pente et s'approcha du trou d'eau.
- Ecarte-toi.
- Non, non.
Il approcha tout contre lui, posa la marmite, empoigna Tave, le renversa les pieds en l'air, de sa tête troua la glace et l'envoya rouler à l'écart. Il emplit la marmite d'eau et l'emporta à la maison. " Oh ! " Les Aïvatlat se saisirent de leurs lances.
- Attendez, attendez, cria Hoche-Tête en faisant un signe de tête. Qu'est-ce que ces querelles ? Il n'y a qu'une tribu. Mettons-nous plutôt en route. Nous montrerons notre colère à d'autres. Que faire ? Il faut essayer. Cessez /de vous quereller/.
Il les réconcilia et ils marchèrent ensemble contre les Tannyt. Ils arrivèrent à un campement. A leur rencontre s'en vint un détachement de Tannyt.
- Qui engagera le combat ? Attendez, attendez ! Que d'abord les ailes acérées fassent mouvement de l'avant.
Tave courut à skis du côté droit, Elennut du côté gauche. Les Tannyt regardèrent sur les côtés et reculèrent vers les maisons. Il y avait deux maisons avec un grand nombre de personnes. Les maisons étaient fortifiées comme un fortin russe. Le soir venait. Les gens attendirent le crépuscule vespéral. Le soir arriva un vieillard tann'ytan. Il n'était pas armé. /Il demanda :/
- Guk !  vous êtes venus ?
- Oui.
- Qui êtes-vous ?
- Lavtylyvalyn, Elennut, Symkyl, Aïnayrgyn et Tave !
- Malheur ! fondit en larmes le vieillard.
- Quand ?
- Quand vous voudrez. Si vous n'êtes pas prêts, équipez-vous. Nous attendrons.
- Egeï !  Si c'est ainsi, nous serons prêts dans trois jours.
Trois jours passèrent. Les Tannyt se retranchèrent fortement dans une des maisons. L'autre, ils la démontèrent pour en utiliser les matériaux de bois qu'ils disposèrent à l'intérieur. En haut, au-dessus du trou de fumée, /il y eut/ une autre maison. Là se placèrent les meilleurs archers qui allaient tirer en bas sur les assaillants.
- Faites-en le siège les premiers, dit Elennut, puisque vous êtes partis en avant-garde.
Le siège commença. Ils ne purent /mener l'attaque à bien/, car parmi ceux qui se trouvaient en haut il y avait un homme très funeste. Il tuait son homme à chaque flèche. Hoche-Tête s'en vint :
- Et alors ?
- Nous n'avons pas réussi.
- Vous êtes des femmelettes impuissantes ! dit Hoche-Tête. A mon tour, à présent. Vous allez voir.
- Vas-y, vas-y toi-même.
Les femmes à l'intérieur, entendant le son de la voix de Hoche-Tête contre le mur de derrière se hâtèrent de tuer elles-mêmes leurs enfants. Les jeunes filles se tuèrent elles-mêmes. Les hommes s'équipaient pour l'ultime combat.
- Qui sera l'auxiliaire de mon flanc (2) ?
- Moi, cria Elennut
- Bien.
Ils se placèrent l'un tout contre l'autre. La tête d'Elennut contre le flanc du preux (3). Ils avaient beau tirer, ils ne pouvaient le tuer, car il esquivait avec promptitude. Et quand ils furent tout près, Elennut arrêta le tir ennemi : ses flèches tombaient dru comme de la neige, comme des gouttes d'urine, et elles occupèrent tout l'espace. Ensuite Hoche-Tête bondit :
- A mon tour d'essayer.
Il tira une flèche, renversa la construction d'en haut, brisa l'entrée, déchira les liens des portes et se précipita à l'intérieur. Une demi-heure plus tard il ne restait plus un seul Tannytan. Tous avaient été tués. Ils emmenèrent le troupeau avec eux.

Notes.
1. Aïvatlan.
2. Sishy-valyn psekalgyn en traduction littérale " oiseau se trouvant sous l'aisselle ", c'est-à-dire auxiliaire qui vous suit épaule contre épaule.
3. Ermesyn.

133. Eqelyletkin pynyl. Récit du temps des guerres (Recueilli auprès du Tchouktche Sene en 1896 à la foire d'Aniouïsk).

Elennut avait des bras longs, plus bas que les genoux. Ses poings ressemblaient à des excroissances de mélèzes. Ses mains étaient plus solides que le fer. Elennut était plus grand d'une tête que les hommes. Dans la foule ses épaules s'élevaient et se voyaient bien, comme les épaules d'un renne sauvage au milieu d'un troupeau (de rennes domestiques). Elennut courait dans la neige profonde en bondissant, en jetant une jambe derrière l'autre. Sa trace n'était pas double, elle s'étendait d'un tenant. Il avait réunit des compagnons pour marcher contre les Tannyt. Les uns étaient à skis, les autres avec des /attelages de/ rennes. Ils aperçurent devant eux une localité. Une maison se dressait à part, isolée. Elennut dit :
- Malheur à ceux qui se pressent en tas. Celui qui marche et vit à part, celui-là s'en sort mieux que les autres. Vous, attaquez la localité. Moi, j'attaquerai cette maison isolée.
Dans cette maison vivait un Tannytan, un preux lui aussi. Il était assis dans son joron'e. Il passa à proximité avec son attelage, s'arrêta près d'un arbre, secoua la neige /de ses vêtements/.
- Kako ! Tiens, Elennut ! Eh bien ! Tu es venu ?
- Oui.
- Eh bien ! Entre vite dans le yorongue.
Bon, ils entrèrent.
- D'abord qu'on prépare le repas, dit le maître de maison.
La femme se hâta de faire cuire de la viande, retira de la marmite la viande à demi-crue. Ils se dépêchaient de manger. Elennut avalait morceau sur morceau. Tout glissait. Le maître de maison aussi se hâtait. Il s'étouffa avec un morceau. Elennut le frappa sur sa bosse. Le morceau rejaillit comme la flèche jaillit d'un arc.
- Kako ! Elennut, dit le Tannytan. Bon, préparons-nous.
Ils mirent leur cuirasse, prirent leur lance et arc, puis sortirent. Le Tannytan tira une fléche, mais ne put atteindre son but. Elennut esquivait bien. Et s'il l'atteignait, la flèche glissait sur le côté, car il était très glissant. Elennut tira une fois en visant à dessein le bras. Il transperça la manche de la cuirasse. La pointe fit comme un bouton sur la manche. Il tira une seconde fois et transperça l'autre manche.
- Non, non. Il est trop facile de te tuer. Plus lentement. Bien. Recommençons.
Ils jetèrent les arcs et prirent les lances. Ils se battirent un jour et une nuit. Puis un jour et une nuit encore. Le Tannytan était épuisé.
- Eh bien ! Si je suis devenu pour toi un renne sauvage, hâte-toi (1).
- Je ne veux pas. Vis. Je te donne la vie.
- Hâte-toi. Je suis fatigué. Je veux me reposer. Fais vite. Obéis-moi.
- Egeï ! D'accord.
Il le fit tomber en arrière, lui retira sa lance et le frappa en plein cœur. Les compagnons avaient depuis longtemps tué tous les voisins et attendaient Elennut. Deux d'entre eux s'en furent à sa recherche. Seuls ses jambes saillaient hors du yorongue. Le Tannytan avait une jeune épouse qui n'avait pas encore eu d'enfants. Il s'était couché avec elle. On ne voyait que le tremblement de son derrière.
- Kako ! Tu as déjà eu le temps de te coucher avec la femme d'un autre ?
- Oui.
On garda en esclavage une partie des gens, on s'empara du troupeau et, avec l'aide des esclaves, on l'emmena à la maison.

Note.
1. Formule d'acceptation d'une mort volontaire.

134. Récit sur Elendi et ses fils (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke en 1896).

Première partie :
Il y avait cinq frères et deux sœurs. Quand elles puisaient de l'eau, leurs boucles d'oreilles tintaient, leurs bracelets métalliques de la main au coude tintaient. Elles ne puisaient plus d'eau, mais au-dessus du ravin leurs boucles d'oreille et leurs bracelets continuaient de tinter au-dessus de l'eau. Elles échangeaient des rires. Leurs tresses pendaient des deux côtés /de leur visage/. Cependant deux jeunes gens se glissèrent par le haut du ravin. Ils les empoignèrent. Chacun en empoigna une.
- Allons chez nous, dirent-ils.
Elles refusèrent. Ils brandirent leur lance au-dessus de leur tête. Elles prirent peur et il leur fallut bien les suivre. Un des jeunes Tannyt dit
- Passons par ce chemin. Seulement ne fuyez pas.
Les jeunes filles ne pouvaient fuir car elles étaient très riches (1). Elles s'assirent sur le chemin et s'endormirent. Les jeunes firent de même. Pas plus que l'aînée la cadette ne pouvait ni dormir ni marcher. Elles avaient mal aux jambes. Elles voulaient rentrer chez elles. Les jeunes gens étaient profondément endormis. Les jeunes filles, qui voulaient rentrer chez elles, ne dormaient pas. Là-bas sur le chemin on voyait au pied du ravin de la vieille neige, de la neige qui ne fondait pas en été (2). La sœur dit à sa sœur :
- Ils dorment. Courons ne serait-ce que vers cette neige et enfouissons-nous. Qu'ils rentrent chez eux seuls. Sinon ils nous tueront : nous ne pouvons marcher.
L'aînée des sœurs prit à un des jeunes gens endormis son couteau et elles partirent vers la vieille neige. Elles approchèrent, frappèrent du couteau, creusèrent la neige, déblayèrent la terre sous la neige, firent une sorte de terrier. L'aînée poussa la cadette dans cette grotte. Après avoir bien fini, elle referma. On eût dit que la vieille neige n'avait pas été touchée. Après quoi elle dit :
- Je partirai. Je te laisserai. Toi au moins tu rentreras à la maison.
Elle rebroussa chemin et se coucha. Avant de partir elle avait dit à la cadette :
- Tant que nous serons ici, toi, attends. Ennuie-toi. Quand nous partirons, le soleil sera levé. Sors et rentre chez nous. Le plus jeune frère a fortement envie de moi. Qu'il m'emmène. J'irai, mais toi au moins tu rentreras.
Elle arriva, se coucha avec le jeune homme et remit le couteau à sa place. Elle ne dormait pas, mais feignait de dormir. Quand le soleil descendit, l'un d'eux se réveilla. L'autre se réveilla aussi.
- Où donc est l'autre ? C'est curieux. Nous n'avons rien remarqué. On dirait qu'elle est partie.
Elle n'écoutait pas, comme si elle dormait. Les autres s'étaient réveillés. Ils la réveillèrent. Elle était encore endormie. Enfin elle s'éveilla :
- Où est l'autre ?
- Elle s'est endormie ici.
- Vous dormiez côte à côte. Où l'as-tu fourrée ?
- Vous, vous êtes des jeunes hommes. La marche ne vous fatigue pas. Mais moi je ne peux pas marcher. Comment avez-vous fait pour dormir si profondément ?
Ils gardèrent le silence. L'un d'eux dit :
- Elle est repartie, elle a dû rentrer chez elle. Laissons-la. Au moins il nous reste celle-là.
L'autre dit :
- Regarde. Allons jeter un coup d'œil dans cette congère.
Le cœur de la sœur aînée bondit. En elle-même elle se dit : " Oh ! Ils vont la tuer ".
- Allons-y, nous examinerons cette vieille neige.
Ils approchèrent tout au bord du rocher, de la vieille neige, mais elle avait fondu sous l'effet du vent tiède. Des trous avaient apparu.
- Qu'est-ce que ces trous ? dit l'un des frères.
Il y fourra sa lance une première fois, puis une seconde, et il faillit la transpercer. Mais chaque fois elle esquivait, et de la sorte se sauvait. Il piquait de sa lance encore et encore, et il finit par lui piquer la fesse. La jeune fille se mordit les lèvres, se plaqua contre le sol, s'enfouissant presque à la manière des renards. Sa compagne, assise, les regardait faire et pleurait en secret. Ils dirent :
- Oh ! Pourquoi pleures-tu ?
D'abord elle répondit :
- Qo ! Je ne sais pas.
- Oui, oui. Elle est là. Pourquoi pleurerait-elle ? Bien sûr, elle est ici.
- L'aurais-je mise là ? demandant la jeune fille. Tu dis des sottises. Avec quoi aurais-je fait des orifices dans la glace ? Avec les ongles, peut-être ? Nous as-tu vu un couteau hier ?
- Bon, mais alors pourquoi pleures-tu ?
- Je pleure parce que je suis angoissée à l'idée de me joindre à ta famille, de me joindre à ton peuple. Ne pas pouvoir m'exprimer sera pour moi une grande gêne. Car c'est la première fois que je vois ton peuple. Hier je ne pouvais presque pas marcher. C'ets vous qui m'avez forcée. Je pleure quand je repense à cela. Et je me disais que je serais avec ma sœur et que je pourrais regarder le visage de ma compagne. A présent je reste toute seule. C'est en pensant à cela que je pleure.
L'autre écoutait dans la vieille neige. Les jeunes gens se parlaient :
- En effet, elle n'est sûrement pas ici. Nous avons frappé avec la lance. Rien. Elle a dû disparaître depuis longtemps. Elle a couru chez elle. Partons, partons. Pourquoi perdre du temps ?
Ils partirent en l'abandonnant. La sœur dit :
- Je ne veux pas marcher la première.
Elle marcha derrière, dans leurs traces. Lorsque le soleil descendit, celle qui était cachée n'en put plus d'attendre et elle se dit :
- Ils ont dû partir.
Elle se dégagea de la neige et arriva chez elle. Elle avait passé deux nuits dans la toundra. Elle boitait. Elle était en sang. Elle arriva chez elle. Le cadet des frères n'était pas là. Il était parti à la chasse dans la toundra. Elle arriva. Chacun des frères l'embrassa.
- Où est notre sœur ?
Elle ne leur montra pas sa blessure et garda le silence. Puis le cadet revint. A son arrivée il se précipita vers sa sœur, l'embrassa, lui fit maintes caresses, sans pouvoir s'arrêter. Il demanda :
- Où donc est ta compagne ?
A lui seulement elle dit :
- On l'a emmenée.
L'aînée, au moment de la quitter, avait dit à sa sœur :
- Que celui qui m'aime vienne me chercher.
Le cadet en perdit le sommeil : " Où donc est ma sœur ? " La cadette se disait : " Je lui parlerai demain de ma blessure. A présent je ne ferais que lui gâcher sa joie. Qu'il dorme cette nuit au moins ". Le cadet des frères était adroit, rapide et fort. Le lendemain elle dit au cadet :
- J'ai honte de le dire, mais je ne peux pas marcher.
- Pourquoi as-tu honte ? dit-il. T'ai-je donné une raison de me craindre ? Te dis-tu en vérité : " Si je lui parle, il ne m'écoutera pas ". Pourquoi as-tu honte ?
Elle lui montra sa blessure et le trou de son vêtement.
- Voilà, regarde !
- Oh ! Pourquoi ont-ils blessé une femme ? soupira le jeune homme. Un homme, je comprends. Mais blesser une femme, c'est honteux.
Il dit aux voisins /à ses frères/:
- Allons-y, allons-y. Poursuivons-les.
- Attendons un peu, dirent les autres.
- Allons-y. Je ne peux pas dormir. Malheur ! Depuis que j'ai vu la blessure de ma sœur, je ne peux plus dormir. Je suis un homme. Je vais y aller.
Ils passèrent la nuit /sur place/. Ils ne prirent pas la route. Le cadet faisait les cent pas. Il ne pouvait dormir. Le lendemain il dit aux autres :
- Allons-y, allons-y ! Je vous invite au combat contre un autre peuple. Une grande colère est entrée dans mon cœur. Avec votre aide je serai fort.
Ils finirent par partir. Ils emportèrent des vivres. Ils marchèrent, suivant le chemin de leurs sœurs. Ils passèrent cinq nuits en route et les rejoignirent. Le cadet continuait à ne pas dormir. A la cinquième nuitée il ne ferma pas l'œil. La terre était gelée en surface. Ils arrivèrent. A cet endroit il y avait un rocher énorme avec une descente abrupte. Ils le contournèrent de tous côtés. De petites rivières couraient vers le bas. Dans un creux ils grimpèrent sur une hauteur pour inspecter les lieux. Ils contournèrent l'autre flanc et regardèrent : un grand troupeau allait de ci de là, massé pour se protéger des moustiques. C'était le troupeau des Tannyt. Ils observèrent de la-haut. /on voyait/ un peu plus loin de nombreuses demeures, un village. La première était une grande yarangue à l'avant de la rangée (4). Une très grande yarangue. Le cadet dit :
- Oh ! Ma sœur est dans cette yarangue, la yarangue d'avant.
- Oui, elle y est probablement (, répondirent les frères). Les frères dirent /encore/ : Qu'allons-nous faire ? Descendons et approchons-nous le plus possible du bas.
Pourtant on entendait des voix tout près.
- Là en bas, au pied de la hauteur il y a un grand lac. Allons-y. Les demeures sont de l'autre côté du lac. De l'autre côté nous observerons les maisons.
Ils y allèrent. Il leur dit :
- Essayons d'appeler notre sœur.
La nuit était tombée. Le cadet dit :
- Nous n'avons plus de vivres. Attendons l'aurore comme nous le pourrons. Au matin nous appellerons notre sœur, car elle viendra. Elle comprendra l'appel et elle viendra.
La sœur ouvrit la porte de la première yarangue. Elle l'ouvrit en grand (quand arriva l'aurore). Ils l'appelèrent : " Io-ok ! Io-ok ! " Comme un grèbe. La sœur se mit à pleurer en cachette. Son mari, de la première yarangue, était un homme très vigoureux. Il dit :
- Quels sont ces oiseaux qui crient ? D'où appellent-ils ?
Sa femme lui dit :
- Ce sont des oiseaux de mon pays qui crient. Ils lancent des appels depuis le lac. Je vais y aller, dit-elle à son mari. Je regarderai. Je saurai ce que sont ces oiseaux.
- Qu'as-tu besoin d'y aller ?
- Pourquoi ne me laisses-tu pas aller si près ? A vivre avec un peuple étranger, je m'ennuie tant. Je ne peux pas sortir du tout. /Je voudrais/ dissiper mon ennui. Tu me gardes tout le temps dans le joron'e.
- Allons, c'est bon, dit-il. C'est vrai. Vas-y. Pourquoi te retiendrais-je ? Vas-y. Vérifie /quels sont ces oiseaux/.
Elle découpa cinq filets séchés et les emporta.
- Pourquoi fais-tu cela ? demanda son mari.
- Je vais dans la toundra. Peut-être ma gorge le voudra-t-elle.
La femme partit, s'arrêta au bord du lac, pleura et se dit : " Où sont-ils donc ? " " Go-ok, go-ok ! " Là-bas, de l'autre côté du lac. Elle fit le tour du lac. Là-bas dans la combe. Elle arriva. Le frère cadet la saisit, l'étreignit, l'embrassa, s'occupant d'elle comme un petit enfant. Les autres non, car ils étaient mauvais. Ils mangèrent les provisions. Le frère cadet dit :
- Combien sont-ils avec le troupeau ?
- Quatre. Mais pourquoi êtes-vous venus ? Ils vous tueront.
- Qu'importe ! Crois-tu que nous sommes venus pour vivre ?
- Un homme très fort m'a prise pour épouse.
- Qu'importe !
- Mon mari est un Tannytan très vigoureux.
- Rentre chez toi, dit-il à sa sœur, mais ne mange rien. Couche-toi comme cela. Si ton mari te donne à manger, ne l'écoute pas. Demain tu te réveilleras. Il voudra te nourrir. Ne l'écoute pas. Quand il insistera pour la troisième fois, ordonna le cadet, frappe ton mari au visage et dis-lui : " Que tu es importun ! Pourquoi me presses-tu de manger ? " Frappe-le au visage et dis-lui : " Pourquoi m'importunes-tu ? Quand je vivais chez mes frères, ils me nourrissaient de viande marine, de gras de phoque. Pourquoi m'ennuies-tu avec ta viande de renne ? "
Elle frappa son mari au visage. Il lui dit :
- C'est bon. Je te procurerai d'autres viandes. J'irai tout de suite, dit le robuste Tannytan.
Il appela les voisins. Les gens du voisinage arrivèrent, se réunirent. Quand ils furent réunis, il leur dit :
- Allons-y !
- Où cela ?
- A la mer.
- Et les gardiens de rennes ?
- Qu'ils restent.
- Et pourquoi aller à la mer ?
- Pour poser les filets.
Tout le monde se mit en route. Quand ils furent partis, elle mit sur son dos une paire de bottes de rechange et alla rejoindre ses frères. Elle arriva. Les frères dirent :
- Allons au troupeau.
Ils y allèrent tous les six. La femme était la sixième. Le cadet dit à ses frères :
- Prenez les devants. Moi, j'irai au troupeau.
La nuit tomba. Il alla voir le troupeau et tua tous les bergers. Il poussa le troupeau devant lui. On entendait seulement les bois de rennes s'entrechoquer. Le troupeau avançait. Il le faisait avancer de tous côtés. L'immense troupeau courait comme un " groupe séparé " /un groupe de rennes qui quitte le gros de la troupe/. Il prit la marmite des gens qui gardaient les rennes. A chaque nuitée ils abattaient un renne mâle, le faisait cuire tout entier et le mangeaient avec son sang. Ils ne jetaient que les entrailles. Ils arrivèrent dix jours après, ramenant le troupeau. Il amena le troupeau au village. Il amena sa sœur aussi. Le frère resta avec le troupeau. Il courait autour des rennes. On eût dit qu'il volait. Il agitait la lance. Un vrai preux. Les Tannyt passèrent vingt nuits à la mer. Ils attrapèrent beaucoup de poisson, mais pas un veau marin. Puis ils prirent le chemin du retour. Ils avaient nuité vingt fois. Ils arrivèrent chez eux, et là /commença/ une terrible famine. Ils firent sécher les peaux /dont ils se servaient à des fins/ domestiques et ils les mangèrent. Ils se desséchèrent. L'homme vigoureux /le mari/ arriva, regarda sa maison. La maison était fermée. Il regarda à l'intérieur : rien ! Il alla chez les voisins :
- Où est la femme ?
- Nous ne savons pas. Elle s'est perdue dès que vous êtes partis.
- Elle a dû aller voir le troupeau. Reposons-nous.
Ils dormirent deux jours. Tous se reposaient. Au matin, reposés, ils partirent rejoindre le troupeau. L'homme vigoureux attendit chez lui. Ils virent les hommes tués. On eût dit des cadavres de rennes. Ils rentrèrent à la maison et dirent au vigoureux :
- Qu'est-ce que cela veut dire ? Nous n'avons trouvé que des cadavres. Ils ont été tués.
A ce moment seulement il comprit quels étaient ces oiseaux qui avaient lancé leur appel au lac. " C'est bon, demain on ira à leur poursuite ". Tous les hommes partirent. Au milieu du chemin (car le renne sauvage n'était plus en rut) arriva un grand vent, une telle bourrasque, une telle tempête qu'on n'y voyait plus rien. Ils restèrent sans vivres. Ils gelèrent et se desséchèrent. Ils s'épuisèrent car la tempête ne cessait pas. Ils moururent. Leurs proches périrent tous de faim.

Notes.
1. Etant riches, elles se déplacent toujours en traîneau et n'ont pas l'habitude de marcher.
2. Pet-el : littéralement " vieille neige ". Chez les Russes de la Kolyma " zarostel ". C'est ainsi qu'on appelle la neige durcie tombée depuis longtemps et qui se conserve tout l'été dans les combes et les ravins profonds.
3. Symga-peralyn yarangue, c'est-à-dire tente qui sur place se distingue par la taille des autres tentes, comme un vieux renne mâle dans le troupeau.

Deuxième partie :

Le cadet avait chassé les autres frères. Il vivait seul, et ses sœurs avec lui. Il partit transhumer dans une autre direction, car ses frères voulaient le tuer. Il fuyait. Il était célibataire. /Plus tard/ il prit deux femmes et donna ses sœurs en échange. Ses femmes ne donnèrent naissance qu'à des fils, chacune un. Les fils grandirent et commencèrent à garder le troupeau. Mon maître /le cadet/ partit estiver au bord de la mer. Il s'était fortement enrichi. Le troupeau avait engraissé. Il était devenu un homme vigoureux et avait cessé de courir autour du troupeau. Il dit à la plus âgée de ses femmes :
- Nous ne resterons pas pour la journée. Nous irons dormir au plus vite. Nous avancerons sans nous arrêter de jour pour que les rivières ne se libèrent pas des glaces.
Ils se dirigèrent vers la mer en se hâtant. Ils arrivèrent vers le bord de la mer pour l'estivage. Ils arrivèrent au bord de la mer. Le premier jour il dit à sa femme :
- Je vais aller au delà de la mer chercher Aïvan le vigoureux comme serviteur. Remplissez deux combinaisons de mousse et attelez les rennes.
La plus âgée de ses femmes dit :
- Oh ! Tu ne le ramèneras pas, car il est très fort. Il approvisionne tous ses voisins en nourriture. Chez lui tous sont pourvus de nourriture. Il nourrit les voisins. Pour rien au monde /tu ne le ramèneras/, car il est trop fort.
- Mais si, je le ramènerai.
- Tu veux donc laisser tes os là-bas ?
- Non, non. Je reviendrai. Remplissez au plus vite les combinaisons de mousse. Attelez les rennes. Je pars.
Il emmena deux attelages et emplit les combinaisons de mousse. Ayant préparé un traîneau à rambarde, il y posa les combinaisons de mousse et les vivres. Il se mit en route avec son autre femme. Ils partirent. L'eau n'était pas encore arrivée en mer. Ils parvinrent au large, là où la mer s'était ouverte. Il y avait une fissure. Ils éparpillèrent la mousse sur la neige, les rennes s'y nourrirent. Ils mangèrent un morceau et se couchèrent. Les rennes s'étaient nourris, mais il en restait encore. Ils se nourrirent encore un peu et mangèrent /tout/. Ils abandonnèrent ces vêtements, sautèrent par dessus la fissure et partirent, car la fissure était étroite, pas plus grande qu'un coude. Le soleil n'était pas levé, ils reprirent leur route. Comme auparavant les rennes filèrent comme lors d'une course rapide. Ils n'avançaient que de la sorte.Le soleil se mit à descendre. Outre mer apparut une terre. Ils y arrivèrent, débarquèrent précisément au lever du soleil. Le village était grand. Ils allèrent jusqu'à la dernière yarangue de la rangée, lâchèrent les rennes car il y avait à cet endroit beaucoup de mousse. Toutes les maisons étaient petites, mais la première demeure, celle d' Aïvan le vigoureux, était très grande. C'était une yarangue en peau de morse. Ils entrèrent dans la dernière demeure /de la rangée/. Là il n'y avait pas un morceau de viande.
- Qu'allons-nous vous donner à manger, dirent les maîtres de maison. Nous n'avons pas de nourriture. Allons plutôt voir chez Aïvan le vigoureux.
- Non, dirent-ils, nous nous reposerons et dormirons ici. Apporte les vivres du traîneau, dit-il à sa femme /et il reprit/ : Nous dormirons ici et au réveil nous rendrons visite à Aïvan.
Elle apporta deux filets du traîneau. Après le repas ils s'endormirent. Ils se réveillèrent et dirent au maître de maison :
- Eh bien ! Allons-y, allons-y.
Tous ceux près de qui ils passaient se joignaient à eux et les suivaient comme en convoi. Le visiteur marchait devant. Ils entrèrent. L'autre était assis jambes croisées et il caressait les femmes.
- Oh ! Quels sont ces visiteurs ?
C'était un énorme géant. Ils dirent :
- Oui /nous sommes venus/.
- Femmes, préparez le repas, vite.
La voix était rauque et autoritaire. Il était assis nu. Oh, il était gros et avait une large ossature. Le visiteur, assis, regardait autour de lui : sur le dos il avait un creux semblable au lit d'une rivière, sur la poitrine /un creux/ semblable à une rivière à sec. Il pensa en lui-même : " Ouh, l'emporterai-je ou ne l'emporterai-je pas du tout ? " Il se parlait dans son for intérieur : " Oh ! se disait-il, qu'est-ce que je projette là ? " Il repoussa /l'idée/ et dit :
- Ce n'est pas la peine.
Puis il se dit en lui-même : " Bien, peut-être est-ce la peine, au fond ".
Ils mangèrent. Les voisins mangèrent. Il les frappa :
- Vous, après. Les visiteurs d'abord.
Il leur donnait la leçon : leur gosier réclame, mais qu'ils se contentent de regarder. Qu'allaient-ils faire ? Les visiteurs dirent :
- Allons, prenez.
Ils glissèrent leurs mains sous les leurs et se servaient. Il battit ceux qui se servaient de côté. Il coupa à lui-même un morceau de baleine et mangea seul. Il n'en donna pas aux autres. Pour la deuxième fois le visiteur dit :
- Allons, mangez tous.
Il frappa le visiteur en disant :
- Qu'avez-vous à commander ? C'est moi le maître.
Le visiteur prit sa ceinture et en cingla son corps nu. Il enfla tout entier et sa peau devint rouge. Elle gonfla sous le coup. La femme d' Aïvan, qui avait les doigts dans la bouche, resta à le regarder, figée dans cette position. C'était la première fois qu'elle voyait quelqu'un frapper son mari. Le visiteur dit à sa femme :
- Prépare un repas. Les amis ne sont pas rassasiés. La femme d'Aïvan restait debout et se mordait le doigt. Aïvan assis baissait la tête. La femme du visiteur se mit en cuisine. Elle faisait chez autrui comme si elle était chez elle. Aïvan dit au visiteur :
- Attends, attends. Un peu plus tard ! Nous verrons ce que nous ferons. Tu es sans doute un preux tchouktche, un ravisseur de troupeaux, ajouta-t-il.
- Non, pas moi, dit-il. C'est toi seul qui es un homme violent (1). Tu as donné le pli à tes voisins : ils n'osent pas manger en ta présence. Tu leur retires la nourriture de la bouche. C'est toi qui leur fais violence. Je nourris mes voisins moi-même. Quand je mange un morceau, je leur en donne un aussi. C'est toi qui es un ermesyn (1).
Tous les gens mangèrent. Elle continuait de préparer de la nourriture, coupait du gras de morse en fines lamelles. A des courroies étaient suspendues toutes sortes de viande, du phoque, du morse, du poisson. D'un autre côté du phoque barbu, des courroies, d'un troisième des sacs en phoque. Tous demeuraient silencieux. Aïvan était plongé dans ses réflexions. Un moment plus tard il demanda au visiteur :
- Que veux-tu ? Serais-tu venu ici sans intention ?
- Apporte /la peau de/ vingt phoques barbus, vingt courroies blanches et autant de noires, vingt sacs de tout ce que tu as, répondit-il.
- Eh quoi ! Tu les as amenés pour la vente ?
- Je ne te donnerai rien gratuitement.
- Je les emporterai. Bon, très bien. Je vais peut-être te tuer. Quelqu'un aura-t-il pitié de toi ?
Aïvan mit ses bottes. Il ne faisait que souffler du nez. Sur la paroi de la demeure on voyait une courroie solide, une courroie neuve. Bientôt Aïvan sortit rapidement de la yarangue. Le visiteur le suivit. Tous les voisins bondirent dehors. C'était la première fois qu'ils mangeaient avec lui. Pour commencer Aïvan empoigna le visiteur. Il lui échappa des mains, (car il était) très glissant, comme un poisson. Impossible de le saisir. Autour d'eux les voisins et leurs femmes regardaient. Finalement il empoigna le visiteur et le précipita à terre de toutes ses forces. L'autre /semble-t-il/ vola par-dessus /les gens/ et se releva. Gy ! Il courut vers lui, se jeta sur lui, le frappa du pied. L'autre bondit, esquiva : Aïvan roula, alla s'affaler au loin comme une toupie.
- Oh ! s'écria-t-il. Je ne peux pas /venir à bout de toi/. A ton tour à présent. Attaque-moi.
Aïvan se mit en place. Le preux tchouktche l'empoigna, le traîna, le traîna. Il resta immobile comme un arbre. Il le prit par le bras. Alors l'autre chancela, ceinturé tout entier. Il se mit à le traîner autour et autour, le fit longuement tournoyer, le poussa. Il roula de côté. Il le rattrapa alors qu'il roulait encore et de nouveau le frappa du pied. Il alla s'affaler encore plus loin comme un ballon. Il le rattrapa et l'écrasa contre le sol. Aïvan se débattit sous lui, mais ne put se relever. Il l'écrasait complètement. Aïvan était fatigué, épuisé. Il dit aux gens qui, assis, regardaient :
- Donnez-moi ce gourdin, là-bas.
- Non, non, ne le lui donnez pas. A quoi bon ? Que veux-tu en faire ? Lève-toi, lève-toi.
- Allez ! Donnez-le-moi. Es-tu le seul à avoir l'habitude de commander ?
On lui donna le gros gourdin. Tous regardèrent, se mordant la lèvre, pensant : " Comme c'est curieux ! " Ils se réjouissaient. On lui donna le gourdin. Il lui frappa les mains une fois, deux fois. Il ne put les lui briser tant il était vigoureux. Il le roua de coups avec le gourdin. Partout où il y avait du muscle, il le frappait. Il le roua complètement de coups. Après quoi il dit :
- Voilà ! Où est sa combinaison. Apportez-la.
On apporta sa combinaison. Il l'en enveloppa.
- La courroie qui est sur la paroi de la yarangue, allez la chercher, apportez-la.
Ils l'apportèrent.
- Donnez-moi cette perche, là.
On lui apporta une grosse perche. Il l'attacha à la perche avec la courroie. Tandis qu'il l'attachait, la femme d' Aïvan se jeta aussi sur lui pour lutter. Il la frappa avec le gourdin et la tua sous les yeux du mari.
- Pourquoi ne nourrissais-tu pas les voisins en cachette /de ton mari/ ? Pourquoi ne leur donnais-tu pas à manger en catimini ?
Après cela il dit aux voisins :
- Eh bien ! Qui a été maltraité ?
Tous se levèrent et s'approchèrent. Chacun le frappa du pied encore et encore, car tous étaient en colère (une souris peut aussi avoir de la colère, oui-da !) Le visiteur dit :
- Ga-ga-ga ! Aidez-moi à faire mes préparatifs. Cette yarangue, prenez-la pour vous. Les biens, prenez-les tous. Lui, votre chef, je vais l'emmener avec moi. Mais avant cela apportez tout ce que j'ai demandé.
Ils lui apportèrent vingt courroies et vingt peaux. Ces vingt peaux de phoque barbu, il les jeta sur ses épaules, les porta vers les traîneaux. Les autres l'aidèrent. Ils arrivèrent et chargèrent tout le traîneau à rambardes de /peaux de/ phoques barbus du bas /en haut/. Par-dessus ils posèrent et attachèrent Aïvan le vigoureux à un tronc, dans une position à demi-verticale. Ceux qui le ligotaient le poussaient au visage. Il restait silencieux. Ils finirent de charger et partirent. De nuit ils arrivèrent à l'endroit où se trouvait la fissure et y passèrent la nuit. Ils lui donnaient eux-mêmes à manger et à boire. En chemin il hurlait : " A boire ! " Tantôt ils le faisaient boire, tantôt non. Ils arrivèrent chez eux, se levèrent, le délièrent. Il marcha en vacillant, et faillit s'écrouler. Le matin au réveil il lui dit :
- Va garder le troupeau.
Il partit. Le troupeau courait de ci de là. Il restait immobile au même endroit. Au moment des moustiques le troupeau se tapit dans l'eau. Les bêtes se desséchèrent. Il battit les jeunes bergers, les enfants du maître et leur dit :
- Apportez une marmite, apportez les besaces. Nous allons abattre un renne.
- Allez, allez, portez de la viande fumée dans une hutte.
Ils y allèrent, firent une hutte et mangèrent. Lui /se coucha et/ dormit dans la hutte, ne faisant que battre les enfants. Ensuite il se réveilla et rejoignit les rennes. Il poussa le troupeau vers la hutte. Le troupeau courut. Il le poussa. Il battait les enfants. Il amena /le troupeau vers la hutte/.
- Abattons des rennes.
Ils tuèrent un faon et une femelle qui avait perdu son faon.
- Portez une carcasse à vos proches. Ils doivent en avoir assez de manger de la viande gâtée.
L'aîné l'emporta. Son père travaillait à côté de la porte. Il dit :
- Oh ! Vous avez abattu un renne ? Eh bien, débitez-le vite. Nous allons le manger.
En mangeant, le père dit :
- Oh ! Ce faon est sec, sa chair est sèche.
Il ne put en manger.
- Qu'est-ce que cette viande, demanda le père. Le troupeau n'engraisse donc pas ?
- Comment le pourrait-il, dit le fils aîné, Aïvan est très mauvais. Pourquoi l'as-tu amené ? Il passe son temps à dormir dans la hutte. Et il nous bat sans cesse.
- Demain j'irai avec toi voir les rennes, dit le père.
Il coupa un morceau d'une vieille bride et le cacha sous son vêtement. Il y avait attaché un bâton en guise de manche. En partant il le tenait. Tous deux, lui et son fils, ils partirent rejoindre le troupeau. Ils arrivèrent, jetèrent un coup d'œil dans la hutte. L'autre dormait tout nu.
- Attends, attends, dit-il à son fils.
Il approcha sans faire de bruit, entra, le saisit par le bras, le traîna dehors. L'autre ne se débattit pas, n'opposa pas de résistance. Il baissa la tête comme mort. Il se mit à le frapper tout nu avec son fouet. L'autre ne poussa pas un cri. Il lui dit :
- Pourquoi ne gardes-tu pas les rennes ?
Après l'avoir battu, il dit à son fils :
- Allons voir le troupeau.
Il inspecta le troupeau : " Oh ! Il est dans un état pitoyable ". Aïvan s'était levé et était entré dans la hutte. Elendi dit à ses fils :
- Si Aïvan le vigoureux continue de vivre de la sorte, faites-le-moi savoir.
A peine avait-il tourné les talons, Aïvan sortit et rejoignit les rennes. Quand il revint, il se remit à battre les enfants. Il dit aux jeunes :
- La viande est gâtée. Nousa allons abattre /un renne/. Emportez-le à la maison.
A nouveau un garçon emporta la carcasse d'un faon à la maison. A nouveau en mangeant le père dit :
- Ah ! Vraiment, il est curieux, cet Aïvan. Eh bien, comment se conduit-il ? demanda-t-il à son fils.
- Comme avant.
- Je retournerai demain voir les rennes.
En partant il prit une corde de fer à manche épais. A nouveau il dormait dans la hutte, et tout nu comme précédemment. Il laissait le petit berger tout seul à cause des moustiques. Il le saisit par le bras, le traîna dehors, et là se mit à le battre avec la corde de fer. Il le battit. L'autre se grattait seulement. Tout son corps enfla et gonfla.
- Pourquoi ne veilles-tu pas sur le troupeau ? Pourquoi bats-tu tes maîtres ? Pourquoi fais-tu le fier et ne vas-tu pas garder les bêtes ?
Après lui voir flanqué une raclée, il dit à son fils :
- Allons voir les rennes.
Ayant marché un peu, il dit :
- Bien, je vais rentrer à la maison. S'il continue à travailler de la sorte, prévenez-moi. Si au contraire il s'amende, s'il devient diligent, qu'il vienne prendre du repos.
A peine Elendi fut-il parti, Aïvan s'en fut vers les bêtes, sortant un bras de la manche et le tenant sous la combinaison. Il rejoignit le troupeau. Les jeunes eurent peur qu'il les batte. Mais le Violent avait perdu sa voix.
- Tu es venu ? lui dirent-ils.
- Oui.
- Eh bien, dit-il, tuons de nouveau des rennes. Faites tourner le troupeau par là-bas. Conduisez-le là-bas vers le confluent de la rivière. J'apporterai les besaces.
Il apporta les besaces. Pendant que le troupeau avançait, il s'en vint encore plus vite. Ils procédèrent à l'abattage. Il dit aux enfants :
- Faites un somme.
Il fit cuire de la viande, la retira, la posa sur l'auge et réveilla les enfants. Il leur dit :
- Mangez.
Les enfants mangèrent, puis ils mirent leurs bottes. Il leur dit :
- Non, les enfants, dormez un peu. Je garderai les bêtes.
Les enfants se réveillèrent et, assis dans la hutte, ils chantèrent. Il ne les laissa même pas aller voir les bêtes. A peine avait-il mangé qu'il retournait prendre la garde. Tant il était devenu diligent. Le troupeau se mit à engraisser de jour en jour. Il devint véritablement zélé et expert dans les soins à donner aux rennes. A nouveau on abattit des rennes. Les faons engraissèrent et devinrent ronds comme des bougies. Ils abattirent des rennes, une mère sans son faon et un petit d'un an. Il dit à un des garçons :
- Va à la maison.
- Non, vas-y, toi.
Il emporta la carcasse du jeune renne sur l'épaule et se rendit à la maison. Il entra. Aïvan /il y a probablement ici une erreur. Il faut lire " Elendi "/ était occupé à quelque travail.
- Oh ! Tu es arrivé ?
- Oui.
Il dit à sa femme :
- Mets vite une semelle d'herbe dans ses bottes. Il est venu. Qu'il change de bottes.
Il défit la lanière. La carcasse du jeune renne était toute blanche de graisse. Le maître en fut tout réjoui. Ils firent un bon repas. Dès qu'il fut chaussé, il voulut repartir.
- Où vas-tu ?
- Rejoindre le troupeau.
- Non, non. Passe la nuit ici. Ils s'en tireront bien tout seuls. N'êtes-vous pas trois au total ?
C'est qu'il lui avait donné une bonne leçon. Il se réveilla. L'autre n'était déjà plus là. Il était parti rejoindre le troupeau. On apporta des marmites dans la demeure et on commença l'abattage des jeunes rennes à toison fine. Il ne laissa plus les enfants prendre la garde du troupeau. Il y alla lui-même. Les rennes engraissèrent. Leur dos devinrent comme des planches. Les mâles étaient gras /à souhait/. Il conduisit les bêtes vers le bord de la mer et se confectionna une barque en secret. Ils revinrent à la maison, mais lui rentra en barque.
- Quelle surprise ! Tu as une barque ?
- Oui.
Le maître de maison se réjouit. Cela sera pratique pour traverser la rivière. Ils amenèrent le troupeau vers la yarangue. Il dit :
- J'ai vu par là une île en mer, mais elle est étroite.
Il dit :
- Il s'y trouve de nombreux rennes sauvages. Et si on y allait demain ?
Il revêtit seulement un vêtement fait de peaux de jeunes rennes et n'emporta qu'un fusil. Ils montèrent à deux dans la barque. Aïvan le vigoureux ramait. Ils partirent. En effet ils abordèrent une île. Ils partirent ensemble. Puis Aïvan dit :
- Je vais aller de ce côté. Si je les vois, je les pousserai vers toi.
Il accepta. Ils partirent de différents côtés. Elendi disparut et observa en tapinois. Aïvan courut vers la barque. Il s'en approcha. Il le vit s'en approcher. L'autre l'appela, mais il n'entendit pas. Il rama de toutes ses forces. Il arriva à la maison, entra dans la maison et dit :
- Où est mon compagnon ? Je me suis endormi dans la barque. Où était-il ? Il était parti en avant. Où était-il ? Il a dû aller voir les rennes.
Il se coucha dans le yorongue car il était Aïvan le vigoureux. Et même il ch… dans le yorongue et ne sortait pas. Il se remit à user de la même voix /autoritaire/ qu'avant. Alors les femmes comprirent. Elles pensèrent : " Il a dû le tuer ". Au crépuscule arrivèrent les bergers. Il dit à ceux qui partaient prendre la garde du troupeau :
- Demain vous m'apporterez un faon qui vient tout juste de muer. Mes déjections sentent mauvais à cause de la viande avariée. Je ne me nourrirai plus que de langues.
Ils étaient épouvantés. Car il les tuerait /s'ils n'obéissaient pas/. Ils lui apportèrent un faon qui venait de muer. Les femmes ne l'acceptaient pas, ne voulaient pas de lui. Elles n'entraient pas dans le joron'e. Elles restaient au bord de la mer et pleuraient. Les enfants aussi pleuraient leur père en gardant le troupeau. Chaque fois qu'on lui apportait un faon, il disait :
- Vais-je vous rouer de coups ? Peut-être non. Vous avez peut-être un peu grandi ?
Là-bas, dans l'île, Elendi était devenu tout maigre et sans forces. Un corbeau lui rendit visite :
- Oh ! dit-il. Que t'arrive-t-il ?
-  Aïvan le vigoureux m'a abandonné ici.
- Ah ! Tu as vraiment de bons serviteurs. Pourquoi en prends-tu de semblables ? Regardez : il se dessèche. C'est bon, attends un peu. Je vais appeler des amis.
Des oiseaux s'en vinrent de tous côtés : des oiseaux, des oies, des grèbes, des cygnes. Ils volèrent en une longue file le long de l'île sous le commandement du corbeau. Ils le portèrent de l'autre côté de la mer et le posèrent près de la maison. Il avait laissé le fusil dans l'île car il était lourd.
- Envolez-vous, leur dit-il, sinon mon peuple vous tuerait tous. Envolez-vous vers des contrées étrangères.
Il ne pouvait plus marcher et il se dirigea vers la yarangue en rampant. Il se coucha derrière la yarangue et se tapit en cachette sous le pan de la paroi. Sa seconde femme le vit subitement. Il lui dit :
- Ne pleure pas. Fais-moi plutôt à manger. Je mangerai un morceau, et fais bouillir de l'eau. Je boirai.
Elle alla en cachette chercher la seconde épouse :
- Oh ! Comment donc es-tu venu ?
- Les oiseaux m'ont transporté.
- Tu as vraiment beaucoup d'amis.
La seconde femme apporta un petit morceau de viande de la grosseur du doigt et de l'eau. Il but une gorgée, mangea le morceau de viande, et cessa /de manger/. Comment aurait-il fait /pour en ingurgiter davantage/ ? Son estomac s'était tout racorni. Un peu plus tard il remangea un petit morceau et but une gorgée. Vers le soir il avait mangé trois fois et but trois cuillérées d'eau tiède. Puis il s'endormit. Le lendemain matin il mangea davantage et chaque fois but. Il dit à ses femmes :
- A présent reprenez courage. Je revis. Je ne vous abandonnerai plus. N'informez pas mes garçons qui sont avec le troupeau, ajouta-t-il. Qu'ils se conduisent normalement.
Or justement ses fils revinrent de leur garde. Aïvan se remit à leur parler d'un ton menaçant. Au moment de leur départ, il leur dit :
- Apportez-moi un faon, car mes excréments sentent mauvais à cause de cette viande avariée.
Elendi, de l'autre côté de la paroi, l'entendit  et de colère se mordit la main à un point tel qu'il y laissa une trace sanglante. En entendant la voix de ses fils, le père dans le joron'e avait failli fondre en larmes. Chaque nuit il sortait et commençait à se rétablir. Il courait sur le bord de la mer, s'efforçant de recouvrer sa force passée. Il retira du sable un tronc avec ses racines, l'empoigna. Dans l'autre bras /il en prit un/ également. Il voulut courir, mais ses bras étaient faibles. Il n'était pas encore rétabli. Il mangeait constamment, mangeait. Enfin il courut comme avant, enfin cela fut plus facile, et les troncs devinrent plus légers. Puis il lui sembla qu'ils n'étaient plus là /dans ses bras/, tellement ils étaient devenus légers. Aïvan ne sortait pas. Il restait toujours allongé dans la jaran'e, /immobile/ comme un arbre. Il empoigna une poutre, /elle lui sembla si légère qu'/on eût dit qu'elle n'existait pas. Il avait recouvré ses forces. Il dit à sa seconde femme :
- Gyk ! Rejoins le troupeau. Dis-leur : " Si Aïvan se met à crier : 'Apportez un faon', criez-lui : " Quand as-tu appris à manger des faons ? "
Elle y trouva ses fils. Ils étaient assis, sombres, et ils pleuraient. Elle leur dit :
- Si Aïvan vous dit de nouveau : " Apportez-moi un faon ", répondez-lui juste avant d'entrer : " Où as-tu pris l'habitude de manger des faons, de ne te nourrir que de langues ? "
- Mais il nous battra.
- Il est revenu.
- Il est revenu ? Nous lui dirons, nous lui dirons.
Ils étaient tout heureux. Le lendemain ils arrivèrent. Dès que ses fils commencèrent à parler, le père, de l'autre côté de la paroi, se vêtit de ses plus beaux vêtements et se chaussa de ses plus belles bottes. Dès qu'ils sortirent, de nouveau / Aïvan dit/ :
- Demain apportez-moi un faon. Mes excréments sentent mauvais à cause de cette viande avariée.
- Quand as-tu appris à ne te nourrir que de langues ?
Les fils se tenaient à la porte. Le père était accroupi. Il se préparait. L'autre haussa le ton. Il bondit presque nu. La femme lui cria :
- Tu pourrais au moins mettre des culottes.
Il mit des culottes, bondit dehors et saisit un manche de racloir. Le maître de maison se mit à courir derrière lui et il l'empoigna par derrière devant la porte.
- Meï ! Qui est-ce ? Qui ?
Il se retourna, mais ne put le voir. Enfin il le vit et dit :
- Comment es-tu revenu ? Qui t'a ramené ? Ga-ga-ga ! Je t"avais pourtant laissé. Qui t'a ramené ?
- Moi-même.
Il le traîna un peu à l'écart de la yarangue et dit à sa femme :
- Ôte-lui sa culotte.
Elle la lui ôta. Ils le déshabillèrent, car il était fort en colère. Il dit :
- Qu'on m'apporte une bûche.
L'autre n'essayait même pas de se dégager. Elle l'apporta. Il coupa au couteau les bouts qui dépassaient, appointa les bords du bois. Après cela il tourna Aïvan face contre terre, lui mit la main sur le sol, la fixa sur le sol avec le couteau. Il lui transperça la main. Après cela, il enfonça dans la main le piquet qu'il venait d'appointer. Il fit ensuite de même avec l'autre main. Aïvan ne se débattait pas. Il le fixa au sol par les mains. Ensuite il lui fixa aussi les jambes sur le sol avec des piquets. Ensuite il lui fixa les flancs au sol. Ensuite il lui perfora le sommet du crâne et le fixa aussi au sol. Il continuait de se mordre la lèvre de colère. Après cela il lui écarta aussi les lèvres avec un piquet et dit à ses femmes :
- A présent, s'il ch…, fourrez-le-lui dans la bouche. Qu'il goûte de la viande de jeune renne et se nourrisse de langue. Qu'il goûte si les excréments sentent bon.
Ils lui en mirent plein la bouche. Le lendemain ils se réveillèrent. Il avait toujours la bouche pleine d'excréments et d'urine. Ils passèrent encore une nuit. Au matin il retourna voir. Que de jours passèrent ainsi. Il restait allongé. En fin de compte il creva, car les fortes gelées étaient arrivées. Il avait gelé.

Note.
1. Ermesyn signifie à la fois preux, costaud, violeur, pillard.

Troisième partie :

Ainsi ils vécurent. Les enfants grandirent, acquirent de la force, devinrent des jeunes gens. Le preux avait vieilli. Les enfants étaient devenus grands et robustes. Leurs lances avaient des anneaux côté hampe qui tintaient quand ils marchaient. De nouveau tous se retrouvèrent au bord de la mer. Là ils avaient un voisin. Un autre Aïvan, marin vigoureux, s'approcha. Les fils dirent à leur père :
- Aïvan, semble-t-il, a trouvé une baleine morte. Il paraît qu'il est allé la débiter. Ne t'en donnerait-il pas ?
Le vieillard y alla et dit en partant :
- Je ne crois pas qu'il m'en donnera. Autrefois la pensée ne me serait pas venue qu'il ne m'en donnerait pas. Mais j'ai vieilli. Que ma bru me prépare un sac. Je l'emporterai.
Il partit en emportant le sac. Là-bas il trouva Aïvan assis au bord de la mer avec sa femme. Une baleine s'était échouée sur un haut-fond.
- Oh ! Tu es venu ?
- Oui.
- Attends, attends. Que veux-tu ?
- Mes enfants m'ont envoyé.
- Je vais t'en mettre moi-même. Par ici, par ici, apportez-en un peu. Un visiteur est arrivé.
On en apporta un morceau. Il découpa un peu de lard de baleine avec du gras.
- Eh bien ! dit-il, viens par ici.
Il posa le sac, puis le mit sur son épaule : il était vide. L'autre l'attrapa par le fond de sa culotte et y bourra de la graisse et du lard de baleine. La graisse coula sur le ventre et sur les jambes.
- Allons, lui dit-il, tu peux t'en aller.
Il ne pouvait rentrer chez lui. Il y parvint avec difficulté. Les jambes de sa culotte étaient pleines.
- Eh bien ! dirent les fils à leur mère, va donc voir /s'il revient/.
- Eh quoi ? Il n'est pas encore là.
Un peu plus tard /ils dirent/ de nouveau :
- Eh bien, retourne voir.
- Mais pourquoi donc tarde-t-il tant ?
- Le voilà. Il arrive. Il s'est mis son bâton en travers du dos pour le soutenir.
Il entra. Ils saisirent le sac et dirent :
- Et alors ?
Ils cherchèrent partout, cherchèrent, retournèrent le sac. Rien. Il leur tourna le dos.
- Mais où /est la viande/ ?
- Là.
Il se tenait dans le sottagyn. Le fils, dans le yorongue, passa la tête et regarda. Ils prirent le sac, le secouèrent. Rien.
- Mais où donc /est la viande/ ?
- Mais ici.
- Mais enfin, où /est la viande/ ?
L'autre bru regarda le fond de sa culotte et soupira.
- Ouh ! fit-elle.
Elle ôta la culotte  du vieillard qui était couvert de graisse. Les fils crièrent :
- Ah ! C'est comme cela ? C'est comme cela ?
Ils se vêtirent.
Le vieillard dit :
- A présent c'est vous qui avez donné cette habitude à Aïvan. Pourriez-vous dire que c'est moi ? Moi autrefois, j'en ai dressé un. Seulement maintenant c'est un autre Aïvan qui vous bafoue.
Ils bondirent, saisirent leurs lances et, la porte franchie, partirent au pas de course. Ils avaient enroulé leurs lassos et les avaient mis sur l'épaule en s'éloignant. Aïvan et sa femme étaient encore au bord de la mer. Ils passèrent à côté et coururent sur le rivage en direction de ses serviteurs. Sautant de la rive, ils entrèrent dans l'eau vers la baleine en les repoussant tantôt du côté tranchant de la lance, tantôt avec le manche.
- Allez-vous-en, allez-vous-en !
- Cessez, cessez donc ! D'abord vous nous battrez, vous nous forcerez à partir et ensuite vous nous prendrez la baleine. Allez-vous-en d'ici.
On eût dit qu'ils étaient sourds. Il / Aïvan / dit /à ses serviteurs/ :
- Apportez ce qu'il faut pour la lutte.
Eux-mêmes, en les repoussant avec la lance, se retrouvèrent seuls près de la baleine, car ceux qui étaient dans les barques faillirent se noyer, et ils regagnèrent la terre. Ils allèrent chercher chez eux des peaux et des os de morse. Il brisa les os pour en obtenir des fragments qu'il ficha solidement dans la peau, le tranchant tourné vers le haut. Ayant achevé de les ficher, il enduisit /la peau/ d'une couche épaisse de graisse. Puis il se plaça sur la peau et dit :
- Venez ici.
Ils étaient toujours occupés à débiter la baleine. Ils en enlevaient tous des morceaux grands comme des phoques barbus et ils les jetaient de loin sur la berge. Le frère aîné dit :
- Je vais y aller.
- Il vaudrait peut-être mieux que ce soit moi, dit un autre.
- Non, ce sera moi, dit l'aîné.
Le cadet dit :
- Non, moi, plutôt. Laisse-moi, s'il te plaît. Toi, tu seras comme un ancien.
- Bon, d'accord. Vas-y.
- Mais peut-être ne réussirai-je pas ?
- Cela ira peut-être.
L'aîné dit :
- Il est possible que tu ne puisses pas. Je regarderai car tu es encore comme un enfant.
Ils étaient pourtant comme des jumeaux, car ils étaient nés presque en même temps.
Le cadet dit :
- Non. J'ai honte qu'il ait chargé notre père de cette graisse. J'irai. Si tu l'affrontes, j'aurai peur de rentrer à la maison chez notre père. Et s'il allait dire : " Comment est-il, celui-là ? Il vaut mieux que ce soit moi /qui l'affronte/ ".
- C'est bon, dit-il. Vas-y.
L'autre se tenait, comme enfoncé dans le sol. Il se hâtait :
- Eh ! Vous, les bavards, montrez qui vous êtes.
Le cadet bondit loin, comme s'il volait en l'air. Il atteignit la peau sur ses pieds, comme collé à elle. Aïvan dit :
- Qui /commencera/ ? Toi ?
- Non, toi.
- Non, toi, puisque tu es le ravisseur.
- Bien, d'accord.
Il empoigna Aïvan. Il avait beau le pousser ou le tirer, l'autre était aussi inébranlable qu'un arbre. D'où qu'il essaie de lui saisir le cou ou le bras, il n'y arrivait pas. Il était comme un arbre. Il voulut le saisir lentement dans ses bras et prit ses distances. Enfin il plaça sa paume commodément, comme une hache, et le frappa sur le cou. La tête rebondit comme une toupie. Le corps resta debout encore un instant. Debout tout autour, les compagnons regardèrent Aïvan. Il l'avait tué. Il s'effondra. La femme d'Aïvan, voyant sa tête rouler, s'enfuit dans la toundra. Il bondit en arrière sur la baleine, vers son compagnon. Ayant achevé /de débiter la baleine/, ils l'emportèrent. Quelle charge ! Ils l'emportèrent à la maison.
- Oh ! Vous l'avez quand même apportée, dit le père.
Car il avait compris qu'ils l'avaient tué.
- Oui, c'est la main d'un enfant qui l'a tué, répondit l'aîné.
- Eh ! Pourquoi l'avez-vous tué ainsi ? dit le père. Vous auriez dû le ramener (vivant). Je vois que vous êtes encore mauvais.
- En vérité, je lui ai dit : " Je vais le faire moi-même ", dit l'aîné.
- Oui, c'est vrai, dit le cadet. Je suis stupide.
L'année suivante les preux vivaient sur une hauteur, loin du bord de la mer.
- Oh ! C'est curieux, dit le père, nous avons envie de viande marine.
Il dit cela aux premières gelées d'automne, car c'était leur nourriture d'auparavant.
- Mais que faire du troupeau ? dirent les fils. Bon, demain nous le conduirons /vers la mer/.
- Non, dit-il, puisque je veux de la viande marine, je garderai le troupeau.
Ils partirent vers la mer. Dès qu'ils furent partis une nuit, les Tannyt ravirent le troupeau. Mais ils ne partirent pas. Ils restèrent au milieu des bêtes. C'étaient justement la foule des descendants de ces mêmes Tannyt que le vieillard avait pillés autrefois. Les rennes mâles voulaient sans cesse se regrouper. Tous se dispersaient de tous côtés, se massaient autour des vieillards. Qu'ils paissent ou qu'ils se couchent, ils se refermaient autour d'eux de façon si compacte qu'on ne les voyait pas. Les Tannyt ne les avaient presque pas remarqués. Ils riaient, heureux de ravir le troupeau. Ils étaient contents de leur butin.Quarante Tannyt passèrent une deuxième nuit dans la toundra. Le vieillard était transi car c'était le /temps du/ rut des rennes (1). Il faillit mourir de froid. Les Tannyt firent du feu et préparèrent leur repas. Les jambes du vieillard frissonnaient. Il avait mal au foie en raison du froid.
- Oh ! Nous ne pouvons marcher. Demain nous nous écroulerons. Tu as une jambe gelée. Nous avons faim. Nous sommes fatigués. Malheur ! Demain nous mourrons, dit la vieille femme.
Son mari lui dit :
- Non, non, reprends courage. Les enfants sont revenus à la maison. Ils vont suivre nos traces.
Effectivement, ils étaient rentrés à la maison après avoir passé une nuit au bord de la mer. Ils avaient apporté de grosses charges /de nourriture/,  /et ils avaient constaté que/ le troupeau n'était plus là. Le cadet dit :
- /Allons-y/ demain.
- Mais ils ont froid.
- Oh, non ! Ils ont dû être tués.
- Qo ! /je ne sais pas !/
Ils s'endormirent. Le cadet ne put dormir. Il erra aux environs. A l'approche de l'aube, il dit :
- Allons-y. Assez /dormi/ ! Le jour se lève.
- Encore un peu.
- Non, c'est assez !
Ils se mirent en route. Ils examinèrent un ancien emplacement. Rien ! La vieille femme n'en pouvait plus. Elle se traînait avec peine.
- Du courage, lui dit son mari. Les enfants ne nous abandonneront pas. Ils rattraperont le troupeau.
Le troupeau était descendu dans une combe par une pente pierreuse. Ils regardèrent et le virent. Ils dirent :
- Dirigeons-nous vers ce passage à travers la combe.
La vieille femme regarda autour d'elle et vit ses fils qui marchaient. Elle tressaillit et dit au vieillard :
- Oh ! Les enfants sont arrivés.
Dans sa joie elle était redevenue vive. Le passage était étroit. C'était un défilé très étroit, mais devant eux la montée s'élargissait et devenait abrupte. De loin ils contournèrent le troupeau et d'en-haut poussèrent des cris heurtés. Le troupeau changea de direction  et se mit à courir, tandis que les Tannyt entraient dans le défilé. Le troupeau se rua et, dans le défilé, écrasa les guerriers Tannyt, les mêlant à la poussière, leur enfonçant le visage dans le sol. Dix hommes en réchappèrent et s'enfuirent. Les mâles, qui marchaient à l'avant du troupeau, se retrouvèrent derrière quand le troupeau fut passé, et ils emmenèrent lentement les vieillards à l'écart. Alors arrivèrent les fils. Ils prirent leur vieux père et leur vieille mère par les bras, comme des moufles, et ils ramenèrent le troupeau en arrière. Le troupeau prit le chemin du retour, étiré sur une longue file, marchant en hâte vers les terres familières. Les dix Tannyt arrivèrent chez eux et dirent :
- Habillez-vous et partons. Nous suivrons leurs traces.
Ils les poursuivirent. Quand ils les eurent rattrapés, les autres leur tirèrent dessus et les tuèrent. Ils prirent les corps par les pieds et les secouèrent.
- Voilà, dirent-ils. Vous aussi vous serez comme eux. Vous êtes des poltrons, des êtres pitoyables.
Ils les tuèrent tous. Puis ils rejoignirent le troupeau qui était déjà loin. Au passage ils emmenèrent leur père et leur mère, et coururent sur les traces /du troupeau/, car le vieil homme et la vieille femme étaient devenus légers. C'est le cadet qui porta le vieillard, et l'aîné la vieille femme. C'était sa belle-mère, car il était le fils de l'autre épouse. Ils arrivèrent chez eux. Le troupeau était déjà sur l'ancien pâturage, immobile, et il se reposait. Pendant le repas, tandis que la graisse de veau marin lui coulait sur le menton, le père dit :
- Nous avons eu très froid hier. Oui, vraiment, j'ai des enfants.

Note.
1. Les Tchouktches affirment que le rut des rennes sauvages s'accompagne de fortes tempêtes de neige qui annoncent l'arrivée du gythan, le véritable automne.

Quatrième partie :

On partit nomadiser. A l'automne les frères se séparèrent. Le cadet partit se chercher une épouse et garder le troupeau chez les sœurs de son père qu'on avait autrefois données en mariage. Tous les autres restèrent. Mais d'une femme qu'il avait prise auparavant lui était né un enfant qui avait rapidement grandi. Ils itinérèrent lentement un an, deux ans, et l'enfant grandit. Ils avaient partagé le troupeau en deux parts égales. Le père emmena l'enfant au troupeau et ne laissa à la maison que sa femme. Il dit à son fils :
- On pourrait aller à la maison. Nous emporterons les marmites.
Dès qu'il s'asseyait quelque part, l'enfant s'amusait constamment à tirer à l'arc. Le père lui dit en plaisantant :
- Eh bien ! Tire sur cette herbe.
Il lui avait fait une flèche avec un fragment de marmite. Il tira et coupa l'herbe. Le père se mordit la lèvre et dit :
- Oh ! C'est curieux.
Le lendemain ils allèrent à la maison en emportant les marmites et leurs besaces. Ils laissèrent le troupeau au pâturage. L'adolescent regarda et dit :
- Père, qu'y a-t-il là-bas ?
- Où cela ?
- Là-bas, tu vois ?
Devant eux, un jeune homme venait à leur rencontre sur leur route, un jeune Tannytan. On eût dit qu'il volait. Etonnant, ce Tannytan !
- Oh ! dit le père, tu es un enfant.
- Et alors ? répondit-il.
- Et ta mère ?
- Nous arriverons, nous nous approcherons. Tu t'assoiras à l'écart. Nous nous battrons à la lance. Si je me fatigue, je m'approcherai de toi. Sinon, reste assis sur place. /Cela voudra dire que/ je n'ai pas besoin de ton aide. Mais, à tout hasard, peut-être, je me fatiguerai. Et si, comme cela peut se trouver, je m'approche de toi, essaie, tends ton arc. Quand je te regarderai comme cela et que je traverserai la route à côté de toi, alors envoie une flèche le long de son front de façon à l'érafler.
Le garçon se taisait. Il écoutait son père en silence. Le Tannytan était très agile et le père commença effectivement à s'épuiser. Il voulut s'approcher de son fils, traversa la route et jeta un regard sur son garçon. Celui-ci décocha une flèche qui érafla le front, et le sang se mit à couler sur le visage du Tannytan. Il s'assit à terre et dit :
- Voici que tu me prends mon troupeau, à ce qu'il paraît. Ce faible garçon te sert d'auxiliaire. Nous n'agissons pas ainsi. Toi et l'enfant, vous êtes forts ensemble.
Ils s'assirent côte à côte. L'autre se tenait le front avec son couteau.
- Ah ! dit le père. Je me suis fait un futur ennemi. J'ai fait un ennemi qui ravira les troupeaux de tout le monde. Ah ! Je suis bien bon.
- Mais nous avons combattu. Cependant je vous retiens, vous devez partir. Vous vous hâtez. Vas-y !
L'autre à ces mots le frappa d'un coup de lance.
- Dorénavant, dit-il avant de mourir, cessez de vous battre. Car moi seul j'étais un homme vigoureux.
Ils arrivèrent chez eux. L'épouse était assise. Le lendemain ils inspectèrent le troupeau, le rabattirent et procédèrent à l'abattage des rennes à toison fine. Ils repartirent nomadiser dans les environs. A peine partis, ils mangèrent. A peine leur repas terminé, le chien se mit à aboyer. Ils dévêtirent, se déchaussèrent et accrochèrent tous leurs habits. Ils restèrent assis tout nus. La lune éclairait les alentours comme en plein jour. Il prit ses vêtements et s'habilla.
- Je vais aller voir, dit-il.
- Non, reste. J'irai jeter un coup d'œil.
Il insista :
- Non, ce n'est pas la peine.
Il se vêtit sans hâte. Son fils dit :
- Je pourrais y aller, moi ?
- Inutile. J'irai moi-même.
Il retourna lentement ses bottes, acheva de se vêtir et sortit. Sur la route on entendit des clochettes tinter. Quelqu'un venait. Il entra et se coucha.
- Et alors ? (dit sa femme).
- Quelque chose tinte, en effet. Quelqu'un vient.
- Pourquoi t'es-tu recouché ?
- Il est encore loin.
Elle tressaillit et parcourut le troupeau. Il sortit. Un attelage de rennes passait déjà près de la yarangue. C'étaient les rennes vigoureux d'un preux tannytan.
- Alors, dit-il, (tu es venu ?)
- Oui.
- Es-tu seul ?
- Beaucoup suivent.
- Qu'allons-nous faire ?
- On verra bien.
- Eh quoi ! N'attendrons-nous pas tes compagnons ?
- Qu'importe ! Seulement je n'ai pas de cuirasse.
- Alors il vaut mieux que tu attendes.
- Non, /je me battrai/ comme cela (la peau nue).
- Comment feras-tu ? Tu ferais mieux d'attendre.
- Non, pourquoi attendrais-je ? Ce sont de mauvaises gens. Il vaut mieux ne pas attendre. Allons, vite !
- Bon, eh bien, d'accord !
Il alla chercher son arc dans la yarangue. Sa femme regardait. On voyait le Tannytan devant la porte. La lune éclairait comme en plein jour. La forêt était épaisse. Le jeune homme courut à travers la forêt. Il courut jusqu'à l'orée, trouva un arbre avec un trou /dans le tronc/ et se plaça derrière. C'était un gros arbre. On ne le voyait pas derrière.
- Et alors, cria l'éleveur, c'est ainsi que tu veux /te battre/ ?
- Oui.
- Cela te convient-il ainsi ?
- Oui.
L'éleveur tendit son arc et tira. La flèche tranversa l'arbre et transperça le Tannytan. Les Tannyt qui suivaient arrivèrent. Ils virent le traîneau, l'arbre et le mort. L'épouse dit :
- On entend des nouveaux venus.
- Qu'importe.
Il ne sortit même pas. Il était devenu de mœurs fières. L'un inspecta l'arbre, alla voir le mort.
- Il vaut mieux que nous partions.
- Pourquoi ?
- Il y aura un malheur.
- Que veux-tu dire ?
- Il a réduit l'arbre en miettes et il a transpercé notre homme.
- Oh, d'accord ! Partons.
- Je te disais bien qu'il était inutile de sortir /dit l'éleveur à sa femme. Je savais qu'/ ils regarderaient et s'en iraient. Dormons.
Il arriva dans le clan de ses tantes. Bien des années avaient passé. Il avait vieilli. A nouveau en automne se retrouvèrent cinq preux. Ils avaient très envie de tabac. Son fils aussi était devenu un preux. Il dit à son père :
- Je n'ai pas d'arc.
Le père lui donna le sien.
- Mais c'est un arc d'enfant. Ah ! Je n'ai pas d'arc.
Aïvan, le preux du bord de mer, lui envoya un arc.
- Qu'ils tendent cet arc. Ces Tchouktches, ils se vantent devant nous.
Il envoya en gage un grand sac de tabac. Dans toutes les demeures on porta cet arc et ce sac. Ils étaient trois : l'un portait l'arc, un autre le carquois, le troisième le sac. Tous essayèrent de tendre l'arc, mais en vain. Il était très grand. Tous avaient très envie de fumer et demandaient au moins une chique. On ne leur en donnait pas. Car on n'ouvrirait le sac de tabac que lorsqu'ils tendraient l'arc. Les cinq frères, les preux, s'étaient réunis. La sixième yarangue était celle du jeune homme qui n'avait pas d'arc. Ils se retrouvèrent dans la première yarangue de la rangée, celle de l'aîné. Ils voulurent tous, à tour de rôle, tendre l'arc. L'aîné s'arcbouta sur ses talons et tendit l'arc un peu. Le vieillard et sa bru regardaient. Ses efforts étant vains, la bru lui dit :
- Essaie, toi. Ou n'en serais-tu pas capable ?
- Je suis vieux. C'est inutile. Que les jeunes s'y essaient. A quoi cela servirait-il que j'essaie ? Est-ce pour moi qu'on a envoyé cet arc ? Je suis trop vieux.
La bru dit aux frères :
- Ne pouvez-vous pas ?
- Non.
- Ah ! Si mon mari /pouvait tenter sa chance/ !
- Ne parle pas pour ne rien dire, dit le preux. Crois-tu qu'il le tendrait, ce vaurien ? Ne dis pas de sottises.
La femme prit le sac de tabac et le traîna vers sa demeure sans rien dire. Tous la regardaient faire. L'homme sans arc gardait les rennes. L'automne passa pendant que l'arc erra de maison en maison, et il arriva là. Elle traîna le sac chez elle avec l'arc et l'équipement. Elle posa le sac près de la paroi de la jaran'e et l'arc sur le toit du yorongue. En arrivant elle brisa le /sceau du/ sac, donna une pinça de tabac à son beau-père et à sa belle-mère, bien qu'il n'ait pas encore tendu l'arc. Les maîtres de maison la regardaient faire en silence. Quelque temps après, le berger arriva à l'aube sans s'être reposé. On prit une flèche de fer. Elle était de la taille d'un gourdin à /dresser les/ rennes (sikil). L'arc était solide et épais. Placé sur un chevalet, il dépassait du plafond. Le berger entra.
- Ah ! dit-il, des hôtes de marque sont arrivés.
- Oui.
Le père se mit à faire les cent pas à l'extérieur. Pendant qu'il marchait (autour), il dit :
- Que se passe-t-il ?
Sa femme lui donna du tabac. Il marcha, et le bout de l'arc saillait au-dessus des yarangues. Tout en mangeant, il jetait des coups d'œil sur l'arc. Il se réjouissait et riait presque. Après le repas il dit à sa femme :
- Bien, apporte-le-moi.
- Ege, je vais te le donner.
Le père continuait de faire les cent pas, un bras sorti de la manche (1). Il dit :
- Que va faire l'enfant ?
Elle le lui donna. Il le prit, le regarda, l'examina et dit à sa femme :
- Qu'ont-ils ?
- Ils sont pressés. Ils vont venir.
Le fils tenait l'arc. Le vieillard eut un sourire malicieux. L'autre ne le lui donnait pas et continuait de tenir l'arc.
- Allons, hâtons-nous.
- Oh ! s'exclamèrent les porteurs de l'arc.
- Bon, si tu es pressé, dit le père, c'est bon. Essaie, puisque cela ne compte pas encore.
- Mais je veux qu'ils me regardent, dit-il. Sinon ils vont me considérer comme impuissant.
- Ils auront bien le temps de regarder, eux aussi, dit le vieillard.
- Entendu, dit-il. J'ai le cœur qui fait des bonds.
Il prit l'arc, tendit la corde avec deux doigts, le tendit presqu'au maximum. L'arc se pliait  d'avant en arrière comme si le bois avait été humide. Il lâcha la corde. Elle résonna : Din ! L'assistance était stupéfaite. Le père courut à l'autre extrémité de la yarangue, et en ressortant il dit seulement :
- Oh ! Quel enfant.
Les preux du voisinage s'en vinrent. Dans l'embrasure de l'entrée l'homme s'assit. Il tenait l'arc. " Pourquoi retient-il les visiteurs devant la porte ? "
- Il semble que vous n'ayez pas pu /venir à bout de l'arc/ ? dit-il.
- Comment cela ? Nous le ferons. Pourquoi a-t-on apporté un tel arc ?
- Oui ? Moi, je dis cela : " C'est un arc comme un autre ".
- Que faire ? Tends-le donc !
- Très bien.
- Apporte-moi une flèche de fer, dit-il à sa femme.
Elle l'apporta. Elle était comme un gourdin à rennes. Loin, très loin, vraiment très loin se trouvait une motte de terre gelée. L'homme dépourvu d'arc dit à celui qui portait l'arc :
- Bon, nous allons essayer, sur cette motte là-bas.
- Cela devrait convenir. Mais jusqu'où la flèche ira-t-elle ?
- Comment le prendrai-je ?
Il se mit à genoux et visa la motte. Il tendit la flèche sur toute la longueur. Son père regardait la bouche ouverte. Il jetait par moments des regards sur son fils. La motte était si éloignée qu'elle saillait à peine. Cependant de près elle était très grande. Enfin le preux lâcha la flèche. La corde lui avait atteint l'épaule. C'est alors qu'il avait lâché l'arc. Dès qu'il le lâcha, la motte sauta en l'air, tout à fait subitement. /La flèche/ glissa sur la neige loin au-delà de la motte. Comme la fumée au-dessus d'une trace. Il tenait l'arc /dont/ la corde continuait de tinter. Telle une clochette elle ne pouvait se taire. Il posa l'arc. Ils s'habillèrent. Les porteurs de l'arc se vêtirent. Ils rentrèrent chez eux. Tous quittèrent /les lieux/. Les gens commencèrent à se présenter et à demander du tabac.
- Je n'en donnerai pas. Pas la moindre petite racine, dit le vieillard.
- Pourquoi ne leur donnes-tu pas ne serait-ce que de petites racines ? lui demanda son fils.
- Laisse donc. Pourquoi ne se sont-ils pas entraînés ? Pourquoi n'ont-ils pas acquis des forces ?
- Si je n'avais pas autrefois, étant enfant, éraflé le front du Tannytan, comment ferions-nous pour fumer du tabac aujourd'hui ?
Le vieillard garda le silence. " Bon, on restera en vie, d'une façon ou d'une autre ". Les autres voisins n'accouraient qu'avec leur attelage de rennes. Ils redoutaient le preux. Il s'en fut transhumer avec le troupeau. Au printemps on transhumait en ralentissant le pas. Les eaux arrivèrent vers cet archer : un grand fleuve coula en travers de sa route. Pas très large, mais profond et rapide. Les glaces s'étaient tout juste mises en mouvement. Le fleuve charriait encore des glaçons. Les conducteurs de rennes arrivèrent. Le vieillard dit :
- Oh ! Nous allons être bloqués sur cette bande de terre à cause des eaux, car il n'y a pas de gué. Le fleuve est profond et rapide. On ne peut passer que loin en amont.
- Qu'allons-nous faire ? demanda le fils. Mieux vaut nous reposer ici. Plantons le camp ici, demain le soleil montera, nous nous transporterons ailleurs.
- Oh ! non, dit le vieillard, où irions-nous ?
- Eh bien ! Sur l'autre berge.
- Non, non, comment ferions nous ?
Sur l'autre berge il y avait une large bande côtière, car la mer était proche. Au réveil ils rassemblèrent le troupeau. Le soleil n'était pas encore levé. Il poussa les bêtes juste vers la yarangue.
- Démontez la yarangue.
Le père longea la berge et dit :
- Que c'est curieux !
Pendant le démontage, il mit d'autres bottes, des bottes courtes dont il lia les lanières. Son père approcha et lui dit :
- Que fais-tu donc ?
- J'essaie /quelque chose/.
- Oh, non !
- Si, /je vais essayer/ malgré tout.
- Mais tu te noieras.
- Penses-tu que mon corps ne peut se mouvoir ? Pourquoi l'eau me tuerait-elle ?
Il prit sa lance. La hampe était épaisse, large et longue, /car/ la lance était plate. Il prit sa lance. Le père le regardait : il brandit sa lance à deux reprises, comme si c'était la peau de la jambe d'un renne. Il l'agita dans tous les sens. Il voulait vérifier si elle était souple, si elle ne s'était pas desséchée, car elle aurait pu se casser. Non, elle était très souple. Son père le regardait. Il prit la lance par un bout, courut vers l'eau. Il la tenait à deux mains. En se retrouvant sur la rive, il sauta au milieu. Le père regardait. Toutes les femmes qui démontaient la yarangue regardèrent. Elles pensaient qu'il allait se noyer. Sa mère pleurait. Mais avant de toucher l'eau, il planta la lance dans le sol, saisit la hampe, resta suspendu en l'air et se recroquevilla au bout de la hampe. Un glaçon arriva. Il frôla la hampe. Les glaçons qui arrivaient de l'amont heurtèrent également la hampe. Elle tenait si solidement que la glace ne put la briser. La hampe tenait toujours. Enfin toute la glace disparut au-dessus de la berge. Il se mit à rassembler les glaçons. Il se forma un barrage. Il passa sur ce barrage comme sur la terre. Quand ils arrivèrent, il choisit tous les rennes de trait et les poussa devant lui. Il traversa la rivière en convoi. Il arriva sur l'autre rive et fit passer le troupeau. Il fit passer les faibles faons. Il passa lui-même avec les rennes de trait. Le troupeau chemina sur la glace. Il atteignit la lance, l'arracha et descendit sur la rive. Le fleuve coula comme précédemment. Le père dit, une fois la traversée achevée :
- Oh ! Tu es vraiment adroit.
L'année suivante, en automne, il se mit en route à l'aurore. Le père et sa femme s'en furent vers les rennes. Il était couché près de l'appui-tête /sotsot/. Il avait enlevé la corde de son arc. Sa femme sortit, puis entra en courant. Elle dit :
- Vite, prépare-toi. A nouveau quelqu'un arrive.
De nombreux Tannyt attachaient les rennes. Ils avaient cerné la maison de toutes parts. Là, tout près de la maison, ils dételaient. Un Tannytan tendit son arc et le plaça en travers de la porte. Dès qu'il l'eut tendu, il dit :
- Je vais te tuer.
- Eh bien ! Je suis d'accord.
Dès qu'il tira, l'homme bondit si vite qu'il se retrouva debout d'un côté de la yarangue et qu'il attrapa la flèche, accourut, le frappa sur la tête avec la flèche et le tua. Il courut vers les autres, qui déambulaient près des traîneaux et il se mit à leur briser la tête avec la flèche. Il les tua tous. Seuls quelques uns le virent de loin et s'enfuirent. Il entra dans la demeure et dit à sa femme :
- Démonte la yarangue. Nous partirons avec ces rennes de trait vers le troupeau. Il les rabattit dans un enclos et les attrapa tous. Ils passèrent la nuit avec les bêtes. Le père dit :
- Il se produit encore quelque chose.
- Tu as peut-être raison.
- Ne sois pas si insouciant. Prends garde. On te tuerait.
- Oh, non ! Même à mains nues /je me défendrai/ s'ils m'attaquent. Tu as tort, je suis très intelligent.
- Admettons.
Un jour il vit un enfant-combattant chez les voisins. Il jouait toujours. C'était encore presque un enfant. En sa compagnie il se promenait, il folâtrait, il jouait. Très bien. Il vagabondait dans la neige jusqu'à la ceinture. Très bien. Ils luttaient presque chaque jour. Il secouait la neige de son visage et de sa combinaison. Toute la marmaille accourait et s'ébattait avec eux. Les jours (au printemps) étaient devenus plus longs. Il avait beaucoup de voisins. Juste au réveil il alla vers un rocher, une falaise à part, assez lointaine et, assis, il regarda le rocher. Dehors il faisait chaud. Du haut du rocher un sentier descendait droit vers le campement voisin. Plus haut il y avait une hauteur très boisée, puis une rivière et la toundra. Il regarda : venant du rocher faisait mouvement une foule de cavaliers, tous des preux tannyt. Ils avaient anéantit le campement. Les voisins venaient ici. " Eh bien ! Mon père avait dit que quelque chose allait se passer. A présent c'est peut-être moi qu'ils vont tuer ? " La demeure était éloignée. Ils étaient tout près, et lui n'avait que son bâton de marche /comme arme/. " Bon, se dit-il, je vais me cacher. Mais suis-je mal portant ? Pourquoi devrais-je me cacher ? Si je rentre, comment regarderai-je mon père ? Si je me cache, ils tueront tous mes compagnons, et ensuite ils me trouveront quand même en suivant mes traces ". Il se tenait face à eux. Il courut à travers la forêt qui surplombait la rivière. Il contourna la rivière et courut droit devant lui sur le chemin. Il déboucha au-dessus de la rivière vers leur chemin, s'écarta un peu, se plaça en travers de leur route. Dehors il faisait bon. Il tapa le sol du pied une fois, deux fois. Il se déneigea sur toute la longueur. Il se hâtait. Ayant terminé, il s'en fut. Il courut sur le chemin vers la rivière. Il enleva ses vêtements, les cacha près de la rivière en les fourrant dans une sorte de cache. Après cela il marcha à leur rencontre car le bruit se rapprochait. Il se coucha sur la route à un endroit déneigé et s'étendit de tout son long. Ils sortirent de la forêt. Le cavalier de tête le vit :
- Eh ! Quelque chose brille là-bas. C'est rouge.
- Où ?
- Là-bas.
- Allons voir.
Ils attachèrent leurs rennes aux traîneaux à un endroit déneigé. Ils entravèrent deux rennes. Tous dirent :
- Allons-y ensemble.
Ils approchèrent de lui tous ensemble, abandonnant leurs rennes. Ils approchèrent.
- Oh ! Le preux est mort. Eh ! oui, le preux est mort. C'est bien lui. Celui-ci, nous lui avons souvent rendu visite.
Ils l'avaient entouré sur la pente et ils s'étonnaient. Il était bien en chair. Il avait de très gros muscles, des muscles de fer.
Il ne touchait le sol que par les mollets, le derrière et le dos, car il était très charnu. Ils marchaient au bord du rocher. " Il a quand même fini par mourir, le preux ". Même sur le membre il avait des muscles.
- Bon, mettons-nous en route. Nous perdons du temps. Nous allons rendre visite au vieillard. Nous allons lui tuer son petit papa.
Ils se dirigèrent vers les traîneaux, en file, tous massés sur l'étroit sentier. Ils n'y étaient pas encore arrivés. Il les surveillait en tapinois. L'homme de tête s'approcha des traîneaux. Il se mit à quatre pattes, à quatre pattes se précipita derrière eux en hurlant, courant à toute vitesse à quatre pattes. Tous s'enfuirent dans la forêt vers la toundra, terrorisé par l'esprit du défunt. Même les rennes se débattirent, rompirent leurs brides aux endroits les plus fragiles et s'enfuirent. Dans la forêt les hommes criaient, pleuraient, couraient chez eux. On brisa les traîneaux, on relâcha les rennes dans différentes directions. Il revint à quatre pattes vers la rivière, se vêtit, partit en avant avec les rennes, les devança et se mit à en tuer, à en tuer. Il les tua tous. Il rentra chez lui après les avoir massacrés. Il rassembla tous les rennes. Or il y avait soixante Tannyt. Il rabattit les rennes qui formèrent comme un grand troupeau. Ils étaient si nombreux que du premier au dernier leur chemin s'étirait à travers toute la rivière et la bande côtière, et qu'il escaladait la pente. Il arriva chez lui. Son père dit :
- Comme c'est étrange ! Encore ?
- Oui.
- Mais comment cela ? Tu n'avais même pas un couteau. A mains nues ? A présent peut-être les Tannyt cesseront-ils de venir !

Note.
1. Qon-retlota : c'est-à-dire ayant sorti un bras de sa manche. Une des poses préférées des Tchouktches, que favorise la largeur des manches de la combinaison.


135. Talo, Tannen rymaïnavgo. Talo, celui qui avait été élevé par les Tannyt (Recueilli auprès du Tchouktche borgne Kevtegyn à Nijne-Kolymsk).

Les Savsyvat (1) s'enfuyaient, poursuivis par les Tannyt. Un enfant tomba d'un traîneau. Le petit enfant portait encore un maku (2). L'enfant avait roulé dans la neige. Etendu, il pleurait. Les premiers des poursuivants étaient deux frères. L'un avait des enfants à la maison. L'autre n'avait pas de garçon, mais une fille unique, une petite fille. Ils arrivèrent à l'endroit et entendirent des pleurs.
- Arrête-toi, cria celui qui n'avait pas de fils. Je vais aller voir quelle est cette voix dans la neige.
Il alla voir :
- Meï ! Oh, un garçon ! Il vaut mieux que je rentre à la maison. Toi, continue seul.
Il saisit l'enfant et rebroussa chemin avec son attelage de rennes. Le Tannytan sans fils éleva le petit garçon comme si c'était son fils. Talo poussa rapidement, devenant plus grand de jour en jour. Il devint grand et robuste. Il restait couché dans le yorongue et ne voulait pas garder les rennes. Finalement son père adoptif lui dit :
- Fils, je suis vieux et faible. A ton tour d'essayer. Voici une jeune fille. Je l'ai élevée (cette jeune fille d'une autre famille) pour en faire ta femme. Soyez les maîtres.
Talo sortit du yorongue et s'en fut vers le troupeau. Dès lors il ne rentra plus à la maison, courant du matin au soir, sans interruption, de tous côtés, continuant de s'entraîner à la lance, tirant inlassablement à l'arc, portant des poids sans se fatiguer. Il était devenu léger et rapide, comme le faon de deux ans d'un renne sauvage (3). Finalement il se mit à planer dans les airs comme un oiseau. Ainsi vivait Talo.
Un jour ses cousins dirent :
- Allons voir comment vit l'adopté venu d'une autre tribu.
Ils partirent et en cachette, près du troupeau, le regardèrent. Talo continuait de s'entraîner : il brandissait la lance dans tous les sens comme un morceau de fourrure mouillée, il sautait par dessus un lac, il se déplaçait dans l'air comme un oiseau.
- Cela fait peur (4), dirent-ils. Il faut le tuer. Il va vouloir anéantir tout le peuple, cet étranger.
Ils s'éloignèrent du troupeau sans avoir été vus. Ils arrivèrent chez leur père et dirent :
- Dans deux jours nous irons, l'ensemble de tous les gens, et nous tuerons le pupille tchouktche.
Ils rentrèrent chez eux rassembler les gens. Cela se passait aux premières gelées après l'abattage des jeunes rennes à toison fine (5). Talo était rentré chez lui. Son père lui dit :
- Mets des vêtements secs.
- Je ne veux pas, dit Talo.
- Ecoute-moi. Mets des vêtements secs. Ensuite je te dirai un mot.
Talo y alla. Il se déshabilla dans le yorongue, ne mit qu'une combinaison et s'accroupit sur le seuil du joron'e, recouvrant ses genoux dénudés avec sa combinaison. Le père était debout de l'autre côté de l'âtre.
- Ecoute-moi, dit le père, tu n'es pas mon vrai fils. Tu es né de la femme de la mer blanche. Je t'ai ramassé dans une congère sur la route.
Talo baissa la tête et s'attrista.
- Mais ta femme n'est pas une étrangère, c'est ma fille. Je te la donnerai pour épouse, et je te donnerai tous mes biens. Mais à présent la colère de mon peuple est venue contre toi. Ils se préparent à te tuer. Le bras de la colère est rapide. Peut-être ne t'atteindront-ils pas (au cœur) du premier coup, ne te tueront-ils pas sur-le-champ. Il vaut mieux que ce soit moi /qui te tue/.
Talo ne répondit rien, mais il baissa davantage la tête. Le vieillard prit son arc, tendit sur la corde deux flèches acérées, tomba à genoux et tira. Dès que tinta la corde, Talo s'ouvrit comme une chausse-trape qu'on déclenche, sauta en l'air, frôla de la tête le toit de la yarangue pour ensuite redescendre à l'endroit où il était précédemment.. Simplement il palpa de la main la peau derrière lui. Les deux flèches avaient fait deux trous à la hauteur de sa poitrine et s'étaient enfoncées profondément. On ne voyait que l'extrémité des tiges. Talo s'était accroupi de nouveau, les genoux recouverts par sa combinaison. Son père s'accroupit de l'autre côté du feu à l'instar de son fils.
- Oh, oh ! Tu as grandi agile. Tu as su esquiver une flèche /tirée/ de près. Ne vis plus parmi un peuple qui n'est pas le tien. Va chez ceux de ta tribu. D'ici la route va vers la minuit. Loin devant se dresse un haut rocher.Pendant les courtes journées d'hiver, quand en bas on ne voit pas le soleil, son sommet demeure constamment vermeil. Au-delà de ce rocher, sur la droite, se trouvent les jaran'e de ton peuple.
Il ordonna à sa fille de confectionner six paires de bottes en fourrure fumée, six paires de bottes d'hiver en fourrure dense de patte de renne, et de les garnir de vivres pour celui qui partait. La femme ne dormit pas de deux nuits et un jour. Elle cousit les bottes pour la route. Deux nuits et un jour elle ne cessa de pleurer jusqu'au moment où, aveuglée, elle se mit à se piquer les doigts avec son aiguille.Le surlendemain matin Talo se mit en route. Il n'emporta ni arc, ni lance, rien qu'un petit couteau en fanon de baleine à la ceinture. Leur yarangue était dressée au bord d'un grand lac. La première nuit, il la passa de ce côté du trou dans la glace où on puisait l'eau, la deuxième nuit de l'autre côté du trou. Ceux qui voulaient se battre ne venaient toujours pas. La troisième nuit, il la passa sur l'autre rive, invisible derrière un promontoire. Dix conducteurs d'attelages de rennes arrivèrent (6).
- Où est Talo ? demandèrent-ils.
- Il est parti.
- Si vous ne nous dites pas où, nous vous tuerons tous.
- Si vous nous tuez, de toute façon vous ne saurez rien.
Soudain Talo se montra sur le promontoire, sauta tel un oiseau au milieu du lac sur la glace lisse et nue et il se mit à marcher sur la glace. Les conducteurs d'attelages se précipitèrent et débouchèrent sur la glace du lac. Lui ne les regarda même pas. Le milieu du lac n'avait pas complètement gelé. Ils lui décochèrent une grêle de flèches. Il bondit en arrière, au-delà de l'espace où l'eau n'avait pas gelé, marcha sur la glace sans regarder les assaillants. Les sabots des rennes glissèrent sur la glace. Leurs pattes dérapèrent dans tous les sens. Il ne regardait pas. Les guerriers abandonnèrent les rennes sur la glace et coururent à pied, lances en avant. Les jambes des Tannyt étaient faibles sur la glace. Leurs cuirasses étaient lourdes. Ils se dispersèrent sur la glace. Soudain Talo se retourna, retraversa l'espace d'eau d'un bond atterrit en plein milieu des assaillants et trancha neuf gorges avec son couteau en fanon de baleine. Le dernier Tannytan s'enfuit vers le bord du lac. Talo l'y rattrapa et l'empoigna par le pan de son vêtement :
- Attends, attends, je ne veux pas te tuer. Je veux te dire ceci : Y a-t-il chez toi des gens capables de se battre ?
- Non, personne. Il n'y a que des vieillards et des adolescents.
- Les adolescents seront-ils bientôt adultes ? Si je viens l'année prochaine, cela ira-t-il ?
- L'année prochaine, cela ira. Viens. Les jeunes auront grandi.
Talo rassembla les rennes. Cela lui faisait vingt mâles. Il traîna tous les cadavres dans l'eau. Il ne garda pour lui qu'une seule cuirasse, la meilleure, une lance, un arc, un carquois (7) et un grand couteau. Il abandonna le reste des armes. Il partit vers sa contrée natale. A la première nuitée il abattit un mâle, mangea la moelle /des os/ des pattes, la graisse du ventre et abandonna le reste. A la seconde nuitée il abattit un deuxième mâle, mangea la moelle /des os/ des pattes, la graisse et abandonna le reste. A la troisième nuitée il abattit un troisième mâle. Quand il arriva au rocher, il ne lui restait que son attelage. Il posa ses armes derrière lui. Parvenu au rocher, il tourna à droite et regarda : un jeune Tchouktche s'en venait sur un traîneau. Celui-ci le vit approcher. Il vit que ses vêtements et ses armes étaient ceux d'un autre peuple, et il s'enfuit. Talo avait des rennes rapides, choisis parmi les vingt mâles, obéissants comme des rennes d'automne (8). Il rattrapa rapidement le conducteur tchouktche, le dépassa, désireux de lui parler. Le fuyard partit dans une autre direction, effrayé par les armes étrangères. Talo le rattrapa de nouveau, le dépassa, voulant lui parler. De nouveau le fuyard prit une autre direction. Talo le rattrapa de nouveau, saisit la bride du renne de droite. Le Tchouktche lâcha les brides /et dit:/
- Si je suis pour toi un renne sauvage (, hâte-toi de me tuer)(9).
- Non, je ne veux pas te tuer. Mais dis-moi qui tu es.
- Je suis le fils d'Omrytagyn. Nous étions trois frères, mais les Tannyt ont ravi le puîné.
- Je suis ton frère, dit Talo. J'ai été élevé par un Tannytan. Mes armes sont celles d'un autre peuple, mais mon corps sous mes armes a été engendré par la femme de la mer blanche.
Alors ils se saluèrent pour la première fois et n'éprouvèrent plus de crainte entre eux.
- Où sont vos demeures ? demanda Talo.
- Là, tout près. Elles sont cachées derrière la colline.
- Combien y a-t-il de yarangues ?
- Trois. Nous sommes deux, mon frère et moi. Et il y a notre voisin, un vieillard. En bien, allons vers les yarangues. Seulement j'irai le premier pour porter la nouvelle. Si tu arrivais le premier, ils te tueraient.
- Non, je vais y aller le premier, sinon ils penseront qu'un Tannytan te poursuit.
- Non, il vaut mieux que ce soit moi. Le porteur d'une bonne nouvelle vient en premier.
Ils y allèrent ensemble, un traîneau derrière l'autre. Ils galopèrent à toute vitesse, les rennes de derrière sur les talons des rennes de devant. Ils approchèrent des demeures.
- Un Tannytan, un Tannytan poursuit notre homme ! crièrent les familiers.
Les gens bondirent dehors avec leurs arcs et décochèrent quantité de flèches à bout portant. Ils ne firent que soulever de la poussière de neige, comme lors d'une tempête.Quand la poussière retomba, ils virent que Talo se tenait loin à l'écart et secouait la neige de sa combinaison. Alors leur frère leur apprit la nouvelle. Talo commença à vivre avec ses proches. Il restait couché dans le joron'e du matin au soir et du soir au matin, comme prostré. Quand elles secouaient le yorongue, les femmes le portaient sur une peau de renne dans un autre yorongue. Quand elles secouaient le second, elles le portaient dans le troisième, ensuite elles le rapportaient dans le yorongue de la première yarangue de la rangée. Il n'urinait ni ne déféquait seul : les belles-sœurs prenaient soin de lui comme d'un nourrisson. Chaque jour son frère cadet lui demandait le matin :
- Abattrons-nous des rennes ?
- Oui.
- Lesquels tuerons-nous ?
- Deux grands mâles bien gras. J'ai envie de moelle /des os/ des jambes.
Il ne mangeait que de la moelle, repoussait la viande, bien que ce fût de la chair de rennes mâles. Le lendemain matin le cadet demanda :
- Abattrons-nous des rennes ?
- Oui.
- Combien en tuerons-nous ?
- Deux grands mâles bien gras. J'ai envie de moelle /des os/ des jambes.
Il ne mangeait que de la moelle et repoussait la viande.
Le troisième jour le cadet demanda :
- Abattrons-nous des rennes ?
- Oui.
- Combien en tuerons-nous ?
- Deux grands mâles et une jeune femelle. J'ai envie de quelque chose de jeune et de gras.
Il ne mangeait que le gras, qui lui coulait sur le menton, sur le cou et dans l'échancrure de sa combinaison. Ainsi passa l'hiver. On transhuma vers le pâturage de printemps. Chaque jour le cadet lui demandait :
- Abattrons-nous des rennes ?
- Oui, répondait-il chaque jour. Ne les ménagez pas. Abattez le troupeau. L'an prochain j'en amènerai de chez les Tannyt un plus nombreux que celui-ci.
- Lesquels tuerons-nous ?
Le printemps arriva, arrivèrent les eaux de fonte (10). Il continuait de rester allongé dans le yorongue. Il ne mangeait que de la graisse. Il ne bougeait pas. Le milieu de l'été arriva. Le troupeau engraissa. Ils étaient depuis longtemps sur place. Comme auparavant le cadet demanda :
- Abattrons-nous des rennes ?
- Oui.
- Combien en tuerons-nous ?
- Deux grands mâles et des jeunes faons bien gras.. J'ai envie de quelque chose de jeune et de gras.
Pour l'abattage des rennes à toison fine ils abattirent quarante mâles et plus d'une centaine de faons et de petits.
- Ne craignez pas de les abattre. Bientôt j'en amènerai de chez les Tannyt plus qu'autrefois.
Ils quittèrent le campement fixe et transhumèrent. Il leur dit de transhumer en direction des Tannyt. Alors, pour la première fois, Talo sortit du yorongue. Il avait plus de poitrine qu'une femme, ses bras étaient plus épais que des bras passés dans une combinaison d'hiver. Dans le dos il avait de véritables montagnes. Le gras de son cou soutenait ses oreilles. Sans manger et sans boire il se mit en route. Il marchait avec peine en se déhanchant. Le convoi des traîneaux avança et le devança en route.
-Monte, nous t'y conduirons en traîneau, dit le cadet.
- Je ne veux pas, car je contrains ma graisse à se mouvoir.
Le convoi arriva à la nuitée. On se coucha. Le matin on se leva, on but, on mangea, on s'équipa. Il arriva à ce moment.
- Mange un peu, dit le cadet.
- Je ne veux pas. A présent je me nourris de ma graisse. Mettez-vous vite en route. Vous êtes bien lents.
On repartit nomadiser. En chemin on le dépassa. On s'arrêta pour dormir. Il arriva au matin. A nouveau il ne mangea ni ne but. Il continua de marcher sans s'asseoir /dans le traîneau/, allant de l'avant. Le surlendemain il arriva au milieu de la nuit. Le quatrième jour il arriva tout de suite après qu'on eut dressé le camp. Le cinquième jour il arriva en même temps que le convoi. Alors, pour la première fois, il but un peu d'eau. Le sixième jour il dépassa le convoi au milieu du trajet. Le septième il remorqua les traîneaux avec les montants de la yarangue et il n'était qu'à mi-chemin quand le convoi arriva. Le huitième il arriva en même temps que le convoi en remorquant les traîneaux /des montants/. Le neuvième jour il remorqua un traîneau en /pleine/ charge et retarda de la moitié du trajet sur le convoi. Le dixième jour il arriva en même temps que le convoi. Le onzième jour il remorqua deux traîneaux et retarda de la moitié du trajet. Le douzième jour il arriva en même temps que le convoi. Le treizième jour il remorqua trois traîneaux et retarda de la moitié du trajet. Le quatorzième jour il arriva en même temps que le convoi. Le quinzième jour il remorqua quatre traîneaux et retarda de la moitié du trajet. Le seizième jour il arriva en même temps que le convoi. Le dix-septième jour il remorqua cinq traîneaux et retarda de la moitié du trajet. Le dix-huitième jour il arriva en même temps que le convoi. Le dix-neuvième jour il remorqua six traîneaux et retarda de la moitié du trajet. Le vingtième jour il arriva en même temps que le convoi. A chaque nuitée il leur faisait abattre des rennes.
- Ne ménagez pas le troupeau. Ne laissez pas de rennes /à faire avancer/ derrière /le convoi/ (11). Ils ne font que nous retarder. Bientôt je vous en amènerai de chez les Tannyt plus que ceux-ci.
Alors il prit sa lance en mains et se mit du matin au soir à s'entraîner à se battre. Il courait de ci de là, sautait par dessus toutes les yarangues, d'un seul bond par dessus un lac d'un bord à l'autre, par dessus une forêt d'une lisière à l'autre. Il recouvra sa force de naguère et bientôt acquit une force deux fois supérieure. On arriva aux limites des terres des Tannyt.
- Bien, dit-il, attendez-moi ici. Dans deux nuits, dans deux jours j'amènerai un troupeau.
Il s'en fut à pied sur le chemin et arriva au logis de son beau-père. Sa femme était à la porte.
- Oh ! On dirait que mon mari arrive.
Talo arriva. Ils s'étreignirent et s'embrassèrent. Il passa la nuit dans le joron'e de sa femme.
- Pourquoi es-tu venu ? lui demanda son beau-père.
- Me venger du passé et acquérir du neuf.
- Bon, dit le vieillard. Si tu en as la force. Sur le chemin du retour je te dirai quelque chose.
Talo s'en fut dans les villages des Tannyt. Femmes, vieillards, il tua tout le monde, rassembla quinze troupeaux avec leur quatre-vingts serviteurs. Les autres, il ne les laissa pas en vie. Une nuit plus tard il revint chez son beau-père. Le vieillard lui dit :
- Prends ta femme et emmène-la avec toi. Nous, tue-nous avec ta lance. Nous sommes trop vieux pour quitter notre terre natale et prendre les mœurs d'une tribu étrangère. Mieux vaut rester là où nous sommes.
Il tua les vieillards avec sa lance, les abandonna avec leur demeure et leurs ustensiles domestiques. Il continua de l'avant avec sa femme. Le même jour ils rejoignirent les yarangues de ses frères.
- Et alors ?
- J'ai acquis quelques rennes. Ils arriveront demain. Vous verrez.
Le lendemain apparut la tête du troupeau. Elle passa à côté des yarangues. Les bergers étaient tous de jeunes, de solides adolescents. Les autres, il ne les avait pas laissés en vie. Toute la journée le troupeau passa, passa. On n'en voyait pas la fin. Et la nuit et le jour il passa le long des yarangues tchouktches sans s'arrêter un instant. Du fait du martèlement des sabots on n'entendait pas ce que se disaient les gens. Le cinquième jour seulement, vers le soir, apparurent les derniers rennes. Tant était grand le troupeau. Ainsi Talo et ses frères étaient devenus riches et forts, et ils vécurent (12) dans leurs yarangues. C'est tout.

Notes.
1. Les Tchouktches éleveurs de rennes.
2. Maky, dans le parler russe local " maka " : rabat de fourrure qu'on attache au derrière des petits enfants.
3. La descendance d'un renne mâle sauvage et d'une femelle d'un troupeau tchouktche est considérée comme douée de la plus grande vélocité.
4. Akalengyrgyn, proprement : cause de peur.
5. Vulgy-qaanmatirgyn : principale fête d'automne.
6. Gekenylyn : homme conduisant un traîneau attelé de rennes. Plus généralement : voyageur.
7. Mamejoshyn : carquois de cuir pour les flèches. Dans le parler russe local " tul ".
8. Hytha-qaat : rennes attelés dès l'automne précoce, les plus dociles.
9. Eur ylvelu inelgyrkyn… : " si je suis pour toi un renne sauvage ". La deuxième partie de la phrase est sous-entendue.
10. Mimlylgyi.
11. Agtatlo: troupeau de rennes qu'on fait avancer derrière le convoi.
12. Nymytvannoat.

136. Attymlo-lymnyl. Récit sur Attymlu (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke).

Autrefois Attymlu (1) était un vrai preux. Ce sont les Tannyt qui lui avaient donné ce surnom, car il avait comme un visage osseux. Ils avaient beau tirer, ils ne pouvaient le blesser. Il gardait toujours sa cuirasse. Avec lui vivait Elennut, son compagnon par les femmes. Il s'était querellé avec le preux Hoche-tête (2) et lui avait frappé la tête du plat de la main. L'autre avait été malade tout l'été. Puis il s'était remis et avait recommencé à s'entraîner. Il courait, s'escrimait à la lance, soulevait des poids. Il s'entraîna pendant deux années. Puis, son frère et lui se rendirent chez le preux. Ils arrivèrent, entrèrent, mangèrent.
- Comment est la route ? demanda-t-il.
- Normale, et il ajouta : Sais-tu pourquoi nous sommes venus ?
- Oui. Eh bien ! Si vous voulez, je vous donnerai deux phoques barbus (3).
- Pourquoi ? Crois-tu que nous sommes venus chercher quelque bien ?
- Bon, je vous donnerai deux castors.
- Es-tu stupide ? Nous ne sommes pas venus pour cela.
- Pourquoi donc êtes-vous venus ?
- Réfléchis. Rassemble tes esprits (devine pourquoi nous sommes venus).
- Bon, c'est bien. Sortons.
Le preux Hoche-Tête, et l'autre, Jyrkytovatlan (4), sortirent. Elennut s'assit sur traîneau et regarda. Visage-Osseux remonta ses manches. L'un fondit sur lui, il ne fit que tendre la main, et vit l'autre derrière lui.
- Comment, dit-il, /vous m'attaquez/ à deux ?
- Oui, à deux.
- C'est bon, soit.
Il les saisit par le col, les secoua, leur cogna le visage l'un contre l'autre et les jeta à terre. Le sang coula sur le sol comme pendant l'abattage d'un renne. Alors Attymlu revint dans son joron'e et s'y assit sans un regard pour les vaincus.

Notes.
1. Attymlu ou Amlu " Visage-Osseux ".
2. Lavtylyvalyn. Voir le texte N°16, note 2.
3. En guise de rachat.
4. " Celui qui a le derrière mou ".

137. Temeereseqeï (Recueilli auprès du Tchouktche Sono dans le fortin d'Aniouïsk en 1897).

Un enfant, un orphelin, vivait chez des gens. Son père avait été tué par les Tannyt...
Les Tannyt s'en vinrent attaquer un campement tchouktche. Les gens s'enfuirent, montés sur leurs attelages de rennes. Le garçon était parti devant à pied. Les premiers /attelages/ le rejoignirent. Il demanda :
- Où vais-je monter /dans quel attelage/ ?
- Ils lui dirent :
- Demande à ceux de derrière.
Ceux de derrière passèrent. Il leur demanda :
- Où vais-je monter ?
- Demande à ceux de derrière.
Les derniers le rattrapèrent. Il leur demanda :
- Où vais-je m'asseoir ?
- Demande aux tout derniers.
Il ne resta finalement qu'un seul attelage. Il dit :
- Laisse-moi m'installer avec toi.
- Non, dit l'autre, demande à ceux de derrière.
- Any (1)! Mais il n'y a plus personne.
L'autre poussa les rennes en avant. Le garçon resta seul et suivit les traces de ceux qui étaient passés. Il était petit, ce garçon, mais intelligent. Il tenait à la main un arc d'enfant. Sa flèche avait une pointe en cuivre rouge. Il marchait sur la route. Derrière lui arriva une file de Tannyt. Le plus fort de leurs guerriers venait devant. Le garçon se retourna. Il voulut le rattraper. Il se demanda ce qu'il devait faire. Il se mit à courir, tomba, se releva et se remit à courir. Le Tannytan le vit qui courait, descendit de son traîneau, sortit sa cuirasse, la posa sur le traîneau. Il y posa aussi sa lance. C'était une grosse lance avec une hampe plus grosse que le bras. Il courait suivi de ses rennes. Le garçon pensa : " Un preux comme celui-ci m'écrasera d'un seul coup d'ongle, comme un pou ". Il courait, trébuchait, se remettait à courir. Il se retourna. Le preux tannytan s'était rapproché. Il allait bientôt le rattraper. Il avait un vêtement court qui ne lui couvrait presque pas le ventre. Il (l'enfant) décocha une flèche et l'atteignit au à la hauteur de l'estomac. Le preux s'assit à terre.
- Attends, garçon, dit le preux, viens ici.
Effrayé, il le regarda de loin.
- Viens ici, ne crains rien. Je ne te ferai rien.
Le garçon avait peur. Le Tannytan se leva, prit sa lance sur le traîneau, la posa à terre, prit de même sa cuirasse et sa cotte. Le garçon s'enfuit, mais l'autre lui cria :
- Ne fuis pas, ne fuis pas ! Je ne te ferai rien. Viens plutôt ici.
Il finit par s'approcher. Il lui dit :
- Voici ma lance, voici mon arc, voici tout mon équipement. Enfile tout ceci, monte sur le traîneau et va. Quand tu dépasseras les éleveurs, ils te crieront : " Quels sont ces rennes mâles ? Où les as-tu pris ? " Ne leur réponds pas. Continue tout droit et cours rejoindre ton oncle.
Or son oncle vivait devant dans sa jaran'e.
- N'aie pas peur des nôtres, continua le preux. Car dès qu'ils arriveront vers mon cadavre, ils feront demi-tour, car je suis le plus fort d'eux tous.
Effectivement les Tannyt arrivèrent près du tué.
- Oh ! dirent-ils. Voilà qui a été expédié (dans l'autre monde)(2). Regardez ces grandes traces. C'est probablement un géant qui est parti. Malheur ! Mieux vaut revenir.
Et en effet ils rebroussèrent chemin. Le garçon avait continué sa route. Ses rennes filaient comme le vent. Il était lui-même léger comme un flocon de neige. Il commença à dépasser les autres. Ils crièrent :
- Regarde, regarde. Quels rennes il a, Temeereseqeï !
Il les dépassa. Il poussait ses rennes dans la neige épaisse comme s'il n'y avait pas eu de neige. Il semblait voler en avant. Il galopa jusque vers son oncle, donna à la femme de celui-ci tout l'équipement guerrier et revêtit lui-même le plus mauvais des habits. Il alla rendre vsite aux voisins. La femme préparait le repas. Il se laissa tomber à dessein près de l'âtre, renversa la marmite, répandit la nourriture et s'enfuit.
- Vaï, vaï !
Ils lui donnèrent la chasse, mais ne purent /le rattraper/. Il grandissait de jour en jour, car dans les temps anciens les gens grandissaient vite. Il dormait le jour, se levait la nuit, prenait la lance, s'escrimait, s'aguerrissait. Il ne mangeait pas à la maison. Rien ne lui plaisait. Aussi chaque fois qu'on mangeait, il renversait la marmite et s'enfuyait. Il dormait, chaque nuit s'escrimait à la lance, s'aguerrissait en cachette des autres. Chaque fois il bondissait par dessus toutes les yarangues dans un sens et dans l'autre. Il était vraiment vigoureux et léger. Mais pour les gens, c'était un souci. Il renversait continuellement les marmites. On le rouait de coups, il ne se calmait pas /pour autant/. Finalement la lance du Tannytan devint pour lui aussi légère que l'aiguillon de bois (3). Les gens se rasemblèrent pour prendre part à une course. Le prix était un renne de deux ans, fils d'un renne sauvage (4), bien domestiqué et avide d'urine.Les gens se rassemblèrent au petit matin sur le lieu de la course dans l'attente des autres. Le jour se leva. Il dit à son oncle :
- Moi aussi je vais participer à la course.
- Comment feras-tu ?
- J'irai.
- Ah, non !
- Si, je le peux.
- Non, tu ne peux pas.
- Ami, regarde.
Il prit sa lance. Tout en la manipulant, il bondit à travers la yarangue sans rien toucher.
- Bon, essaye.
Il prépara son traîneau et s'attela lui-même. Il dit à l'oncle :
- Mets-moi la bride.
- Non, il ne faut pas, dit l'oncle. Temeereseqeï se précipita et partit en courant.
Le vieillard cria :
- Attends, attends !
Il prit les rênes en mains.
- Et à présent ?
- A présent ça va.
Plus loin, là-bas, le chemin était tortueux. Il s'y engagea et dit à son oncle :
- Allons tout droit.
Il n'y avait pas de chemin. La neige montait jusqu'aux genoux.
- Mais tu ne pourras pas. Bon, essayons d'aller tout droit. Ceux qui viennent de partir seront de retour ce soir.
Il alla tout droit. Le jeune homme avançait comme s'il n'y avait pas de neige. En fait il arriva en plein jour. Quand les autres arrivèrent, il faisait les cent pas, les bras rentrés dans les manches. Renut ym (5)! Eh quoi ! Il retourna chez les voisins qui préparaient leur repas et de nouveau renversa la marmite.
- Oh! Vaï, vaï (6) ! Quel est ce visiteur ! Ce doit être Temeereseqeï.
De nouveau on le roua de coups. Comme auparavant il s'enfuit avec de la viande. Ceux qui étaient partis le matin arrivèrent au soleil couchant. Le vieillard assis attendait son repas. Ils dirent :
- Meï ! C'est étonnant ! L'attelage de Temeereseqeï et des siens (7) est arrivé. Il a déjà fait le tour des yarangue.
- Oui, nous sommes arrivés.
- Quels rennes avez-vous ?
- Ce sont de nouveaux rennes de courses (mes jambes) que nous avons attelés.
Les gens rirent :
- Point n'est besoin de le nourrir. Qu'il se dessèche (8).
Le maître de maison, un vieillard, dit :
- Ne le querellez pas. Il pourrait bien arriver au but avec des rennes de course.
Car il les avait vu venir.
- Quel est ce vaurien ! Viendra-t-il sur ses jambes ?
Au matin les gens attelèrent. On fixa un prix pour la course : un renne de deux ans, fils d'un renne sauvage. Les gens partirent. Il resta planté là, comme indifférent. Les gens disparurent complètement. Il dit à son oncle :
- Ne courrons-nous pas ?
- Mais nous ne pourrons pas, dit l'oncle.
- Essayons, au moins. Courons, nous aussi. Nous voulions bien un renne, tantôt.
- Et comment ! Il aime tant l'urine.
L'oncle le harnacha, lui passa la bride. Tous leurs proches dans le campement écarquillèrent les yeux, y compris les femmes. Les coureurs approchaient déjà du tournant (9), mais ils ne l'avaient pas encore atteint. Il rattrapa le dernier, contourna celui qui faisait le côté extérieur du tournant. Ils se retournèrent, le virent et crièrent :
- Le voilà. Il court à pied.
Ils en oublièrent leurs rennes, ne regardant que de son côté. Il les eut bientôt tous doublés, car ils avaient oublié la course en le regardant. En vérité il arriva longtemps avant eux. Il reçut le renne /le prix/. Temeereseqeï s'en fut chez lui, suivi du renne. Les gens /organisateurs/ de la course (10) firent une bouillie avec le contenu d'un estomac (de renne). Il se précipita vers la marmite, poussa la femme qui remuait la bouillie. Elle s'affala. Avant même qu'ils soient arrivés, il mangea seul toute la bouillie. Les coureurs commencèrent à arriver, mais les gens ne leur dirent rien. Tous se taisaient. D'autres conduisaient leurs rennes dans différentes directions, car personne n'avait envie de manger. Au matin les concurrents commencèrent à rentrer chez eux. Renut ym ! L'oncle dit :
- Qu'est-ce que cela nous fait ? Nous allons veiller !
Ils veillèrent. Les autres s'attardèrent chez des voisins, attelèrent leurs rennes, tous avec leurs femmes. Les derniers rennes furent attelés par une femme, le mari allait devant.La femme conduisait un petit traîneau couvert. Arrêtant l'attelage, Temeereseqeï se plaça entre les patins. Les rennes stoppèrent devant l'homme. Le mari se retourna.
- Ecarte-toi du chemin, tu nous retiens, dit le mari. Et il cria à sa femme : " Effraie les rennes ! "
Les traits se brisèrent. Elle garda les brides /en mains/. Les rennes partirent de l'avant. La femme retourna dans sa yarangue. Il la prit pour lui, l'épousa. Ils arrivèrent à la maison. L'oncle dit :
- Allons, partons. Mais malheureusement nous n'avons qu'un seul renne, alors que nous sommes trois.
- Bon, très bien.
Il attacha les deux traîneaux l'un derrière l'autre et attacha le renne derrière le second. Il remorqua /le tout/ lui-même. On partit. Il mena le même train qu'avant, ne réduisant en rien sa vitesse. Comme auparavant il courut droit devant lui. Ils arrivèrent. Le jour était encore grand (11). Ils avaient laissé derrière eux ceux qui avaient fait la course avec leurs rennes. Il arriva. Il dit à la femme de l'oncle :
- A présent je vais m'habiller.
Alors il revêtit tous les magnifiques habits de fer, inspirant la peur à ses compagnons.

Notes.
1. Interjection adressée à quelqu'un.
2. Kako ! niuqeet, votqanajnyn ym nenevkevgen.
3. /qui sert de/ léger fouet du conducteur d'un attelage de rennes.
4. Rytegav.
5. Et quoi !.. Incise courante dans les contes.
6. Oh, voilà, voilà !
7. Temeereseqeïynti.
8. Les rennes de course ne reçoivent pas de nourriture avant la course.
9. Le point le plus éloigné de la course où l'on effectue le tournant pour revenir.
10. Irelyt : les maîtres qui ont organisé la course.
11. C'est-à-dire qu'il était tôt.

138. Mytkakaï erri Kaelkaï. Mytkakaï et Kaelkaï (Recueilli auprès du Tchouktche Sono au fortin d'Aniouïsk).

Il y avait un orphelin nommé Mytkakaï (1), et un autre orphelin, Kaelkaï. Kaelkaï avait une sœur. Ils vivaient au bord de la mer. Ils n'avaient pas de rennes. Kaelkaï tirait constamment à l'arc, il s'amusait à tirer. Ils voulurent vivre ensemble. Ils grandirent et mûrirent de corps. Kaelkaï dit à Mytkakaï :
- Epouse ma soeur.
Il l'épousa. Mytkakaï dormait comme précédemment. Il transpirait beaucoup pendant son sommeil. Malgré tout il se faisait plus fort. Pendant qu'on dormait, il faisait de l'exercice. Ensuite Kaelkaï devint rapide. Cinq frères, des preux, s'en vinrent nomadiser par là. L'aîné était très robuste. Kaelkaï le vit en marchant dans la toundra et entra /dans sa yarangue/.
- Kako ! Oh, oh ! Un visiteur.
- Oui.
- Où est Mytkakaï ?
- A la maison.
- Je vais lui prendre sa femme, dit l'aîné.
- Eh bien ! D'accord.
- Demain nous viendrons.
Il rentra et dit à Kaelkaï / ? plus probablement à Mytkakaï / :
- Je suis tombé par hasard sur la yarangue d'un ravisseur de femmes (2).
- Eh bien ! D'accord.
- Que faire ? Qu'ils viennent.
Au réveil Mytkakaï s'en fut dans la toundra. Les ravisseurs arrivèrent.
- Où est Mytkakaï ?
- Où cela ? Il est parti.
- E, e !
Un peu plus tard il revint. Ils étaient déjà en train de caresser sa femme.
- Eh là ! Que faites-vous à ma femme ?
- Voilà ce que nous faisons : nous l'enlevons.
- C'est bon, d'accord.
- Eh bien ! Sortons, dit le preux.
- Non, je ne veux pas.
- Pourquoi non ?
- Bon, d'accord.
Mytkakaï se mit en garde (3). Le preux se jeta sur lui. L'autre resta immobile comme un roc. Il ne vacilla pas. Impuissant, le preux cessa et dit :
- Serais-tu Lolgylyn ?
- Où est-il ?
- Outre mer.
- Eh bien ! Allons lui rendre visite.
- Entendu.
Il dit à son beau-frère :
- Je vais ravir la femme de Lolgylyn.
Les preux se saluèrent. Avant de partir, il dit aux frères :
- Après-demain apportez-moi beaucoup de flancs de rennes comme provisions de route, sinon je vous donnerai une leçon.
- Egeï !
A deux ils fabriquèrent une grande embarcation, la tendirent de peaux de morses. L'ayant achevée, ils firent des essais. La barque pouvait aller loin. Ils revinrent à la côte. Mytkakaï dit :
- Elle est encore lourde, deux fois trop lourde.
Ils la retendirent et firent de nouveaux essais. Sur la rive volaient des oiseaux. Eux naviguaient sans prendre de retard /sur les oiseaux/. Ils faisaient une embarcation pour ravir la femme. Ils accostèrent, la retendirent, firent de nouveaux essais. Ils montèrent dans la barque. A présent la barque volait. Elle ne touchait presque pas l'eau. Elle était capable d'aller loin.
- Cela suffit. A présent il semble que cela aille.
Les preux apportèrent des flancs, des estomacs (4) et du gras. Ils montèrent à nouveau dans leur barque et emmenèrent l'épouse avec eux. Tous montèrent dans la barque. Ils étaient huit. Ils emportèrent des vivres. Ils avaient abattu des rennes pour la route. L'ami Mytkakaï passait son temps à dormir dans la barque. Il somnolait. Ils ramaient. La femme de Mytkakaï coupa de la viande. Ils mangeaient sans cesser de ramer. Mytkakaï se réveilla. Il dit :
- Dormez, je vais ramer. Faites un petit somme.
De nouveau sa femme ne dormit pas. Elle lui coupait de la viande. Mytkakaï se mit à ramer. La barque filait sans toucher le flot, glissant à sa surface. Ils se réveillèrent. On voyait déjà la terre tout près. La demeure de Lolgylyn était visible, toute proche, au bord même de la mer. Le long du rivage s'étendait quelque chose. Une sorte de resserre. Un homme était étendu. Ils dirent :
- Qu'est cela ?
Le premier frère dit :
- Mais c'est Lolgylyn le preux qui dort.
- Moins fort, moins fort. Nous allons aborder.
Il avait posé ses filets, de grands filets, dans l'eau. Mytkakaï tenait la rame à la main. Il s'approcha par derrière et se glissa. Lolgylyn dormait sur le sol. Il glissa la rame sous lui, le souleva légèrement sur la rame, tantôt en haut, tantôt en bas. L'autre se retourna dans son sommeil, puis il se réveilla et dit :
- Kako meï (5) ! Que fais-tu ?
- Je te pousse, je te réveille.
- E-e ! Eh bien, entrons dans la yarangue.
Ils entrèrent dans la yarangue. En arrivant, ils mangèrent du bouilli. Après manger, ils dirent :
- Sortons. Nous amuserons les visiteurs et nous nous éprouverons nous-mêmes.
En vérité ils sortirent. Lolgylyn, se préparant pour la lutte, se mit en garde. L'aîné des frères (des frères-preux) l'empoigna, amis ne put /le renverser/.
- A ton tour maintenant, cria le géant.
Mytkakaï cria :
- Egeï ! A moi à présent!
Mytkakaï l'empoigna. Il l'empoigna et le souleva. Il le tenait en position latérale, comme s'il n'avait pas de poids. Puis Lolgylyn le preux l'empoigna. Il le tira. Il resta debout comme avant. Il ne put /le renverser/.
- Oh ! Je ne peux pas. Faisons plutôt la course en barques.
Effectivement elle équipa /probablement : ils équipèrent/ les barques. Mytkakaï dit :
- Gy, emmenons les femmes avec nous. Qu'elles s'assoient dans les barques.
Ils amenèrent les barques vers la rive et toutes deux s'installèrent. Les barques se placèrent bord à bord, et près des bords on plaça les femmes. Ils firent un signe. A ce signe les deux embarcations glissèrent comme du haut d'une montagne. Elles filèrent au loin. Mytkakaï saisit la femme de Lolgylyn en passant à côté et la fit asseoir dans sa barque. Il gagna les lointains et emporta sa femme, le laissant derrière, et lui-même rentra chez lui avec tous ses compagnons. Lolgylyn détériora la barque de Mytkakaï en lui jetant un sort. L'eau devint noire comme la suie d'une lampe. Elle devint toute noire. Ils avaient beau ramer, sa barque n'avançait pas, à peine se balançait-elle d'un côté sur l'autre. Quant à la barque de Lolgylyn, elle était toujours aussi rapide et capable de voguer loin. Il les rattrapa rapidement sur sa barque. Lolgylyn se mordait la lèvre. Il ramait, ramait. La femme, épouvantée, dit :
- Oh ! Que va-t-il se passer ?
Mytkakaï, assis, ne ramait pas. Seuls les serviteurs ramaient. La barque se dandinait d'un flanc sur l'autre.
- Regarde, regarde, il approche.
- Ah !
Son esprit aussi était serein.
- Ami, regarde, il arrive.
- Laissez-le faire, dit-il sans se retourner.
A ce moment la barque arriva à leur hauteur. A ce moment seulement il la vit, car il tournait le dos à la poupe. En voyant la barque, Mytkakaï bondit, courut sur le bastingage vers la proue. Il s'assit sur la proue même. La femme de Lolgylyn aussi courut vers la proue, à la suite de Mytkakaï, car elle craignait son mari. Mytkakaï se plaça à la proue et urina devant lui. A l'avant il se forma un sillon d'eau nouvelle, comme une route. La barque fila. A présent, Lolgylyn ne pouvait plus avancer dans l'eau envoûtée. Il se balançait d'un côté sur l'autre. La barque de Mytkakaï redevint aussi rapide qu'avant. Comme s'il avait transpercé l'eau noire /en urinant/. Il déboucha sur la haute mer blanche, sur l'eau véritable. Lolgylyn périt dans son eau envoûtée car il n'avait pu rentrer chez lui. Ils revinrent à la maison. Il donna la femme à Kaelkaï.

Notes.
1. Mytkakaï : diminutif de mytqemyt " graisse de phoque ". Qael : " arbre pourri "
2. Nev-itkelin yarangue.
3. Nev-tuletylyn ettvet nyteïkyrkyn.
4. Les femmes tchouktches farcissent le troisième estomac du renne de gras haché et le mettent à sécher au soleil.
5. Expression de l'étonnement.

139. Kalge-ketlan. Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant-cousue-d'un-seul-tenant (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke).

Il vivait vêtu d'une combinaison d'enfant (1). Il était adulte, mais de la taille d'un enfant. Il avait deux épouses, mais tel un enfant portait un bonnet et sa couche traînait derrière lui. Il jouait toute la journée avec les enfants sans revenir à la maison. Il avait pour voisin un homme fort qui se dit : " Je vais lui prendre une de ses femmes ". Il vint chez lui :
- Où est le maître de maison. Va le chercher " .
La seconde épouse y alla.
- Viens, lui dit-elle. Un visiteur te demande.
- Pourquoi irais-je ? Je m'amuse bien ici. Je n'irai pas.
Elle revint et dit :
- Il ne veut rien entendre. Il ne viendra pas. Il dit qu'il s'amuse bien là-bas.
- Bon, je vais rentrer chez moi. Dis-lui que je viendrai demain.
Il revint le lendemain et dit à l'aînée des épouses :
- Va le chercher. Dis-lui que je perds mon temps et m'ennuie à cause de lui (2).
Elle y alla et dit :
- Viens donc. Le visiteur se fâche.
- Pourquoi irais-je ? Je m'amuse bien ici en compagnie. Je n'irai pas, dit-il. Puis soudain il se souvint : Ah oui, on veut me prendre une épouse. Il faut que j'y aille.
Il rentra chez lui.
- Tu es venu.
- Oui.
- Que veux-tu ?
- Et si on luttait ?
- Non, je ne peux pas. Je n'ai pas assez de forces.
- Allez, allez.
- Non.
- A quoi bon parler. Je vais te prendre ta femme.
- C'est bon, prends-la. Prépare tes affaires, dit à sa femme celui qui était vêtu d'une combinaison d'enfant.
Elle prépara ses affaires. Le ravisseur la regarda en cachette : à la place de ses bras s'agitaient des gloutons.
- Pas la peine, cria-t-il, pas la peine. Je m'en vais.
- Non, pourquoi ? Emmène-la.
- Non, non, je m'en vais tout de suite.
- Pourquoi partir ? Reste ici. Dors avec une de mes femmes.
Il en fit son compagnon par les femmes et le convainquit de vivre avec lui. Un court laps de temps passa. Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant dit à son compagnon :
- Traversons la mer. Je veux ravir sa femme au maître du pays Eïvu (3).
Il fit une embarcation et ils sortirent en mer. En chemin ils rencontrèrent cinq preux Aïvan (4).
- Prenons-les comme rameurs, dit-il à son compagnon.
- Mais ils ne voudront pas y aller.
- Comment cela, ils ne voudront pas ! Va les chercher. Nous perdons déjà beaucoup de temps ici.
L'autre y alla et dit :
- Venez comme rameurs pour Celui-qui-est-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant.
- Pourquoi irions-nous ? Nous n'irons pas.
Il revint en se grattant la tête.
- Que disent-ils ?
- Ils refusent.
- Comment cela, ils refusent ! Va, ramène-les.
- Vas-y plutôt toi-même.
- Egeï !
Il y alla et emmena les gloutons avec lui. Dès qu'ils virent les gloutons, ils dirent :
- Nous venons, nous venons tout de suite.
Ils vinrent et se mirent aux rames. Ils ramèrent deux jours et deux nuits et s'épuisèrent. Il leur dit :
- Dormez un peu, je vais ramer. Donne-moi ma rame, ajouta-t-il pour sa femme.
Elle lui remit une rame de la taille d'un doigt. Il la frotta avec une certaine herbe et la rame se mit à grandir. Elle grandit comme un mélèze. Il rama, heurta le fond avec la rame. La terre éclata en heurtant le rivage et il se forma un remblai de sable. Il rama jusqu'à la rive. Là il y avait une foule d'enfants. Il se mit à jouer avec eux et courut avec eux dans la toundra. Dans son embarcation arriva le chef Eïvu. Il remorquait derrière son embarcation dix morses attachés. Il accosta, accrocha les morses à ses doigts comme des poissons et les emporta chez lui. Or c'était un grand mangeur d'hommes. Il se nourrissait de petits enfants. Il demanda :
- A qui appartient cette barque ?
- A Celui-qui-est-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant !
Il dit à ses serviteurs :
- Allez et ramenez-le-moi avec sa femme sur une peau de phoque barbu. Mais que leurs pieds ne touchent pas le sol.
Ils y allèrent et les ramenèrent. Ils les posèrent sur le sol.
- Voici des visiteurs. Apportez de la nourriture.
On apporta les dix morses et, à deux, le maître de maison et le visiteur, ils les mangèrent l'un après l'autre. Ils les mangèrent tous, tous les dix.
- Eh bien ! /n'y en a-t-il pas/ encore un peu ? demanda Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant.
- Apportez une  queue de baleine.
Ils mangèrent la queue.
- Eh bien ?
- /Ce sera/ comme tu veux, bien entendu. Mais moi /je mangerais bien/ encore un peu.
- Apportez un quartier de baleine.
On l'apporta. Le maître en mangea un peu et dit :
- J'en ai assez.
- Moi, je vais le finir, dit Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant.
Il le mangea jusqu'au bout. Le maître baissa les yeux et réfléchit.
- Eh bien ! dit-il. N'étais-tu pas venu chercher ma femme ? Luttons.
On apporta une peau de morse. On ficha des couteaux sur les bords et ils se placèrent au centre. D'abord le maître de maison l'empoigna, mais il ne put faire bouger Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant. Celui-ci était ferme comme un roc. Puis ce fut au tour de Celui-qui-était-vêtu-d'une-combinaison-d'enfant. Il précipita à terre le maître de maison et le tua sur les couteaux. Tous les voisins qui craignaient pour la vie de leurs enfants se réjouirent.
- Désormais, dirent-ils, nos descendants grandiront.
Ensuite il prit la femme du chef, choisit une embarcation pour chacun de ses compagnons, les chargea de toutes sortes de biens et ils rentrèrent chez eux.

Notes.
1. Kalge-ketlan.
2. Kemavkurgyn, alarayrgyn.
3. Eïvu-erem.
4. Aïvany : tribu esquimaude.

140. Ermesyn tymio. Le violent tué (Recueilli auprès du Tchouktche Aïvan au lieu-dit Aqonaïke).

Un costaud (1) vivait au bord de la mer. Il avait beaucoup de voisins. Le village était grand, mais lui (vivait) à l'écart. Les voisins chassaient constamment le phoque. Ils s'éloignaient. Ils revenaient toujours, et le preux leur enlevait /le produit de leur chasse/. Pour sa part, il n'allait nulle part. Il avait un chien de la taille d'une renne mâle. En une journée il leur enlevait vingt, soixante, cent phoques. Tous ces gens disaient :
- Mais nous allons mourir de faim.
Le preux avait deux femmes. Il était bigame. L'une d'elles était enceinte. Bien des gens dirent :
- Nous allons poser nos filets pendant deux jours, ou nous mourrons de faim ! (?)
Un homme, qui était parti avec son attelage de chiens (2), revint. Il ramenait dix phoques. Il ne put /les apporter à la maison/. De nouveau le costaud vint à sa rencontre.
- Eh bien ? dit-il.
- Oh, nous avons tous du butin. Ils m'ont envoyé te le dire. Viens à notre rencontre. Les phoques gisent sur la mer (sur la glace). Vas-y.
Le costaud dit :
- Egeï ! Laisse tes phoques près de ma maison.
- Egeï ! dit l'autre.
Car il avait peur. Les hommes du lieu, qui chassaient tous en mer /sur la banquise/, dirent :
- Oh ! Nous le tuerons, sinon nous mourrons de faim.
Le costaud s'en venait sur l'ancienne route et avec lui son chien, de la taille d'un renne mâle, son compagnon. Les gens se jetèrent sur la glace entre les hummocks (3) des deux côtés du chemin. L'homme au chien les vit eux aussi : il transportait dix phoques. Il dit :
- Eh bien ! As-tu fait bonne chasse ?
- Oui, dit-il.
Les gens se dirent : " Viens donc. Une partie des phoques sera emportée par la mer ". Il reprit sa route. Il entra là où l'attendaient des gens en embuscade. Quand il fut entré, les hommes jaillirent par derrière. Le costaud n'avait pas de lance, pas de couteau de combat. Il se dit : " Que vais-je faire ? Ils vont me tuer ". Tous le transpercèrent à coups de lance. Ils le tuèrent. Ils rentrèrent chez eux manger : dorénavant ils avaient de la viande et de la graisse. Ils relâchèrent son chien. Quand elles revinrent à la maison, la première femme /du costaud / dit :
- Le chien est revenu.
L'autre femme, qui n'avait pas d'enfants, dit :
- Oh ! Ils ont tué notre mari. Où est-il ? Il n'est pas ici.
Elle partit sur la route. Elle y trouva son mari enfoui dans la neige et dit : " Oh ! Te voilà, et pourtant tu étais un costaud. Tu prenais aux autres toute leur nourriture. Pourquoi leur prenais-tu leur viande et leur graisse ? " Elle le souleva et le porta à la maison. Elle arriva et dit à l'autre épouse :
- Oh ! Voilà, on a tué notre mari.
- Eh bien ? dit l'autre.
Elles le portèrent à l'intérieur.
- Nous le vêtirons et l'emporterons /pour le déposer dans la toundra/.
Elles le vêtirent. Puis la première femme l'emporta dans la toundra. Après le transport du défunt /les obsèques/(4), elle rentra à la maison. L'épouse enceinte fondit en larmes. Elle accoucha de deux jumeaux. Ils grandirent de jour en jour, sans cesse et devinrent rapidement grands. Ils grandissaient constamment et jouaient tous deux avec de grosses pierres. De jour en jour, avec l'arrivée de chaque jour, leur force croissait. Ils grandirent rapidement, mûrirent (5), devinrent de forts adolescents (6). Ces adolescents transportaient et /s'en/traînaient constamment /à remorquer/ des arbres de plus en plus gros et ils devenaient de plus en plus forts. Ils restèrent sans viande. Les deux /femmes/, la mère et la belle-mère, n'avaient plus de nourriture.
- Que faire, dirent-ils à la mère et à la belle-mère. Comment nous procurer de la nourriture ?
Elles dirent :
- La mer est déchaînée. Cherchez de la nourriture sur terre.
Ils aperçurent un unique renne sauvage dans la toundra. Ils le poursuivirent à deux. Ils coururent. Ils le rattrapèrent le soir au coucher du soleil. Ils l'apportèrent chez eux. Voilà que ces gens (les femmes) mangèrent. Le lendemain ils repartirent. A nouveau ils aperçurent un renne sauvage. Dès midi, ils l'eurent abattu et ils rentrèrent à la maison. Les gens engraissèrent, ils vécurent bien, devinrent gras, alors que récemment ils avaient failli mourir de faim. A nouveau ils partirent à la chasse au renne sauvage. En une journée ils abattirent dix rennes sauvages. Ils rentrèrent au logis. Or les gens avaient tous ensemble tué une baleine (7). Les familières (8) dirent :
- Les voisins ont tué une baleine. Ah ! Ils enlèvent la peau.
- Allez chercher de la peau /du lard/ de baleine (9), dirent leurs enfants aux deux mères.
La belle-mère dit :
- Egeï ! Je vais essayer.
Elle emporta un grand sac, arriva là-bas. Ils lui dirent :
- Oh ! Tu es venue ? Et où donc est ton mari ? Il ne vient pas ici.
Cette femme dit :
- Où il est ? En vérité il a complètement disparu. Il n'est plus là. On ne le voit plus.
- E-e ! dirent-ils. Mais toi, que viens-tu faire ici ?
- Je n'ai pas de lard de baleine. Vous avez tué une baleine. Je suis venue chercher du lard. Donnez-m'en.
- Egeï !
Ils lui donnèrent un morceau de lard grand comme l'ongle, et de la chair aussi de la taille de l'ongle. Ils lui dirent :
- Rentre chez toi. C'est assez.
La femme repartit, arriva chez elle. Les fils se réjouirent et dirent :
- Oh ! Nous allons manger du lard de baleine.
L'autre femme secoua le sac. Elle regarda : /elle ne vit que/ deux morceaux de la taille de l'ongle.
Les fils dirent :
- Oh ! Si peu. Seulement /cela/ ?
La belle-mère dit :
- Votre père est mort avec de nombreuses blessures, et vous n'en savez rien.
Le fils cadet dit :
- E-eï ! C'est comme cela ! Attends, je vais y aller.
- Non, moi, dit l'aîné.
- Non, moi, car je suis le cadet. Je vais où l'on m'envoie.
- Non. Moi, je suis l'aîné. J'irai moi-même. Le vieillard /a péri/ courageusement. Toi, on te maltraiterait.
- J'irai, dit le cadet.
- Non, non, moi !
- C'est bon, vas-y. Mais prends le gourdin du père.
Il arriva là-bas et regarda du haut d'un rocher côtier. Les gens découpaient la baleine en plaques. Les mouettes étaient perchées sur la baleine ou volaient alentour sur le rivage. Il sauta sur la berge. Il précipita à l'eau tous les gens de la côte en leur frappant la tête à coups de gourdin. Il tua tous ceux qui restaient, il les roua de coups les uns après les autres. Il coupa la baleine en deux moitiés, prit les deux moitiés dans les bras et les emporta chez lui. Il arriva et dit :
- Voilà. Mangez du lard.
L'aîné dit :
- C'est surprenant. Tu es un brave garçon.
- Eh bien quoi ! Je les ai tués tous ensemble. Tout ce qui bougeait, j'y ai mis un terme.
Après cela, il dit à la belle-mère :
- Fais-moi dix paires de bottes.
- Où vas-tu ?
- Je vais faire un tour dans la toundra, dit l'aîné.
- Bien, d'accord.
La belle-mère fit les dix paires de bottes en une journée. Le fils partit le lendemain. Le jeune homme partit loin, dans une autre contrée. Il vit là-bas un haut rocher abrupt. Il l'escalada. Le jour se levait. Il regarda d'en haut et vit de nombreux habitations partout autour du rocher. Il regarda en bas : un habitant vivait à l'écart. Un éleveur de rennes avec plusieurs yarangues. Tous les jours à l'aurore de nombreux habitants lui ravissaient des rennes. Ils tuaient chaque fois beaucoup de rennes. Une partie des rennes volés, ils les emmenaient chez eux. Il descendit du rocher et arriva à une rivière. Le jeune homme était leste comme un renne sauvage. Il attrapa beaucoup de poissons. Il enleva les peaux, s'en enveloppa le visage, ne laissant des trous que pour les yeux. Il se dirigea vers le troupeau, vers un homme qui n'avait qu'une yarangue (10). En passant près du troupeau il se laissa tomber à dessein. Une jeune fille, qui gardait les rennes, pleurait, regrettant les rennes qu'on lui avait ravis. Elle lui dit :
- D'où viens-tu ?
- Je viens, dit-il, de chez ceux de la mer et je vais chez les éleveurs de rennes, mais on m'a repoussé.
- Oh ! Je vois.
- Et toi, pourquoi pleures-tu ?
- Je pleure les rennes qu'on m'a ravis.
- Pourquoi (te les a-t-on ravis) ?
- Bien des gens ravissent sans cesse les rennes. Mon père est un vieil homme. Allons chez moi, lui dit-elle ensuite.
Il y alla.
- Si les autres éleveurs te repoussent, tu peux t'installer à demeure chez nous.
Ils arrivèrent chez elle. En chemin il se laissa choir à dessein sur le sol. Ils arrivèrent. Elle dit à son père :
- Voilà un homme que les gens repoussent. Accueillons-le. Mettons-le à l'épreuve. Puisque tu es repoussé par les hommes, tu peux rester ici et vivre avec nous.
Le soir on soupa. D'un (seul) mouvement de la gorge il avala un gros morceau. Le soir tombait. Le nouveau venu dit :
- Bon, je vais aller garder le troupeau.
- Egeï ! Mais tu ne sauras pas.
- On verra.
Il se mit à vivre avec les rennes. A l'aurore de nouveaux hommes s'en vinrent en foule avec leur attelage de rennes. De nouveau ils emmenèrent une partie du troupeau. La jeune fille fondit en larmes. L'homme dit :
- Pourquoi pleures-tu ? A cause des rennes ?
- Oui, je pleure mes rennes.
- Je vais te les ramener.
- Oh ! Tu ne pourras pas.
- J'essaierai.
Les autres avaient disparu en un clin d'œil. Soudain il fit tourner le troupeau /volé/, le contourna et /le troupeau/ courut à la rencontre /des ravisseurs/. Le troupeau leur brisa de nombreux traîneaux et même les jambes /des ravisseurs/. Dans le souffle du brouillard on ne voyait pas les gens. Le jeune homme était toujours assis aux côtés de la jeune fille.
- Que les gens se rassemblent demain, dirent les voleurs.
Ils partirent à la maison en remorquant les traîneaux, car ils étaient brisés. Ils emmenèrent ceux aux jambes brisées. Le soir arriva. Ils (le visiteur et le jeune fille) arrivèrent à la maison. Le lendemain, jusqu'au soir ils firent la cuisine et mangèrent.
- Aujourd'hui ils nous tueront, dit la jeune fille.
Dès l'aurore les voleurs arrivèrent en foule. Ils attachèrent les rennes et dirent :
- Eh bien ! Nous vous le disons, préparez-vous.
Les gens dans la yarangue dirent :
- Attendez, attendez. Nous sommes des femmes. Qu'allons-nous faire ? Nous (cette jeune fille et sa sœur) allons attendre.
Le jeune homme se préparait dans la yarangue. Il changea les perches (de la yarangue) en flèches, puis il recourba un des principaux montants verticaux (11) pour en faire un arc, il jumela deux courroies rondes en guise de corde /de l'arc/. Avec un autre montant il fit un aiguillon. De nombreux hommes se tenaient les uns derrière les autres. Il tira par la porte. Puis il courut chercher sa flèche, bondit, courut et se mit à les frapper avec cette perche/-aiguillon/. Il n'en laissa que deux en vie. Ensuite il leur dit :
- Venez ici. Je ne vous tuerai pas si vous restez chez vous. Nous sommes d'accord ?
Les gens étaient effrayés.
- Bon, leur dit-il, si vous avez de mauvaises pensées du fait que j'ai tué vos compagnons, venez ici. Je vous tuerai aussi.
Ils cessèrent de venir. Il épousa une jeune fille. Sa sœur vivait en jeune fille. A nouveau il dit :
-Fais-moi dix paires de bottes. J'irai te chercher mon frère et j'amènerai mes mères.
Il partit. Il marcha deux jours, arriva chez lui. Son frère dit :
- C'est surprenant ! Tu es revenu à grand peine. D'où viens-tu ?
- J'ai erré sur la terre. J'ai marché à travers la toundra. Et il ajouta : Allons-y, je t'ai trouvé une fiancée. Faisons des traîneaux couverts pour nos mères.
Une fois les traîneaux fabriqués, ils partirent. Ils remorquèrent leurs mères à travers les montagnes. Ils n'avaient pas de rennes. Le chien du père était mort. Pendant le voyage il ne resta plus un cheveu sur la tête des deux mères. Ils approchèrent /du but/. Les mères s'affaiblirent d'esprit et moururent. Elles moururent dans les traîneaux en cours de route. Ils les déposèrent dans la toundra. Ils arrivèrent à la maison des deux sœurs et les épousèrent. L'aîné épousa l'aînée des sœurs, le cadet la cadette. Des enfants naquirent, beaucoup d'enfants. Ils se séparèrent et vécurent chacun de leur côté. Ils devinrent un peuple et se multiplièrent. Ils s'en vinrent par ici et devinrent un peuple nomade d'éleveurs de rennes.

Notes.
1. Ermesyn.
2. Attylyn.
3. Gylgyl : dans le parler des Russes de la Kolyma " toross ", blocs de glace de forme irrégulière qui se sont amoncelées à la surface des champs de glace.
4. Panaalynlytatirgyn, proprement " transport du corps, obsèques ".
5. Nuvikypsytkukeet.
6. Aasekyïnyt.
7. Les habitants du village.
8. C'est-à-dire les femmes, étant donné qu'elles restent constamment à la maison.
9. La peau de baleine est considérée comme un morceau de choix.
10. Qon-ralyn.
11. Tevryt.

141. Nyronen vayrgyn. La coutume de Nyron (Recueilli auprès du Tchouktche Nyron en 1896).
Nyron, anqalyn d'origine (Tchouktche maritime), vivait dans le même village que Olka Kazanov, bourgeois russe qui avait grandi parmi les Tchouktches. Ici Olka est désigné sous le nom de Tanna-aaasek. En 1892 ils avaient laissé échapper leur troupeau par négligence et tout l'été ils l'avaient recherché. Nyron, pendant cette recherche, eut une série de découvertes du monde de l'au-delà, à la suite de quoi il devint chamane.

Deux jeunes hommes vivaient à côté l'un de l'autre. L'un était /un Tchouktche/ d'origine maritime, l'autre était un Tannytan. Ils avaient tous deux une famille. Les Tchouktches avaient élevé le jeune Tannytan (1). On était au début de l'été. Ils vivaient tous les deux. En ce début d'été le jeune Tannytan pêchait. Le jeune Tchouktche maritime (2) chassait le phoque. Les moustiques devenaient de plus en plus nombreux. Le troupeau partit vers la mer à cause des taons. Le jeune Tchouktche maritime le rejoignit avec peine. Il courut et de nouveau le conduisit vers l'intérieur des terres, alors que poussait la nouvelle toison /des rennes/. A nouveau ils laissèrent complètement échapper le troupeau. Ils le recherchèrent dans tous les campements, se déplaçant constamment de campement en campement. Ils ne le trouvèrent pas davantage qu'avant. Ils virent un chamane du côté de la montagne. Ils lui demandèrent de chamaniser. Il se moqua d'eux, leur disant :
- Allez par là, demain vous trouverez votre troupeau.
Ils avaient des rennes désignés pour l'abattage (3) par un vieil homme défunt. C'est de ceux-là qu'ils voulait parler. Tard dans la nuit, ils erraient d'un campement à l'autre dans l'attente du troupeau. Ils en eurent assez d'attendre. Ils continuèrent leur route, d'un campement à l'autre, puis se séparèrent. Plus tard les rennes perdirent leurs bois. Le jeune Tchouktche maritime continuait d'errer de campement en campement. Un soir, il marchait vers l'ouest à la rencontre d'un vent violent. Il finit par être complètement trempé. Il n'avait pas de combinaison de dessus en réserve, rien qu'un simple imperméable (4). Il franchit une montagne, toujours sans nourriture. Descendu de la montagne, il reprit sa route vers l'aval d'une rivière. Il vit un ruisseau coulant  à l'intérieur. Et il se dit : " Je trouverai peut-être ici de l'oseille sauvage (5) ". Il arriva au ruisseau. Il l'avait à peine atteint qu'un ours jaillit au pied de la berge. Le jeune homme perdit tout à fait l'esprit. Il regarda sa lance comme si c'eût été un bâton de marche. Finalement il lui dit :
- Tue-moi vite. Ne m'effraie pas, car je suis trempé et épuisé. Je recherche mon troupeau. L'ours se retourna, partit sur le côté et s'en fut dans un ravin. Il n'avait pas encore disparu que le jeune homme se précipita à toutes jambes. Quand le défilé où coulait le ruisseau s'élargit, là, à l'endroit où il s'était élargi, il se réchauffa et se coucha. Tandis qu'il dormait, la rivière monta et l'eau se changea en mer. Il avait passé trois jours sans manger. Pendant son sommeil il entendit devant lui : " Oh ! Tu vas geler. Viens ici ". C'est ce qu'il entendit dans son sommeil. Il s'éveilla et saisit son lasso, puis il partit en courant vers l'endroit d'où la voix lui était parvenue. Il regarda : derrière le tournant il n'y avait rien. Il finit par distinguer quelque chose, comme un renne. Il se glissa vers lui et le rejoignit. C'était un renne tchouktche de quatre ans qu'un loup avait tué et qu'il dévorait. Il se faufila tout près et se précipita sur lui en hurlant. Le loup tressaillit, s'assit et dit :
- Go ! Comme tu m'as fait peur.
- Je pensais que tu allais t'enfuir.
- (J'ai pitié de toi.) Coupe les pattes /de ce renne/, écarte-toi et mange. Moi aussi, j'erre depuis longtemps sans manger.
- Egeï !
Il n'avait pas eu le temps de lui couper les pattes que le renne se secoua. Le jeune homme dit :
-Oh ! Il tremble.
- Pourquoi tremblerait-il ? C'est bon, coupe plus vite. Je l'ai tué comme il convient. Pourquoi se débattrait-il ?
- Non, dit la proie du loup, (ne me mange pas). Je te ramènerai ton troupeau.
- Pourquoi lambines-tu ? Je l'ai tué comme il convient. Crois-tu qu'il te le ramènera ?
Le jeune homme finit par lui couper les pattes. Ayant mangé la moelle, il se mit à ronger une autre patte. Le loup dit :
- Guk ! Allons dans mon logis. Attends dans mon logis, je te ramènerai ton troupeau.
- Non, dit-il, tu pourrais me changer en une espèce d'animal.
- Evy (6) ! Eh bien, attends ici près de la demeure. Je t'amènerai le troupeau ici.
En partant le loup chanta : " Gevi ute ! Gevi utuu ! Gevi koooï ! " Le jeune homme dit:
- Vas-tu chanter ainsi tout le long du chemin ?
- Non, dit-il, mais (avec cette chanson) je chercherai le troupeau. Attends ici, je te l'amènerai bientôt.
Le jeune homme attendit, attendit, s'arrêtant près de chaque demeure. Cette fois encore il eut honte, ne voulut plus attendre et partit en direction de la mer. Il vit une yarangue, et derrière la yarangue, un peu à l'écart, un feu qui s'éteignait. Il y avait beaucoup de bouilli. Il se dit : " Oh ! nous allons emporter des vivres. Ne serait-ce que des croupes ". Il les emporta, s'en fut et se coucha. Quatre hommes le rejoignirent et l'empoignèrent de toutes parts, endormi. Il se réveilla et dit :
- Kakomeï ! /que c'est étonnant/ Encore des gens à pied !
Ils dirent :
- Non, pourquoi as-tu pris des vivres ?
Voici qu'arriva (un cinquième homme), avec un visage flamboyant, comme du sang. Il brandissait sa lance, /c'était/ un jeune homme lisse comme une moufle. Il urina et s'écarta. Après cela il regarda les autres. Ils se changèrent tous en chouettes, tandis que lui bondit changé en hermine. Il (l'homme) regarda les vivres : c'étaient des pattes de souris qu'il avait liées récemment (bien que récemment il ait eu beaucoup de difficulté à les porter). Il se dit : " Que vais-je faire ? Ils se sont moqués de moi ". Il partit sur le côté, fit à nouveau un somme. Le loup arriva et dit :
- Voilà, je t'ai ramené ton troupeau. Il est là, derrière ce promontoire.
Il se réveilla. Il ne vit rien. " Guk ! Je vais quand même tenter d'y aller ". Il contourna le promontoire : son troupeau arrivait pour se mêler à un autre troupeau. La petite bergère, qui était avec son père, dit :
- Oh ! Tu es venu. Trie tes rennes.
- Comment les trier ? dit le jeune homme.
Mais en voyant ses rennes, il fut tout réjoui. Il attendit que le troupeau arrive et tria ses rennes. Après quoi il partit. Les gens avaient déjà quitté les pâturages d'été en prévision de l'automne. Derrière la montagne il abattit une femelle stérile. Il ne l'avait pas encore dépecée que le loup arriva et approcha du renne abattu. Il fit une offrande au loup. Puis il arriva chez lui. Il arriva chez lui, et ses proches pleurèrent de joie, car il s'était retrouvé après s'être  perdu et il avait ramené le troupeau. Le jeune Tannytan, pendant ce temps, ayant cessé de chercher le troupeau, avait été serviteur chez un riche éleveur.

Notes.
1. Tanna-aasek.
2. Anqal-aasek.
3. Tuvgot.
4. Ukkensi.
5. Selon Kjellmann, c'est l'Oxyria digyna. Ses jeunes pousses sont utilisées en cuisine.
6. Interjection d'assentiment dubitatif.

142. Telpynene loo. La vision de Telpyny. Telpyny, une Tchouktche d'une cinquantaine d'années, est une chamane assez connue du secteur de la rivière Poginden. Selon les dires de ses proches, elle a plusieurs fois perdu l'esprit. Dans son récit elle parle d'elle-même tantôt à la première, tantôt à la troisième personne.

Deux jeunes filles, les filles de l'Aube, descendirent du monde supérieur, descendirent de l'Orient, du pays de l'Aube pour visiter le terre. Leur visage était beau, leurs yeux brillaient comme le feu, leurs cheveux ondulaient dans le vent. Leurs habits étaient faits de peaux mouchetées, de peaux de jeune faon, avec une large bordure de castor et un large bordure de glouton sur tous les bords. Le bas de leurs manches brillaient de motifs décoratifs. Leurs bottes étaient couvertes de motifs décoratifs. Elles arrivèrent et trouvèrent sur cette terre une jeune fille qui vivait dans une zone déserte, avait été privée d'esprit par Nargynen et errait loin des humains. On lui avait dit : " Tu es privée d'esprit. Va là-haut vers le pays du vent toujours en mouvement, vers la forteresse sous-céleste des nuées. Restes-y, puisque tu es dépourvue d'esprit ". Elle devint inspirée des esprits, s'éleva dans les airs par la voie de l'arc-en-ciel et vécut près du soleil, suivant la lune dans sa course en rond. Le soleil lui dit : " Fais-toi une combinaison mouchetée comme tu en as vu sur les filles de l'Aube, fais-toi un habit de dessus avec des petites queues de rayons lumineux, fais-toi des bottes avec des motifs décoratifs de /renne/ moucheté (1) ". Elle se fit cette combinaison et le soleil l'emporta derrière son traîneau et lui montra toute la terre. Elle vit l'intérieur du pays et la terre du Chef-Soleil (2), une grande terre brillante comme la glace, et elle vit au-delà des mers la maîtresse du monde assise sur des tas de fourrure de castor au milieu d'une plaine : à chaque respiration elle rejetait par les narines dix castors qu'elle rangeait dans des sacs, et elle disposait ces sacs sur les deux côtés de vallées voisines, érigeant une jaran'e mouchetée. Elle vit une femme riche, riche. " Voilà, lui dit-il (le soleil), une femme riche de la terre ! " Et elle vit un peuple qui vivait dans des îles. Elle vit tous les peuples de près sans être vue d'eux. Elle vit comment se regardaient les gens qui conversaient (3). Mais le soleil se hâtait vers sa route souterraine, car le temps des eaux d'été approchait. (Elle voulut) regarder l'univers souterrain avant la séparation. Quand il /le soleil/ s'en alla, la lune trompa la jeune fille, lui disant : " Ne marche pas sur cette terre, descends sur la terre inférieure ". Elle obéit, descendit et se mit à marcher sur notre terre. Elle arriva au bord de la mer, s'en fut à travers les glaces et parvint au milieu de la mer. Là était le milieu des mers qui ne gèlent jamais. Elle y arriva et se plaça sur le bord. Un vent violent arriva et il brisa les glaces. Des montagnes de glace dérivèrent et se heurtèrent les unes aux autres. Elle restait au bord en pleurant. Voici que sortirent en barque des loups-garous (4). Ils la transportèrent de glaçon en glaçon. Les glaces se refermèrent avec fracas et elle passa d'un glaçon à l'autre jusqu'au rivage sans mouiller ses bottes. Elle arriva chez les habitants. Ils lui dirent :
- D'où viens-tu ?
- Du milieu de la mer.
- Comment cela, du milieu de la mer ? Tes bottes sont sèches !
C'étaient des hommes grands, des gens très intelligents. Ils la réprouvèrent, la qualifiant d'insensée. Seuls les petits enfants lui proposèrent de jouer avec eux. On ne lui donna pas à manger, et tous les gens de la terre la maltraitaient. On ne lui donnait que peu de nourriture. Seuls les dernières des servantes lui donnaient des morceaux de viande. Ainsi elle allait de demeure en demeure. Nargynen lui dit :
- Laisse les gens te considérer comme folle. Laisse-les te traiter d'insensée, bien que tu sois très sensée, mais ne leur montre pas ton esprit.
Or elle avait des pouvoirs. Elle pouvait à son gré augmenter et diminuer de taille, revêtir de nombreuses formes, se multiplier comme les plantes sur la terre en automne. Le soleil arriva et s'aperçut de l'absence de la jeune fille. Il se mit à la chercher dans toutes les contrées et ne put la trouver. Il détacha deux chiens de son traîneau et ordonna à deux serviteurs d'aller sur terre à sa recherche avec des traîneaux de course. Ils allèrent de terre en terre, mais ne purent la trouver. Alors deux géants sortirent des brumes marines et ils passèrent à côté de ceux qui  voyageaient. Ils dépassèrent la jeune fille sur sa route vers la mer et ils le dirent aux /deux/ conducteurs de chiens. Ceux-ci rattrapèrent la jeune fille et lui remirent les sacs donnés par le soleil. Il y avait trente sacs remplis de vêtements faits de tissu russe et de tissus apportés par les gens des îles (5), des plus beaux habits mouchetés qui brillaient comme des rayons de soleil. Ensuite elle s'en fut sur la terre et déboucha sur la Rivière-aux-nombreuses-maisons (6). Puis elle marcha sur la route des Tannyt (7). Les esprits de cette contrée-là furent ses compagnons permanents et lui enseignèrent tout ce qui est bien. Elle conversa avec les esprits, et des vieilles femmes, mères des sortilèges, vinrent la voir, invisibles à l'œil, et elles lui proposèrent à tour de rôle leurs sortilèges. Dans son sommeil elle vit leurs mérites, et elle en repoussa certains, disant :
- Je n'en veux pas d'aussi malveillants.
D'autres, bien intentionnés, elle les accepta. Et elle pensa : " Je n'ai pas de chemin sur cette terre. Je vais aller chercher les marchands ambulants (8) ". Ayant fait quelques traîneaux des plus mauvais, elle partit avec de mauvais rennes de trait à la suite d'un long convoi. Ses rennes se fatiguèrent, ses traîneaux se brisèrent et elle se mit à porter ses provisions de route sur les épaules. En descendant vers la rivière les rennes tombèrent sous la glace. Elle tenta de les retirer, mais ne put. Et les autres dirent :
- Tu nous ralentis. Pourquoi t'agites-tu ainsi ? Nous allons te laisser.
Et ils partirent. Alors elle tira, tira et retira les rennes, et l'eau qui était apparue devant elle gela et forma une nouvelle route devant ses patins. Elle emprunta cette route avec les gens. Quand elle se renfrognait, les rennes se desséchaient, et quand elle riait ils reprenaient des forces. Quand elle pleurait, ils pleuraient aussi. Et Nargynen lui dit :
- Ne prends pas un air renfrogné pour que les rennes ne perdent pas leurs forces.
Elle continua sa route et arriva chez la maîtresse des vents, des éclairs, qui possédait toutes les maladies, qui volait dans le ciel en faisant gronder ses ailes de fer, qui regardait le malade pour le guérir et le prenait par la main pour en faire sortir toutes les maladies. Elle arriva dans leur demeure et vit une yarangue en tissu bariolé. Elle entra dans le yorongue. Les couches étaient comme du fer couvert de dessins. D'un côté du yorongue il y avait un sac (de tabac), de l'autre une bouteille (de vodka). Un peuple vraiment riche ! Elle avait un fils et une fille, les enfants de l'éclair, gens inspirés par la divinité. Ils chamanisaient, et par le chamanisme ils la guérirent de la folie qui lui était inhérente. La femme insensée s'en fut vers la limite de la Rivière-aux-nombreuses-maisons en direction de la yarangue d'une /chamane travestie/ femme à l'apparence masculine (9), qui portait une combinaison d'homme, à laquelle tous les marchands de passage faisaient des dons. Sa demeure était pleine de /peaux de/ phoques barbus et de castors. Elle acquit chez elle la connaissance de toute la terre. Et elle arriva sur cette terre, alla chez la maîtresse des montagnes qui possédait les vents des montagnes. Alors Nargynen lui rendit visite et elle lui dit :
- Pourquoi les gens se moquent-ils tous de moi et me traitent-ils mal ? Pourquoi les gens sensés me repoussent-ils ?
Nargynen dit :
- N'ouvre pas la bouche. Laisse-les parler. Bouche-toi les oreilles et ne manifeste pas de colère afin que la terre ne vacille pas.
Cette vision, c'est ma vision, car cette femme, c'est moi. Je suis née au pays de la mer. Je suis restée orpheline de père et de mère. J'ai vécu chez des étrangers. La roche noire est ma mère. Celui qui erre dans les forêts vêtu d'un habit noir est mon père. Je suis partie de ma terre, et mes enfants sont morts. Rankalorgyn le boiteux m'a dit : " Je vais guérir ton corps afin que tes enfants ne meurent pas ". Mais il ne m'a pas guérie. Il a gâté ma santé. J'ai vécu comme servante chez des voisins pauvres dans un campement (10), et tout le monde me battait. Toujours en butte aux moqueries, je conversais avec les univers. Les esprits furent mes constants interlocuteurs. Mais ma belle-mère et sa sœur, voyant que je voulais devenir une grande chamane, me firent boire les eaux d'une chienne qui venait de mettre bas pour la première fois, ce qui abîma mes entrailles, et une âme canine entra en moi (11). Pendant trois années on me ligota et on m'attacha à un traîneau. J'ai de longue date été victime des vexations de ma belle-mère. On ne me donnait pas de nourriture et je ne mangeais que du brouet (12) avec mon enfant. J'allais toujours garder les rennes avec mon enfant en loques, car on ne me donnait ni peaux /pour faire des habits/, ni literie. Mon mari me battait toujours et me nourrissait mal. Il mangeait ma part et m'envoyait dormir dehors. J'ai vu récemment : j'ai eu longtemps des insomnies, mais une fois je me suis endormie d'un profond sommeil et j'ai vu à l'ouest une bille de bois grosse comme une maison, un billot aux tranches régulières. A la partie antérieure béait comme une porte. Les éclairs marchaient en cortège dans le ciel et le feu tombait de ses traces. Ensuite j'ai reconnu du fer à la place du billot. C'était un fusil, un gros fusil-tonnerre (13). Autour de lui couraient des chiens. Je me suis approchée pour regarder, et un des chiens m'a mordue à la jambe. Cette roche noire est ma mère. Elle est née d'un rocher. Elle soigne toutes les maladies. Récemment, quand mon enfant est tombé malade, je l'ai guéri grâce à elle. Cet ours est mon père. On l'a tué. J'ai coupé mes mains et mes pieds et j'ai fixé ses pattes à leur place. Puis j'ai mis sa tête à la place de la mienne et j'au couru dans la toundra. Quand je courais dans la toundra, je mangeais de la mousse, me nourrissais d'herbe, rongeais l'écorce des arbres, mangeais des crottes de chiens. L'année dernière je me suis préparée à partir pour le Fortin du Négoce (14). Je voulais aller chez les Russes avec mes voisins. Je suis allée dans la toundra vers le rocher parsemé d'hommes de pierre. Je suis allée dans la toundra. Il y avait un épais brouillard. Dans le brouillard j'ai entendu un grand cri. De toutes parts s'étaient rassemblés les esprits des montagnes, les maîtres des ruisseaux et des torrents. Ils étaient arrivés en volant à tire d'aile. Ils avaient entouré la yarangue-de-pierre (15) avec les tombes des morts, et ils criaient : " Allons nous aussi faire du négoce avec les Russes. Allons voir ce peuple étranger. Jetons un coup d'œil. Nous ferons du négoce ".
Et je suis allée avec les gens. En arrivant au fortin, je me suis endormie d'un profond sommeil, car je n'avais pas dormi de longtemps, et j'ai vu les gens faire du négoce dans l'enceinte. Les gens étaient venus de tous côtés et ils avaient traîné hors du fortin toutes les maisons et ils les avaient bâties séparément. Alors un vieillard se pencha sur l'enceinte et tua tous les gens qui étaient à l'intérieur. Puis il cria : " Esprits, venez ici et regardez mon ouvrage ". Le portail s'ouvrit et la terre se fendit de part et d'autre, elle sortit sur le lac des deux côtés, et dans les deux lacs se déversa le sang.

Notes.
1. Kemlilun : combinaison féminine de dessus à la ceinture de laquelle on coud de longues bandes étroites et des pompons de peau.
2. Tirek-ermin nutenut : c'est ainsi que les Tchouktches dénomment l'Etat russe.
3. C'est-à-dire " très près ".
4. Inypsikit.
5. Les habitants des îles revendent aux Tchouktches des marchandises américaines.
6. Myg-huïhu-veem : c'est ainsi qu'est appelée ici le fleuve Anadyr.
7. Tannen-ret jaanen, c'est-à-dire rivière conduisant du fortin d'Aniouïsk vers Anadyr et sur laquelle Russes et Tchouvanes se déplacent constamment.
8. Kavralyt.
9. Qasykyshesa : chamane à l'apparence masculine. Certaines femmes chamanes, sur l'injonction des esprits, prennent une apparence masculine et s'efforcent d'accomplir toutes les fonctions des hommes (y compris en se mariant avec une autre femme). Ce phénomène est tout à fait comparable au chamanisme féminin des hommes (jyrka-laul-vayrgyn).
10. Nymtumgyt.
11. La force chamanique est réduite à néant par contact avec l'accouchement, en particulier avec de quelconques restes de la mise bas par une chienne.
12. Rilqeril, dans le parler russe local " monialo ". Contenu à demi-digéré de l'estomac du renne.
13. Canon.
14. Vilivguïgun.
15. Jara-vukun : montagne du cours supérieur de la Grande Rivière.

143. La vision d'Aïnanvat (Recueilli auprès du Tchouktche Aïnanvat). Tout ce récit est caractéristique des visions qui précèdent l'inspiration chamanique.

Il y a trois ans j'ai été très malade. Les noirs vinrent en grand nombre, vêtus d'habits noirs, que j'avais vus auparavant (1). Le ciel en était devenu sombre. Tout en eux était humain. Lèvres, yeux, menton, nez, ils avaient tout, mais en noir. Ils m'adressèrent la parole. L'un me dit :
- Où as-tu mal ?
- Au foie.
J'étais assis, les jambes repliées, et je regardais. De terre sortit une tête avec une bouche énorme. J'avais ma lance à proximité. Je la saisis et l'enfonçai dans sa bouche. La chose était vive : elle se cacha rapidement, retourna sous terre. De nouveau je la perdis de vue. Toutes les créatures s'enfuirent. Elles ne firent que bruire en passant à côté. Une jeune fille resta. Elle avait de longs cheveux qu'elle coiffait. On l'appela de loin. Elle s'approcha de moi, me fit signe. Elle continuait de se coiffer. On continuait de l'appeler de loin :
-  Penen, Penen ! Viens ici.
Elle ne les écoutait pas. Elle n'en avait pas peur. Elle ne se hâtait pas, et me faisait signe. Voici qu'une belle voix l'appela, et un peu plus tard une voix grossière, rauque :
- Penen !
Elle se coiffait sans se hâter. Elle se fit une natte, une longue natte, plus longue qu'elle, qui traînait quand elle marchait. Elle se leva et s'en alla. Elle s'écarta un peu et me regarda de côté. Je lui dis :
- Attends, attends. On va parler.
- Je viendrai demain, me dit-elle.
Le lendemain je l'attendis toute la journée. Personne ! J'attendis encore. Toujours personne. Je me disais qu'elle n'était pas venue parce que j'en avais parlé à un autre, et qu'elle s'était mise en colère. Si je n'avais rien dit, elle ne se serait pas irritée et elle serait venue. Je gardais le troupeau. J'étais très malade. Je faillis mourir. Après midi, quelque chose bougea. Je regardai : qui venait par ici ? Quelqu'un s'en vint et s'assit près de moi. Il était tout noir, tout nu, très maigre. Noir. Il s'assit à côté et dit :
- Ami, tu es très malade, on dirait.
Je regardai derrière. Avant nous étions seuls. A présent je regardai derrière : de terre sortit un peit homme de la grandeur du doigt, tout de feu, semblait-il. L'autre homme était nu, maigre, noir. Le petit homme tenait un petit couteau en argent. Le noir lui dit :
- Nettoie tout dedans avec soin.
Soudain de mon flanc gauche quelque chose sortit d'un bond et s'enfuit. C'était la maladie. L'être de feu guérissait tout. Il avait un long bras qui était sorti d'un orifice, avait essuyé le pus contre le sol. Je n'avais plus mal. Il me semblait seulement que quelque chose me frôlait. Ensuite il sortit et disparut. A nouveau nous restâmes à deux, moi et le noir. Je dis :
- Eh bien ! Restons à jamais ensemble. Qu'en penses-tu ? Le souhaites-tu ?
- Oui, me dit-il.
- Où vas-tu aller ?
- Dans le pays du Chef-Soleil.
- Qu'es-tu, un dieu ou un esprit malin ? lui demandai-je.
- Je ne suis ni un homme, ni un dieu, ni un esprit malin. Le renne peut attraper la maladie de la pourriture. J'en suis le maître.
Il avait un visage tout sec, noir, laid. Il était tout nu. Je dis :
- Cela ne fait rien. Restons ensemble.
Il se tut, se grattant seulement la tête. Il se détournait constamment. J'insistai :
- On va vivre ici ensemble.
Je jetai un regard sur le troupeau, me retournai et vis que mon compagnon avait disparu. Où était-il ? Personne ! Il avait complètement disparu. Je regardai alentour. Personne ! Le lendemain même chose. De nouveau je le vis. Tantôt personne, tantôt il venait. Je le vis sur le sol lisse devant moi. Il était là.
- Ami, je te revois. Comme c'est bien ! Où es-tu passé hier ?
- J'ai eu honte de te dire que je ne pouvais pas vivre avec toi.
Je le saisis avec force et le retins fermement. Je me disais : " Peut-être le perdrai-je. Je vais le tenir solidement ". Je lui dis :
- Nous allons vivre ensemble. Sois mon compagnon.
- Oui, me dit-il, si tu veux de moi, j'accepte. Tiens le tambour pendant trois jours, tiens le tambour pendant trois nuits. Frappe-le. Sois chamane.
- Eh ! Non, ce n'est pas nécessaire, ami. Je n'en ferai rien. Je n'invoquerai jamais personne.
Je refusai et le lâchai. Il dit :
- C'est bon, c'est bon !
A nouveau il disparut, se perdit. Où était-il allé ? Où est-il à présent ?

Note.
1. Voir le texte N°6.

144. Koravgena loo. La vision de Koravge (Recueilli auprès du chamane Koravge sur la rivière Poginden en 1896).

Je dormais et mes âmes étaient parties. Elles étaient parties loin regarder en haut, rendre visite au Soleil, à l'Aube et au Créateur. Ils me dirent en chemin :
- Pourquoi allez-vous si lentement ? Prenez nos attelages.
L'Aube et le Soleil parlèrent ainsi. L'Aube dit :
- J'irai avec vous. J'emmènerais bien mon tambour. Vous deux, restez sur les côtés en tenant le tambour.
Ces âmes partirent sous terre et ne revinrent plus, bien que je les en aie prié. Quand elles partirent, elles marchèrent sur terre et sous terre. Elles virent tout ce qui était au-dessus de la terre, le /monde/ supérieur. J'avais beau les appeler, elles ne voulurent pas revenir.Mais l'été je me trouvais avec le troupeau et m'endormis devant le troupeau. Deux /personnes/ s'en vinrent avec leur attelage de rennes. La litière de leur traîneau était en lambeaux du fait de leur longue route.Les sabots de leurs rennes étaient usés d'avoir galopé. Je les regardai et mon esprit se troubla. Mon corps s'affaiblit et devint comme de l'eau. De fort je devins faible, amateur de sommeil, me déplaçant avec difficulté en ce monde. Dans mon traîneau il naquit des rennes semblables à ceux de l'attelage de ces hommes. Un renne mâle sauvage vint au troupeau. Il s'apprivoisa et devint calme, et il fit des petits de la même couleur. Les rennes de mes voisins sont mes rennes propres.
Dans le ravin d'une rivière vivait un homme. Sa voix y existait et il parlait. Je vis le maître de cette voix et conversai avec lui. Il se soumit à mon pouvoir, s'inclina et me fit une offrande. L'autre était venu la veille. Un petit oiseau gris à la poitrine bleue, qui chamanisait assis dans un coin entre une branche et un tronc, et qui appelait les esprits, vint et répondit à mes questions. L'arbre tremblait et pleurait sous les coups de hache comme un tambour sous le maillet. C'était mon esprit auxiliaire. Il vint et je tins dans mes bras. Mes âmes voletaient comme des oiseaux avec des ailes, elles s'envolèrent dans différentes directions. Toutes les  choses vivantes mûrirent en même temps et apportèrent des nouvelles dans ma poitrine, comme /les oiseaux apportent/ de la nourriture au nid. C'était un plaisir de voler avec mes âmes dans une embarcation ronde.
Mon ami ! J'ai vu récemment venir de la rivière Oloï une grande tempête qui balayait tout. Entre les yarangues coulait une rivière pleine de sang. Bientôt nous eûmes vent de sinistres nouvelles. Je vis la lune mourante heurter la lune naissante et l'une des deux tomba morte. Le ciel rougit de sang. Bientôt nous reçûmes la nouvelles de meurtres. J'appris que le Créateur était furieux de ce que nous, les habitants de ce pays, nous payons le iassak /le tribut/ aux Russes, et recevons des bouts /de papier/ de couleur (de l'argent) en échange de fourrures diverses, car nous acceptons des signes étrangers, et en conséquence il va rendre plus mauvais les pâturages de nos rennes, et les mères-rennes deviendront boiteuses, et les jeunes faons maigriront. Si bien que bien des gens de notre clan se sont déjà appauvris.
Tout vit encore. La lampe marche. Les murs de la demeure ont leur voix et même l'urinoir a son propre pays et sa propre yarangue, une femme et des enfants, et qu'il peut être esprit auxiliaire. Les peaux qu'on garde dans des sacs en réserve pour le négoce conversent la nuit. Les bois de rennes sur les sépultures des défunts se déplacent en convoi autour des sépultures, reprenant leur place au matin, et les défunts eux-mêmes se lèvent et viennent chez les vivants.

Section III. Récits sans texte  /texte russe seulement/. Les contes 145 et la suite ont été recueillis dans la première moitié de l'année 1896 d'après les paroles de différents traducteurs dont la traduction constitue presque toujours une version simplifiée par rapport à l'original. A l'époque je ne pouvais la contrôler du fait de mon insuffisante connaissance de la langue (note de Bogoraz).

145. Recueilli auprès du Tchouktche Remkylyn sur la rivière Omolon.

Il y avait /un certain/ Krekaï qui aimait duper les gens. Il se rendit vers la mer orientale. Là-bas vivaient de nombreux Koriaks. Krekaï dit :
- Les Tchouktches veulent nous tuer tous.
Tous les Koriaks se rassemblèrent et dirent :
- Allons tuer les Tchouktches.
Ils se mirent en route et arrivèrent dans la nuit. Ils tuèrent un homme à coups de lance.
- Oh ! cria-t-il, pourquoi ?
- Parce que vous voulez nous tuer.
- Non, ce n'est pas vrai. Qui vous l'a dit ?
-  Krekaï.
Un tumulte s'éleva. Les voisins accoururent.
- Oh ! criait-il. On me tue.
Krekaï prit peur, ce fourbe. Ils se battirent jusque tard dans la nuit et, tard dans la nuit, Krekaï et deux autres habitants, qui avaient le même cœur et le même état d'esprit que lui, réunirent leurs proches et s'enfuirent vers les confins de la mer septentrionale. Ils accoururent au bord de la mer, mirent sur leur traîneau de la mousse aux rennes et traversèrent la mer sur la banquise. Ils traversèrent la mer, abordèrent et vécurent à cet endroit (1). En bordure de cette terre, là où la mer contourne la terre et revient en arrière (2), il y a une île où vivent les ykyrgaum. Au-delà de cette île il y a beaucoup d'autres îles. Au-delà se trouve de nouveau une grande terre. C'est là que vivaient /désormais/ Krekaï et ses gens. Ils se multiplièrent comme le sable, car ils ne mouraient pas. Quand l'un d'eux vieillissait, on le conduisait vers un ravin au-dessus du rivage de la mer et on le jetait en bas. Dès qu'il atteignait le sol, il redevenait jeune et rentrait chez lui. Ainsi Krekaï et ses gens restaient-ils éternellement jeunes. Un jour deux gaillards voulurent tenter de rejoindre la terre de Krekaï. Ils montèrent dans une barque et s'en furent à travers la mer, atteignirent la rive opposée, accostèrent de nuit, allumèrent un feu et se mirent à chamaniser. Les gens de Krekaï débouchèrent sur la berge. " Qui donc est arrivé ? se dirent-ils. Il faut les tuer ". Les nouveaux venus prirent peur et la même nuit rebroussèrent chemin.

Notes.
1. Le récit sur un détachement tchouktche qui avait traversé la mer et s'était installé quelque part de l'autre côté de la mer est très répandu non seulement parmi les éleveurs de rennes tchouktches, mais aussi chez les Toungouz et les Youkaguires.
2. Le cap Nez-tchouktche et le détroit de Béring.

146. Même source que le précédent texte.

Après cela les Koriaks et les Tchouktches se battirent. Les Tchouktches commencèrent à prendre le dessus, et les Russes vinrent à l'aide des Koriaks. Il vint deux chefs qui amenèrent beaucoup d'hommes. Mitreï (1) vint le premier dans le pays de l'Anadyr. Il était tout vêtu de fer : une chemise de fer sur le corps, un couvre-chef de fer sur la tête, des bras de fer lui pendaient aux côtés. Il portait partout des couteaux et des fusils. Ceux du bord de mer construisirent une yarangue de pierre. Par la taille on eût dit une falaise de pierre. Mais il la détruisit et en éparpilla les débris alentour, et il se mit à battre et pourchasser notre clan.Un jour Mitreï marchait devant ses guerriers. Il eut chaud et il remonta sa chemise de fer /qui descendait/ sur son ventre.Or il y avait le jeune adolescent Rekeskev. Il avait trouvé dans la toundra une flèche de fer pas plus grande que le petit doigt. C'était la première fléche de fer jamais tenue en main par un guerrier tchouktche. Cette flèche, Rekeskev la décocha dans le ventre de Mitreï à l'aide de son arc en bois. Mitreï se saisit le ventre, extirpa la flèche, l'examina, puis se jeta à la poursuite de Rekeskev et l'empoigna à deux mains.
- Voici, dit-il, celui qui m'a tué.
Il retira son équipement de fer, délia ses bras de fer et posa de côté ses couteaux et ses fusils.
- Tu m'as tué, dit-il. Je te donne tout cela. Maintenant va chez toi. Tu es faible. Tu ne peux soulever toute cette charge. Reviens avec un attelage de rennes et emporte tout.
Rekeskev se dégagea, prit en cachette un petit couteau en os et l'enfonça dans la gorge de Mitreï. Mitreï tomba sur le dos, eut un râle et mourut. Rekeskev courut chez lui.
- Voilà, dit-il. J'ai tué Mitreï. Allons le voir.
Les gens allèrent voir. Ils virent qu'en effet gisait un cadavre, et à côté un tas de toutes sortes d'objets en fer. Les gens prirent le fer et depuis lors le fer apparut sur la terre tchouktche.
Cela se passait dans le pays de l'Anadyr. De ce côté-ci, plus près de la Kolyma, les Tchouktches combattaient contre les Tchouvanes, cousins des Koriaks. A leur aide vint le chef russe Iakunin (2) qui lui aussi était tout habillé de fer et avait amené avec lui des cosaques. Les nôtres n'avaient que des couteaux d'os et des petites haches en bois de renne. Ils ne pouvaient affronter des hommes vêtus de fer. Iakunin avait un fils, le jeune Iakunin, et ensemble ils anéantissaient les nôtres avec cruauté. Les hommes, ils les tuaient par le fer. Les filles, ils leur enfonçaient un morceau de bois pointu au milieu du corps et les déchiraient en deux parties. Et ils se vantaient de détruire le peuple tchouktche comme des oies dans la toundra après la mue. Les nôtres s'enfuirent vers les confins de la mer. Les ennemis les suivirent. Devant tous marchait le vieux Iakunin, et il eut chaud, et il rejeta un peu vers le haut le couvercle de sa marmite de fer (la visière de son casque). Or il y avait deux guerriers tchouktches. Ils étaient frères , et tous deux rattrapaient un renne sauvage à la course. Ils se glissèrent au devant de Iakunin, et l'un d'eux tira une flèche en bois de renne avec son arc de bois, et il atteignit Iakunin en plein dans l'œil droit. L'autre tira une flèche en bois de renne avec son arc de bois, et il atteignit Iakunin en plein dans l'œil gauche. Iakunin vacilla comme un arbre coupé à la hache. Alors les frères fondirent sur lui comme des loups sur un renne, l'empoignèrent et l'emportèrent à bonne distance. Les Tchouktches allumèrent un grand feu, enlevèrent à Iakunin son habit de fer et se mirent à le griller sur le feu.
- Tu as tué beaucoup de gens, dirent-ils. A présent c'est nous qui allons te faire griller sur le feu.
- Soit, dit Iakunin. Il y a un autre Iakunin sur terre. Il viendra bientôt et il me vengera cent fois.
A ce moment le jeune Iakunin courut et escalada une haute falaise, repoussant nos guerriers qui l'attaquaient. Il les repoussa longtemps à l'aide d'une grande hache d'acier, mais Uveurgyn lui décocha une flèche en plein front. Les Tchouktches le relevèrent, l'emportèrent en bas, l'amenèrent près du feu. Sur le feu on retournait le vieux Iakunin comme un morceau de viande.
- Regarde, voici l'autre Iakunin. Il est venu avec toi.
Il regarda et se mit à pleurer.
- Il n'y a plus d'autre Iakunin. Personne ne le vengera. Personne ne combattra plus. C'est la fin des combats.
Et de fait arriva la fin des combats.

Notes.
1. C'est le chef cosaque Chestakov qui fut tué sur le fleuve Anadyr dans un combat contre les Tchouktches en 1730.
2. Le major Pavlutski mourut au cours d'une bataille avec les Tchouktches en 1747.

147. Même source que le texte précédent.

Bien des années après le meurtre de Iakunin fut inaugurée la première foire d'Ostrovnoïé. De nombreuses personnes s'assemblèrent, des Tchouktches, des Russes, des Tchouvanes. Ils voulaient faire du négoce. Mais il vint de la part de la tsarine un chef qui dit :
- Je ne laisserai pas la foire s'ouvrir. Mon cœur est irrité. Vous avez tué beaucoup de gens du tsar.
- Ce n'est pas nous. Ce sont les gens de l'Anadyr, se défendirent les nôtres.
Trois hommes déambulaient dans le fortin russe. Le premier était Leut, un riche marchand venu du " Nez ", le second était Koksenne, le grand-père de Sepatki, le troisième était Iatyrgin, le grand-père d'Eïgelin. Il y avait avec eux un quatrième homme, Votyrgin, mon grand-père (1). Il n'y avait pas de négoce. Ils déambulaient de la sorte dans le fortin. Ils examinaient la maison du chef. Ils regardèrent en cachette par une étroite fente, à travers une fine porte et virent : un homme était assis, tout de rouge vêtu, un bonnet rouge, un cafetan rouge, des bottes rouges. Koksenne dit :
- Brisons la porte et emparons-nous de lui.
Ils brisèrent la fine porte, s'emparèrent de lui et l'emportèrent au campement de Jatyrgin. L'autre se débattaient et criait :
- Les gens, à moi !
Mais personne ne l'entendait. Le lendemain matin les Russes s'agitèrent. Le commissaire cria :
-Rendez-nous le chef envoyé par la tsarine.
- Nous ne le rendrons pas. Ouvrez d'abord la foire.
Rien à faire. Les Russes acceptèrent d'ouvrir la foire. Les nôtres relâchèrent le chef /tout vêtu de/ rouge, et Leut pour le dédommager de sa captivité lui donna deux /peaux de/ renards noirs. Après cela les gens dirent :
- C'est difficile de faire du négoce sans interprète.
On chercha un interprère et on trouva Keku (Innokentiï) d'un clan tchouvane de la Grande Rivière. A nouveau le chef envoyé par la tsarine dit :
- Mon cœur est irrité. Où avez-vous fourré tant d'hommes du tsar ?
- Dépose ta colère, dirent les Tchouktches. Cesse de penser aux tués. Fais-nous plutôt un chef. Compte notre peuple. Que notre chef, de pair avec le peuple, paie le iassak /le tribut/ à la tsarine en compensation des tués.
- C'est bien, dit le chef. Qui vais-je faire votre erem (2) ?
- Que ce soit Votyrgin.
- J'habite loin, au bout de la terre, dit Votyrgin.
Et il montra Iatyrgin. Alors on fit de Iatyrgin le chef. On compta les gens et on imposa le iassak.

Notes.
1. Sepatka, marchand de fourrure du cap Peek, bien connu chez les Tchouktches. Eïgelin, le prétendu toïon des Tchouktches éleveurs de rennes /toïon : mot yakoute " chef "/, qui se donnait le titre de roi des Tchouktches. Remkilen, le narrateur, riche propriétaire de troupeaux sur le cours supérieur de la rivière Omolon, petit-fils de Votyrgin.
2. Chef.

148. Même source que le texte précédent.

Encore après cela, quelques années plus tard, les premiers Tchouktches arrivèrent sur cette terre (1), venant de l'océan. Ils avaient pour chef Kaengelin, vieux et chenu, et avec lui était le chamane Arynpelav, un jeune adolescent (2). Il n'y avait sur toute la terre aucun chamane plus fort que lui. Ls Lamoutes s'en vinrent à leur rencontre.
- Pourquoi êtes-vous venus dans cette contrée ? Cette contrée est à nous. Je suis le chef, je suis l'erem et l'ancien, dit l'ancien des Lamoutes. J'ai été placé comme prince par le tsar en personne.
- Et moi, j'ai la force, dit Kaengelin. Je peux accomplir ce qui me vient à la tête.
- Merkiskin turi (3) ! dit le Lamoute.
- Comment cela " merkiskin " ? dirent les gens. Pourquoi jurer ? Battons-nous, plutôt.
Il n'avaient pas encore réussi à bander leur arc qu'Arynpelau s'était ouvert le ventre avec son couteau, en avait extrait les intestins. Il les retira sur une grande longueur et se mit à les manger.
- Voilà, dit-il. Si vous êtes forts, commencez par en faire autant.
Les Lamoutes s'effrayèrent :
- Cesse, s'il te plaît. Tu es le plus fort. Cessons plutôt de nous battre.Vous aussi vivez sur cette terre.

Notes.
1. Les pentes des monts Stanovoï sur le cours supérieur des rivières Omolon et Gijili.
2. Aasek : jeune homme.
3. Invective.

149. Même source que le texte précédent.

Dans l'ancien temps il n'y avait pas de fer chez les nôtres, et les Russes ne voulaient pas faire de négoce avec eux, ni leur vendre de fer. Les nôtres assaillaient les Russes et les demeures russes. A cause du fer ils tuaient les gens, s'emparant des marmites et des couteaux. Dans le pays de l'Anadyr il y avait un Tchouktche nommé Keniulin, un grand guerrier, un homme vigoureux. Il se mit en embuscade tout près d'une localité russe, surveillant les gens qui passaient. De sa cachette Keniulin tuait avec son arc celui qui passait, il déshabillait le mort et le déposait sur la glace de la rivière, abandonnant à ses côtés ses vêtements et son traîneau. Quant à sa marmite, son couteau, sa lance et sa hache il les emportait. Il faisait le négoce du fer parmi les Tchouktches et s'enrichissait.

150. Même source que le texte précédent.

Dans l'ancien temps vivait au bord de l'océan des Koriaks sédentaires qui se battaient sans cesse contre les Tchouktches. C'était un peuple avec un mauvais cœur. Ils vivaient de fourberies et se nourrissaient /du produit/ de leurs vols. Parmi eux il y avait Nasenne, un homme vigoureux qui avait tué beaucoup de gens. Or deux guerriers s'unirent, deux grands amis, Enletvut et Elennut, pour venger le sang qu'avait répandu Nasenne. Elennut se mit en route le premier et il emmena son clan contre les Koriaks. Mais Nasenne marcha sur lui tout vêtu de fer et il tua tous ses hommes. Seul un petit nombre d'entre eux s'échappèrent, couverts de blessures. Elennut s'échappa avec eux et rentra chez lui.
- Et alors ? demanda Enletvut à son ami.
- Malheur ! Malheur ! Tous ont péri. Et ceux qui sont rentrés à la maison sont couverts de blessures.
- Que faire ? demanda Enletvut à son ami. Les tiens ont péri. A mon tour d'essayer.
Enletvut partit de nuit, s'approcha de la demeure de Nasenne et envoya ses fils à l'avant. Ils se glissèrent jusqu'au yorongue, rampèrent vers les angles droit et gauche, poussèrent un cri et revinrent en arrière. Nasenne enfila son habit de fer, jeta sur son bras gauche un bouclier rond en bois garni /de peau/ de phoque barbu, prit dans sa main droite plusieurs lances à jeter à la main (des javelots), suspendit sur son épaule son carquois, tendit son arc fait de deux /sortes de/ bois et partit se battre. Il se mit à tirer à l'arc, mais Enletvut écarta les doigts et attrapa toutes les flèches entre ses doigts. Il lança ses javelots, mais ils n'atteignirent que le bouclier d'Enletvut. Alors Enletvut projeta sa lance qui frappa Nasenne à la poitrine et transperça son bouclier et son habit de fer. Enletvut accourut, empoigna Nasenne et l'emporta vers la mer. Nasenne vivait au bord d'une crique, laquelle était dominée d'un bout à l'autre par une falaise rocheuse. Au pied de la falaise l'eau bouillonnait en permanence et elle était noire comme la nuit. Enletvut arriva au bord de la falaise et précipita Nasenne en bas. Nasenne coula avec toute son armure. Puis les Tchouktches décimèrent tout son clan, prirent du butin et rentrèrent chez eux.

151. Recueilli auprès du Tchouktche Ettygyn sur la rivière Omolon.

Mon lointain ancêtre, le père de mes pères, était un grand guerrier. Son nom était Ervaur. C'était un grand bagarreur : il ne laissait passer personne à côté. Un jour les Tchouvanes marchèrent sur lui. Or il était seul. Ils l'entourèrent de tous côtés et l'arrosèrent de flèches. Ils tiraient, mais il esquivait. Pas une flèche ne l'atteignit. S'en vint à passer un troupeau de rennes sauvages. Il bondit dans le troupeau comme un renne sauvage et s'enfuit dans la toundra. Tandis qu'il courait une flèche le rattrapa et lui frappa le bras au-dessus du coude. Ervaut avait deux frères aussi bagarreurs que lui. Mais Ervaur était le pire de tous. Ses frères lui dirent :
- Pourquoi devons-nous chasser, alors que toi tu ne ramènes rien ? Nous travaillons tandis que tu restes couché sur le flanc et manges ce que nous rapportons.
Ervaur se mit en colère et partit. Dans le voisinage était organisée une course de rennes /attelés/. Les gens se rassemblèrent et firent bouillir de grandes marmites de viande. Ervaur s'en vint pour la course. Il s'assit près d'une marmite et se mit à manger. Les concurrents s'élancèrent sur leurs attelages, et Ervaur s'élança avec eux tel la flèche d'un arc bien tendu. Il dépassa tout le monde et disparut. En chemin il vit une grosse pierre. Il se cacha derrière la pierre et laissa passer tous les gens. Personne ne l'avait aperçu. Ils filèrent de l'avant et il les poursuivit. Il les dépassa les uns après les autres. Quand il en dépassait un, il le tuait. Il les tua tous, se rendit dans leurs campements, prit leurs troupeaux, battit les vieux et les vieilles à mort, et prit pour lui les femmes et les enfants. Il rentra chez lui et devint riche.

152. Recueilli auprès du Tchouktche Ettygyn sur la rivière Omolon.

Ervaur conduisait son attelage quand il déboucha dans la toundra sur un rocher abrupt comme un mur sous toutes ses faces. Il en regarda le sommet : on y voyait comme une silhouette humaine. " Non, se dit-il, c'est une illusion ". Il l'observa. En effet il y avait une tête, et du reste la tête d'une jeune fille. Il contourna le rocher. De l'autre côté il y avait des gens, comme des moustiques en été. Il y avait là le prince des Tchouvanes. Il avait mis sa fille aînée sur le faîte du rocher et avait promis de la donner en mariage à celui qui la délogerait du rocher. Bien des jeunes gens s'y essayèrent, mais tous roulèrent en bas. Les anciens dirent à Ervaur :
- Tu devrais bien essayer.
- Comment pourrais-je essayer ? Je suis pire que tous.
- Si tu n'essaies pas, c'est que tu es effectivement le pire.
Ervaur se mit en colère :
- C'est bon, dit-il, je vais essayer. Peut-être pourrai-je conquérir cette fille d'une façon ou d'une autre. Et si je n'y parviens pas, qu'importe. Qu'importe si je tombe du rocher et me brise la tête.
Il poussa ses rennes droit vers le rocher, les frappa avec son fouet et ses rennes escaladèrent le rocher vertical comme des écureuils et parvinrent en haut. Il saisit la fille au vol, descendit du rocher par l'autre côté et l'emmena chez lui.

153. Le mariage de l'orphelin (recueilli auprès de la femme tchouktche Ietii sur la rivière Omolon)

Il y avait un sausu (1) qui possédait un grand troupeau de rennes. Il n'avait pas d'enfants, sinon une unique fille. Il dit à sa fille :
- Tu as bien grandi. Il est temps de prendre un mari. Qu'il garde le troupeau.
- Non, dit sa fille, c'est inutile. Je ne veux pas me marier.
Elle renvoyait tous les jeunes gens qui se présentaient. Le père se mit en colère :
- Je vais te faire entendre raison.
Et il fit savoir à tous les jeunes gens des environs /qu'il les invitait à/ se rassembler pour une course. Il donnerait sa fille à celui qui arriverait le premier. Or il y avait un adolescent, un orphelin sans père ni mère. Il avait été élevé par un oncle. Il portait un vêtement en mauvais état. Son corps nu luisait à travers les trous et il grelottait. Son oncle l'envoyait chaque jour chercher du bois au-delà de trois crêtes. Le matin il attelait un vieux (renne) mâle à un mauvais traîneau et il partait chercher du bois. Il revenait tard dans la nuit et se couchait sans manger. Donc un jour il partit chercher du bois, franchit les crêtes, ramassa du bois et rebroussa chemin. Il vit un corbeau perché sur un arbre.
- Où emportes-tu ce bois, jeune homme ?
- Voilà, dit-il, je vis chez mon oncle, et mon oncle m'envoie chercher du bois.
- Cesse d'aller au bois et de peiner. Laisse-moi plutôt te marier.
Le corbeau descendit de l'arbre, sauta par dessus le traîneau. Il sauta derrière, il sauta devant, il sauta derrière, il sauta devant :
- Eh bien, dit-il, à ton tour.
Le jeune homme sauta. Il sauta derrière, il sauta devant.
- Très bien, dit-il. A présent rentre chez toi.
Le lendemain son oncle lui dit à nouveau :
- Va chercher du bois.
Le jeune homme, vêtu de son mauvais vêtement, franchit les crêtes, ramassa du bois et rebroussa chemin. A nouveau il vit le corbeau perché sur un arbre.
- Où emportes-tu ce bois ?
- Mon oncle m'a envoyé chercher du bois, je l'emporte à la maison.
- Cesse d'aller au bois et de peiner. Laisse-moi plutôt te marier.
Le corbeau descendit de l'arbre, sauta par dessus le traîneau. Le vieux renne se donna au maximum, emportant le traîneau au galop, /à tel point qu'/ il brisa les têtes des patins. L'adolescent arriva chez lui sans bois. L'oncle se mit en colère et le corrigea à coups de bâton.
- Eh bien, dit-il, retourne vite chercher du bois.
Il pleura, attela son renne au traîneau brisé et partit dans l'obscurité sans savoir où. Il avança, avança, l'aube se fit. Il arriva aux jalons (c'était l'endroit où avaient lieu les courses), regarda. Le corbeau volait à sa rencontre.
- Tu as bien fait de venir. Je vais te marier. Il paraît qu'un vieil habitant a attaché sa fille à un endroit au-delà de trois crêtes. Aujourd'hui les gens vont faire une course de rennes attelés. Celui qui arrivera le premier épousera la fille. Prends part à la course, toi aussi.
- Avec quel attelage courrai-je ? demanda le jeune homme. Mon renne se traîne avec peine, et mon traîneau est destiné au transport du bois.
- Tu as de jeunes jambes, des jambes comme celles d'un renne sauvage. Cours avec tes jambes. Franchis ces trois crêtes comme tu as sauté par-dessus le traîneau de bois, et tu arriveras le premier.
Tous les jeunes gens s'élancèrent avec leurs attelages. Ils contournèrent les crêtes. Le jeune homme courut droit par dessus les crêtes. Il courut sur ses jambes comme un renne sauvage. Il franchit les trois crêtes, saisit la jeune fille et l'emporta. Il l'emporta jusqu'à son traîneau, l'y installa et partit. Ainsi il la prit pour femme. Le vieil habitant l'accepta pour gendre et lui confia toute la maisonnée et les biens.

Note.
1. Sausu : Tchouktche.

154. L'homme et le kele. Même source que le texte précédent.

Il y avait un habitant. Il vivait tout seul. Il n'avait ni sœur, ni femme, personne pour s'occuper des tâches domestiques. Il possédait un grand troupeau et les tâches ménagères étaient grandes aussi. Deux hommes se rencontrèrent un jour et dirent :
- Comment peut-il vivre seul ? Allons lui rendre visite.
Ils s'assirent sur leur traîneau et partirent. Ils arrivèrent et regardèrent : il n'y avait personne dehors, et seule dans le yorongue une personne chantait doucement, doucement. Ils attachèrent leurs rennes, entrèrent dans la yarangue et s'arrêtèrent près du feu. Le maître du lieu ne sortit pas la tête hors du yorongue, et dit seulement de l'intérieur :
- Entrez.
Ils entrèrent et s'assirent sur les peaux, mais le maître ne se retourna même pas. Il resta allongé et continua de chanter. Les visiteurs regardèrent autour d'eux. Le yorongue était des plus beaux, tout couvert de peaux /de literie/ blanches. Il brillait comme la neige et il était si grand qu'ils n'en avaient jamais vus de pareil. Trois lampes y brûlaient. Il faisait jour comme au soleil. Soudain la portière fut remontée. Ils regardèrent : une marmite de bouillie entra d'elle-même, elle entra dans le yorongue, s'accrocha au-dessus de la lampe et se réchauffa. Dès que la bouillie fut réchauffée, ils virent entrer une poêle et deux cuillères en corne de mouflon. La marmite versa la bouillie dans la poêle, les cuillères se fourrèrent dans la main des visiteurs, la poêle s'approcha d'eux. Mais personne ne dit : " Tagam ! (1) " Les visiteurs mangèrent de la bouillie. Ils entendirent du bruit à l'extérieur, regardèrent dehors, et virent un marteau de pierre qui pilait lui-même un poisson congelé. Le marteau pila le poisson. Le poisson s'étendit sur une assiette, entra à son tour dans le joron'e et s'approcha à son tour des visiteurs. Les visiteurs mangèrent le poisson, mais déjà de l'extérieur entra à nouveau la poêle avec de la viande surie mêlée de sang suri de la réserve d'été (2). Aussi pour les visiteurs. Les visiteurs mangèrent. Le maître de maison ne les regardait même pas. Il restait allongé les yeux fermés et chantonnait. Les visiteurs achevèrent leur repas. Le maître de maison leur demanda :
- Quelles sont les nouvelles ?
Il ne leur souhaita pas la bienvenue et ne leur demanda pas leur nom.
- Quelles nouvelles ? Eh bien, voilà : dans la contrée du kele se trouve notre parente, la première des beautés, mais le kele l'a ravie et la garde en guise de femme. Impossible de lui venir en aide. Le kele dévore ceux qui y vont.
- Bien, je vais essayer. J'irai. De toutes façons, il faut depuis longtemps que je me marie. Il est pénible de vivre seul.
- Prends garde, il te dévorera aussi.
- Peut-être bien que non.
- A toi de voir. Décide toi-même.
- Eh bien ! Voilà : je vais y aller, et vous, restez ici et attendez.
Les visiteurs restèrent dans la demeure, et tout resta comme avant. La nourriture se cuisait elle-même, la vaisselle se nettoyait elle-même. Seul le maître était parti. Il était parti à pied, appuyé sur son bâton. A sa rencontre s'en vinrent quatre hommes avec leurs /attelages de/ rennes :
- Ecarte-toi, vagabond !
- Eh ! Mieux vaut ne pas trop vous approcher.
- Ecarte-toi, merkiskin turi ! /3/
Les étrangers avancèrent sur lui, mais il ouvrit grand la bouche et les avala tous avec leurs rennes et poursuivit sa route. Il arriva dans la contrée du kele. Il vit : une grande maison se dressait, à moitié enfouie dans le sol, à moitié sortant de terre. Le kele n'était pas chez lui. Seule sa femme était à la maison. Quand elle le vit, elle fondit en larmes :
- Pourquoi es-tu venu ? Le kele va te dévorer.
- C'est ce qu'on verra. Peut-être ne me mangera-t-il pas.
- Comment ne te mangerait-il pas, quand il a dévoré six jeunes hommes ? Ils étaient tous de ma parenté.
- Il en a dévoré six, mais il pourrait bien s'étrangler avec le septième. J'ai moi-même une bonne bouche.
Il éructa légèrement et fit sortir les hommes et les rennes qu'il avait avalés en route. Il les mit sur sa paume et les avala de nouveau. Le kele arriva chez lui et vit le visiteur.
- Ah ! dit-il, c'est bien qu'un visiteur soit venu. Je n'ai pas mangé de viande depuis longtemps. Rien que du poisson, toujours du poisson. Mais pourquoi es-tu si maigre ? Femme, nourris-le bien. Au moins qu'il engraisse un peu.
Ils se mirent à le nourrir pour l'abattage. Un jour passa, un second. On manqua de bois pour le feu. Le kele se prépara à aller chercher du bois. Il prit quarante grands traîneaux, les attacha ensemble, les lia à une seule courroie. Il voulut manger avant de partir, se mit à chercher /de la nourriture/, mais il n'y avait rien à manger. On avait régalé le visiteur de toutes les provisions.
- Oh ! dit-il, je vais goûter de ce visiteur. Quel goût a-t-il ?
Il s'approcha du visiteur qui était profondément endormi. Le kele retira de ses entrailles tous les rennes et les hommes qu'il avait avalés en route et les mangea tous :
- Très bien, dit-il, excellent. Si les tripes sont aussi savoureuses, la chair doit être encore meilleure.
Et il partit chercher du bois. Le visiteur se réveilla et sentit que son estomac était vide. Le kele avait tout sorti. Il se mit en colère et commença à faire des sortilèges, à chamaniser. Par son art chamanique, il retira toutes les entrailles du kele, son foie, son cœur, ses intestins et ses reins, et il les suspendit à des arbres. Le kele revint, traînant ses quarante traîneaux. Il les traînait et chancelait, marchant comme en rêve. Evidemment, il n'avait pas d'entrailles. Comment pourrait-il vivre ? La femme le vit et se mit à pleurer :
- Le voilà. Il arrive et il va te dévorer.
- Au contraire, dit-il, il va crever.
Le kele s'effondra sur le sol et creva. Le nouveau venu s'empara de sa femme et de tous ses biens, et il rentra chez lui.

Notes.
1. Tagam ! " Allons-y ". Se dit quand on invite quelqu'un à manger, ou au départ d'une course, ou en se faisant ses adieux, etc.
2. Les provisions d'été chez les Tchouktches se conservent dans des fosses peu profondes où elles surissent. Au demeurant les Tchouktches aiment cette viande en état de demi-décomposition, et même en hiver ils consomment volontiers les restes des provisions d'été.
/3/. Invective.

155. Le kele qui demandait une femme en mariage (variante du précédent) (Recueilli auprès  de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda).

Il y avait une vieille femme qui avait une fille. Les gens venaient la demander en mariage. Elle les repoussait tous. Les jeunes gens venaient la demander en mariage, mais elle les chassait.
- Eh bien ! dit sa mère, tu repousses les humains. Tu dois vouloir épouser un kele ?
Effectivement, un kele s'en vint cette nuit-là.
- Qui es-tu ? lui demanda quelqu'un dans le yorongue.
- Moi, moi-même.
- C'est bon, entre.
Il entra par la porte et passa à travers la paroi arrière, puis traversa la demeure et s'en fut loin dans la forêt.
- Où vas-tu ? lui demandèrent les gens. Pourquoi t'en vas-tu ?
Le kele revint de la forêt, s'approcha de nouveau de l'entrée, mais ne put se baisser. Il ne put entrer. Il entra par la porte, traversa la paroi et s'en fut vers la forêt.
Les gens rirent :
- Pourquoi ne t'assieds-tu pas ? Quel taon t'a piqué ?
- Voilà, je vais entrer de nouveau, dit le kele. Seulement attrapez-moi vite par le pan de ma combinaison et je m'assoirai. Mais ne me tenez pas trop fort. Avec trois doigts seulement.
Le kele entra dans le yorongue. On l'attrapa par son pan et il s'assit sur une peau.
- Que veux-tu ? dit la vieille femme.
- Demander la fille en mariage.
- D'accord. Voici la fille. Couchez-vous ensemble. Elle n'a pas voulu choisir un mari parmi les jeunes gens. A présent couche-toi avec le kele.
Le kele s'installa chez elles. Il n'y avait qu'un ennui : le kele ne pouvait manger du renne. Il voulait sans cesse de la chair humaine. Il se procurait des âmes chez les voisins, les hachait en menus morceaux, les faisait cuire dans la marmite et les mangeait. L'oncle de sa /jeune/ femme l'apprit et se dit : " Oh ! Il va la manger aussi. Il faut aller à sa rescousse. Cherchons un chamane ". Il partit dans une lointaine contrée, marcha une demi-année et trouva un chamane. Cependant le kele s'était mis en tête de manger sa femme. Il la regarda, mais elle n'avait que la peau sur les os. " J'attendrai, se dit-il. Qu'elle se rétablisse cet hiver. Je la mangerai au printemps ". Le printemps arriva. " Il est temps, se dit le kele, je vais la manger. Mais avant cela il faut aller chercher du bois ". Le kele attacha ensemble quarante traîneaux, les relia avec une seule courroie et les remorqua sur la route. Donc l'oncle de la pauvre femme avait trouvé un chamane, et il revint sur ses pas avec le chamane. Leur attelage avança pendant une année entière et l'on s'approcha du domicile du kele. Le chamane arrêta les rennes un instant, extirpa les entrailles du renne de droite et les cacha sur sa poitrine. Il reprit place sur son traîneau et continua sa route. Le kele marchait sur le chemin. Il vit deux humains venir à sa rencontre. " Ah ! se dit-il, des visiteurs arrivent ". Il abandonna ses traîneaux et revint avec eux chez lui. Ils arrivèrent, entrèrent dans le joron'e.
- Voulez-vous vous restaurer après votre voyage ? demanda la femme.
- Manger quoi ? demanda le chamane. De la viande, je n'en veux pas. De la mousse /aux rennes/, peut-être ?
La femme partit vers un pâturage, cueillit une grande brassée de mousse, l'apporta, la déposa sur une peau /de la literie/, et il se mit à manger avec appétit. Il était assis et il mangeait. " Qu'est-ce que ce mangeur de mousse ? " se dit le kele. Les visiteurs se couchèrent, mais le kele voulut manger. Il retira les entrailles de renne qui étaient sur la poitrine du chamane, le cœur, le foie et tout le reste, et il se mit à manger. " Qu'est-ce que ce maudit mangeur de mousse ? Sa chair a le même goût que celle du renne ". Au matin les gens se réveillèrent. Le kele repartit chercher du bois. Il voulait faire la cuisine pour les visiteurs. Pendant ce temps le chamane chamanisa. A l'aide de son savoir il lui extirpa du corps les entrailles et le cœur, les déchiqueta et les éparpilla sur le sol. Il prit son âme, la déchira en deux et en nourrit les chiens. Le kele revint, chancelant. Il avait ramassé du bois, mais ne pouvait se tenir debout. Il s'effondra et creva.
- Où est le maître de maison ? demanda l'oncle, le soir venu. Pourquoi est-il si long ? Allons le chercher.
Ils y allèrent : il gisait mort près de ses quarante traîneaux. Avec le bois qu'il avait ramassé, ils firent un bûcher et brûlèrent son corps. Ils dispersèrent ses cendres sur la terre et rentrèrent chez eux.

156. Kirianvo et Jarynaut (Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda).

Un vieillard vivait avec une vieille femme. Ils avaient un immense troupeau de rennes, une fille unique, mais pas de fils du tout. Dans le voisinage vivait son cousin qui avait un troupeau encore plus grand et de nombreux enfants, cinq fils et cinq filles, tous plus robustes et plus vifs les uns que les autres. Mais il refusait de donner ne serait-ce qu'un de ses fils pour aider son parent. Les pauvres gens avaient vieilli et n'étaient plus en état de garder le troupeau. Jarynaut seule s'échinait avec les rennes du matin au soir et du soir au matin. Elle passait une nuit avec les mâles, les faisant paître séparément, les rabattait vers la demeure, les attrapait au lasso, les abattait, enlevait leur peau et partait vers les femelles, les faisant paître de l'autre côté de la demeure. Elle mangeait tout en marchant, sans s'asseoir. Elle sommeillait en marchant, sans se coucher. Elle rabattait le troupeau vers la demeure quand le vieux lui cria :
- Lève-vite la portière du yorongue, au moins nous verrons notre troupeau.
- Non, dit la fille, je ne la relèverai pas.
- Montre-nous le troupeau. Nous n'avons pas l'intention de te le prendre.
- Non, dit la fille et elle ferma complètement la yarangue extérieure /le sottagyn/. Je ne vous le montrerai pas, même si vous deviez crever ici dans votre demeure.
Et elle poussa le troupeau plus loin. Le vieillard s'affligea :
- Visiblement, il est temps de demander à notre fille qu'elle nous mette la lance contre le cœur, mais il vaut mieux /mourir/ de la main d'un homme, et non de la main d'une femme.
Le vieillard sortit de la yarangue, prit son lasso, attrapa quatre mâles de trait de race lamoute, les coursiers les plus rapides de tout le troupeau qui venaient lui boire dans la main. Il prit le meilleur traîneau, attacha une grande cloche sous l'arc, attela une paire de rennes à ce traîneau à l'aide de brides neuves en courroies noires (1) avec de nouvelles guides et des traits en peau de phoque barbu. Il y accrocha sa nouvelle lance, attacha sur le côté un grand couteau dans un étui d'écorce de bouleau, mit sur le siège un nouveau lasso qu'il avait enroulé en cercles. Il attela une autre paires de rennes à un petit traîneau, l'attacha derrière et partit chez son cousin. Il arriva chez son cousin et vit : trois yarangues se dressaient. La yarangue du père était la première, les yarangues des fils étaient derrière. Tous étaient assis. Toutes les portières étaient fermées, et les yarangues étaient ceintes de courroies. Personne ne sortit, personne n'entendit. Le vieillard décida de ne pas réveiller ceux qui dormaient. Il attacha le traîneau de tête à la courroie de la yarangue, le laissa là, s'installa sur le second traîneau et rentra chez lui avec les rennes, la lance, le couteau et le lasso. Son cousin se réveilla et sortit. Il vit des rennes attaché à la yarangue. " Oh ! se dit-il. On voit qu'il devenu difficile pour mon cousin de vivre sans un jeune berger dans le troupeau. Il est venu me demander un fils en mariage ". Il réunit tous ses proches et ils partirent en visite chez le cousin. Ils se déplaçaient tous en traîneaux à clochettes, mais sur le nouveau traîneau du vieillard venait Kirianvo, le fils cadet de son cousin, et sa cloche tintait plus fort que toutes. Le vieillard sortit à leur rencontre :
- Mes fiancés sont vite venus. Je pensais qu'ils allaient prendre leur temps.
- Bonjour, dit le cousin. Je t'ai amené un mari pour ta fille. Kirianvo est le plus jeune. Il est plus jeune, mais il ne leur cède en rien. Prends-le. Qu'il soit ton fils.
Jarynaut avait vu le convoi de loin et avait poussé son troupeau à sa rencontre :
- Non, dit-elle. Je n'ai pas besoin de mari.
Elle abandonna les rennes, s'enfuit dans la toundra et y erra jusque tard dans la nuit. Quand la nuit noire fut arrivée, le kele survint, saisit Jarynaut et l'emporta dans son pays au delà de la mer. Il en fit sa femme. Un jour passa. On chercha Jarynaut dans la toundra environnante. On la chercha partout. Elle n'était nulle part.
- La fille a disparu, dit le vieillard.
- Je vais aller à sa recherche plus loin, dit Kirianvo.
- Pourquoi irais-tu ? Veux-tu me laisser tout à fait orphelin ? J'avais deux enfants. L'un a déjà disparu.
- Si, je vais y aller, répéta Kirianvo.
Il se changea en oie sauvage et s'envola au-delà de la mer. Il vola une année, il vola une autre année. La mer n'en finissait pas. Enfin il vit le rivage. Sur le rivage se dressait une maison à demi enfouie dans le sol, à demi faite de bois. Devant l'entrée était assise Jarynaut qui foulait une peau. Près d'elle se trouvaient deux enfants, un garçon et une fille. " Jaryna-u-u-ut ! " chanta l'oie sauvage en passant au-dessus de la maison. Jarynaut leva la tête. " Kirianvo-o-o ! " chanta de nouveau l'oie. Jarynaut écouta et n'en crut pas ses oreilles.
- Qu'écoutes-tu donc ? lui cria le kele.
- Rien. Des oies sauvages s'en viennent de leur contrée natale et sont de passage.
- Je t'en donnerai, moi, des contrées natales, cria le kele et il la frappa avec son pilon.
Le lendemain Jarynaut s'en fut cueillir des baies. Elle cueillait, leva les yeux et vit : Kirianvo était couché dans l'herbe épaisse.
- Ne crains rien, dit Kirianvo. Je suis venu te chercher. T'est-il agréable de vivre dans un pays étranger avec un mari étranger ?
- Oh non ! murmura Jarynaut qui fondit en larmes. Mieux vaut mourir.
- Ne pleure pas. Je vais t'aider.
- Comment m'aiderais-tu ? dit Jarynaut en pleurant. Mon mari est fort. Il te tuera.
- Qu'as-tu à piétiner sur place, cria le kele de loin.
- Il y a beaucoup de baies ici, répondit Jarynaut et elle entonna une chanson.
Elle chantait, et en même temps elle conversait, et les larmes lui coulaient à flots sur le visage. Kirianvo lui dit :
- Cette nuit, quand ton mari sera endormi, prends ton couteau et tranche-lui la gorge. Et nous nous envolerons vers notre pays natal.
- Bien, dit Jarynaut. Mais comment traverserons-nous la mer ? La distance est grande. Si nous tombons, nous nous noierons.
- Ne te préoccupe pas de cela. Nous ne nous noierons pas.
Quand la nuit arriva, Jarynaut prit son couteau et trancha la gorge de son mari.
- Et les enfants ? demanda-t-elle à Kirianvo.
- Laisse ton fils, sinon, quand il aura grandi, il se vengera pour le sang versé de son père. Ta fille, tu peux l'emmener.
- Je ne laisserai pas mon sang sur cette terre. J'ai tué le père, je vais tuer le fils aussi. Disparais donc, engeance de kele.
Elle égorgea son fils, mit le feu à la maison de tous côtés, emmena sa fille et ils prirent le chemin du retour. Kirianvo les changea en oies sauvages et ils volèrent par dessus la mer. Ils traversèrent la mer, descendirent sur terre et continuèrent à pied. Quand ils approchaient de la demeure d'autrui, Kirianvo les changeait en loups et ils passaient leur chemin. Quand ils rencontraient des inconnus, ils redevenaient des humains et marchaient à pied. Ainsi arrivèrent-ils au pays natal. Kirianvo épousa Jarynaut, prit le troupeau de son père et ils vécurent bien.

157. Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda.

Il y avait une rivière. Un renard y pêchait en été. Sur la berge il y avait beaucoup d'arêtes. L'hiver arriva. Il était toujours là, comme s'il pêchait. Un loup passa près de là.
- Mej !
- Vuj !
- Que fais-tu ?
- Attends, attends. Je pêche. Regarde toutes ces arêtes.
- Oh ! apprends-moi à pêcher, s'il te plaît.
- Tu vois ce trou d'eau. Descends-y ta queue. Les poissons s'y prendront. Tu n'auras plus qu'à les jeter sur la berge.
- Egej !
Le loup courut vers le trou d'eau, y fourra sa queue et attendit. Le renard lui dit :
- Ne te presse pas de la retirer. Attends qu'il s'en prenne beaucoup. Essaye jusqu'à ce que ta queue s'alourdisse. Je te dirai quand tu pourras la retirer. Quand le soleil sera à cette hauteur.
Le loup resta assis à attendre. Il vit que le soleil était arrivé à la hauteur /dite/, tenta de retirer sa queue : elle était très lourde. " Oh ! pensa-t-il. Il s'est pris beaucoup de poissons. " (Or c'était la queue qui s'était collée à la glace).
- Mej !
- Vuj !
- Eh bien ! puis-je la retirer ?
- Oui, oui, cria le renard.
- Oh ! hisse.
Le loup ne put retirer sa queue.
- Oh ! que tu es avide, dit le renard. Tu as longtemps attendu. A présent il s'en est pris tellement que tu ne peux retirer ta queue.
- Que faire ? demanda le loup.
- Qo (je ne sais pas) ! Tu es coupable toi-même. Je ferais mieux de m'en aller chez moi, /car/ il y a des hommes qui approchent. Ils pourraient me tuer aussi.
- Oh hisse !
Le loup tira, mais ne put extraire sa queue. " Oh ! malheur, pensa-t-il. Je vais devoir périr. " Un corbeau passait à proximité .
- Corbeau, corbeau ! Viens à mon secours, détache ma queue.
- Ouh-ouh ! Comment la détacher ?
- Fais un trou, s'il te plaît. Je te donnerai un troupeau /de rennes/ moucheté.
- Ouh-ouh ! Comment faire un trou ?
- Fais vite un trou. Quand un renne sauvage passera par là, je l'égorgerai et te donnerai tout le gras.
- Tu aurais dû le dire depuis longtemps.
Le corbeau se posa sur la place et il se mit à forer un trou. Il détacha la queue et s'envola chez lui en disant au loup :
- Reste ici et attends un renne.
Un renne passa à proximité. Le loup l'égorgea et mangea lui-même toute la chair et tout le gras. Il ne laissa que la tête et le cou. Le corbeau arriva :
- Où est ma nourriture ?
- Tiens, regarde tout ce que je t'ai laissé. Mange vite.

158. Recueilli auprès  de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda.

Un renard courait sur /la glace d'/une rivière. Sur le dessus il y avait de la glace, mais à l'intérieur il y avait de l'eau. L'eau avait baissé, et il n'y en avait plus. Dans la glace il y avait une crevasse. Le renard tomba dans la crevasse. Elle courut en bas sous la glace, chercha, chercha : pas d'issue. A proximité passèrent cinq renards. Tous étaient ses amis.
- Oh ! cria-t-il, regardez par ici. Que de poissons j'ai trouvés !
Ils le crurent et sautèrent en bas tous les cinq. Ils regardèrent autour d'eux : tout était vide.
- Où sont tes poissons ?
- En effet, où ?
- Et comment sortirons-nous d'ici ?
- Hélas ! comment ?
- Ah ! merkiskin turi! /1/. Pourquoi nous as-tu attirés ici ? A présent nous devrons tous mourir.
-Eh quoi ! auriez-vous voulu que je meure seul. Mieux vaut mourir avec des amis.

Note.
/1/ Invective.

159. Recueilli auprès  de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda.

Il était une renarde qui avait épousé un corbeau et lui avait donné trois fils. Le corbeau tomba malade et demeura alité. La renarde resta à ses côtés, plaignant son mari. Le corbeau remarqua sa compassion et feignit d'être mort. Il resta couché immobile, comme un /tronc d'/arbre, les yeux fermés. La renarde prit toute sa nourriture, un sac de gras, un sac de viande, un sac de poisson, et emporta tout cela sur elle. Le fils aîné remorquait son père. Ils l'emmenaient /dans la toundra/ vers sa sépulture. Ils remorquèrent, remorquèrent, /si bien que/ la renarde sous l'effort lâcha /un pet/. Le fils dit :
- Maman, maman, le père rit.
- Ne dis pas de bêtises, dit la mère. Il est mort depuis longtemps.
Ils approchèrent d'un rocher. Une demeure avait été creusée dans le rocher. Ils y déposèrent le corbeau et avec lui la nourriture. Ils rentrèrent chez eux, mais ils n'avaient eux-mêmes plus à manger. Le fils assis resta assis. Il avait faim. Il pensa : " Je vais aller voir ce que fait le père. Il a beaucoup de nourriture ". Il se rendit à la demeure creusée, escalada le rocher et d'en haut regarda dans le trou. Le père était à croupetons, léchant une poêle, et à ses pieds traînaient des os. De faim il saliva, et la salive tomba en bas par le trou. Le corbeau regarda en l'air, vit son fils, tomba sur le sol et fit le mort. Le fils courut à la maison et raconta :
- Maman, le père est vivant. Il est accroupi et lèche la poêle. Quand il m'a vu, il est mort à nouveau.
- Vraiment, dit la renarde, qui courut regarder.
De la fumée sortait par le trou supérieur de la demeure. Il devait être à nouveau en cuisine. La renarde courut chez elle. Or le fils avait capturé trois perdrix et les plumait vivantes. Elle prit à son fils une des perdrix à demi plumée, prit pour elle le côté droit de la poitrine et recousit la perdrix. Elle s'en fut vers la demeure de son mari, escalada la pierre, regarda par le trou. Il était assis et mangeait. Elle arracha la perdrix, la jeta en bas et elle-même courut à la maison. La perdrix plumée claqua des ailes, voletant de ci de là. Le corbeau prit peur et courut chez lui.
- Mais tu étais parti pour toujours, dit sa femme. Pourquoi es-tu revenu ?
- Un kele est entré dans mon logis (en fait ce n'était pas du tout un kele, mais la perdrix plumée).
- Eh bien, dit la renarde, réjouissez-vous, les enfants. Votre père est revenu. Elle se mit en cuisine et fit manger son mari.
- Bon, dit-elle, à présent je vais te chercher /des poux/ dans la tête.
Elle commença à l'épouiller et il s'endormit. Elle prit une aiguille et avec l'aiguille lui tatoua tout le visage, comme chez les Ankalines (les Tchouktches sédentaires) /anqalyt : ceux du bord de mer/. Il continuait de dormir. Il se réveilla et alla boire à la rivière. Il vit un visage dans l'eau : " Oh ! se dit-il, quelle belle fille ! Elle a certainement beaucoup de biens. Je vais la prendre pour femme. Mais comment la rejoindre ? "
Il prit une pierre et la mit à l'eau. La pierre coula. " Oh, comme elle est bien partie ! Je vais partir aussi ". Il sauta à l'eau et se noya.

160. Recueilli auprès de la femme tchouktche Qutgeut sur la rivière Molonda.

Une renarde courait et tomba à l'eau. Elle commença à se noyer. Un corbeau passa en volant.
- Corbeau, corbeau, retire-moi. Je te donnerai un troupeau bigarré.
- Qyrym ! /Non !/
Et il continua sa route.
- Corbeau, corbeau, retire-moi. Je t'offrirai un fil enfilé de roitelets.
- D'accord, dit le corbeau, et il retira la renarde.
- Où sont mes roitelets ? demanda-t-il.
- Je vais te les mettre au cou.
Elle voulut les lui mettre, mais le fil était petit et ne passait pas par la tête.
- Tu as la tête trop grosse, dit la renarde qui lui détacha la tête d'un coup de dents.

161. Recueilli auprès du Tchouktche Atkalirgyn sur la rivière Omolon.

Un corbeau tomba à l'eau. Une perdrix passa à proximmité.
- Perdrix, perdrix, retire-moi. Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ nez blancs.
- Qyrym ! /Non !/ et elle continua son chemin.
- Perdrix, perdrix, retire-moi. Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ cous blancs.
- Qyrym ! et elle continua sa route.
- Retire-moi. Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ flancs blancs.
- Qyrym !
- Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ genoux blancs.
- Qyrym !
- Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ pattes blanches/.
- Qyrym !
- Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ sabots blancs.
- Qyrym !
- Je te donnerai un troupeau de /rennes aux/ ventres blancs, etc (1).

Note.
1. On peut continuer à l'infini en passant aux autres nuances de la fourrure du renne polaire. J'ai pu entendre les femmes tchouktches la chanter en guise de berceuse.

162. Recueilli auprès du Tchouktche Atkalirgyn sur la rivière Omolon.

Il y avait autrefois un homme qui vivait seul sur les bords déserts de la mer et qui pêchait au filet. Un jour qu'il était à la pêche, un corbeau s'en vint vers lui, frappa le sol et se changea en homme :
- Je suis venu te chercher, dit-il, et je vais t'emporter.
Le pêcheur s'effraya. Dans sa terreur il rassembla ses filets, mit ses poissons dans un sac qu'il jeta sur son dos et rentra chez lui. Mais l'homme-corbeau partit devant lui, arriva avant lui et entra dans sa yarangue. Dans la yarangue, sur les traverses le long des murs, étaient suspendues des fourrures de prix, car le maître de maison était un excellent chasseur, et il avait amassé une grande richesse. L'homme-corbeau inspecta toutes ces fourrures.
- Donne-moi, dit-il, tout ce qui est ici. Donne-moi les poissons, donne-moi les filets. Cède-moi ton savoir-faire. Alors, peut-être, je te laisserai aller. Sinon je t'emporterai avec moi.
Le maître de maison fut encore plus terrorisé.
- Prends tout, dit-il, mais relâche-moi vivant.
Cependant la nuit était arrivée. L'homme-corbeau se coucha dans la yarangue, tandis que le maître des lieux resta dehors. Il était dans la cour sans dormir. La colère le prit : " Ne serais-je pas chamane, pensa-t-il, et n'ai-je pas de forces ? Pourquoi lui ai-je tout cédé sans me battre ? " Il prit son tambour, se mit à chamaniser et à jeter un sort au nouveau venu. Il chamanisa toute la nuit, mais la force ne le prit pas. A l'aube dès que le jour pointa, l'homme-corbeau sortit de la yarangue :
- Tu as chamanisé toute la nuit, dit-il. Tu voulais me jeter un sort, mais la force ne t'a pas pris. La colère est venue dans mon cœur. Je vais te déchirer en deux.
Le maître du lieu fut encore plus épouvanté :
- Relâche-moi. Je te laisserai tout et m'en irai. Mais laisse-moi partir vivant.
Il partit. Tout en cheminant il réfléchissait, et il eut du regret à tout perdre si vite : " Combien d'années ai-je vécu, combien de biens ai-je acquis, et je viens de tout perdre. Où aller ? pensa-t-il. Je n'irai pas loin. Je mourrai quelque part par ici. Mieux vaut rebrousser chemin ". Il revint sur ses pas, mais n'approcha pas trop près. Il cria de loin :
- Rends-moi ma fourrure. Le poisson et les filets, si tu veux, garde-les.
L'homme-corbeau lui répondit :
- Va-t-en vite. Une pensée me prend : je ne veux pas te relâcher.
Le maître du lieu fut encore plus terrorisé et il repartit. En chemin il rencontra un vieillard.
- Où vas-tu ? lui demanda le vieillard.
- Je marche sans savoir où. Je cherche la mort. Un étranger est venu dans ma maison et m'a privé de tout.
- Et si on retournait ?
Ils arrivèrent à la demeure. L'homme-corbeau n'était plus là. Ils regardèrent dans la yarangue. Rien n'avait été touché. La fourrure était suspendue à sa place, mais la yarangue était pleine de feu. Le feu était là, mais la yarangue ne brûlait pas et la flamme ne passait pas.
- Voilà, dit le vieillard, regarde. Tu ne peux plus vivre dans cette demeure. Si tu y vis, tu dois brûler dans ce feu.
Ce n'était pas un corbeau qui était venu, mais la peste. Ce feu signifie que désormais  la maladie va se répandre parmi les hommes et nomadisera de campement en campement, et tous brûleront comme dans un feu. Celui qui abandonnera tout et s'enfuira, celui-là emportera son âme en vie.

163. Recueilli auprès du Tchouktche Neusqet sur la rivière Molonda.

Il y avait une demeure près d'une pierre. Là vivaient des jeunes gens. Et il y avait une autre demeure derrière la pierre. Là vivaient des jeunes filles. Les jeunes gens étaient cinq, tous frères. Les filles étaient cinq aussi, toutes sœurs. Les jeunes gens chassaient tout le jour, ils chassaient le renne sauvage. Ils mangeaient à satiété. Les filles restaient à la maison, elles ne chassaient pas. Elles étaient affamées. Elles se mirent à réfléchir. La sœur aînée dit :
- Faisons-nous un homme, même petit, ne serait-ce qu'en bois.
Avec la planche à coudre (1) elles firent le dos, avec le mortier évidé (2) elles firent la tête, avec les bras tordus de l'aut (3) elles firent les jambes. La tige à enlever la viande (4) elles la mirent en guise de bras. Il en sortit un garçon. Il se mit à marcher et parler lui-même. Les sœurs dirent :
- Va nous chercher de la nourriture.
Le garçon de bois se mit en route et arriva à la maison des jeunes gens. Les gars venaient d'accrocher une marmite de graisse fondue à un crochet à la porte et ils étaient partis à la chasse. Il se hissa sur la pointe des pieds et il puisa du gras à l'aide de la tige à viande. Puis il la saisit avec les trois excroissances du bout comme avec des doigts et il l'emporta à la maison. Les filles se réjouirent. Elles auraient de quoi manger un peu.
- Merci, dirent-elles, merci. Nous avons bien fait de faire ce garçon.
Les frères revinrent chez eux, ôtèrent la marmite de son crochet et ils virent des traces de doigts comme des griffures dans la graisse.
- Oh ! dirent-ils, qui a fait cela ? Qui nous a volés ? Que l'un d'entre nous reste et regarde qui vient ici.
Le lendemain main quatre d'entre eux partirent et l'un resta. Il se cacha dans la demeure derrière le joron'e et attendit. Les sœurs dirent au garçon de bois :
- Va, apporte de la nourriture. Mais attention, si on t'attrape, ne dis pas qui t'a envoyé.
Le petit voleur s'en fut, arriva à la demeure des hommes, regarda de tous côtés. Il n'y avait personne. Il se haussa sur les doigts de pied et mit la main dans la marmite. Le gardien sauta par derrière et lui happa la main.
- D'où viens-tu ?
- Ah ! Lâche ma main.
- D'où viens-tu ?
- Lâche ma main.
- Je ne te lâcherai pas. Dis-moi d'où tu viens.
- On m'a dit de ne pas le dire. Je ne le dirai pas. Simplement de la demeure des filles.
- Quelles filles ?
- Elles m'ont dit de ne pas le dire. Je ne le dirai pas. Simplement il y a cinq sœurs.
- Où vivent-elles ?
- Elles ont dit de ne pas le dire. Je ne le dirai pas. Simplement près de la pierre.
- Bon, prends de la graisse. Porte-la à tes maîtresses.
Il lui emplit une pleine poignée de graisse, et la garçon de bois porta la nourriture à la maison. Comme les filles furent contentes !
- Merci, merci. On ne t'a pas attrapé ?
- Non.
- Tu n'as rien dit ?
- Non.
Le petit garçon mentait. Le lendemain les cinq frères restèrent chez eux et se cachèrent dans les coins. Le petit voleur revint. A peine eut-il mis la main dans la marmite qu'ils poussèrent des cris derrière lui et il tomba en morceaux : la planchette à part, le mortier à part, les bras de l'aut à part, la tige à viande à part. L'aîné des frères dit :
- Je vais aller me chercher une épouse.
Il partit, arriva. Les sœurs lui demandèrent :
- Où est le garçon de bois ?
- Il est tombé en morceaux.
Il emmena une épouse. Il vécut avec elle une journée, une seconde. Le second des frères pensa : " Pourquoi seul l'aîné aurait-il une femme ? " Et il dit à ses frères :
- Aujourd'hui je resterai à la maison. Je veux faire des flèches.
Il resta à la maison, importuna la femme, mais elle ne voulait pas. Il voulut la prendre de force, et elle l'égorgea avec son couteau. Elle l'égorgea et cacha le corps en haut, au-dessus du joron'e, dans les plis de la double enveloppe de la jaran'e. L'aîné revint bientôt :
- Où est mon frère ? dit-il.
- Qo ! /j'ignore/  Il est parti à votre suite.
Les quatre frères se réunirent, attendirent quatre jours. Pas de frère ! Le troisième frère dit :
- Malheur ! Où est-il passé ? Bon, je vais rester à la maison, je regarderai et le chercherai.
Il resta à la maison, s'assit dans le joron'e, sur le seuil, tailla des flèches. Une goutte de sang lui tomba d'en haut sur le genou. Il l'essuya vite et se remit à tailler. Une autre goutte tomba d'en haut sur l'autre genou. Il l'essuya vite et se remit à tailler. Une troisième goutte lui tomba sur la main, une grosse goutte. Il l'essuya aussi.
- Où est mon frère, demanda-t-il.
- Il est parti, dit la femme. Comment le saurais-je ?
- C'est bon. Fais à manger. J'ai faim.
Elle s'affaira près du feu, mais il n'y avait pas de bois.
- Va chercher du bois, dit le jeune homme.
Dès qu'elle fut partie, il grimpa en haut et trouva le corps. Tous quatre se réunirent.
- Nous n'avons pas besoin d'une femme comme cela, dirent-ils.
L'aîné renvoya sa femme chez elle et prit une autre sœur. C'était une bonne épouse, la nouvelle. Elle portait le bois, cuisinait, aiguisait les couteaux.Elle cousit pour les frères vingt paires de bottes. Ils vécurent avec la nouvelle femme. Or l'ancienne revint :
- Je suis l'aînée, dit-elle. J'étais la première.
- Mais qui a fait cela ? demanda le troisième frère et il montra le cadavre.
La femme prit peur, rentra chez elle et ne revint plus.

Notes.
1. La planche à coudre sert à étaler la peau quand on veut la couper, à aplatir les coutures, etc.
2. Les mortiers sont creusés dans les excroissances rondes qu'on trouve sur les racines de mélèze et qui rappellent une tête d'homme.
3. Aut : petit couteau arrondi à gratter les peaux qu'on insère au milieu d'un long bâton tordu dont les extrémités servent de manches.
4. La tige à enlever la viande est faite dans un large bois de renne qui présente d'ordinaire plusieurs excroissances courtes et acérées à l'avant.

164. Même source que le texte précédent.

Des filles ramassaient des baies dans la forêt. Un kele s'en vint et les attrapa. Il leur attacha les pieds, comme des perdrix, les suspendit à un arbre la tête en bas.
- Restez ici, leur dit-il, je reviendrai bientôt.
Une vieille femme passa par là. Elle avait une tête de renard, une queue de renard et un kerker (1) de renard, mais ses bras et ses jambes étaient celles d'un humain.
- Grand-mère, grand-mère, crièrent les filles sur l'arbre, détache-nous.
- Que me donnerez-vous ?
- Oh ! Ce que tu voudras.
- Donnez-moi le vêtement de votre corps, les bottes de vos pieds, les tresses de votre tête, la rocaille de votre cou.
- Oh ! Nous te donnerons tout.
La vieille femme grimpa dans l'arbre, détacha les filles et les fit descendre :
- Bon, dit-elle, déshabillez-vous, donnez-moi vos vêtements.
Elles les lui donnèrent.
- Donnez-moi vos bottes.
Elles les lui donnèrent.
- Donnez-moi votre rocaille.
Elles lui donnèrent de même la rocaille.
- Maintenant courez chez vous.
La vieille femme prit les habits, les bourra d'herbe et de baies, y fixa les bottes en bas et la rocaille et les tresses en haut. On aurait vraiment dit des filles. Elle les suspendit à l'arbre la tête en bas. Le kele revint : " Ah ! se dit-il, à présent faisons notre repas ". Il enfonça son couteau dans un des mannequins, plaça sa bouche dessous et attendit que le sang coule. Mais il n'en tomba que de l'herbe et des baies. Il en perça un autre : même chose. Un troisième : même chose encore. Tous étaient faits de la même manière. " Ah ! les maudites, se dit-il, elles se sont détachées. Je vais vous rattraper ". Et il se lança à leur poursuite. Les filles avaient couru jusqu'à la rivière. Elles avaient trouvé un gué, traversé la rivière et elles s'étaient assises de l'autre côté pour se reposer. Le kele arriva à la berge, regarda la rivière. Malchance, de l'eau partout !
- Meï ! cria-t-il vers l'autre rive par dessus la rivière.
- Vuï !
- Comment avez-vous traversé la rivière ?
- Nous avons bu, bu, nous avons bu toute l'eau. Et nous avons traversé.
- Mais d'où provient cette rivière ?
- Nous avons pi..., pi..., restitué toute l'eau et elle est redevenue rivière.
- Egeï ! Je vais faire la même chose.
Il se mit à boire de l'eau. Il but, but.
- Et alors ? cria-t-il vers l'autre rive.
- Il y en a moins. Bois encore.
Il se remit à boire. Il but, but.
- Et alors?
- Il n'en reste plus beaucoup. Bois vite le reste.
Il se remit à boire. Il but, but, mais la rivière, bien entendu, coulait comme avant. Le kele se mit en colère :
- Attendez, petites trompeuses. Je vous attraperai.
Il trouva le gué et traversa la rivière.
- Oh ! J'ai mal au ventre, dit-il. J'ai bu trop d'eau.
- Bon, à présent, nous allons courir, dirent les filles, poursuis-nous. Mange celle que tu attraperas.
Les filles partirent en courant. Le kele se mit à courir aussi. Il trébucha, tomba, son ventre éclata et il mourut sur place. C'est tout.

165. Le chamane Aïvanalin (recueilli auprès du Tchouktche Vaal sur la rivière Omolon).

Sept hommes vivaient. Ils n'avaient qu'une seule femme. L'un d'eux était un grand chamane, et elle était son épouse. Les alentours étaient déserts : il n'y avait de gens nulle part. Ils voulurent traverser la mer, et y chercher des humains. Ils se mirent en quête d'une barque. Le chamane dit :
- Cette barque ne voguera pas. Il y a de grosses vagues en mer. Il vaut mieux voler dans le ciel. Voyez, des oies nagent non loin d'ici. Il faut les attraper.
Ils naviguèrent vers les oies sur cette barque, mais la barque était lourde. Les oies les entendirent et s'envolèrent. Le chamane brisa cette barque et dit :
- Il faut en construire une autre.
Ils se mirent à construire une autre barque. Ils construisirent une barque plus légère que la précédente et se mirent en route. Ils s'approchèrent davantage des oies, mais les oies les entendirent malgré tout et elles s'envolèrent. Le chamane brisa aussi cette barque.
- Il faut, dit-il, construire une troisième barque.
Ils construisirent une barque en peau, se glissèrent sans bruit près des oies, les saisirent, les attelèrent et s'envolèrent. Ils volèrent, volèrent, et volèrent jusqu'à l'autre rive de la mer. Ils descendirent sur la terre outre mer. Ils virent une grande maison à moitié enfoncée dans la terre et garnie à l'intérieur de plus de bois que les maisons russes. Et les gens se dirent :
- Il faut tuer le maître de cette maison et prendre ses biens.
Ils tirèrent la barque sur la grève à proximité de la maison. Afin qu'on ne la voie pas, ils la remorquèrent dans la forêt, effacèrent soigneusement les traces sur le sable et se dirigèrent eux-mêmes vers la maison. Le chamane ouvrit la porte et entra dans la maison, tandis que ses compagnons et sa femme restaient dehors.
- Tu es venu, dit le maître des lieux.
- Oui.
- Qu'es-tu ?
- Un kavralin.
- Quel est ton nom ?
- Aïvanalin.
- Combien êtes-vous ?
- Huit personnes. Nous venons acheter de la fourrure.
- Bon, entrez tous. Nous souperons, et demain nous parlerons.
Tous s'assirent pour souper, puis ils se couchèrent. Or le maître de maison était du clan des kele, et cette terre était leur. Au matin le kele dit :
- Nous tuons tous les humains que la mer nous donne, et nous prenons leurs biens. Cette fois encore nous vous tuerons. Merci à la mer bienfaisante qui vous a amenés ici.
Les compagnons prirent peur, mais le chamane leur dit :
- Ne craignez rien. Huit kavralin du pays des mers ne vaudraient-ils pas mieux que le kele ?
Le maître de maison appela d'autres kele et il vint un grand nombre de guerriers. L'un d'entre eux s'avança et se mit à défier les kavralin en combat singulier. Dans le sol était fiché un os de la nuque d'une baleine. Ils commencèrent à se battre. Le kele vainquit le kavralin et fourra sa tête dans un orifice de l'os. La tête rebondit et tomba à part. Le corps, lui, tomba sous l'os. Un second kavralin s'avança, et le kele vainquit le kavralin et fourra sa tête dans l'os. La tête rebondit plus loin. Ainsi le kele coupa la tête des six kavralin et jeta leur corps sous l'os de baleine. Alors s'avança le chamane Aïvanalin et il vainquit le kele. Il ficha sa tête dans l'orifice de l'os, lui détacha la tête et jeta le corps à l'écart. Aïvanalin vainquit tous les kele les uns après les autres et leur détacha la tête. Or ils étaient plus de deux cents. Ensuite Aïvanalin recueillit les corps de ses compagnons, plaqua les têtes contre les corps, battit du tambour et ils redevinrent vivants comme avant. Ils entrèrent dans la grande maison et s'y assirent. Aïvanalin s'assit à l'endroit le plus élevé, ses compagnons s'assirent plus bas que lui. La femme resta debout et les servit tous. Le matin arrivèrent d'autres kele, tous des vieillards. Ils entrèrent dans la maison et s'assirent du côté opposé. Et les kele dirent :
- Vous avez tué nos guerriers. Maintenant, battons-nous, vous et nous.
- Si vous voulez, dit Aïvanalin. Commencez d'abord.
Il demanda à ses compagnons d'apporter de l'écorce d'arbre et se couvrit d'écorce d'arbre. Puis on éteignit la lumière et le combat commença dans l'obscurité. Les kele frappèrent Aïvanalin avec leurs longs couteaux et leurs lances, et le sang coula du bois et inonda toute la maison, si bien que tous eurent du sang jusqu'aux genoux. Les kele se mirent à manger ce sang, pensant que c'était le sang de l'ennemi, mais quand on alluma le feu, il se révéla que tous les kavralin étaient saufs et qu'ils étaient assis à leur place, et que le plancher était couvert de sang jusqu'aux genoux, mais sans qu'on sût d'où il venait. Même la cuirasse d' Aïvanalin était intacte. Alors Aïvanalin dit :
- A mon tour à présent.
De nouveau on éteignit le feu. L'un des kele était un grand chamane. Il se changea en une petite oie blanche et s'envola dans le ciel. Aïvanalin se changea en gerfaut et lui donna la chasse dans le ciel. Aïvanalin vola plus haut que lui et il tua le kele, et son corps tomba sur le sol. Alors Aïvanalin descendit sur terre, se changea en une hermine légère, se glissa dans la maison. Dans l'obscurité il dévora les entrailles de tous les kele, et mangea leur cœur, les uns après les autres, et ils étaient plus de cent. On ralluma le feu et ils s'assirent à leur place, et Aïvanalin s'assit plus haut que les autres. Au matin il arriva une grande multitude de kele, tous des femmes  jeunes et vieilles. La vieille la plus impotente s'appuyait sur un bâton. Et les femmes dirent :
- Vous avez tué nos hommes. Battons-nous, vous et nous.
Alors la vieille femme au bâton trancha le petit doigt de la main gauche de huit kele tués et jeta un doigt sur chacun des huit kavralin et ils moururent tous sur-le-champ. Mais Aïvanalin resta vivant et Aïvanalin trancha le pouce de la main gauche de chaque kele tué, jeta un pouce sur chaque femme et elles moururent toutes. Il ne laissa la vie qu'à la plus jeune et la plus belle et il la prit pour épouse. Après cela Aïvanalin frappa son tambour et ses compagnons recouvrèrent la vie immédiatement. Alors il trancha la tête de tous les kele tués et il fit une montagne de têtes. Ils recueillirent tous les biens des tués, mirent leur barque à l'eau et s'en furent sur la mer. Ils n'avaient pas encore contourné le premier cap qu'ils virent deux barques qui venaient à leur rencontre. C'étaient les barques de géants noirs qui voguaient à la rescousse des kele. Leurs rames étaient comme les racines de mélèzes, leurs cheveux comme des racines de saules, et de leur bouche saillaient des crocs aussi longs que ceux des morses. Une des barques venaient devant, et l'autre loin derrière. Aïvanalin éperonna la première barque avec le nez de son embarcation, la renversa et tous les géants se noyèrent jusqu'au dernier. Alors les kavralin étendirent leurs longues lames et ramèrent vers la haute mer. La seconde barque leur donna la chasse et les poursuivit pendant sept jours et sept nuits, et les géants se rapprochèrent d' Aïvanalin. Alors Aïvanalin frappa son tambour et son embarcation fila de l'avant comme un oiseau, et laissa de nouveau la barque des géants en arrière. Ainsi Aïvanalin traversa la mer et parvint à sa moitié de la mer, mais elle était déjà encombrée de glaces hivernales et couverte de hautes montagnes glacées. Aïvanalin entonna à voix forte son chant  chamanique et les montagnes glacées s'écartèrent et laissèrent le passage, et la barque entra et vogua de l'avant. Mais la barque des géants se rapprocha et entra aussi dans le passage. Aïvanalin entonna à nouveau son chant chamanique et les montagnes glacées se refermèrent derrière lui et écrasèrent les ennemis. Aïvanalin chanta pendant tout le trajet sans s'interrompre, et les glaces s'ouvrirent devant l'embarcation, laissant le passage, et se refermèrent derrière. Ainsi Aïvanalin vogua jusqu'à sa terre et vécut comme par le passé.

166. Les errements de Ranaurgin (Recueilli auprès du Tchouktche Vaal sur la rivière Omolon).

Ranaurgin vivait et il alla avec sa femme et son petit garçon rendre visite à des proches sur le Nez /le cap " Nez-tchouktche " sur le détroit de Béring/. Ils laissèrent leurs père et mère et s'en furent sur la banquise. Un grand blizzard se leva. On ne voyait plus la lumière solaire et l'obscurité se fit. Ils s'égarèrent et débouchèrent sur une vaste plaine glacée. Ils avancèrent, avancèrent… Alentour il faisait noir, on ne voyait rien, et l'obscurité ne voulait pas passer. Or Ranaurgin était chamane. Il dit :
- /Il nous arrivera/ malheur dans le noir. Nous devons nous procurer de la lumière. Femme, je vais faire de la lumière dans tes yeux. Il lui posa les mains sur les yeux et elle vit clair comme en plein jour.
- Eh bien ! dit-il, que vois-tu ?
- Je vois, dit-elle, une terre où se dresse une grande yarangue noire. Vas-y.
Ils avancèrent, avancèrent et arrivèrent. Ils regardèrent : il y avait beaucoup de mousse aux rennes. Ils attachèrent leurs rennes à de longues longes dans cet endroit moussu et se dirigèrent vers la yarangue. Près de la yarangue un grand ours blanc était attaché en guise de chien. De l'intérieur de la yarangue une voix rauque demanda :
- Vous êtes venus ?
- Oui.
- Qui êtes-vous ?
- Nous sommes, dit-il, de ta parenté. Nous sommes venus te rendre visite.
Un vieillard sortit, grand et maigre comme un mélèze sec sans branches.
- Entrez, dit-il.
Ils entrèrent dans la yarangue, regardèrent autour d'eux : la yarangue était toute pleine de cadavres raidis par le froid et durs comme du bois.
- Oh ! malheur, dit à Ranaurgin sa femme. Ce n'est pas un humain, c'est un kele.
- Eh bien ! Entrez dans le yorongue, dit le vieillard.
Rien à faire, ils entrèrent dans le yorongue. Le vieillard servit de la nourriture. Toute la nourriture était de la chair humaine.
- Ne mange pas, dit doucement Ranaurgin à sa femme. Prends des morceaux sur la planche, jette chaque morceau dans ton sein, comme si tu mangeais effectivement.
Ainsi fit-elle.
- Comment m'avez-vous trouvé, demanda le vieillard. Personne ne vient ici.
- Nous sommes venus spécialement en visite. Comment ne pas te trouver, dit Ranaurgin.
- Bon, installez-vous pour dormir.
- Ne dors pas, murmura à Ranaurgin son épouse. Ne dors pas, il nous tuerait.
Ranaurgin, lui, dormait, dormait. Ranaurgin dormait, mais sa femme ne dormait pas. Elle veillait. Au milieu de la nuit elle vit le vieillard ouvrir les yeux et sortir un long couteau sans faire de bruit. Elle tenta de réveiller son mari : il dormait, il ne se réveilla pas. La femme fondit en larmes et mordit Ranaurgin à l'oreille jusqu'au sang. Ranaurgin se réveilla :
- Quoi ? dit-il.
Mais le vieillard redormait depuis longtemps et il n'avait pas de couteau.
- Bien, à présent nous pouvons dormir, dit la femme. D'ici le matin il ne nous touchera pas.
Ils s'endormirent. Ils dormaient. Le matin venu, Ranaurgin dit à sa femme :
- Prends une combinaison d'enfant, bourre-la de terre comme si c'était notre petit garçon, et donne-la-moi. Notre véritable enfant, presse-le sous ton vêtement contre ta poitrine afin qu'il ne pleure pas.
Et il dit pour le vieillard :
- Nos rennes ont dû manger toute la mousse. Il faut les changer de place. Nous y allons, mais nous laissons l'enfant dans ton yorongue.
Ils partirent, détachèrent les rennes. Ranaurgin ordonna à sa femme de prendre une pierre et un bâton de cette contrée. Ils attelèrent les rennes et les enlevèrent à toute vitesse. Ils débouchèrent sur la haute mer, galopant de toutes leurs forces.
Le vieillard les attendait. Il attendait, mais ils ne revenaient pas.
- Bon, se dit-il, s'ils sont partis, je vais manger l'enfant.
Il le saisit, le déchira en deux, mais à l'intérieur il y avait de la terre. Alors il dit à l'ours :
- Cours à leur poursuite.
L'ours courut et regagna du terrain. Il se rapprocha sur leurs talons et fut sur le point de les rattraper.
- Oh ! Malheur, dit Ranaurgin. Femme, jette-lui vite la dernière combinaison d'enfant.
Elle jeta la combinaison. L'ours s'en saisit et retourna rapidement chez le vieillard. Le vieux kele regarda la combinaison et le battit :
- Pourquoi as-tu apporté cela ? Est-ce que c'est un humain ? Toi et Ranaurgin vous avez décidé de vous moquer de moi. Vous me nourrissez de combinaisons !
Il faillit tuer l'ours
- C'est bon, dit-il. Nous allons les poursuivre ensemble. Si je te laisse y aller seul, il n'en sortira rien de bon.
Ils se lancèrent à leur poursuite et débouchèrent sur leurs talons.
- Malheur ! dit Ranaurgin à sa femme. Jette la pierre par-dessus ton épaule.
La femme jeta la pierre par dessus l'épaule, et de cette pierre surgit un énorme rocher de la terre au ciel. Le kele et l'ours mirent tout le jour à escalader ce rocher et ils eurent beaucoup de difficulté à en franchir le sommet. Cependant les fuyards étaient repartis loin en avant. Le kele franchit le rocher, reprit la poursuite et se rapprocha à nouveau.
Ranaurgin dit à sa femme :
- Fais un trait sur la glace derrière toi avec le bâton.
Elle passa le bâton sur la glace derrière elle et il se forma une crevasse /d'eau/ dans la glace. En travers de la crevasse on ne voyait pas le bord, le long de la crevasse il n'y avait pas de fin : /on ne pouvait/ ni passer à pied, ni traverser en traîneau. Le kele emporté par son élan sauta à l'eau, coula et mourut. L'ours nagea, nagea, traversa la crevasse, et se précipita à nouveau à leur poursuite. Il courait, essayant de ne pas perdre de terrain.
- Plante le bâton au milieu de la route, dit Ranaurgin.
La femme planta le bâton. Il se forma un pieu. L'ours courut droit sur le pieu, s'y ficha le ventre en avant et creva sur-le-champ. Les fuyards continuèrent leur course. Tout autour, c'était l'obscurité. Seule la femme avait de la lumière dans les yeux.
- Regarde à l'avant, dit Ranaurgin, que vois-tu ?
La femme regarda devant et vit : loin, loin, quelque chose brillait, comme une lointaine étoile.
- C'est cela, dit-il, dirigeons-nous vers cet endroit.
Ils avancèrent, avancèrent. Ils virent une île. Sur la berge se dressait une haute yarangue blanche. Mais ils eurent peur d'y aller et passèrent au large. Ils s'éloignèrent un peu et virent à nouveau quelque chose qui brillait dans le lointain. Ils approchèrent et virent la même île, et sur la berge la même yarangue. Ils tournèrent vers la droite, s'éloignèrent un peu, à nouveau quelque chose brilla devant. Ils approchèrent davantage : la même île, la même yarangue ! Ils tournèrent vers la gauche, s'éloignèrent un peu. De nouveau la lumière, de nouveau la berge, sur la berge la même yarangue ! Rien à faire ! Ils approchèrent de la yarangue, attachèrent leurs rennes. Ils sortirent. Un vieillard vint à leur rencontre, très grand, très beau, très accueillant. Il les installa pour dormir :
- Reposez-vous jusqu'au matin, dit-il.
Le matin ils se levèrent, le repas était déjà prêt : les mets les plus variés, toutes les sortes de poissons qu'on pouvait trouver dans la mer, de la viande de phoque, du gras de morse, de la graisse de baleine. Mais il n'y avait pas de viande de renne. Ils mangèrent, et le vieillard leur demanda :
- Savez-vous qui je suis ?
- Non, dirent-ils, d'où le saurions-nous ?
- Eh bien ! Sachez-le : je suis le maître de la mer. Précédemment tu as parlé de moi avec respect, tu m'as fait des offrandes, c'est pourquoi mon cœur est à présent bien disposé à ton endroit. Maintenant remets-toi en route. Tu erreras longtemps, tu verras différentes étonnantes choses. Puis tu arriveras dans ton pays et verras ta demeure.
Il lui mit de la nourriture plein son traîneau. Ils s'éloignèrent un peu, se retournèrent, on ne voyait aucune yarangue, aucune île. Partout la banquise et la mer. Ils reprirent leur route. Ils avancèrent, avancèrent, virent une île. Dans l'île couraient beaucoup de gens, tous nus, les uns noirs comme du charbon, les autres rouges comme le feu. Ils approchèrent encore, et les autres crièrent entre eux :
- Voici des visiteurs. De quoi allons-nous les nourrir ? Nous sommes nous-mêmes affamés. Courez vite, allez voir. Là un habitant se tenait tout près dans le campement. N'a-t-il pas laissé des restes ?
Différentes personnes s'élancèrent, et des noires, et des rouges. Elles apportèrent des restes : des excréments humains. Elles offrirent des excréments aux visiteurs, et eux-mêmes en mangèrent tant et plus. Les visiteurs mangèrent leur propre nourriture et au matin voulurent repartir.
- Savez-vous qui nous sommes ? demandèrent les maîtres du lieu.
Ils ne le savaient pas.
- Eh bien ! Sachez-le : nous sommes les maîtres des renards. Les gens rouges comme le feu sont les maîtres des renards roux, et les noirs les maîtres des renards noirs. Nous aimons ceux qui pensent du bien de nous et nous font des offrandes. Et nous leur envoyons en don des renards, car les renards sont tous nos enfants.
Les visiteurs firent leurs adieux et se mirent en route. Quand ils se furent un peu éloignés, ils se retournèrent : il n'y avait personne sur l'île, et sur l'île couraient des renards rouges et noirs, et en guise de maisons on voyait les terriers noirs des renards dans les falaises de la rive. Ils continuèrent leur route. Ils avancèrent, avancèrent, et de nouveau ils virent une île. Sur l'île se dressait une jaran'e. Devant la jaran'e se tenaient deux hommes, un vieux et un jeune.
- De quoi allons-nous nourrir les visiteurs ? cria le vieux. Nous sommes nous-mêmes affamés.
Or à proximité paissait une harde de rennes sauvages. Le jeune courut vers les bêtes, rattrapa un renne mâle, le déchira en deux et apporta l'arrière. Ils nourrirent les visiteurs de cette viande et au matin ils dirent :
- Savez-vous qui nous sommes ?
- Non, nous ne savons pas, dirent-ils.
- Eh bien ! Sachez-le : nous sommes les maîtres des loups, et les loups sont nos enfants. Nous aimons ceux qui pensent du bien de nous et nous font des offrandes, et nous les protégeons de la gueule des loups.
Les visiteurs firent leurs adieux et reprirent leur route.Ils s'éloignèrent un peu, se retournèrent. Il n'y avait pas de yarangue et nul homme, mais deux loups se dressaient sur la rive et ils hurlaient. Ils poursuivirent leur route. Ils avancèrent, avancèrent, arrivèrent dans leur contrée, et parvinrent jusqu'à leur campement. Ils avaient erré pendant trois ans. La mère entendit la voix de ses enfants, elle se réjouit, sortit nue du yorongue et, sur la neige, courut à leur rencontre. Mais Ranaurgin se tenait à l'écart. Il n'avait pas de langue dans la bouche et ne faisait que hurler comme un loup. La mère s'approcha de lui, mais il s'écarta d'elle. Le père bondit, mais il s'écarta de lui aussi, et il se mit à hurler à la manière des loups. Son père l'attrapa avec un lasso, l'emmena dans la maison, mais il ne voulut pas entrer dans la yarangue. Il était tout tremblant. Son père lui lia les mains avec le lasso, le laissa dehors et l'attacha à un traîneau. Le lendemain il se réveilla, mais l'esprit de son fils était aussi troublé que la veille. Or à côté de la yarangue du père il y avait une fosse pleine d'urine humaine à ras bord. On en faisait provision pour les rennes. Le père conduisit Ranaurgin vers la fosse. Il l'y mena avec le lasso, et lui fit faire le tour de la fosse. Il lui en fit faire trois fois le tour, et trois fois le força à boire, une fois pour chaque année. Alors l'esprit de Ranaurgin s'éclaircit. Il oublia le langage des loups et se souvint de sa propre langue. Il entra dans la jaran'e et ils recommencèrent à vivre comme avant.

167. Le chamane Rorovalgin (Recueilli auprès du Tchouktche Vaattuvge sur le fleuve Omolon).

Dans l'ancien temps les kele parcouraient la terre. Ils tuaient nombre d'humains.
Le malheur s'installa sur la terre. Dans la contrée maritime il y avait un chamane du nom de Rorovalgin. " Ils agissent mal, les kele, se dit Rorovalgin, ils tuent mon peuple ". Il prit un petit couteau en fanon de baleine, en affûta la pointe, le brûla sur le feu. Il en résulta un couteau plus petit que le doigt. Il cacha son couteau dans sa manche et partit avec son attelage de rennes. Or les kele se déplaçaient sur la terre en groupes, à cinq ou six individus ensemble, et ils tuaient les gens. Ils avaient de gros chiens, plus gros que des loups qui couraient dans la toundra et s'introduisaient chez les humains. S'ils voyaient un homme, ils se précipitaient sur lui et le mettaient en pièces. Les gens se cachèrent des chiens dans de lointaines forêts. Outre ces chiens de combat, les kele avaient des chiens d'attelage avec lesquels ils se déplaçaient. Rorovalgin se mit en route et rencontra quatre kele qui se déplaçaient en traîneaux les uns derrière les autres. Les kele dirent :
- Mesurons nos forces.
- D'accord ! dit Rorovalgin.
Les kele sortirent leurs grands couteaux, égorgèrent ses rennes, les coupèrent en morceaux qu'ils éparpillèrent sur la route. Rorovalgin retira de sa manche son couteau en fanon de baleine, égorgea les chiens. Il égorgea aussi les kele, les découpa en menus morceaux qu'il éparpilla sur la route. Il n'en renvoya qu'un chez lui :
- Va dire à tes gens, lui dit-il, qu'ils quittent notre terre, sinon il leur arrivera la même chose à tous.
Et Rorovalgin battit du tambour chamanique, et les morceaux des rennes se plaquèrent les uns contre les autres, et les rennes retrouvèrent la vie. Alors Rorovalgin fit deux compagnons et les nantit du cri chamanique, et il devinrent trois en tout. Ils longèrent la rive de la terre maritime. Avec son couteau Rorovalgin tuait les kele et les chiens qu'il croisait sur son chemin. Il anéantit une multitude d'ennemis, et il n'en resta que deux. Les deux kele dirent :
- Nous nous sommes suffisamment battus. Faisons la paix.
- Si vous voulez, d'accord, dit Rorovalgin. Echangeons des cadeaux.
Ils donnèrent un chien à Rorovalgin, et en échange il leur donna un renne de trait. Il emmena le chien chez lui, fit trois fois le tour de sa tête avec son tambour, lui souffla dans le nez, lui souffla dans les oreilles, lui souffla dans les yeux, lui souffla dans la gueule, lui souffla dans tous les autres orifices, lui insuffla une partie de son esprit et l'attacha à la yarangue. Lui-même entra dans la yarangue avec ses compagnons et se coucha. Les kele emmenèrent le renne chez eux, l'égorgèrent, prirent le cœur et le foie, mirent le sang de côté et mangèrent tout. Quant au corps du renne, ils l'enchantèrent et le renvoyèrent à son maître. Le renne enchanté arriva au campement de Rorovalgin, renversa le kele et tua deux des compagnons de Rorovalgin, mais le chien l'agrippa avec ses dents et se mit à piailler. Alors Rorovalgin se réveilla, bondit hors du yorongue, prit son tambour et à l'aide de son chant chamanique rendit le renne enchanté inoffensif, puis il ramena ses compagnons à la vie. Ils se rendirent à la demeure des deux derniers kele et les mirent à mort. Quelque temps après Rorovalgin alla dans une autre contrée. De nouveau s'en vint d'au-delà des mers une multitude de kele qui se mirent à tuer les humains. Ils étaient armés d'une arme particulière, l'epleket, faite de plusieurs courroies avec des griffes en os attachées à leur extrémité (1). Ces griffes, ils les lançaient sur les humains et leur arrachaient le cœur. Mais Rorovalgin revint et battit le tambour et entonna son chant chamanique, et par son pouvoir chamanique il prit aux kele toutes les griffes et les distribua aux hommes. Quand les kele revinrent, les hommes se mirent à jeter ces armes sur eux, et à leur tour leur arrachèrent le cœur, et ils tuèrent un grand nombre de kele. Après cela les kele prirent peur et cessèrent de venir à découvert. Pourtant ils continuent de venir sans se montrer et de faire du mal aux humains. Si un homme ou un renne tombent malades, cela ne se produit que par la faute du kele.

Note.
1. L'engin de jet epleket est encore en usage chez les Tchouktches du Saun lors de la chasse à l'oie qui mue.

168. Recueilli auprès du Tchouktche Kiïetlyn sur la rivière Kamennaïa.

Dans la localité de Menuruvia il y avait un chef. Son frère était très mince et léger, sa taille  était comme celle du mélèze, ses jambes comme celles du renne sauvage. Il s'appelait Kvetsoun. Il s'ennuya à vivre à la maison. Il rassembla les jeunes gars et leur dit :
- Allons sur la banquise chercher du gibier.
Ils prirent leurs filets et s'en allèrent sur la glace chasser le phoque. Ils capturèrent beaucoup de phoques, les posèrent sur les traîneaux, attelèrent les chiens et se mirent en route. Kvetsoun avançait sur le premier traîneau, les jeunes gens sur ses traces, et les traîneaux avec les provisions suivaient derrière. Une grande baie s'ouvrit devant eux. La route allait loin sur le côté au-dessus de la rive, mais ils traversèrent la baie droit à travers les glaces et le troisième jour atteignirent la rive opposée. Ils arrivèrent au village de Koten. Kvetsoun se mit à interroger les habitants :
- De quoi vous nourrissez-vous ?
- Nous nous nourrissons de poissons de mer. Nous pêchons le poisson au filet dans la baie.
Kvetsoun prit tout le poisson de ces gens et en nourrit ses chiens. Au bout de quelque temps, il ne resta plus de poisson aux gens, et il ne resta plus de nourriture à Kvetsoun pour ses chiens.
- Si vous ne pouvez pas nourrir les chiens, dit Kvetsoun aux habitants, je vous attellerai vous-mêmes à mon traîneau.
Il attela à son traîneau douze hommes et il avança plus vite qu'avec les chiens. Il laissa tous ses compagnons en arrière et il arriva à  Pidlin. Quand il atteignit Pidlin, les douze hommes tombèrent et moururent. Le chef de Pidlin, Iliklar, s'en prit à Kvetsoun :
- Pourquoi as-tu enlevé aux gens toute leur nourriture et pourquoi harnaches-tu les gens ? Seraient-ils des chiens ?
Mais Kvetsoun en guise de réponse l'empoigna par le membre /viril/. Puis Kvetsoun s'enfuit de Pidlin, et il courut toute la journée. Il se fatigua et s'arrêta au bord de la mer pour passer la nuit. Iriklar se mit fort en colère et s'équipa pour la poursuite. Le soir, avec de nombreux hommes de Pidlin et de Koten, il rattrapa Kvetsoun à la nuitée. Et Iliklar frappa Kvetsoun dans le dos avec ce même … par lequel il l'avait empoigné, et il lui brisa le dos. Ainsi Kvetsoun acheva sa vie, et les enfants et les frères des gens qu'il avait harassés à mort se tenaient debout, regardaient et se réjouissaient.