CONTES RECUEILLIS PAR YATGYRGYN

Magadan 1963

Textes originaux

Traductions du tchouktche par Ch. Weinstein

SOMMAIRE

LE VIEILLARD (dit par Latylo, sovkhoz « Kantchalan »)  3

TEIUNKEEV (dit par Notagyrgyn à Ven)  3

VAGLO (dit par Qonan, à Ven)  4

LELGYLU (dit par Kalan, à Ven)  5

LE TROUPEAU ET LES ELEVEURS (dit par Kalan à Ven)  6

VEVSENLU (dit par Latylo, village de Qonsan)  6

DES JEUNES FILLES PLEINES D’ADRESSE (dit par Kalan à Ven)  6

POSATKYN ET PELATKOLYN (dit par Atsytagyn)  7

L’ELEVEUR ET SA FILLE (dit par Qiqqilyn)  8

LA VIE CLAIRE (dit par Penevïi, village de Velqyl)  9

KELEV-LE-GAILLARD ET L’ADOLESCENT (dit par Ragtyvié)  9

L’OURSE ET L’ADOLESCENT (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)  11

LE RENNE ET L’ELAN (dit par Pelat)  12

L’HOMME ADROIT QUI DORMAIT TOUJOURS (dit par Penevïi, village d’Elqetveem)  12

LE CHIEN QUI CHERCHAIT UNE EPOUSE (dit par Nutene, village de Vareen)  12

L’OURS ET NUTENEVYT (dit par Tynepkir)  13

QASAP, LA JEUNE FILLE (dit par Etygyn)  14

L’OURS ET LA LANCE (sans indication du conteur)  16

QOPQYGYRGYN-LE-MAIGRE (dit par Yttyroltyn, noté par Ïynenliqeï)  16

LA FEMME-LOUP (dit par Vaalgyrgyn, village de Velqyl)  17

L’HOMME AMI DU RENNE (dit par Tynesqyn, Ven)  18

LE RENNE ET LE LOUP (dit par Tynesqyn, Ven)  18

UN RENNE PENSANT (dit par Pelat)  19

L’HOMME AUX HABITS BLANCS (noté par Ïynenliqeï)  19

LES DEUX OISEAUX BLANCS (dit et noté par Yatgyrgyn à Ven)  21

LES SEPT FRERES (dit par Niquplu, village de Qonsan)  22

UNE LUEUR EN MER (dit par Aïagïulyk, village de Velqyl)  23

UNE MERE CELIBATAIRE (dit et noté par Yatgyrgyn à Ven)  24

IKYSURELYN, NUUQENEV ET KULUSILYN (dit par Tegrylqut à Ven)  25

L’HOMME-BALEINE (dit par Notagyrgyn à Ven)  26

LES AFFAMES DE L’ETE (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)  27

LES CHIENS (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)  27

LES MORSES ET L’ELEVEUR (dit par Antyl, village de Qonsan)  28

MUTLUVÏI (dit par Tegrylqut, village de Yqynin)  28

RESTES SEULS (dit par Elgor, village de Nesqen)  30

LA VIEILLE FEMME ET SON PETIT-FILS (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)  31

LE CORBEAU ET LE RENARD (dit par Qergytvaal à Ven)  31

NUTETEGYN ET LES OISEAUX (dit et noté par Yatgyrgyn)  32

L’ORPHELIN (dit et noté par Yatgyrgyn)  33

QAÏMASIKAM (dit par Rintit, noté par Ïynenliqeï)  33

LE VIEILLARD COUVERT DE PLAIES (dit par Panantagrav, noté par Ïynenliqeï)  34

LE CHAMANE DES REVES (dit par Vaalgyrgyn, village de Velqyl)  35

LE GRAND SANS MARMITE (dit par Nyquplu, village de Qonsan)  36

LE CORBEAU ET LE PETIT OISEAU (dit par Qergytvaal à Ven)  36

LA FEMME PERDUE (dit par Kunsi à Ven)  37

LE REVE ET L’ENFANT (dit par Latylo, village de Qonsan)  38

 


 

LE VIEILLARD (dit par Latylo, sovkhoz « Kantchalan »)

Or donc un petit groupe de yarangues se trouvait à l’estivage. Tous les hommes étaient dans les environs. Ils chassaient le renne sauvage du côté de la rivière Elkeveem. Seules les femmes étaient restées à la maison, car la guerre était finie. Bien que les hommes fussent sans inquiétude pour leurs proches, on n’en continuait pas moins à surveiller l’ennemi. Toute la journée les femmes montaient la garde à tour de rôle. Le soir elles veillaient depuis l’intérieur du relkun. On y procédait à la surveillance à l’aide d’un récipient d’eau : on plaçait une marmite sous l’orifice de fumée et la femme gardait l’oeil fixé sur l’eau toute la nuit. Un observateur ennemi ne manquerait pas de regarder par l’orifice et sa tête se reflèterait dans le récipient.

Quand une femme voyait un ennemi se refléter dans l’eau, elle restait tout à fait immobile, comme assoupie. L’homme, convaincu qu’elle dormait, repartait tout doucement (chercher les autres) : il serait facile de venir à bout de gens endormis. La femme réveillait ses compagnes afin qu’elles se tiennent prêtes. C’est ainsi qu’elles veillaient en l’absence des hommes.

Une nuit une femme aperçut le reflet d’un ennemi dans l’eau. Dès qu’il fut parti, elle informa un vieillard qui se tenait dans l’attente.

- Bien qu’on ait cessé de se battre depuis longtemps, je viens de voir un éclaireur ennemi. Qu’allons-nous faire ? lui demanda-t-elle.

- Appelle toutes les femmes. Qu’elles m’aident à installer mon arc sur un trépied de la yarangue, car je ne pourrai pas le faire seul. Quand vous aurez mis l’arc en place, partez dans la montagne. Moi, je resterai.

Les femmes du campement se rassemblèrent pour poser l’arc du vieillard sur le trépied. Unissant leurs efforts elles y parvinrent, mais non sans difficulté. Puis elles partirent dans la montagne avec les enfants. Seul demeura sur place le vieillard avec son arc. Il posa les flèches de façon à pouvoir s’en saisir commodément.

Les ennemis firent leur apparition au petit jour. Ils marchaient sur une file sans se faire de souci car ils savaient qu’ils ne trouveraient au campement que des femmes. Le vieillard tira sur les ennemis qui s’étaient regroupés. Il en abattit bon nombre et contraignit les autres à se tapir, désemparés.

Quand les hommes rentrèrent, ils apprirent que leurs proches avaient tué de nombreux ennemis et que tout s’était bien passé pour eux. Par la suite on continua de monter la garde bien que les hostilités fussent terminées.

 

TEIUNKEEV (dit par Notagyrgyn à Ven)

 

Un homme nommé Teiunkeev était très habile à conduire son attelage de rennes. Il avait de grands bras, mais n’était pas très vigoureux. Cela se passait à l’époque des guerres.

Un matin Teiunkeev était allé sur une montagne afin d’observer les environs. Il aperçut soudain des ennemis qui se déplaçaient sur une file de traîneaux. Ils étaient très nombreux. Teiunkeev se laissa glisser vers ses rennes. Il enfila ses plekyt de course et alla au devant des traîneaux. Il tua tous les ennemis. Il n’en épargna qu’un seul qu’il renvoya :

- Va chez les tiens et dis-leur que nous avons fini de faire la guerre. Vivons en amitié !

Sur ces paroles il laissa partir l’ennemi à qui il avait fait grâce et rentra lui aussi chez lui.

Le lendemain matin Teiunkeev retourna prendre son poste d’observation. De nouveau il vit un groupe important d’équipages ennemis. Ils étaient vraiment très nombreux. A nouveau il se laissa glisser et se mit à les abattre par derrière. L’ennemi qui était à l’avant il le fit passer devant lui. L’homme dit :

- Eh, bonjour, Teiunkeev.

- Allons, rentre chez toi. Dis aux tiens que Teiunkeev a abattu votre détachement et que cela suffit comme cela. Qu’ils cessent de venir nous faire la guerre.

Sur ces paroles il s’empara des rennes de l’ennemi et rentra chez lui. Le lendemain Teiunkeev retourna prendre son poste. Soudain les ennemis s’approchèrent de lui, mais il ne fit pas attention à eux.

- Montre-nous où sont vos campements, lui dirent les ennemis.

Alors Teiunkeev se mit à leur montrer un campement, puis, tout en leur montrant, il les tua. Il n’en épargna qu’un.

Le lendemain Teiunkeev alla reprendre son poste de guet sur la montagne. Les ennemis encerclèrent la montagne et se dirigèrent vers lui, là-haut. Ils se disaient qu’ils allaient enfin le prendre vivant. Teiunkeev fit mine de s’enfuir et en tua un, puis il sauta vivement sur un traîneau et commença à en abattre une quantité en les hachant au passage. Quand il n’en resta plus, il regagna sa yarangue. Le lendemain il retourna prendre son poste d’observation et de nouveau il tua de nombreux ennemis qui, sur une file de traîneaux, montaient à l’assaut. Il dit aux autres :

- Rentrez chez vous et dites que Teiunkeev a encore fauché toute votre troupe et qu’on cesse de nous attaquer. Cela suffit !

Un jour Teiunkeev s’en prit à un autre campement. Il y avait dans ce campement un homme agile qui, en le voyant arriver, lui dit :

- Harnache-moi et utilise-moi comme renne.

- Je ne pourrai peut-être pas, lui dit Teiunkeev.

- Essaye quand même, s’obstina l’homme agile et il fit passer Teiunkeev entre les traîneaux. A ce moment il le tira brusquement et lui arracha presque le bras.

Teiunkeev dégagea l’homme agile et rentra chez lui. Pourtant nul ne put prendre le dessus sur lui. Il était devenu très habile à conduire son attelage.

 

VAGLO (dit par Qonan, à Ven)

 

Or donc il était un homme très habile à conduire un attelage. Il le conduisait même souvent en été. A cette époque on guerroyait encore. Le nom de cet homme était Vaglo. Peu robuste il était pourtant très habile à conduire ses rennes.

Un jour il se vantait devant son père de ses aptitudes, à savoir qu’il était désormais on ne peut plus doué dans cet art.

- Quand tu ramèneras des morceaux de traîneau brisé, lui répondit son père, j’ajouterai foi à tes paroles. Mais pour le moment ne tire pas gloriole de tes capacités à conduire un attelage.

Une fois on se prépara à livrer bataille. Vaglo suivit ceux qui partaient affronter les ennemis. Il remorquait son traîneau derrière les rennes qu’on poussait devant soi, car il n’aurait pu rentrer à la maison par ses propres moyens du fait de son manque de vigueur.

- Les ennemis sont-ils encore loin ? demanda un jour Vaglo.

- Non, ils sont tout près. Là, derrière cette haute montagne, lui répondit-on.

Quand on s’éveilla au matin, Vaglo avait disparu et ses rennes aussi. Il était parti au milieu de la nuit. Au petit matin il aperçut un ennemi sur son traîneau. Il posait des pièges. Ses deux grands rennes, l’un gris, domestiqué, et l’autre hybride, de mère domestique et de père sauvage, étaient entravés par les brides. Aussitôt Vaglo comprit qu’il avait affaire à un bon conducteur de rennes. Il attendit qu’il se remette en route.

Dès que l’homme repartit, il fondit sur lui. L’ennemi fit faire demi-tour à son renne hybride et s’enfuit. Mais Vaglo le rattrapa bientôt par la gauche.

- Avec quels yeux vais-je regarder les gens désormais ? Il vaut mieux que tu me tues, dit l’ennemi au désespoir.

- Non, je ne te tuerai pas. Je vais plutôt t’installer sur mon traîneau. Tes rennes, nous les laisserons aller.

Ainsi Vaglo emmena chez lui l’ennemi, ce conducteur de rennes, comme passager.

- Oh, oh ! Que vas-tu faire ? demanda le père au fils qui amenait son passager.

- Je vais peut-être scinder le troupeau. Les bergers en conduiront une partie chez  l’ennemi. Quant à lui, qu’il s’en aille.

Une fois le troupeau scindé, Vaglo rentra chez lui. Alors seulement son père fut persuadé que son fils Vaglo était effectivement devenu un bon conducteur d’attelage.

 

LELGYLU (dit par Kalan, à Ven)

 

Les ennemis s’en étaient pris à des pauvres gens. On était alors en guerre. Des miséreux qui fuyaient perdirent en route un petit enfant. Un ennemi le trouva et le donna à des gens sans enfants pour qu’ils l’élèvent. Ce vieil homme et sa femme élevèrent l’enfant. Adolescent il devint très agile et très fort. Ce que voyant les ennemis dirent à plusieurs reprises :

- Vous l’avez élevé et il pourrait bien devenir notre ennemi. Il vaudrait mieux le mettre à mort.

Le vieillard finit par dire à sa femme :

- Ils insistent beaucoup. Il vaut mieux le tuer. Dès qu’il arrivera, nous le tuerons.

La vieille femme inconsolable se mit à pleurer. Alors que le jeune homme se restaurait une fois rentré à la maison, le vieil homme lui dit :

- Que faire ? Il va falloir que nous te mettions à mort.

- Qu’il en soit comme vous voudrez, répondit-il.

Après le repas le vieux le fit asseoir sur le sotsot et, se plaçant à la porte, il lui décocha une flèche. Mais l’adolescent esquiva en sautant sur son derrière. Après quoi il se replaça sur le sotsot. La flèche était tombée derrière lui. Alors le vieillard lui dit :

- C’est bon. Rentre chez tes parents. Je ne peux pas te tuer. Tu prendras cette direction. C’est là que sont ton père et ta mère. Voilà par où tu dois passer. Sur ton chemin il y aura un nid d’aigle. Tu y passeras la première nuit. La seconde, tu la passeras près d’un lac qui vient de geler. Tes ennemis t’y rattraperont. Là tu agiras au mieux.

Quand le jeune homme arriva au lac gelé, un violente tempête se déchaîna, si bien que les ennemis glissèrent et tombèrent sur la glace fraîche, s’y brisèrent la tête et périrent...

- Qui donc nous rend visite ? dit le père à sa femme.

- Je vais aller voir, répondit-elle.

En sortant elle aperçut un homme. Elle s’adressa à lui :

- Bonjour, bonjour. D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu venu ?

L’adolescent dit le nom de ses père et mère. Il raconta qu’ils l’avaient perdu en chemin, et qu’aujourd’hui il les recherchait.

- Mais tu es notre fils, s’écria la mère heureuse.

Il entra et demanda à son père et à sa mère :

- N’auriez-vous pas des oeufs de poisson suris ?

- Si, nous en avons, répondirent-ils d’une seule voix.

- Je veux m’en enduire le visage et les mains, leur dit-il.

Il s’enduisit le visage et les mains d’oeufs de poisson suri. On eût dit qu’il était devenu galeux. Après cela on l’appela Lelgylu, Visage-oeufs-de-poisson. Un peu plus tard, dans la yarangue, il dit à ses parents :

- Ne pourriez-vous demander pour moi une fiancée ? Car le voisin semble avoir de nombreuses filles.

La mère alla chez le voisin demander une fiancée pour son fils. Quand le père informa ses filles que le nouveau venu désirait prendre femme, les filles dirent, toutes autant qu’elles étaient :

- Il est bien trop répugnant. Qui prendrait comme maître de maison  un galeux ?

Seule la plus jeune gardait le silence. Un peu plus tard elle dit à son père :

- Qu’il me prenne. Les braves hommes ne sont pas si nombreux.

- J’ai convaincu une des jeunes filles, dit en rentrant la mère à son fils.

Bientôt on organisa une course. Le fils dit à son père :

- Pourquoi n’irais-tu pas y participer aussi ?

- Je ne peux pas, je n’ai pas de rennes, répondit le père.

- Prends-moi en guise de renne.

- Mais ce n’est pas possible.

- Mais si... Cela te changera les idées.

Ils partirent chez les gens qui organisaient la course. Le jeune homme remorquait le traîneau où avaient pris place son père et sa mère... Les autres concurrents avaient déjà attelé leurs rennes. Le père attela son fils. Les coureurs s’élancèrent. Le vieillard les suivit. Avant même d’avoir disparu dans le lointain, il cessa d’avancer. Puis il rattrapa les coureurs, y compris ceux qui étaient en tête. Les yarangues apparurent. Il dépassa l’attelage de tête et le laissa en arrière.

- Encourage-moi de la voix, dit le fils à son père quand on arriva aux abords des yarangues.

Ayant franchi la ligne d’arrivée il reçut un prix : un ballot de tabac. La mère rentra aussitôt à la maison. Quand il se fut nettoyé, on vit qu’il était très beau.

Il ramena sa fiancée à la maison.

- Pourquoi n’avez-vous pas voulu de moi? dit-il à celles qui l’avaient refusé.

 

LE TROUPEAU ET LES ELEVEURS (dit par Kalan à Ven)

 

Deux hommes était en train de garder des rennes. Ils faisaient toujours coucher le troupeau sur un promontoire au bord d’un lac. Un jour comme de coutume ils y avaient installé les bêtes pour la nuit quand ils entendirent des ennemis hurler : « Av-as, av-as ! » Quand ils regardèrent autour d’eux, ils virent qu’ils avaient été encerclés.  

Il faisait encore chaud. Les vêtements de pluie en intestins de morse étaient complètement desséchés. Avec leur lasso les deux hommes attrapèrent des rennes mâles domestiqués. Ils leur attachèrent ces vêtements sur le dos. Le troupeau se mit à tourner en rond à toute allure parce que les imperméables desséchés produisaient un bruit qui les affolait. Les bêtes piétinèrent les ennemis et les tuèrent tous jusqu’au dernier. Seuls les deux hommes restèrent vivants. A partir de ce jour-là ils eurent une vie paisible.

 

VEVSENLU (dit par Latylo, village de Qonsan)

 

Il y avait chez nous un garçon très adroit dont les ennemis ne parlaient jamais. Quand ils entendaient le nom de Vevsenlu, ils prenaient la poudre d’escampette et se cherchaient un abri. Ils le craignaient car, lorsqu’il se battait à la lance, il devenait invisible. On n’entendait plus que le sifflement de la pointe de son arme. Quand les hostilités commençaient, il désarmait les ennemis en brisant leur lance avec la sienne et, sans se presser, il leur tranchait la tête comme à des champignons.

Une fois Vevsenlu s’était éloigné du campement pour manger des baies dans la toundra gelée. Il était sans armes. Les ennemis accourus le hélèrent :

- Av-as, av-as ! Qui es-tu ?

Il continua de se régaler sans même leur jeter un regard, mais ils insistèrent.

- Laissez-moi manger, répondit-il enfin, sinon les baies seront bientôt recouvertes de neige. Nous aurons toujours l’occasion de nous rencontrer.

Les ennemis s’étaient arrêtés et l’encerclaient à distance. Le calme de cet homme leur en imposait. Néanmoins ils se rapprochèrent :

- Av-as ! Qui es-tu ?

- Vevsenlu, dit calmement le mangeur de baies.

Les ennemis s’enfuirent en criant :

- Av-as ! Mange tranquillement. Av-as ! Il est vraiment impassible, ce Vevsenlu !

Désemparés, ils se dispersèrent. A partir de ce temps-là ils cessèrent de s’approcher de notre terre où ils auraient pu rencontrer Vevsenlu à tout moment.

 

DES JEUNES FILLES PLEINES D’ADRESSE (dit par Kalan à Ven)

 

Or donc un vieillard vivait avec sa femme. Leurs deux filles, bien que toutes jeunes, faisaient tout elles-mêmes. Elles gardaient même les rennes. Le père et la mère avaient vieilli. Un jour, comme à l’accoutumée, les jeunes filles gardaient le troupeau. Elles l’avaient fait coucher sur un promontoire au bord d’un lac. Les ennemis les y surprirent. Elles ne les aperçurent que lorsqu’ils se mirent à crier pour annoncer leur arrivée.

- Attendez un peu. Nous voulons d’abord manger, leur répondirent les jeunes filles.

Se mettant rapidement en cuisine, elles firent cuire du rorat. L’une brisait les os pour en extraire la moelle, l’autre fabriquait des lances avec des morceaux de bois et des os brisés en guise de pointe.

-Je vais attaquer leur guerrier le plus vif, dit l’aînée.

- Il vaut mieux que ce soit moi, répondit la cadette.

- Non, plutôt moi. S’il prend le dessus, alors attaque-le.

Le plus adroit des hommes du camp ennemi s’approcha des jeunes filles. Toute la journée l’aînée jouta avec lui à coups de lance. Elle finit par le ceinturer et l’assit sur son épaule.

- Tue-moi plutôt, avant que mes muscles se soient refroidis, dit l’homme à la jeune fille.

- Nous ne tuons pas d’hommes. Nous sommes des femmes, repartit-elle.

- Vous n’êtes pas des femmes. Des femmes ne seraient aussi adroites, doutait l’adolescent.

- Mais tu peux voir nos tresses.

- Certains hommes ont aussi des tresses, continuait-il de douter.

- Puisque tu doutes tant, regarde mes seins, dit-elle en ôtant son vêtement pour lui montrer sa poitrine.

- Quelle honte sera la mienne quand on entendra dire que j’ai été vaincu par une femme. Tue-moi vite avant que mon corps ait complètement refroidi, insistait-il.

- Nous ne devons pas tuer, continuait de dire la femme.

- Puisque tu refuses de me tuer, prends-moi comme mari. De toute façon j’aurais été tué. Je ne rentrerai pas chez moi, car les autres ont vu que mes assauts avaient été repoussés.

La jeune fille accepta. Ils partirent chez elle. La lance de l’homme brillait au soleil. A la maison le père était en train de raboter à l’abri du vent. Sa fille s’arrêta un peu à l’écart :

- Père, j’ai fait l’acquisition d’un ardillon, lui dit-elle.

C’est ainsi qu’elle désignait l’homme.

La cadette trouva un homme aussi. Elles vécurent heureuses et eurent beaucoup d’enfants.

 

POSATKYN ET PELATKOLYN (dit par Atsytagyn)

 

Il était un vieil homme et une vieille femme qui avaient une fille unique appelée Pelatkolyn. Ils restaient toujours chez eux. Leur fille faisait tout toute seule. En été elle cueillait des herbes et allait chercher du bois. En hiver elle s’occupait du dressage des rennes. Elle avait une belle vie. Aucun adolescent n’avait pu l’obtenir en mariage. Son père et sa mère disaient qu’elle ne prendrait pour époux que celui qui la rattraperait à la course.

Posatkyn, un garçon d’un autre campement, entendit parler de cette alerte jeune fille qui gardait son troupeau et il commença à s’entraîner. Trois années plus tard il fut prêt à  l’affronter. Il rattrapait même des mouflons parcourant les crêtes. Le rapide Posatkyn se mit en route pour aller voir la jeune fille, l’alerte Pelatkolyn. Il l’aperçut enfin auprès de ses bêtes. Elle était vraiment très jolie. Il la prit et l’emmena sans tarder de l’autre côté du troupeau. Elle lui dit :

- Tu m’as fait commettre une faute. A présent rattrape-moi.

Elle s’enfuit, mais à aucun moment l’homme ne perdit du terrain. Elle finit par être déçue.

- Puisque je ne peux te distancer, rentrons à la maison.

Ils rentrèrent. Pelatkolyn cessa de garder les rennes. C’est l’homme qui se mit à les faire paître. La jeune femme attendit bientôt un enfant. Un jour le vieillard dit à son gendre :

- Nous finirons par mourir sans avoir vu le troupeau. Amène-le demain matin et abattons un renne.

- Confectionne-moi un fouet tressé, dit Posatkyn à sa femme.

Quand elle l’eut fait, il partit chercher les bêtes et les rassembla. Sur le chemin du retour il vit un renne mâle sauvage embourbé dans la glaise. De son fouet il frappa la bête sur la croupe. Elle se dégagea non sans peine. Il la frappa de nouveau quand elle voulut gagner le large. Elle finit par se diriger vers les yarangues. Le troupeau tout entier la suivit comme si le berger le faisait avancer. Il avait adopté le mâle sauvage comme chef. Il amena les bêtes au campement. On procéda à l’abattage d’un renne. Après cela les vieillards demandèrent qu’on leur donne la mort. Avant de mourir le vieil homme dit à ses descendants :

- Au moins nous aurons fait un troupeau pour vous. Donnez-nous la mort. Quand vous aurez bien fait paître les bêtes, vous toucherez au bonheur. Le bonheur, on ne le connaît pas encore partout. Souvenez-vous toute votre vie que seul le labeur rend la vie meilleure.

 

L’ELEVEUR ET SA FILLE (dit par Qiqqilyn)

 

Or donc autrefois vivait un éleveur. C’était il y a si longtemps que son nom s’est enveloppé de brume et qu’il a été oublié. Il vivait avec sa femme et sa fille. Pour garder leur troupeau ils avaient pris un homme qui travaillait pour eux depuis sept années. Malgré cela l’éleveur ne l’avait jamais rétribué.

- Je suis seul à vous nourrir, dit-il un jour à sa femme et à sa fille.

- Au fond c’est vrai. Mais une épouse aussi participe au bien-être du ménage si elle sait réfléchir, répondit sa fille.

- Ne me contredis pas. Va-t’en d’ici, lui dit-il indigné.

- Je ne partirai pas, répliqua la fille.

L’éleveur ordonna alors à son berger :

- Mets-la à mort. Elle m’a grandement offensé en me contredisant.

- Je ne la tuerai pas. Il est honteux de tuer. Puisque tu la hais, le mieux est de l’envoyer dans un autre campement, répondit l’homme.

- C’est vrai. Il vaut mieux faire comme cela, dit l’éleveur. 

On emmena la jeune fille dans un autre campement où elle commença une nouvelle vie.

Un jour l’éleveur dit à son berger qui avait travaillé pour lui pendant sept années :

- Tu gardes mes bêtes depuis longtemps sans que je te donne de rétribution. Toi-même tu ne m’as pas une seule fois demandé de gratification. A ce jour tu as assez travaillé. Partage le troupeau et prends-en la plus belle part. Tu l’as gardé et tu connais très bien les bêtes.

L’homme accepta. Le lendemain il dit à l’éleveur :

- Vois, j’ai fait le partage comme tu me l’as dit.

Il compta les bêtes qu’il avait choisies. Il ne s’en était mis de côté que cent, mais c’étaient les plus belles.

- Je vais vendre ma part du troupeau car je ne peux le faire paître, dit l’éleveur au berger.

- Moi aussi je vendrai la mienne, dit de son côté le berger.

Le troupeau du maître se vendit bien car il le céda à de bons chalands. L’autre vendit ses bêtes à des filous qui l’abusèrent. Ce n’est pas pour rien qu’ils lui faisaient bonne figure :

- Quel troupeau tu as amené !

- Il est à vendre, dit le miséreux.

- A combien le renne ?

- Disons à dix pièces la tête.

Ils dupèrent le berger, ne lui remettant que des morceaux de métal brillants. Il se rendit chez la fille de l’éleveur et lui raconta :

- Ton père m’a donné des rennes et nous avons partagé le troupeau. J’ai déjà vendu ma part à raison de dix pièces l’unité.

- Montre-moi ton argent. Nous verrons combien il y a, dit-elle.

La jeune fille regarda et ne vit que des bouts de métal sans valeur. Elle les prit et dit :

- Va te restaurer. Tu aurais dû recevoir de l’argent, mais cela, ce n’en est pas. Si tu vois mon père, achète-lui ce qu’il souhaite. Quant à moi, ne m’achète rien. Va en visite. Si on veut te faire des dons, ne refuse pas.

Dès que l’homme fut parti, la jeune fille prit les fausses pièces et les reporta chez le filou. En arrivant elle lui demanda :

- C’est à vous qu’on a cédé un petit troupeau ?

- Oui, c’est à nous, répondirent-ils

- Vous vous êtes bien moqués de l’homme. Il ne sait pas ce que c’est que l’argent. Vous avez berné un berger.

Ils donnèrent de l’argent à la jeune fille qui rentra chez elle. En arrivant elle accrocha son petit sac. Un peu plus tard on frappa. Elle sortit. L’homme était de retour.

- J’ai de la chance. J’ai fait l’acquisition d’un attelage de rennes, et des plus rapides. Tu m’avais dit toi-même de ne pas refuser les cadeaux si on m’en faisait. Je les ai amenés.

L’homme prit la jeune fille pour épouse. Désormais ils vécurent heureux. Ils se procuraient toutes sortes de choses par leur travail.

Un jour le père de la jeune femme, monté sur un attelage de rennes, passa par chez eux. Au cours de la conversation il dit à sa fille :

- Tu as eu raison à l’époque de me dire que l’épouse aussi contribuait à l’enrichissement du ménage. Surtout si elle est intelligente. J’ai eu tort alors de me mettre en colère. En vérité je n’ai ajouté foi à tes paroles qu’aujourd’hui. Puissiez-vous vivre heureux !

Ainsi la jeune fille avait fait du berger de son père le compagnon de son existence. Elle avait bien montré qu’une femme aussi peut contribuer à créer le bonheur.

 

LA VIE CLAIRE (dit par Penevïi, village de Velqyl)

 

Un vieillard vivait avec sa femme. Ils avaient deux fils. L’aîné s’appelait Tanelgo et le cadet Anialo. Les jeunes gens étaient toujours à faire paître les rennes et ne revenaient à la maison avec le troupeau qu’à l’époque de l’abattage d’automne. Un jour où il faisait chaud et où le troupeau était couché, ils abattirent un renne destiné à la nourriture. Dès qu’ils eurent ôté la peau de la bête morte, une bécasse se mit soudain à crier près des rennes. L’aîné comprenait la langue des bécasses. Aussi dit-il à son cadet :

- La bécasse ne crie pas sans raison. Débitons vite ce renne et faisons cuire du rorat. Nous le mettrons à refroidir dans la neige. Les ennemis sont en marche.

Ils firent rapidement cuire le rorat et Anialo le mit à refroidir. Déjà les ennemis les encerclaient. Quand le rorat eut refroidi, les assaillants avaient rétréci leur cercle et ils hurlaient. Tanelgo dit à son frère :

- Si nous pouvons avaler chacun notre moitié, peut-être pourrons-nous sortir de l’encerclement.

Le premier Tanelgo avala sa part de rorat sans difficulté. Puis sans la mâcher Anialo avala la sienne. Les ennemis les harcelaient et poussaient des hurlements effrayants parce qu’ils étaient nombreux alors que les bergers n’étaient que deux.

- Attrape au lasso un mâle blanc sur la bordure nord du troupeau et attache-lui un vêtement de dessus, puis laisse-le aller. De mon côté j’attraperai un mâle moucheté un peu moins loin au nord et je lui mettrai aussi un vêtement de dessus.

Les ennemis avaient cerné le troupeau. Les frères avaient attrapé des mâles et les avaient couverts d’un habit de dessus. Les deux bêtes foncèrent au galop à travers le troupeau, puis le troupeau tout entier se mit à galoper, piétinant à mort les ennemis. Les mâles épuisés, imités par les autres bêtes, s’arrêtèrent. Il ne restait plus que très peu d’ennemis, au demeurant tous désarmés, car les rennes avaient brisé toutes leurs lances. Venus avec des intentions cruelles, ils repartirent.

On dit que cela s’est passé il n’y a pas très longtemps, assez récemment, à l’époque où Koriaks et Tchouktches se battaient. Personne ne sait très bien si cela a eu lieu pour de bon ou non. Mais on trouve encore de nos jours des débris d’armes. C’est pourquoi on peut dire que cela a vraiment eu lieu récemment.

 

KELEV-LE-GAILLARD ET L’ADOLESCENT (dit par Ragtyvié)

 

Or donc un jour les gens d’un campement virent arriver un jeune adolescent. Personne ne savait d’où il venait et ce qu’il voulait. On connaissait les habitants des campements éloignés même si leurs visites étaient rares. Un gaillard d’ici leur avait donné une bonne leçon.

C’était l’homme le plus fort de toute la terre. Certains de ceux qui s’en venaient des autres campements il les capturait et les faisait travailler pour lui. Les autres, il les tuait sur place s’ils lui déplaisaient. Il traitait mal ses bergers qui étaient perpétuellement affamés et transis de froid bien que l’énorme troupeau se fût multiplié. Ceux qui quittaient les bêtes pour rentrer au campement il les y renvoyait aussitôt. Ou alors il envoyait ses trois fils pour les surveiller.

On s’intéressa fort à l’adolescent qui venait d’arriver. Toutes les filles se rassemblaient et même jouaient des coudes pour aller le voir, car on le disait très bien de sa personne. Ce jeune homme était venu se chercher une fiancée. Il était lui aussi très vigoureux. Il était calme et n’avait pas l’air fanfaron. A peine eut-il fait son apparition qu’il se rendit chez le gaillard. Les filles de celui-ci voulurent elles aussi voir le jeune homme, mais le père le leur interdit.

Kelev étant un homme cruel. L’adolescent ne s’était pas installé chez lui, mais chez des vieillards qui travaillaient pour lui. Il raconta au maître de maison que sa mère l’avait envoyé se chercher une fiancée, mais que jusqu’à présent il n’avait pas encore vu de jeune fille à son goût.

- Kelev ne va sûrement pas te laisser en paix. Il voudra se battre avec toi. S’il te vainc, il te prendra comme serviteur ou te tuera. Nous autres, vieillards, il nous a brisés, dit le maître de maison qui n’avait pas su se battre.

Le lendemain le gaillard appela l’adolescent et lui dit de se tenir prêt au combat.

- Mais je ne me suis pas battu depuis mon bas âge. Au reste je ne suis pas venu pour me battre. En vérité je cherche une fiancée, répondit le jeune homme.

En parlant il vit la fille cadette du gaillard, une jeune fille paisible, et il demanda sa main au père.

- Je ne donnerai mes filles qu’à plus fort que moi ou à un gaillard comme moi, même s’il est un peu plus faible, répondit le gaillard.

Avant l’affrontement on fit venir le troupeau car on devait nourrir le vaincu avant de le mettre à mort. S’il était assez fort on devait lui donner des rennes et en faire un serviteur. Et on devait partager le troupeau. Mais Kelev espérait vaincre le jeune homme et le tuer. Ainsi il n’épouserait pas sa fille. Les serviteurs étalèrent plusieurs peaux de morse non dégraissées. C’est là qu’ils combattraient. Au départ l’adolescent ne voulait pas se battre, mais le gaillard insistait. Avant le combat on enfila des habits et culottes en peau de morse séchée. Dès qu’il mit le pied sur les peaux de morse, le jeune homme se mit à glisser, tandis que Kelev gardait son équilibre. L’assistance était nombreuse. Certains riaient, d’autres regardaient sans rien dire. Le gaillard résistait plus à l’adolescent (qu’il ne l’attaquait). Loin de le pousser pas dans ses retranchements, il était déjà lui-même en nage. Le jeune homme l’assaillait et s’éloignait d’un bond. Ceux qui riaient récemment encore avaient fait silence. Enfin Kelev s’arrêta et dit au jeune homme :

- La nuit tombe. Nous nous battons depuis longtemps. Viens continuer l’assaut dans ma yarangue. Personne encore ne m’a contraint à combattre si longtemps.

Le jeune homme n’attaqua pas Kelev. Il bondit vers sa fille et lui demanda si elle voulait de lui. La jeune fille donna son consentement. A ces paroles Kelev dit :

- Je vais tenter encore un peu de te jeter à terre.

Ils recommencèrent à se battre. Kelev regrettait d’avoir à donner sa fille. En outre il refusait l’idée d’une défaite. Le jour se levait et le combat continuait. Certains dans l’assistance avaient commencé à somnoler. Vers la mi-journée Kelev fatigué dit à l’adolescent :

- Continuons l’assaut dans ma yarangue.

- Vous voyez que je ne suis pas un homme cruel, dit le jeune homme aux spectateurs avant d’attaquer.

A se battre longtemps il n’en était devenu que plus habile. Il en voulait à Kelev qui, alors qu’il était encore petit et sans force, avait tué ses deux frères aînés. Enfin, se précipitant sur lui, il le renversa et l’enveloppa comme un petit enfant dans une des peaux de morse du tapis de sol avant de le recouvrir d’une autre des peaux. Kelev se mit à crier, demandant qu’il le laisse sortir de là. Il ne pouvait s’extirper lui-même car la peau très grasse était glissante.

- Relâche-moi. Je te donnerai ma fille. Prends aussi tout mon troupeau, et fais de moi ton serviteur, criait Kelev.

Le jeune homme n’ajouta pas foi à ses paroles. Il courut vers la toundra et quelques instants plus tard rapporta une énorme lance. Il écarta les peaux de morse qui recouvraient Kelev et lui dit :

- Battons-nous à la lance. N’est-ce toi qui as voulu m’affronter ?

Kelev apporta une lance que personne ne pouvait soulever. Elle était pourtant plus petite que celle de l’adolescent. Dès le début du duel celui-ci la brisa. Ceci fait il dit :

- Tu as tué mes deux frères aînés avec ta lance. A mon tour je vais te tuer avec la mienne.

Sur ces paroles il transperça Kelev et le tua. Il prit sa fille pour épouse et partagea son troupeau en deux moitiés. Il répartit la première entre les pauvres, l’autre il l’emmena chez lui pour sa mère. Débarrassés de l’homme cruel, les pauvres vécurent convenablement.

 

L’OURSE ET L’ADOLESCENT (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)

 

Or donc il était un homme adroit qui avait beaucoup de chance à la chasse. Il abattait toutes sortes d’animaux. « Je mangerais bien des produits du sol. Ils sont enviables, ceux qui consomment de la verdure, ceux qui mangent de bonnes choses », grommelait l’homme.

Sa plus jeune femme alla dans la toundra ramasser des racines. Arrivée sur place elle posa son enfant à un endroit dépourvu d’herbe. De temps en temps elle jetait un coup d’oeil sur lui. Une fois elle vit une ourse le veiller. La mère regarda son petit à la dérobée. L’ourse finit par dire :

- Ne t’inquiète pas pour ton enfant. Pour le moment ramasse vite des racines, sinon tu te ferais encore réprimander.

La femme continuait après de longs intervalles à lever les yeux sur son enfant. Une fois enfin elle vit l’ourse qui prenait la fuite en emportant le petit. Elle la poursuivit, mais elle ne put la rattraper car un ours, cela court vite. Désespérée elle se construisit une hutte de pierre. Elle avait trop peur de son mari pour rentrer à la maison. Ses yeux étaient devenus tout rouges à force de pleurer, et aussi à cause de la fumée.

L’enfant grandit chez l’ourse. Il apprit à manger des oiseaux et des lièvres. A mesure qu’il grandissait il allait de plus en plus loin. Un jour en chassant le renne sauvage il aperçut une hutte de pierre. Par le trou de fumée il vit une femme mettre du bois dans le feu. Il pensa : « Ses mains ressemblent aux miennes et de plus elle sait tout faire ». Il jeta un morceau de gras dans le feu. Une odeur de graisse se dégagea.

- Oh, oh ! Cela sent le gras comme autrefois, et levant les yeux elle vit un homme qui regardait en bas.

- D’où viens-tu ? Comme tu ressembles à mon fils. L’ourse me l’a ravi.

- Comment est-elle, cette ourse ? demanda le jeune homme.

- Elle est velue, avec de grosses pattes et une grosse tête.

- Comme ma mère, dit-il.

- Pourquoi rester avec elle ? Quitte-la. Qu’elle vive seule, dit la femme à l’adolescent.

- Mais elle m’a élevé. Je dois au moins veiller sur ses vieux jours.

Le jeune homme avait abattu beaucoup de rennes sauvages et il ne rentra que tard le soir. Quand il arriva, il entendit la vieille ourse ronchonner :

- Il a dû trouver sa mère et son père. J’aurais dû le manger il y a longtemps, quand il était encore tendre.

- Il me semble que tu dis quelque chose, maman ? demanda le jeune homme.

- Non, rien. C’est l’inquiétude qui me fait divaguer.

- Ne t’alarme pas. Je rentre toujours avant la nuit. Le renne sauvage a des pattes. Il ne reste pas en place. Demain nous irons ensemble et tu m’aideras un peu. J’ai abattu beaucoup de bêtes.

Le lendemain matin ils se dirigèrent vers les carcasses de rennes qu’il avait disposées en tas. Il se mit à en faire une charge pour l’ourse et lui dit :

- Fais un somme en attendant.

Le jeune homme lui faisait face. Il lui décocha une flèche pendant qu’elle somnolait et elle mourut sans sortir de son sommeil. Il emporta tous les rennes chez sa vraie mère. Tout à fait rassurée elle lui dit :

- Ton père et ton frère aîné vivent à proximité. Tu pourrais leur rendre visite. Je ne suis pas sûre qu’ils soient heureux.

Il alla les voir. Son père bricolait dehors. Quand il arriva, il lui dit :

- Ne serais-tu pas mon fils ? Comme tu lui ressembles ! Où est ta mère ?

- J’ai été enlevé par une ourse. Récemment j’ai trouvé ma mère. Elle habite dans une hutte de pierre, pas loin d’ici. Elle y vit seule.

- Va la chercher. Suffit de vivre comme cela. Ne nous séparons plus, dit le père à ses fils.

Ceux-ci partirent chercher leur mère. Ils transportèrent toutes ses affaires et ramenèrent les carcasses de rennes sauvages. Désormais les deux frères se retrouvèrent et toute la famille vécut heureuse.

 

LE RENNE ET L’ELAN (dit par Pelat)

 

Or donc un jour l’élan et le renne se rencontrèrent.

- Que fais-tu par là ? demanda l’élan au renne.

La conversation s’engagea. Le renne dit :

- Je suis toujours bien nourri. Jamais je ne quitterais mon maître car j’aurais sans doute à en souffrir. Toi, tu te nourris plus mal que moi bien que chaque jour tu manges une nourriture plus variée et succulente. Mais tu ne peux pas paître en paix. Tu es toujours à jeter des regards inquiets à droite et à gauche par crainte des loups. Tandis que moi je pais tout tranquillement. Pendant que je me nourris, mon maître veille sur moi. Même s’il fait très mauvais temps, je suis tranquille car j’entends mon maître chanter près de moi. Au printemps il prend toujours soin de mon petit. Tandis que toi tu maigris à rester sans cesse sur tes gardes, que le temps soit beau ou mauvais. Au printemps tu as encore plus peur étant donné la faiblesse de ton petit.

Là-dessus l’élan s’en alla sans mot dire.

 

L’HOMME ADROIT QUI DORMAIT TOUJOURS (dit par Penevïi, village d’Elqetveem)

 

Or donc un frère vivait avec son cadet. Ils avaient un troupeau. L’aîné ne faisait que dormir. Quand le troupeau se dispersait il le suivait, un bras sorti de sa combinaison, sa lance sur l’épaule. Mais dès que le troupeau était couché il s’endormait. Le cadet était toujours en mouvement, à courir la toundra.

Un jour un homme adroit se présenta. Il dit qu’il voulait les affronter en compétition. Dès son arrivée il leur dit :

- Allons, qui veut jouer de la lance avec moi. Je suis venu pour m’amuser.

- Je veux bien, répondit le cadet.

- Il vaut mieux que je commence, s’écria l’aîné.

Ils s’affrontèrent à la lance. L’aîné qui dormait toujours se contentait de suivre l’autre qui s’escrimait, sans rien lui faire. Finalement le nouveau venu lui dit :

- Que fais-tu donc ? Tu ne sais pas te battre à la lance.

Quand il eut prononcé ces paroles, l’aîné qui dormait toujours se mit en colère, lui brisa sa lance et le tua. En ayant terminé avec lui, il s’endormit.

Une autre fois un autre adroit arriva. De nouveau il l’affronta à la lance et le tua. Alors il dit à son cadet :

- Je vais partir vers d’autres cieux. Toi, reste ici. Je t’ai donné assez de mon savoir-faire.

Sur ces mots l’aîné, l’habile homme toujours ensommeillé, partit on ne sait où.

 

LE CHIEN QUI CHERCHAIT UNE EPOUSE (dit par Nutene, village de Vareen)

 

Or donc un chien alla dans un autre campement se chercher une épouse. Arrivé chez des gens, il s’assit à leur porte. On le fit entrer.

- D’où viens-tu ? Que fais-tu par ici ? lui demanda un vieillard.

- Je suis venu prendre femme, répondit le chien.

- Vous entendez, les filles ? demanda le vieillard à ses filles.

- Moi, je me marierais bien, dit la cadette.

Le lendemain matin la mère acheva de préparer des provisions de route pour les jeunes mariés. Elle leur avait fait du prerem.

- Si vous voyez en chemin les ancêtres défunts du chien, fais-leur une offrande, dit la mère à sa fille au moment du départ.

Ils s’en allèrent. Pendant qu’ils faisaient route, le mari dit que par là se trouvaient ses aïeux. La femme aurait dû faire écho à ses paroles, mais elle garda le silence. En arrivant ils rencontrèrent des chiots hirsutes. La femme se mit à marmonner :

- Pourquoi sont-ils venus ? Ils auraient pu au moins se rendre présentables.

Les petits chiens éclatèrent en larmes. Ils rentrèrent chez eux et dirent à leur mère que leur aîné avait amené une femme très méchante. La vieille chienne sortit au devant des arrivants. Elle tenait un lumignon destiné à oindre les nouveaux époux. La femme eut le tort de la repousser :

- Que fait donc cette grande chienne ? Elle n’a qu’à se brûler les moustaches !

- Entre les yeux fermés, dit-on à la femme, mais elle entra quand même en gardant les yeux ouverts.

On ne put non plus l’envoyer les yeux fermés dans la resserre et à la rivière puiser de l’eau. Elle ne trouva ni nourriture ni endroit où puiser de l’eau. Elle finit par revenir à la maison et dit :

- Il n’y a pas d’endroit où puiser de l’eau. Je n’ai vu à l’endroit indiqué qu’une griffe de chien.

- Allons nous coucher, mais ne sors que lorsqu’un bruit retentira pour la deuxième fois, lui dit son mari.

La femme sortit à chaque bruit. Elle n’avait pas fait attention à ce qu’il lui recommandait de faire.

On finit par ne plus s’occuper d’elle et on la ramena chez ses parents. En revenant il repartit pour un autre campement chercher une fiancée. Comme la première fois il s’assit devant la porte.

- D’où viens-tu et que fais-tu là ? demanda le vieillard au chien.

- Je suis en quête d’une épouse, répondit le chien.

- Les filles, vous avez entendu ? Laquelle veut se marier ? demanda le vieillard à ses filles.

- Moi, je veux bien, dit la plus jeune.

Le lendemain au réveil la mère de la fiancée lui fit du prerem à emporter pour la route. Quand elle eut fini, ils partirent.

- Eh, pas si vite ! Allons d’abord faire une offrande à tes ancêtres, dit en chemin la femme à son mari qui marchait sans s’arrêter.

Le mari en fut tout réjoui. Quand ils arrivèrent chez lui, les chiots accoururent tous à leur rencontre. Elle leur donna à tous des côtelettes. Les chiots filèrent à la yarangue et dirent à leur mère que leur aîné avait amené une femme très gentille.

La grande chienne sortit au devant des arrivants, tenant son lumignon dans la bouche. La jeune femme se précipita vers elle et lui dit :

- Tu es âgée. Tu pourrais brûler ton pelage. Laisse-moi tenir le lumignon.

On lui dit d’entrer les yeux fermés, ce qu’elle fit. On lui dit d’aller dans la resserre les yeux fermés, ce qu’elle fit. Quand elle ouvrit les yeux, il y avait dans la yarangue toutes sortes de marmites de cuivre. Elle alla les yeux fermés chercher de l’eau, et elle trouva un excellent endroit où en puiser.

- Ne sors qu’au quatrième bruit, lui dit son époux avant de se coucher.

Quand elle entendit un bruit pour la quatrième fois elle sortit. Un énorme troupeau se trouvait près de la yarangue et son mari, un très bel adolescent, se tenait près du troupeau. A ses côtés étaient des petits garçons qui portaient de très belles camisoles et de très belles culottes, et leur mère était vêtue d’un très beau kerker. Les rennes urinaient sur leurs jambes, et leurs crottes sortaient rondes comme des boules de métal.

La première épouse éprouva après coup de la jalousie pour la jeune femme. Elle disait qu’elle avait été la première. Mais que faire ? Elle s’était fait du tort à elle-même.

 

L’OURS ET NUTENEVYT (dit par Tynepkir)

 

Or donc vivait Nuteneut la renarde. Un jour elle s’en fut dans la toundra en quête de pitance et en chemin rencontra l’ours.

- Bonjour, lui dit-elle.

- Bonjour, répondit l’ours.

- Que fais-tu de beau ? lui demanda-t-elle.

- Rien de spécial. Je cherche ma nourriture. Et toi, que fais-tu, lui demanda-t-il à son tour.

- Moi aussi, je cherche ma pitance.

La conversation continua. Ils se racontèrent leur vie jusqu’à ce que la renarde demande :

- Dis-moi, que crains-tu le plus ?

- Eh bien, seules les perdrix m’effrayent. Quand elles s’envolent brusquement sous mes pieds, je prends peur et je m’enfuis. Et toi, que redoutes-tu ? lui demanda l’ours.

- Moi, je ne crains que Tête-de-motte, l’homme, car il est vraiment effrayant.

- Pourtant à mon avis il est très faible.

- Eh bien, reprit la renarde, je vais aller chercher des perdrix. Toi, va chercher des hommes. On verra qui de nous deux en tuera le plus. Mais attention, ne va pas te jeter sur l’homme s’il tient dans la main une sorte de corne coudée. Attaque-le s’il marche dans la montagne et tient sa lance de biais à deux mains, recommanda-t-elle encore à l’ours.

Sur ces paroles ils se séparèrent. En marchant Nuteneut  aperçut de petites perdrix et les tua. Puis elle se dirigea vers le lieu du rendez-vous. L’ours était toujours à la recherche de l’homme. Soudain dans la montagne il en vit un qui tenait une lance. Il pensa : « C’est sans doute celui dont parlait Nuteneut ». Il se précipita sur l’homme, mais celui-ci le transperça de sa lance lorsqu’il déboucha sur lui. L’ours blessé détala. Il rencontra la renarde. Sa blessure saignait.

- Où est celui que tu devais tuer ? demanda-t-elle.

- Oh, que j’ai mal, petite soeur ! Tu ne vas probablement pas pouvoir me guérir ? dit l’ours.

- Si tu ne désespères pas, peut-être te guérirai-je.

- Je m’efforcerai d’être très courageux, mais guéris-moi, petite soeur.

- Bon, je vais te soigner. Seulement pour remède j’utilise des pierres brûlantes. Pour le moment va chercher du bois et attends-moi. Je vais aller dans la montagne chercher des pierres, dit-elle à l’ours.

En l’attendant l’ours ramassa quantité de bois. De son côté la renarde ramassait des pierres dans la montagne. Elle arriva avec des pierres un peu longues. Elle alluma un feu et mit les pierres à chauffer. Quand elles furent toutes brûlantes, la renarde dit à l’ours :

- Approche-toi, là, près du feu.

Elle fourra les pierres dans sa blessure. L’ours se tordit de douleur, mais elle lui dit :

- Patiente un peu et tu guériras.

Il finit par se vider de ses forces et mourut. Dès qu’il fut mort, elle se mit à faire des sauts sur son corps en disant : « Quelle chance, je vais pouvoir me régaler, me régaler ! »

Elle commençait à manger lorsqu’elle vit un loup passer. Elle l’appela :

- Viens, nous allons manger. J’ai tué un ours.

Ils se régalèrent. Le loup affamé s’empiffra à n’en plus pouvoir :

- Pour le moment j’ai assez mangé, dit-il.

- Voilà comment tu es ! Je vois que j’ai eu tort de t’inviter, dit la renarde.

Le loup se remit à manger. Il ne pouvait plus avaler le moindre morceau tant il avait le ventre plein. Il finit par dire à la renarde :

- Ouf ! J’ai assez mangé. Je suis rassasié.

- Dans ce cas allons dormir dans la montagne. Là-bas il n’y a pas de moustiques.

Ils grimpèrent dans la montagne. En arrivant Nuteneut dit au loup :

- Dors du côté de la pente. Moi, je dormirai au-dessus.

Repus, ils s’endormirent. Encore engourdie de sommeil, la renarde se leva et s’en fut. En chemin elle aperçut une sépulture où se trouvait une énorme marmite. Elle emporta la marmite vers le loup qui dormait toujours et, après réflexion, lui attacha la marmite à la queue. Puis elle sauta sur le loup en criant :

- Un homme approche. Réveille-toi vite et fuyons.

Le loup bondit sur ses pattes et prit la poudre d’escampette. Dans un bruit de tonnerre il entraîna la marmite à travers la rocaille. Le bruit le faisait redoubler de vitesse. Il dévala de l’autre côté de la montagne. Il se disait que l’homme le poursuivait sans doute. La marmite finit par se détacher. « C’est encore la renarde qui m’a joué un tour », pensa le loup en colère.

De son côté Nuteneut se colla de la gomme sur l’oeil.

- Pourquoi m’as-tu trompé ? vint lui demander le loup. Je m’en vais te dévorer dans l’instant.

- Mais je ne t’ai pas trompé. Je te vois pour la première fois. Comment aurais-je pu te tromper si mon oeil est si malade ?

- Je disais cela comme ça, dit le loup, et sur ces mots il reprit sa route.

Le loup resta sans griffes. C’est un autre renard qui fut sa victime.

 

QASAP, LA JEUNE FILLE (dit par Etygyn)

 

Or donc autrefois la mer emporta des chasseurs de chez nous. Ils furent rejetés sur une autre terre. Au début, ils craignaient de se rendre dans un campement, mais avec le temps ils se résolurent à y aller, même au péril de leur vie. Ils se mirent en route. Dans chaque yarangue on invita les hommes échoués sur ce rivage à s’installer. Ils ne furent pas maltraités. Pourtant dans une des yarangues un adolescent regarda une femme avec convoitise. Le maître de céans lui vrilla la tête jusqu’au cerveau avec un foret. Quand il s’était approché le jeune homme avait éclaté de rire. Certains jeunes reprirent leurs esprits et se préparèrent à prendre la fuite.

- Préparez en cachette des provisions de route. Un de ces soirs nous nous échapperons, dit le plus âgé.

Un soir, quand tout le monde fut endormi, ils s’enfuirent. En arrivant chez eux ils narrèrent ce qui leur était arrivé, et ils rassemblèrent les forts et les adroits afin de repartir attaquer ces gens. Ils se mirent en route. L’un d’eux répandit du brouillard. Ils se déplaçaient sans rien voir, même pas ce qui était au bout de leur nez. Ils se rendirent complètement maîtres du campement de l’homme cruel et tuèrent tous les habitants. Ils trouvèrent cet homme et lui firent subir le même sort. Quand ils s’en prirent à lui, il se mit aussi à rire, puis il mourut.

Tous les enfants sans défense ils les capturèrent et, de retour chez eux, les répartirent entre tous pour qu’on les élevât. Un berger prit une jeune fille nommée Qasap pour faire son éducation. Ce berger partit avec sa caravane de traîneaux pour la région des mélèzes. Qasap tenait son ménage et gardait son troupeau. Or le fils de cet homme tomba malade. L’éleveur dit à sa femme :

- Nous allons tuer Qasap et notre fils guérira. Fais-lui des vêtements blancs.

La femme lui interdit de tuer la jeune fille, mais le mari s’entêta car il fallait que son fils se remît. Sa femme consentit à faire les habits blancs. Dès qu’elle les eut finis, son mari lui dit :

- Nous la tuerons au prochain campement. Avant de partir fais-lui mettre ses vêtements neufs. Qu’elle ne garde pas le troupeau avant la transhumance. Et nourris-la bien.

Avant la transhumance l’homme prit la garde des rennes bien que la jeune fille refusât de passer la nuit à la maison. On réussit quand même à la faire dormir dans la yarangue. Dès que le mari fut parti prendre la garde, sa femme dit à Qasap :

- Il va te tuer. Mets ces habits blancs. Je vais feindre de laisser tomber un pot et je t’enverrai le chercher. Fuis alors sur le chemin. Ne montre nul accablement. Sois gaie comme avant. A te voir il comprendrait.

Le lendemain ils partirent transhumer. Après avoir avancé un certain temps la femme regarda dans son traîneau et dit :

- Oh, j’ai laissé tomber le pot. Qasap, va le chercher. Il n’est pas tombé loin.

- Je vais y aller, dit le mari.

- Que Qasap y aille. Elle a l’habitude de marcher.

Qasap partit. En réalité elle s’enfuit.

Fatigué d’attendre, l’homme dit qu’il allait essayer de la rattraper en traîneau. Qasap avait beau se hâter, l’attelage ne s’en approchait pas moins à toute allure. Il fut bientôt sur le point de la rejoindre. Qasap arriva à l’emplacement du campement que l’on venait de quitter et, s’étendant près du foyer, elle lui dit :

- Cache-moi. N’ai-je pas travaillé pour toi ? Le maître est un mauvais homme. Il me poursuit.

L’homme arriva. Il chercha ses traces, mais ne put les trouver. Il retourna bredouille vers sa femme. Qasap reprit sa route. Comme elle marcha ! En chemin elle vit un homme qui cheminait et elle le rejoignit. L’homme lui dit :

- Allons chez moi. Seulement voilà, notre enfant est malade. Cela fait plusieurs nuits que nous ne dormons pas.

Ils arrivèrent à son gîte. Effectivement l’enfant pleurait sans pouvoir s’apaiser. L’homme dit à Qasap :

- Sois gentille, veille-le un peu. Réveille-nous dans un moment. Nous allons faire un petit somme.

La jeune fille accepta. Les époux s’endormirent. Elle veilla l’enfant qui pleurait sans cesse. Quand elle palpa son petit derrière les cris de l’enfant redoublèrent. Elle regarda. Ses fesses étaient recouvertes de glaise durcie. Elle l’ôta délicatement, couche après couche. Quand elle eut fini l’enfant s’apaisa et s’assoupit. Qasap aussi s’endormit. L’homme s’éveilla. L’enfant était tout à fait silencieux. Le père s’effraya, pensant qu’il était peut-être mort. Il écouta. Le petit respirait. Il réveilla doucement sa femme :

- Notre enfant dort et notre invitée aussi s’est endormie. Qu’ils dorment. Nous aussi, dormons encore un peu, dit-il à sa femme.

Après avoir dormi tout leur content ils s’éveillèrent. La jeune fille et l’enfant continuaient de dormir.

- Que pourrions-nous lui offrir à son réveil, dit l’homme. Peut-être une peau et du tabac ?

- Ne me donnez rien. Je n’ai rien fait de spécial à votre enfant. Je l’ai seulement bercé.

Ils lui donnèrent néanmoins du tabac, et un peu plus tard l’homme accompagna Qasap en lui portant ses cadeaux. Arrivés là-bas loin, ils se séparèrent. Un peu plus loin la jeune fille se retourna vers l’homme : c’était un ours.

Elle atteignit une grande rivière. D’avoir longtemps marché elle n’était arrivée qu’au moment des hautes eaux. Elle s’endormit près de la rivière, n’osant pas la traverser.

- Si c’est Qasap, nous la ferons traverser, entendit la jeune fille. 

Elle ouvrit les yeux. Près d’elle se dressaient plusieurs adolescents.

- Où vas-tu ? lui demandèrent-ils.

- Chez mon frère, leur répondit-elle.

- Nous allons te faire traverser. Ceux chez qui tu vas sont là-bas, de l’autre côté de la montagne, lui expliquèrent-ils.

Ils la firent traverser. Alors elle regarda les adolescents de tout à l’heure : c’étaient des grues cendrées. La jeune fille Qasap arriva dans le campement. Elle y commença une vie heureuse. Sachez-le bien : c’est une bonne chose que de venir en aide à autrui.

 

L’OURS ET LA LANCE (sans indication du conteur)

 

Or donc un homme revenait du pâturage d’été. Il portait sa lance sur l’épaule. La nuit tombait et il pressait le pas. Il se hâtait à cause de l’obscurité. Soudain il vit un vieillard assis sur une motte de terre. Il portait une très vieille camisole taillée dans un morceau de peau ayant servi de toit à une yarangue. Les manches en étaient toutes déchirées. Bref c’était un vagabond.

- A quoi cela sert-il ? demanda le vieillard en désignant la lance.

- C’est un objet dont je me sers pour m’appuyer, répondit l’homme.

- Passe-le-moi. Je voudrais examiner ce bâton de marche, dit le vieillard.

L’homme lui remit la lance. Le vieillard se mit à frapper une pierre avec le bout de la lance. Puis il dit à l’homme :

- Tu te déplaces bien tard le soir. Va ton chemin, et moi je marcherai sur tes traces.

Ils partirent l’un derrière l’autre. Soudain l’ours se précipita sur l’homme par devant. Bondissant l’homme le piqua de sa lance à plusieurs reprises. Finalement l’ours lui adressa la parole dans la langue des hommes :

- Mais c’est que cela fait très mal. Cela suffit. J’ai finalement compris à quoi servait cette lance.

Apparemment c’est seulement par curiosité que l’ours s’était jeté sur l’homme armé de sa lance.

 

QOPQYGYRGYN-LE-MAIGRE (dit par Yttyroltyn, noté par Ïynenliqeï)

 

Ce renne sauvage était né sur un cap. La mère léchait son faon quand  un loup l’avait tuée. Après quoi il avait voulu s’en prendre au faon, mais le faon lui avait dit :

- Que tu es bête ! Donne-moi d’abord la possibilité de grandir ! Laisse au moins un tétin à ma mère.

L’autre le lui laissa et il abandonna aussi les os.

Le faon venait téter au tétin de sa mère et il courait aux alentours. Il grandit, devint très rapide, mais il resta très maigre. Plus tard le loup revint et lui dit :

- Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ne grandis-tu pas ? Je vais t’appeler Qopqygyrgyn-le-Maigre.

- C’est parce que tu ne m’emmènes pas dans un endroit riche en mousse. Je reste toujours près du tétin desséché de ma mère.

Le loup l’emmena dans un lieu riche en mousse et l’y laissa. Un jour il revint le voir. Il avait beaucoup grossi et beaucoup grandi. Alors le petit faon lui dit :

- Je voudrais courir un peu.

L’autre se jeta à sa poursuite. Le faon arriva devant une rivière encaissée et la franchit d’un bond. Le loup voulut l’imiter, mais il ne put et se cassa la patte...

Après avoir abandonné le loup, le petit renne rejoignit ses semblables. Là bientôt il devint le plus fort.

Les meneurs d’autres hardes de rennes sauvages se rencontrèrent. L’un d’eux dit à un serviteur :

- Qu’on aille voir ce que c’est que ce Qopqygyrgyn. Comment est-il à présent ? Parce que dans sa harde il est le plus fort, ajouta-t-il.

Il voulait savoir s’il pouvait l’affronter à coups de tête. Ils allèrent voir et dirent en revenant :

- Il te faudra ruer en plein dans une des excroissances de ses bois.

Ensuite Qopqygyrgyn envoya ses serviteurs afin qu’ils trouvent le Grand Renne Sauvage. Ceci fait ils rentrèrent et dirent :

- Il est si grand que ses bois voilent le soleil.

- Cela ne fait rien ! dit Qopqygyrgyn, nous essayerons quand même.

Il partit avec ses amis chez le Grand Renne Sauvage. Il était effectivement très grand. Une énorme bête. Ils se battirent à coups de tête. D’abord, dans la montagne, le Grand prit le dessus sur Qopqygyrgyn, l’accula contre les rochers et l’y frappa. Ses amis disaient :

- Il ne faut pas refuser de changer celles qui vivent au fond de la toundra en d’autres qu’on offre aux invités !

Ensuite le Grand se fatigua et Qopqygyrgyn commença à prendre le dessus à son tour. A leur tour ses amis dirent :

- Il ne faut pas refuser de changer, grâce à de la mousse rase, celles qu’on offre aux invités en d’autres qui vivent au fond de la toundra !

Finalement il tua le Grand : il tirait une grande langue et Qopqygyrgyn le piétina. L’autre mourut. Qopqygyrgyn mêla à sa propre harde celles qu’on offre aux invités, et le troupeau devint très nombreux...

Une autre fois les loups, renards, souris, spermophiles et autres animaux organisèrent une course. Pendant deux jours on fit le tour d’une montagne. D’abord on courut tous ensemble. Les loups couraient de concert avec Qopqygyrgyn et ses amis. Mais en fin de compte Qopqygyrgyn laissa tout le monde en arrière. En voyant la tempête se lever, les vieilles souris dirent :

- Ce n’est pas pour rien que vivent là-bas ceux de Notarmé.

Les souris désignaient ainsi leurs propres coureurs, les plus rapides. Apparemment en chemin quelqu’un arrachait les entrailles des Notarmé.

Après cela tout le monde considéra Qopqygyrgyn comme le plus fort et le plus rapide.

 

LA FEMME-LOUP (dit par Vaalgyrgyn, village de Velqyl)

 

Or donc un homme gardait ses rennes la nuit. Chaque fois qu’il était de garde il dormait profondément. Comme s’il voulait nourrir les loups. Son père finit par le réprimander. Il lui dit :

-Pourquoi nourris-tu les loups chaque fois que tu prends la relève ? A force de dormir tu finiras par perdre tout le troupeau.

Un jour une femme-loup rejoignit le berger. L’homme, heureux d’avoir une femme, ne pensa pas que ce pouvait être le loup qui tuait chaque fois qu’il gardait les bêtes. Séduit par la femme il la ramena chez lui après sa garde. Après cela, chaque fois qu’il sortait, le beau-père trouvait des rennes morts. Visiblement cette femme les abattait pendant que son mari assurait la garde. Finalement le beau-père se dit : « C’est un loup vraiment familier. Il tue même près de la yarangue. Je m’en vais guetter ce loup-tueur ».

Le mari prit sa garde. Au petit matin la femme-loup s’éveilla. Le vieillard la vit qui se mettait en chasse. Sans rien dire il regarda en catimini par un trou de la yarangue. Quand son fils revint du pâturage il lui dit :

- Tu as une bonne épouse, mais comment se fait-il qu’on tue des rennes depuis qu’elle vit avec nous ?

- Puisque c’est ainsi nous n’avons pas besoin d’elle, répondit le fils. Abandonnons-la dans un traîneau couvert sur ce campement et continuons seuls la transhumance.

Jusqu’au soir la femme-loup entendit les éleveurs crier en triant les bêtes. Lasse d’attendre elle sortit la tête du traîneau et vit qu’elle était seule. Autour du traîneau il n’y avait que des poux en train de trier leurs bêtes. Elle entra dans une grande colère et fila sur les traces de ceux qui transhumaient. Juste au moment où ils prenaient une collation, le vieillard et son fils entendirent un martèlement de sabots. La femme-loup poussait devant elle leur troupeau qui courait en direction du traîneau couvert. Pendant tout le trajet elle tua nombre de rennes. Avant même de les avoir amenés au traîneau elle les eut tous exterminés.

 

L’HOMME AMI DU RENNE (dit par Tynesqyn, Ven)

 

Dans une cache de la montagne était couché un renne femelle avec son petit. Soudain un loup noir s’approcha. La mère voulut s’enfuir, mais elle se souvint de son faon. Le loup dit :

- Je vais vous manger, toi et ton faon.

La mère réfléchit et proposa :

- Allons d’abord chercher des amis. Si tu en trouves un, tu nous mangeras, mon faon et moi. Si j’en trouve un, tu ne me mangeras pas.

Le loup réfléchit : « S’il trouve un ami, cela me fera un renne de plus à manger. Pour ma part je n’irai chercher personne car il me faudrait partager ce qui me revient ». Sur cette pensée, il dit :

- D’accord.

Ils partirent chacun de son côté. Le loup ne se mit pas en quête d’un ami, tandis que le renne alla voir l’homme et dit :

- Soyons amis, toi et moi. Nous viendrons à bout de tous nos ennemis.

Ainsi commença l’amitié entre l’homme et le renne.

Un jour le renne et l’homme partirent dans la toundra. Le loup les vit et demanda au renne :

- Qui est-ce ?

- C’est mon ami. Où est le tien ? demanda le renne.

Le loup répondit, bourru :

- Je n’ai pas besoin d’ami pour vous manger.

Sur ce il se jeta sur le renne. Alors l’homme lui décocha une flèche. Epouvanté le loup fit la culbute et devint gris. Après quoi il prit ses jambes à son cou. Le renne et l’homme éclatèrent de rire.

 

LE RENNE ET LE LOUP (dit par Tynesqyn, Ven)

 

Un jour un loup aperçut un renne avec son faon et lui dit :

- Je vais te manger.

- Mange-moi, mais laisse mon faon : il est bien maigre, répondit le renne.

Le loup tua le renne et le dévora. Il pensait : « Pour l’heure je suis rassasié, et en outre ce faon est bien petit. Je le mangerai dans un an ». Là-dessus il dit au faon :

- Je viendrai dans un an et je te mangerai. Pour le moment mange beaucoup de mousse et grandis.

Le faon obéit et ne manqua pas de manger beaucoup de mousse. Il s’efforçait de prendre des forces, courait sans cesse, sautait par dessus les rivières. Une année passa. Le loup s’en vint :

- Eh bien, je vais te manger.

- Attends un peu, je suis encore maigre, répondit le petit.

- Je reviendrai l’an prochain, consentit le loup.

Il partit et le renne put à nouveau accumuler des forces. Il commença à franchir les buissons d’un bond. Il avait déjà acquis de la vitesse.

Une année passa et le loup arriva.

- Eh bien, aujourd’hui je vais te manger, dit-il.

- Je suis encore bien maigre. L’an prochain, ce serait mieux.

Le loup réfléchit un instant et accepta. Le renne reprit son entraînement. Il finit par sauter par dessus montagnes et rivières, et renverser les arbres à coups de tête. Une année plus tard le renne pensa : « A présent, c’est sûr, le loup va me dévorer ». De son côté le loup se disait que le renne devait avoir grandi et qu’il pourrait le manger. Il se mit en route.

- D’abord rattrape-moi, dit le renne, et alors tu me mangeras. Si tu ne m’attrapes pas, c’est moi qui te tuerai.

Le loup se précipita, mais le renne bondit en haut d’une colline. Il se précipita à nouveau, mais le renne gravit une montagne en bondissant. Le loup n’avançait plus qu’en se traînant, mais il continuait de le suivre. Jusqu’à la nuit il fit l’ascension de la montagne où le renne l’attendait. Il y arriva à la nuit tombante. Le renne lui dit :

- Dresse-toi ainsi et jette-toi sur moi.

Le renne s’était dressé sur la montagne. Quand il cria, le loup se rua sur lui, mais lorsqu’il fut tout près, le renne sauta de côté et le loup tomba de la falaise. Ainsi le renne était venu à bout du loup vorace et sot.

 

UN RENNE PENSANT (dit par Pelat)

 

Or donc autrefois un homme n’avait qu’un seul et unique renne. Le renne lui était d’une grande aide, surtout en hiver quand le vent soufflait de face. Comme ils se déplaçaient constamment, ils avaient appris à connaître toute la toundra. Un jour le renne s’allongea, trop fatigué pour avancer. Ses bois avaient cessé de pousser et son poil ne se renouvelait plus. L’homme fut désemparé car il allait rester sans auxiliaire. Comment vivrait-il désormais sans lui ? Le renne, comme s’il avait entendu sa pensée, lui dit dans le langage des humains :

- Quand l’été viendra et que la verdure fera son apparition, tue-moi, puisque tu es mon maître. Seulement ne verse pas mon sang sur le sol. Laisse le rilqyril avec le contenu de mon estomac et toute ma chair sur place. Quand tu auras fini de ronger mes os, brûle-les bien. Pendant le mois des premières gelées rends-toi au milieu de la nuit dans des buissons épais et crie comme si tu rassemblais un troupeau. Si tu fais bien ce que je te dis, tu ne devrais pas souffrir de la faim.

Lorsque apparut la verdure le maître tua le renne. Il respecta à la lettre les indications du renne. Pendant le mois des premières gelées, au milieu de la nuit, il se rendit dans des buissons épais et se mit à crier comme on fait pour rassembler les bêtes. Alors il entendit un bruit de bois de rennes qui s’entrechoquaient. Puis il s’endormit. En se réveillant le lendemain matin il vit un énorme troupeau. Apparemment c’était en échange du mâle qui s’était couché épuisé. A partir de ce jour l’homme fut à jamais nanti de rennes.

 

L’HOMME AUX HABITS BLANCS (noté par Ïynenliqeï)

 

Il était un homme qui avait deux épouses. Il était vêtu d’habits blancs. Un jour il avait dit à ses femmes :

- Faites-moi donc des habits. Mais qu’ils soient entièrement blancs.

Les deux femmes obéirent. Elles lui firent des plekyt, une combinaison, des culottes, un bonnet et des gants.

Le soir était tombé. L’homme enfila ses habits blancs et dit à ses femmes :

- Je vais sortir. Vous, sortez après moi et cherchez-moi.

L’homme sortit. Il s’étendit dehors sur un tas de neige. Un instant après il cria :

- Allez-y !

Les femmes sortirent. Elles le cherchèrent longtemps, mais malgré tous leurs efforts ne purent le trouver. Finalement elles dirent :

- Où donc es-tu passé ?

- Je suis ici, dit-il. Vous avez marché sur moi comme sur de la neige. A présent je m’en vais.

Elles lui demandèrent :

- Où vas-tu ?

- Je vais chez Peegti lui prendre sa femme. Nul, d’où qu’il soit, n’a jamais pu y parvenir.

- Tu as tort. Tu ne le pourras pas. Tu vas à la mort.

- Bon, eh bien, je lui rendrai simplement visite.

L’homme aux habits blancs se mit en route. La lune était presque pleine. Il marcha dans la pénombre. Soudain il aperçut des kele qui, au bord d’une crevasse, pêchaient dans la terre. L’un d’entre eux, un vieux kele, attrapa soudain un petit enfant. Comme il pleurait, ce petit ! L’homme dit au vieux kele :

- Ainsi donc vous tuez. Voilà pourquoi nous avons de moins en moins d’enfants.

Le kele prit peur et dit :

- Oh ! Qu’est cela ? Je ne fais rien ! Allons chez moi. Les autres pourraient t’entendre et ils te tueraient. Marche devant.

- Passe devant, toi. Je ne connais pas le chemin.

Le vieux kele le précéda. Quand ils approchèrent de la yarangue, le jour se levait, mais chez les kele le crépuscule tombait. Le vieux kele dit à l’homme :

- Attends-moi là pour le moment. Je vais aller mettre ma femme au courant. Il doit bien y avoir des peaux pour te faire un lit dans le relkun.

Il entra. L’homme tendit l’oreille et il entendit le vieux dire :

- Là, là ! Un grand phoque barbu est venu de lui-même. Prépare-moi toutes mes armes.

L’homme avait entendu ces mots. Il s’éloigna vivement et s’allongea aux abords de la yarangue. Le vieux kele sortit et le chercha longtemps. Il ne put le trouver bien qu’il ait marché sur lui. Il faisait grand jour. Ses amis pêcheurs arrivèrent et lui demandèrent :

- Que cherches-tu dans l’obscurité ?

- Eh bien, répondit-il, un phoque barbu est venu de lui-même et il a disparu.

- Oh, pourquoi ne l’as-tu pas dit avant, lui dirent-ils, et ils lui tapotèrent le visage du bout des doigts.

Bref son visage enfla. Désespéré, il alla se coucher dans le yorongue. Dès qu’ils furent couchés, lui et sa femme, l’homme reprit son chemin. Il arriva à un petit campement. Il frappa le sol avec son bâton. Un chien se mit à aboyer.

- Oh ! Pourquoi le chien aboie-t-il ? Sortez donc et allez voir, dit un vieillard à ses enfants.

L’aîné sortit. Une fois dehors il dit :

- La lune est toute ronde.

L’homme aux habits blancs lui fit écho :

- Oui, on est à la pleine lune.

L’adolescent prit peur. Il ne voyait pas l’homme qui avait parlé.

- Eh, qui est là ?

- C’est moi, l’homme aux habits blancs.

- Eh bien, entre.

Ils entrèrent. Le jeune homme dit au vieillard (en fait c’était son père) :

- Un homme aux habits blancs est arrivé.

- Oh ! fit le vieillard. Ce n’est pas un kele ?

- Non, je ne suis pas un kele, dit l’homme.

- Entre dans le yorongue et restaure-toi, dit le vieux qui demanda : où vas-tu ?

- Je vais chez Peegti lui prendre sa femme.

- Tu as tort, dit le vieillard. Tu ne pourras pas. Tu vas à la mort.

- J’irai au moins lui rendre visite. Est-ce encore loin ?

- Non. A peine seras-tu reparti d’ici que tu arriveras.

Le lendemain il se mit en route dès le réveil. Il marcha et arriva dans la soirée. Il vit des gardes qui faisaient leur ronde. L’un d’eux s’appelait Kuurki. Peegti était assis sur une des pierres qui maintenaient la paroi de la yarangue. Kuurki dit :

- Eh, bonjour ! Que viens-tu faire par ici ?

- Je viens prendre la femme de Peegti.

Peegti se leva et dit :

- Bon, mais d’abord nous allons jouer.

Et il dit à ses fils :

- Amenez un des troupeaux. Abattez quatre faons et un mâle.

Ils allèrent les abattre. Quand ils revinrent, ils allumèrent un grand feu et firent cuire les cinq rennes. Après la cuisson ils retirèrent la viande. Peegti dit à l’homme aux habits blancs :

- Regarde mon jouet.

Il ouvrit une grande porte dans le sol et lui dit d’y jeter un coup d’oeil. L’homme regarda. Alors Peegti le poussa. Or il y avait là-dedans un grand brasier. Sans perdre de temps,  l’homme aux habits blancs fora le sol et ressortit. Il aperçut Peegti qui prenait son repas. Quand il eut fini de manger, Peegti vit à nouveau l’homme qui se tenait là et il lui dit seulement ces mots :

- Ainsi donc, tu es venu me prendre ma femme !

- Oui, je suis venu simplement te rendre visite.

A nouveau l’autre envoya ses enfants :

- Abattez trois faons et deux mâles.

Ils les abattirent et les firent cuire.

- Prends une collation, dit Peegti à l’homme aux habits blancs. La viande est cuite. Mais avant de manger regarde un autre jouet.

A nouveau il ouvrit une autre porte dans le sol et dit à l’homme :

- Regarde cela !

Dès qu’il jeta un regard, Peegti le poussa à l’intérieur. Or à l’intérieur il y avait deux ours, au demeurant très affamés. Quand il fut à l’intérieur, Peegti referma la porte sur lui. Alors l’homme se changea en un vorace moustique. Il se mit à voleter de ci de là, se posant sur les oreilles des deux ours. Peegti acheva son repas, regarda la porte et vit seulement sortir un gros moustique vorace. Soudain quelqu’un se dressa : c’était l’homme aux habits blancs. Peegti lui dit :

- Ainsi donc tu es venu me prendre ma femme !

- Oui, je suis simplement venu te rendre visite, dit l’homme.

- Bon, regarde à présent l’aire de jeux.

Peegti fit appeler une vieille femme pour chanter. A nouveau il ouvrit le sol. Il y vit quelque chose de semblable à des scies. On mit l’homme aux habits blancs dans un sac fait avec une peau de retem. On le ficela et on le plaça entre les scies. La vieille femme se prépara à chanter. Tout à coup, d’en haut une araignée accrocha l’homme et le hissa vers elle. Puis elle lui dit :

- Ecoute et regarde ce que font les scies.

Elle laissa là le sac. La vieille femme commença à chanter : « Comme c’est agréable de broyer un sac où se trouve un homme ». Elle acheva son chant. On retira l’homme qui semblait le même qu’avant. Peegti dit :

- Ainsi donc tu es venu me prendre ma femme !

- Oui, je suis simplement venu te rendre visite, dit l’homme, qui poursuivit : et si on rivalisait à qui sera le meilleur chamane ?

Ils commencèrent à chamaniser. Peegti étreignit ses deux épouses, l’une assise devant lui, l’autre derrière. Les jambes de l’une étaient liées par derrière, celles de l’autre par devant. L’homme chamanisait. Il dit à Peegti :

- Veille bien sur tes femmes. Je vais rentrer chez moi.

Il chamanisa encore un peu, puis s’arrêta. Le yarar seul continuait de vrombir. Peegti ne sentit pas le sommeil le gagner. Pendant ce temps l’homme aux habits blancs approchait déjà de chez lui. Les femmes de Peegti l’accompagnaient. Brusquement l’araignée dit :

- Peegti s’est lancé à ta poursuite sur son attelage de rennes.

- Peu m’importe, dit l’homme aux habits blancs.

Ils arrivèrent à la maison. Il oignit complètement de cendre les épouses de Peegti. Celui-ci arriva. L’homme lui dit :

- Que viens-tu faire ?

- Je viens voir mes femmes.

- Où sont-elles ? Je les ai laissées chez toi. Celles-ci ne sont pas à toi. Je t’ai pourtant bien dit avant de partir : « Veille bien sur tes femmes. Je vais rentrer chez moi ». J’ai bien une soeur, mais elle n’est pas belle.

- Cela ne fait rien, dit Peegti.

- Attends-moi ici, dit l’homme aux habits blancs. Je vais la chercher.

Il jeta en cachette un petit couteau et son lumignon et se dirigea vers le yorolmyn (endroit derrière le yorongue). Il y confectionna une femme de neige, s’assit derrière elle et lui dit :

- Bon, rentrons vite à la maison.

Il la prit par la main et ils entrèrent. Alors il dit à Peegti :

- Voilà, je te l’ai amenée.

- Mais elle est très bien ! répondit Peegti.

Il l’emmena rapidement chez lui. En chemin elle lui dit :

- Dépêchons-nous. Je vais bientôt accoucher.

Ils arrivèrent et se mirent à manger. Quand la chaleur commença à faire fondre le nez de la femme de neige, elle sortit la tête du yorongue et répara les dégâts. Elle dit à Peegti :

- Mange vite. Je vais accoucher.

Avalant sa nourriture avec précipitation il faillit s’étrangler. Quand il eut fini de manger la neige avait fondu. La yarangue était pleine d’une épaisse couche de neige claire et le yorongue plein d’eau. Peegti mourut. Or tous les autres étaient avec le troupeau. A ce moment se leva une tempête et le troupeau se dispersa. Ceux qui partirent à la recherche des bêtes moururent de froid.

Les descendants de l’homme aux habits blancs eurent tous une vie agréable.

 

LES DEUX OISEAUX BLANCS (dit et noté par Yatgyrgyn à Ven)

 

Or donc autrefois vivait un cygne qui chantait gaiement. Il chantait et modulait toujours quand le soleil montait dans le ciel. Le soir aussi il chantait de la même manière.

De son côté une perdrix restait constamment perchée sur une motte de terre et jetait alentour des regards attristés. Comme elle enviait le cygne qui chantait gaiement. Un jour elle alla le voir alors qui modulait sur tous les tons et lui dit :

- Je suis blanche. Tu es blanc aussi. Seulement tu es grand et moi je suis petite. Tu pourrais faire de moi ta cadette, et nous pourrions faire l’échange de nos voix. Toi, tu es grand. Or on dit qu’ils ont mauvais air, les grands oiseaux qui sont gais.

A ces paroles de la perdrix, le cygne fut tout réjoui et, sans avoir bien réfléchi, il lui donna sa voix.

Depuis ce temps-là, matin et soir, la perdrix chante gaiement sous tous les tons. Ce faisant elle s’élance dans les airs et redescend pour mieux pouvoir chanter. Quant au cygne il continue encore de jouer les importants. N’est-il pas un ancien ?

 

LES SEPT FRERES (dit par Niquplu, village de Qonsan)

 

Or donc vivaient un vieillard et sa femme. Ils avaient sept fils. Leurs fils faisaient bonne chasse. Il n’y avait nul lieu où ils ne se procuraient de proies. Ils abattaient des bêtes de la toundra et des animaux marins.

Une fois pourtant les frères demeurèrent longtemps bredouilles. Ils rentraient toujours les mains vides. Finalement ils cessèrent de revenir, aussi bien ceux qui chassaient en mer que ceux qui chassaient dans la toundra. Seul était resté le cadet qu’on ne laissait aller nulle part. Il ne s’en efforça pas moins de rechercher ses aînés.

La nuit le jeune homme se fabriqua un kayak à l’insu de ses parents. Quand il eut fini, il enfila un mince vêtement de pluie en intestins de morse et s’apprêta à sortir en mer. Au moment de partir il n’avait préparé que l’indispensable, notamment des aiguilles d’os. Il prit la mer. Il longeait le rivage quand il aperçut un gros homme, un être vraiment énorme qui s’appelait Mimlytinu. Lorsqu’il passa, celui-ci le héla. Le jeune homme feignit de ne pas entendre. Alors l’homme aspira l’eau. Quand la proue du kayak commença à lui entrer dans la bouche, Mimlytinu régurgita l’eau et le petit passager de l’embarcation se retrouva très loin au large. Mimlytinu recommença à aspirer l’eau. Tout en avançant l’adolescent prépara ses aiguilles d’os. Quand la petite barque fut à moitié entrée dans la bouche, il y lança les aiguilles. Mimlytinu les avala toutes et, régurgitant l’eau, il mourut.

L’adolescent reprit son chemin. Un peu plus tard il aperçut Tannelon assis sur un rocher. L’autre l’appela, mais le jeune homme feignit de ne pas l’entendre.

- Ah, c’est comme cela ! Tu ne m’entends pas ! Je vais retourner ta barque.

Sur ces paroles il frappa l’eau du pied et d’énormes vagues se mirent à rouler.

- Oh, mais je ne t’avais pas vu, dit alors le jeune homme.

L’adolescent abattit un petit phoque couché au pied d’un rocher. Il préleva les entrailles et les mit sous son vêtement de pluie.

- Jouons à cache-cache, proposa Tannelon. Je vais me cacher le premier.

Il se cacha. Mais étant donné sa grosseur, il était bien visible. Toutefois le jeune homme fit mine de ne pas le trouver. En fait il le mettait à l’épreuve.

- Tu es vraiment très peu observateur. J’étais pourtant là. Moi, je te trouverai tout de suite, dit le gros homme.

L’adolescent se cacha dans le capuchon de Tannelon. Ce dernier le chercha longtemps sans pouvoir le trouver. Le jeune homme finit par venir se placer devant lui.

- Mais c’est que je n’ai pas pu te trouver ! Bon, à présent jouons à nous manger le foie, dit à nouveau Tannelon.

- Le mien est bien maigre car je ne me suis pas alimenté depuis longtemps.

- Cela ne fait rien. Pour commencer c’est moi qui vais manger ton foie.

Le jeune homme se coucha sur le dos. Le gros homme lui entailla son vêtement de pluie, extirpa le foie de phoque et le mangea. Comme si de rien n’était, le jeune homme se leva et dit :

- A mon tour à présent. J’ai très faim. Tu ne peux pas m’empêcher de manger ton foie, du moment que tu as mangé le mien.

Tannelon se coucha sur le dos. L’adolescent lui ouvrit le ventre et lui trancha l’aorte. L’autre mourut.

Alors le jeune homme reprit le chemin du retour car il savait qu’il avait tué les meurtriers de ses frères. Désormais on pouvait chasser de nouveau en mer.

- J’ai tué ceux qui commettaient des meurtres en mer, ceux qui nous causaient du tort, dit-il à ses parents. Il ne me reste que ceux de la toundra.

- Ils te tueront. C’est assez. Ne va pas dans la toundra, lui dit son père.

-De toute façon ils nuiraient à nos descendants. C’est pourquoi je veux les trouver et les tuer.

Après ses préparatifs le jeune homme s’en fut dans la toundra. Il cheminait quand il vit des baies à profusions. Il ne put se retenir d’en manger. Il en mangea des quantités. Soudain la terre commença à basculer. Il jeta un coup d’oeil en bas et vit une toile d’araignée. Il se demanda avec curiosité ce qui allait se passer. A ce moment il aperçut Lolgylyn qui venait inspecter son filet et se réjouissait de loin car quelque chose s’y était pris. Lolgylyn chargea le jeune homme sur son dos et l’emporta chez lui. En chemin l’adolescent s’accrochait aux buissons et les relâchait brusquement. Chaque fois Lolgylyn manquait s’étaler.

Quand Lolgylyn l’amena, la nuit était tombée et il décida de le dépecer le lendemain. Il prit son repas du soir. Il avait chargé deux corbeaux de le surveiller. Quand il s’agitait, les corbeaux se mettaient à croasser. « Que faire ? » se demanda le jeune homme. Il saisit des marmites d’eau qui se trouvaient près de lui et en recouvrit ses gardiens. Alors ils cessèrent de crier. Il sortit, fixa solidement la jaran’e de Lolgylyn et y mit le feu. Quand la yarangue fut bien embrasée, il posa au milieu du toit une énorme pierre au moyen de laquelle il fit tomber les perches qui brûlaient. Cette fois encore il avait tué l’ennemi.

Ainsi l’adolescent se vengea de tous les meurtriers. En outre grâce à lui on put se déplacer partout sans crainte.

 

UNE LUEUR EN MER (dit par Aïagïulyk, village de Velqyl)

 

Or donc un jeune homme vivait dans le même campement que son cousin. Il était fort pauvre et vivait à l’écart dans une hutte dont la charpente était une mâchoire de baleine. Le cousin était riche et avait deux femmes. Quand le temps était ensoleillé, tout le monde se réunissait chez le riche et chacun bricolait pour lui. On y confectionnait de la vaisselle ou d’autres objets d’usage courant. Le dernier à venir chez le cousin était le jeune homme pauvre.

- Femmes ! Voilà notre cousin, préparez-lui à manger, disait chaque fois le riche qui s’adressait ensuite à son cousin pauvre. Mes femmes te nourrissent. Pourquoi ne viens-tu pas le premier ? Tu t’es sans doute marié ?

Le jeune homme, gêné, grattait du pied le sol du sottagyn et il ne mangeait que quand les autres lui disaient qu’on n’allait rien lui laisser. Il avalait les bouchées deux par deux et vidait le plat. Le soir il sortait le dernier et rentrait chez lui. Le lendemain, si le vent soufflait, on se réunissait tous à nouveau. Le jeune homme arrivait après les autres, rebuté par ceux qui se moquaient perpétuellement de lui.

Un jour, sortant à son habitude le dernier de chez son cousin, il aperçut au bord de la mer une lueur sur la bande des glaces côtières. Le jeune homme rentra chez lui. Debout près de sa hutte il revit la lueur. Par curiosité il se dirigea vers elle. Sur les glaces côtières il découvrit une femme qui fabriquait une lampe dans l’eau. Elle avait très belle allure. Tous ses doigts étaient couverts de bagues, même les pouces. La femme jeta un coup d’oeil en l’air et lui dit :

- Entre donc.

- Comment entrer ?

- Ferme les yeux et saute.

Il évalua la distance qui l’effraya. Enfin il se décida et sauta. Alors il vit que c’était une très jolie femme. Il la prit aussitôt dans les bras.

- Faisons d’abord à manger. Après le repas nous nous coucherons, dit-elle au jeune homme.

- Allons dormir tout de suite. Je n’ai pas faim.

- Si je ne t’avais vu perpétuellement affamé et en butte aux plaisanteries de ton cousin, je ne me serais pas montrée à toi.

La femme prépara toutes sortes de nourritures. Après le repas ils se couchèrent.

- Demain il te dira de nouveau que ses femmes te nourrissent. Quand tu auras mangé, va dehors les bras tendus et je te donnerai un plat. Alors dis-leur : « Vous seuls me nourrissez. C’est mon tour aujourd’hui : mangez ce que je vous donne ».

Le lendemain comme de coutume le jeune homme se rendit bon dernier chez son cousin qui lui dit, comme il le faisait presque tous les jours :

- Tu n’as pas de femme pour me nourrir, mais toi, mes femmes te nourrissent. Et pourtant tu t’en viens toujours le tout dernier. Tu es constamment en retard.

Ils mangèrent. A peine étaient-ils venus à bout de leur nourriture que le jeune homme sortit. Il tendit les bras et rapporta un plat magnifique avec toutes sortes de mets joliment disposés.

- Je mange toujours ce que tu me donnes, dit le jeune homme. Mange à présent ce que je te donne. Goûte cela.

- Oh, que dirais-tu de faire un échange de femmes, lui dit en mangeant son cousin.

L’autre garda le silence. Dès que le plat fut vide, le jeune homme le prit et le jeta à terre. Le plat se brisa. On ne put même pas en retrouver les débris. Le jeune homme sortit le tout dernier et se dirigea droit vers la lueur. Au matin la femme le réveilla :

- On nous marche dessus. Réveille-toi....

(Le lendemain le cousin dit à nouveau :)

- Tu es toujours en retard bien que mes femmes te nourrissent. Mais moi, ta femme ne me nourrit pas.

Ils mangèrent. De nouveau le jeune homme enfourna plusieurs bouchées et dit à son cousin :

- Chaque jour tes femmes me nourrissent. Aujourd’hui la mienne te donnera à manger.

A ces paroles une très jolie femme entra avec un plat. Le riche la prit d’une main et de l’autre main se mit à engloutir sa nourriture. Après le repas il voulut l’étreindre, mais il ne trouva que du vide.

Un jour le cousin sortit, suivit l’adolescent qui rentrait chez lui et exprima comme toujours son désir de procéder à l’échange de leurs femmes.

- Que tu es buté, lui dit le jeune homme. Tu vois cette lueur ?

- Je la vois, répondit le riche cousin.

- Puisque tu la vois, dirige-toi vers elle. Ah, tu es vraiment entêté !

Le cousin alla vers la bande des glaces côtières et vit la femme qui fabriquait une lampe. Elle l’invita à entrer. Il brûlait d’envie de sauter en bas vers elle. Il s’y décida non sans appréhension. Le lendemain, de bonne heure, la femme le réveilla en lui disant :

- Cela suffit ! Réveille-toi. On nous marche dessus.

Personne ne leur marchait dessus. Il étreignit la femme. Soudain, quand il sortit, la glace craqua, l’homme se mit à étouffer et mourut.

 

UNE MERE CELIBATAIRE (dit et noté par Yatgyrgyn à Ven)

 

Or donc un garçon vivait avec sa mère. Celle-ci avait très envie de comprendre le langage des oiseaux. Un jour elle entendit dire qu’on ouvrait une école dans un village du bord de mer. Elle se dit alors que si on enseignait à lire et à écrire, on devait aussi y enseigner le langage des différents oiseaux. Elle appela son fils qui jouait dehors :

- Cela suffit ! Cesse de passer ton temps à jouer sans profit. Prépare-toi à étudier le langage des oiseaux. Quand le bateau viendra, tu iras étudier dans le village du bord de mer. Quand tu auras fini, tu rentreras à la maison.

Après cela la femme se mit à préparer son fils pour l’école. Bientôt arriva le bateau et le garçon partit étudier. Plusieurs années passèrent et il comprit qu’il apprenait à écrire, mais qu’on ne lui enseignait pas le langage des oiseaux. Il avait étudié longtemps. Il ne savait pas combien de temps, mais quand sa mère le revit il était devenu un grand jeune homme.

Après l’école il se prépara à rentrer chez lui. Il entendit dire que le bateau venait par ici. Enfin ils partirent, lui et sa mère. Elle attendait avec impatience que les oiseaux se montrent et que son fils leur parle, étant donné qu’il était devenu savant.

Une fois au large, le soir venu, ils virent passer des grues cendrées.

- Ecoute ce que disent les grues, dit la mère.

- Je ne comprends pas ce qu’elles disent, répondit le fils. On ne nous a pas appris le langage des oiseaux.

- Tu as étudié pendant si longtemps et tu n’as pas été capable d’apprendre le langage des oiseaux ! marmonna la mère.

Le lendemain ils virent encore passer des oiseaux. La mère, qui ne désespérait pas, refit sa demande à son fils :

- Eh bien ! Que disent les oiseaux qui passent ? Que disent-ils de la route qui les attend ?

- Que te dire ? On ne nous a pas appris à parler comme les oiseaux. On nous a appris seulement à lire et à écrire. Si tu me demandais ce qui est écrit ici, je te répondrais avec plaisir.

Un peu plus tard ils aperçurent des canards. Ils se posaient sur l’eau en criant.

- Ces canards sont de chez nous. Tu comprends peut-être ce qu’ils disent.

- Même eux, je ne les comprends pas. D’ailleurs pas un seul être humain ne connaît la langue des oiseaux.

La vieille piqua une colère contre son fils et, après l’avoir bien houspillé, elle lui dit :

- Tu ne comprends pas les oiseaux qui parlent ! Dis-moi au moins pourquoi l’eau bouillonne à l’avant du bateau.

- Cela je le sais. Elle bouillonne parce que la « rame » du bateau fonctionne et nous fait avancer.

- Eh bien, regarde-la, dit encore la mère têtue.

Naturellement le fils ne se méfiait pas et il jeta un coup d’oeil vers l’eau qui bouillonnait à la proue. Alors la mère poussa dans l’eau ce fils qui ne savait rien, ce fils inutile. Le bateau continua sa route. Le jeune homme ne perdit pas sa présence d’esprit car il savait nager. Il se dirigea rapidement sur sa gauche vers le rivage. Il mit bientôt pied à terre et fit sécher ses habits. Il ne retourna pas chez cette mère cruelle.

Quelque temps après des gens dirent que dans un campement vivait un homme qui apprenait aux enfants des autres à lire et à écrire des lettres à des gens d’autres villages. On se demanda si ce n’était pas l’homme qui n’avait pas appris le langage des oiseaux et qui pour cette raison avait été précipité à l’eau par sa mère.

 

IKYSURELYN, NUUQENEV ET KULUSILYN (dit par Tegrylqut à Ven)

 

Or donc vivaient Ikysurelyn, Kulusilyn et Nuuqenev. Tous trois étaient chamanes. Nuuqenev ne voulait pas se marier. Un jour, alors qu’ils chamanisaient, Kulusilyn et Ikysurelyn se rencontrèrent. Kulusilyn invita Ikysurelyn à lui rendre visite. Le lendemain en s’éveillant Ikysurelyn informa sa mère qu’il se rendait en visite chez Kulusilyn et il s’en fut.

- Qui est là ? demanda Kulusilyn qui se trouvait dans le relkun quand il entendit quelqu’un  entrer dans le sottagyn.

- C’est moi, Ikysurelyn, répondit le visiteur.

- Entre dans le relkun. Tu as bien fait de venir : nous allons faire un bon repas, dit le maître de céans.

La mère de Kulusilyn prépara d’excellents mets. Elle fit un canard légèrement suri.

Ils passèrent la soirée à ne rien faire, se contentant de se reposer.

- Et si on s’amusait à présent, dit Kulusilyn en sortant son yarar.

Après lui l’invité joua du tambour. Kulusilyn demanda à son visiteur :

- Qui prends-tu d’habitude comme auxiliaire quand tu chamanises ?

- Le cormoran. Et toi ?

- Le renard.

- Sais-tu que Nuuqenev refuse de se marier ? demanda Kulusilyn.

- Pourquoi me demandes-tu cela subitement ? Tu veux aller la voir ?

- Essayons d’y aller. On dit qu’elle est fort belle.

- Ma foi, allons-y. Seulement je n’ai pas très confiance dans ton renard, dit Ikysurelyn.

- Tu peux te fier à lui. Allons-y sur-le-champ. Pendant trois jours elle ne coudra pas de ballon, après quoi elle fera des ballons tutélaires.

Ils se mirent en route. Ils marchèrent, marchèrent. Kulusilyn s’était changé en renard, Ikysurelyn en cormoran. Le renard courait de ci de là, et parfois revenait sur ses pas pour flairer ici et là. Finalement Ikysurelyn lui dit :

- Ce renard ne nous est pas utile. Laissons-le.

Ils reprirent leur route. Tout en marchant Ikysurelyn se retrouva au bas de la bande côtière et il dit à son compagnon qui l’interrogeait :

- N’as-tu pas vu celui qui veille sur Nuuqenev ? Il nous observait. C’est pourquoi je marche au bas de la bande côtière.

Ikysurelyn se cogna inopinément sur la banquise et, une fois dans le village de la femme, il dit à son ami :

- Voilà la femme qui sort. Elle va faire l’essai de son ballon tutélaire. Cachons-nous dans une anfractuosité de la roche.

Effectivement la femme sortit en tenant un ballon qui jetait autour de lui une vive lumière. Il semblait éclairer les environs comme une grosse lampe. La femme faillit voir les hommes qui se cachaient. Elle rentra chez elle. Les deux hommes aussi entrèrent en catimini. Soudain le père de la femme lui dit :

- Demain, au bord de la mer, bourre le ballon de duvet de canard.

Ikysurelyn dit à son compagnon :

- Allons au bord de la mer et changeons-nous en duvet de canard.

Ils se changèrent en duvet de canard. Le lendemain matin la femme commença à ramasser du duvet de canard. Elle le rangeait après l’avoir soigneusement examiné. Elle mit immédiatement Ikysurelyn dans le ballon, tandis qu’elle examina longuement Kulusilyn. Elle subodorait sûrement quelque chose, mais après un examen attentif, elle le mit aussi dans le ballon. A chaque point qu’elle faisait au ballon, elle prononçait une incantation, mais elle n’eut pas conscience de ce qui se passait. Après avoir mis la dernière main à son ouvrage elle essaya le ballon. Il continuait de briller. Elle en éprouva la légèreté. Tout à coup le ballon dévala vers l’eau. Elle le poursuivit et aperçut un énorme morse. Ikysurelyn appelé hors de l’eau se montra et il avala d’un coup le ballon et la femme. Puis il partit chez lui.

- Puisque nous l’avons emmenée ensemble, prenons-la tous deux pour femme. Qu’elle vive à présent quelque temps chez toi, après quoi je l’emmènerai chez moi, fit Kulusilyn.

Quelque temps après Kulusilyn emmena la femme chez lui et l’y garda. Un jour Ikysurelyn dit à sa mère :

- Nous n’avons pas de fiancée dans la maison. Il va falloir que tu tues cette femme et je la ressusciterai.

La femme tomba malade et, malgré les soins prodigués par Kulusilyn, elle mourut. Pendant longtemps Kulusilyn ne lui fit pas d’obsèques. Il s’y décida seulement quand il eut appelé sa mère.

- Kulusilyn a fini par emmener la femme à sa dernière demeure. A présent je vais la chercher, dit Ikysurelyn à sa mère.

Un peu plus tard le toit de la yarangue claqua et le fils appela sa mère à l’extérieur.

- N’aie pas peur. Je vais la chercher.

- Réchauffe-la vite.

A peine eut-il réchauffée que la femme reprit des formes comme précédemment. Alors le cormoran la fit asseoir. Ils furent heureux, et l’autre voisin resta veuf.

 

L’HOMME-BALEINE (dit par Notagyrgyn à Ven)

 

Or donc autrefois il était un chasseur de baleines qui avait une femme et des travailleurs. Ceux-ci vivaient très mal, toujours affamés et dépourvus de bons vêtements.

Un jour la femme de ce chasseur donna naissance à un petit garçon. Elle fit un berceau où elle allaitait son enfant. Celui-ci grandissait à vue d’oeil. La mère lui apportait de jour en jour des pierres de plus en plus lourdes à manipuler et il s’entraînait constamment. Il finit par acquérir une grande force. Un jour il sortit et vit que le voisin, un homme âgé, avait capturé un veau marin.

- Nous pourrions manger du veau marin frais, dit-il à son père. Les voisins en ont capturé un.

- Va le chercher. Nous devons manger du veau marin, lui répondit le père.

Le fils se rendit chez le voisin et lui dit :

- Porte le veau marin chez nous.

Sur ces mots il rentra chez lui et dit à son père :

- Ce vieillard est un mauvais homme. Il ne m’a pas donné le veau marin.

Alors il retourna chez le vieil homme. En chemin il prit un bâton gros comme un gourdin. Le voisin le vit venir et alla à sa rencontre. L’autre le frappa et fit de lui son travailleur. Le vieillard n’eut pas la vie belle.

- Qu’allons-nous devenir ? demanda-t-il à sa femme quelques années plus tard.

- Là-bas vit une vieille. Allons le lui demander.

Le vieillard envoya sa femme chez la vieille. En arrivant elle lui dit :

- Fais quelque chose à cet homme. Il nous tourmente sans cesse. Nous travaillons tellement que nos yeux sont devenus rouges.

Un jour le jeune homme s’endormit après avoir mangé de la baleine. Lorsqu’il s’éveilla il vit le soleil qui brillait dans le lointain. Il fut pris d’une grande envie d’aller vers lui. Arrivé sur place il s’endormit. Il ne s’éveilla que le troisième jour et, à son réveil, il vit près de lui la yarangue où vivait la vieille. L’adolescent ressentait une grande faiblesse. Elle lui servit d’abord à manger en petite quantité, puis lui donna de plus en plus de nourriture.

- Va au bord de la mer et fais-y un somme, dit-elle au jeune homme qui à présent se sentait bien, et elle poursuivit : demain matin garde les yeux fermés. Ne les ouvre que lorsque je t’appellerai. Si tu les ouvres avant, tu ne rentreras pas chez toi.

Le jeune homme se coucha. En rêve il vit toutes sortes de kele. Il eut l’impression qu’il tombait d’une falaise et se brisait les os sur l’eau. Pourtant il garda les yeux fermés. La vieille femme ne l’appela que le troisième jour. Alors seulement il ouvrit les yeux : apparemment il était chez lui.

Ainsi la vieille avait donné une bonne leçon à ce cruel garçon.

 

LES AFFAMES DE L’ETE (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)

 

Ainsi donc un petit groupe de yarangues d’éleveurs pauvres se trouvaient à l’estivage. Tout l’été on avait eu faim car le poisson faisait complètement défaut. De loin en loin certains faisaient une prise. Dans beaucoup de yarangues on manquait du moindre petit poisson.

La température commença à fraîchir. Déjà des gens procédaient à l’abattage d’automne. Tous les habitants des yarangues étaient venus prêter main forte. Un vieillard, père de deux filles, restait seul chez lui. Il tenait en permanence ses filets prêts. Un matin il s’éveilla. Il faisait beau. Le vieil homme, qui s’était installé au bord de la mer, entendit soudain un bruit et vit à l’écart quelque chose de noir qui semblait bouillonner. Des poissons passaient à vive allure. Il poussa en toute hâte ses filets dans l’eau. La pêche fut très abondante. Il appela ses filles. Que de poissons on retira ! A tel point qu’on n’eut pas le temps de les vider. Le poisson passa sans interruption toute la journée. Toute la journée, sans faire de pause, sans se reposer, tous trois posèrent leurs filets. Le soir le poisson cessa de passer. Visiblement il n’y en avait plus. Alors on alla tout simplement se coucher car on ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre. Le lendemain seulement on s’occupa du produit de la pêche. On en mit une partie à sécher. Le reste, on l’enfouit dans des fosses. Quand les voisins revinrent de l’abattage d’automne, le vieillard en avait terminé et les étendoirs étaient tout couverts de poissons qui séchaient. Le vieil homme répartit entre toutes les yarangues le poisson fumé et le poisson suri. Il passa sous silence deux grandes fosses qu’il gardait en réserve pour plus tard.

Quand, les uns après les autres, arrivèrent ceux qui étaient partis en caravane de traîneaux, il ne restait presque plus de nourriture. Quelques jours plus tard le vieillard dit aux voisins :

- Allons à l’estivage. Peut-être y trouverons-nous un petit quelque chose.

- Mais nous n’y avons rien laissé du tout, lui répondirent-ils.

- Cela ne fait rien. Préparons-nous. Attelez vite les traîneaux.

On partit pour l’estivage. A leur arrivée le vieil homme leur indiqua l’emplacement d’une fosse et leur dit de la dégager. On dégagea la fosse. Elle contenait une grande quantité de poisson resté frais du fait qu’il avait été mis là dès qu’il avait été assommé. L’autre fosse, le vieillard ne l’ouvrit et ne procéda au partage que lorsqu’on revint à l’estivage.

 

LES CHIENS (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)

 

On dit qu’autrefois les chiens savaient parler, mais que, mis dans une position fâcheuse, ils perdirent la parole. Voilà comment cela s’était passé :

Il était une fois deux chiens qui vivaient chez des maîtres différents. Le premier homme était très gentil pour le sien. L’autre donnait de la nourriture au sien, puis la lui reprenait et le rouait de coups. Un jour les deux animaux se retrouvèrent derrière la yarangue du mauvais homme et le chien de ce dernier demanda à l’autre :

- Comment vas-tu ?

- Très bien. Et toi ? lui demanda son ami.

- Moi, très mal. J’ai un mauvais maître. Il me donne à manger, puis il me reprend ma nourriture et me roue de coups. Tiens, regarde ma tête. Elle est couverte de bosses.

L’homme entendit ceux qui parlaient d’une voix désobligeante et il regarda par les trous de la jaran’e. Visiblement c’étaient les chiens qui s’entretenaient. L’homme en colère leur dit :

- Voyez-les qui bavardent de ne savoir que faire, et même ils se plaignent.

Les chiens filèrent en direction de la toundra. Longtemps après, le chien qui avait un bon maître revint, mais il avait perdu la parole. L’autre disparut à jamais.

C’est ainsi que les chiens étaient devenus muets, ce qui ne les empêche pas d’être intelligents.

 

LES MORSES ET L’ELEVEUR (dit par Antyl, village de Qonsan)

 

Ainsi donc un gros éleveur se vantait auprès d’un Eskimo d’avoir un troupeau si énorme que lorsque faons et femelles se dispersaient en grognant sous les morsures des taons on n’entendait pas ses interlocuteurs. L’Eskimo écoutait sans s’émouvoir et ne lui faisait pas écho. Il se taisait.

L’éleveur, un homme connu, invita l’Eskimo à voir ses bêtes. Ils se dirigèrent vers elles. On les faisait avancer. La foule des femelles et des faons menait un tel tapage que la terre grondait, mais l’éleveur et l’Eskimo continuaient de s’entretenir. Ce dernier riait même. A son tour il invita l’éleveur. Le lendemain celui-ci lui rendit visite. Après un bon repas l’Eskimo dit à son invité :

- Nous devons aller chasser les morses sur la banquise. Veux-tu nous accompagner ? Tu entendras les cris de mon troupeau.

L’éleveur partit en mer avec les chasseurs. Quand ils arrivèrent près de la colonie de morses, les bêtes rauquaient en si grand nombre que l’éleveur en fut assourdi.

- Tu es vraiment un homme riche.

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

 

MUTLUVÏI (dit par Tegrylqut, village de Yqynin)

 

Or donc dans l’ancien temps vivaient à une extrémité du village de Pynakvyn un petit orphelin et sa soeur. Ils étaient extrêmement pauvres, à tel point qu’ils ne se nourrissaient que de ce qu’on leur donnait.

Une fois la tempête sévit tout au long de l’hiver. La famine finit par s’installer chez tout le monde. Seul celui qui vivait dans la première yarangue ne connaissait pas la faim. Un jour, malgré la tempête, Mutluvïi, comme on appelait l’orphelin, se prépara à se mettre en route.

- Où veux-tu aller dans cette tempête ? Tu mourras de froid, lui dit sa soeur.

- Que me dis-tu là ? Ne m’empêche pas de partir. Je vais à la recherche d’un enfant, lui répondit grossièrement Mutluvïi.

Il sortit et partit face au vent. Bien qu’il marchât, ses habits se glaçaient contre sa peau. Il rebroussa chemin. Loin encore de chez lui, il commença à flageoler sur ses jambes. Il appela sa soeur. Celle-ci remorqua vers la yarangue son frère qui était en train de mourir de froid. Pourtant, une autre fois, sans tirer la leçon de ce qui lui était arrivé, il se prépara à repartir pour la toundra. A nouveau sa soeur voulut l’en empêcher. Il ne l’écouta pas et repartit dans le vent. Puis il arriva dans une région où l’air était calme. Il aperçut des yarangues dont les parois étaient un peu relevées. Il s’arrêta devant une porte. On ne le vit pas. Il était devenu invisible. C’était un village de rekken.

-Donne-moi mon instrument de divination, dit un vieux rekken à un autre.

On lui donna un crâne. Le vieillard lui demanda de quel côté se trouvait le village de Pynakvyn.

Mutluvïi appuya son bâton de marche sur le crâne. Celui-ci cessa de bouger. Le vieux le rejeta et dit à ses compagnons :

- Donnez-m’en un autre. Celui-ci refuse de me servir.

On lui donna une peau d’hermine avec la tête. Il se remit à l’interroger. Dès qu’elle commençait à remuer, Mutluvïi la menaçait de son bâton et elle s’arrêtait. Le vieillard cessa de l’interroger.

Un chien énorme, qui était attaché à la porte, se débattait. Il finit par se détacher et filer vers Pinakvyn. Mutluvïi prit aussi en hâte le chemin de sa yarangue. En arrivant le chien tenta de renverser les huttes à charpente de mâchoires de baleine. Il commença précisément par celle de Mutluvïi, mais ne put en venir à bout. Il ne put renverser aucune des habitations, si ce n’est la première yarangue où il dévora une personne.

A sa ceinture Mutluvïi portait un petit phoque en ivoire de morse. Il attacha le gros chien. Les membres de derrière du petit phoque d’ivoire s’agitaient loin l’un de l’autre, et il avait des yeux immenses.

Ceux qui étaient sur les traces du grand chien arrivèrent. Pourtant ils craignaient de se saisir de lui car ils avaient peur du petit phoque d’ivoire. Ils finirent par appeler Mutluvïi du pas de la porte :

- Mutluvïi, rends-nous notre chien.

- Ah non ! Pourquoi me l’avez-vous envoyé ? Je vais en faire mon serviteur.

- Nous ferons de toi un chamane.

- J’en suis déjà un.

- Nous ferons de toi un chasseur.

- Je chasse déjà.

- Si tu veux un serviteur, nous pouvons te donner un fils.

- Amenez-le-moi d’abord. Vous pourriez me tromper.

Ils lui amenèrent un garçon et il leur rendit le chien. Puis il leur dit :

- Si vous me reprenez le garçon, je vous retrouverai où que vous soyez, même sous terre. Alors je me vengerai de vous.

Les rekken s’en allèrent. Un moment plus tard le garçon s’en alla aussi.

- Ils m’ont dupé.

Alors qu’il prononçait ces paroles, la soeur de Mutluvïi ressentit des contractions et bientôt elle mit au monde un garçon rekken semblable à un humain. On lui donna le nom de Taïkygyrgyn.

Mutluvïi apprit à Taïkygyrgyn à ramasser des algues. Un jour Taïkygyrgyn lui dit :

- Mutluvïi, j’aimerais encore aller ramasser des algues.

Ils se mirent en route. Quelque part au bord de la mer le garçon enfonça son harpon dans le sol et le fit tourner comme s’il ramassait des algues. Il retira une grande quantité d’algues, puis un phoque barbu. Ensuite il résolut de revenir au village. Son père donna son accord, mais il lui dit :

- Emporte ta ceinture et ton bâton de marche. Si on te propose de la nourriture, mange trois os de doigts de baleine. Eux, il ne les mange que par deux. S’ils veulent te faire jouer du yarar, ne refuse pas.

Le garçon partit. Ils arrivèrent au village. On prépara une collation à raison de deux doigts de baleine par personne. Taïkygyrgyn en demanda un troisième.

Le soir venu, le maître du lieu joua du yarar, après quoi il demanda à Taïkygyrgyn d’en jouer. Il s’apprêtait à lui dire qu’il n’était pas chamane et qu’il ne jouerait pas. Mais l’autre lui dit :

- Tu ne peux pas ne pas être chamane, car tu es le fils de  Mutluvïi. Aussi ne peux-tu pas refuser.

Taïkygyrgyn se mit à frapper le yarar. Alors qu’il en jouait, la demeure monta dans les airs et il s’envola en direction de sa yarangue. Il ne cessa de jouer que lorsqu’on le pria de s’arrêter.

Le lendemain il rentra à la maison. Il avait fait une telle provision de viande de baleine qu’on se retrouva à l’étroit dans la yarangue. Ils vécurent en suffisance sur cette viande.

Une fois Taïkygyrgyn voulut aller en visite dans un autre village. Mutluvïi dit à son fils :

- Tu ne pourras peut-être pas t’en sortir cette fois-ci. Le chamane de ce lieu mange trois doigts de membre arrière.

- Je tenterai le coup. Que pourrais-je faire d’autre ?

Le garçon partit pour l’autre village. A son arrivée on l’accueillit de façon très hospitalière, car il était le fils de Mutluvïi. Comme collation on servit à chacun trois doigts de membre arrière de baleine. Il en demanda un quatrième.

Ce soir-là le maître de maison voulut organiser un rite. Il y invita Taïkygyrgyn.

- Mais je ne sais pas jouer du yarar, lui dit Taïkygyrgyn.

- Tu ne peux pas ne pas en jouer, car tu es le fils de Mutluvïi, insista le maître de céans.

Une autre fois Taïkygyrgyn dit à Mutluvïi qui se trouvait dans le relkun :

- J’aimerais bien aller à la recherche d’un village.

- Au bord de la mer il y a un chamane très fort. Vas-y. Il a une femme. Elle est très jolie. Ramène-la. S’il veut que tu joues du yarar, joues-en toute la nuit. Quand tout le monde sera endormi, prends la femme et, tout en jouant, envole-toi. Au milieu de la mer il y a une pierre. Demande-lui de t’aider. Tu verras ce qui se passera.

Taïkygyrgyn se mit en route. Quand il arriva, on lui réserva bon accueil, car on savait d’où il venait et quel était son nom, et qu’il avait été ravi aux rekken. Le soir venu on lui fit jouer du yarar. Il en joua, et demanda aux gens de ne pas dormir afin qu’ils puissent constamment lui faire écho. Mais tous finirent par s’endormir. Alors il prit la femme et l’emporta. Il atteignit la pierre qui se dressait au milieu de la mer. Le jour était tout à fait levé.

- Viens-moi en aide, pierre, dit-il.

La pierre qui se dressait verticalement se fendit et Taïkygyrgyn y pénétra avec la femme, puis la pierre se referma.

Le chamane de l’autre rive envoya des oies blanches pour poursuivre le fuyard et le ramener. Elles arrivèrent à la pierre verticale. Elles tentèrent de la briser, mais ne le purent. Elles sortirent l’énorme pierre et l’emportèrent telle quelle. Un peu après elles la laissèrent tomber et l’abandonnèrent. Elles allèrent demander à leur maître (ce qu’elles devaient faire).

Pendant ce temps Taïkygyrgyn et la femme étaient arrivés et s’étaient installés.

- Si tu veux voir tes proches, nous nous y transporterons, dit Mutluvïi à Taïkygyrgyn. S’ils sont partis, nous laisserons notre propre demeure.

Ils arrivèrent alors que les rekken dormaient. Ils se glissèrent à l’intérieur et prirent place. Le lendemain au réveil Mutluvïi dit à son fils :

- Va voir les voisins. Hèle-les. Dis-leur que nous sommes là.

Taïkygyrgyn alla chez les voisins. Quand il entra, ils donnèrent de la voix et reconnurent en lui leur fils.

- Oh, bonjour ! Où sont les autres ? Que sont-ils devenus ? Pourquoi es-tu venu seul ?

- Ils vont bien. Ils sont ici aussi.

- Très bien. Dis à Mutluvïi qu’il devienne le chef de notre village, dit le vieillard rekken à Taïkygyrgyn.

- Ils veulent que tu sois le chef de ce village, alla dire le garçon à Mutluvïi.

Celui-ci accepta. Il rassembla tous les voisins et leur dit :

- A partir de ce jour nous nous nourrirons tous de chair animale. Nous cesserons de manger de l’homme. Si vous désobéissez, je vous punirai tous. Retenez bien ces paroles !

Le peuple des rekken commença à chasser les animaux marins et les rennes sauvages. Pourtant, de temps en temps, ils avaient envie de chair humaine. Aussi dirent-ils un jour à Mutluvïi :

- Laisse-nous y aller une seule fois. Nous voudrions chasser notre nourriture. Nous rentrerons rapidement.

- Si vous en avez tant envie, allez-y. Seulement ne la cherchez pas parmi les gens d’ici, mais chez les ennemis.

Les rekken se mirent en route et revinrent bientôt. Ils ramenaient quantité d’humains. Mutluvïi alla voir et reconnut parmi eux des gens de Pynakvyn. Alors il leur dit :

- Relâchez-moi vite ceux-là. Vous ne m’avez pas écouté bien que je vous aie dit de ne pas vous en prendre aux clans voisins. Aujourd’hui je vais encore vous laisser aller. Mais désormais vous ne vous nourrirez plus comme nous que de chair animale.

A partir de ce jour-là il se fit obéir des rekken et ne leur laissa que de la chair animale. Ils cessèrent de pratiquer la chasse à l’homme.

 

RESTES SEULS (dit par Elgor, village de Nesqen)

 

Or donc il y avait de petits groupes de yarangues. Tous les habitants en étaient morts les uns après les autres. Seules deux personnes étaient restées en vie : une vieille femme et un petit garçon. Un jour vint où ils n’eurent plus de nourriture du tout. Que faire ? Ils étaient sans force. Dans la fosse à viande ils mangeaient des débris de viande bouillie destinée aux cérémonies du souvenir, mais ils vinrent à bout même de ces débris. Le garçon continuait néanmoins de demander à la vieille femme d’aller en chercher dans la fosse à viande.

Un jour le garçon sortit et vit un homme chargé de nourriture.

- Ne dis rien à la grand-mère, dit l’homme au garçon.

Il se mit à décharger de la nourriture. Un peu plus tard il dit au garçon :

- Rentre chez toi et dit à la grand-mère qu’elle aille à la fosse à viande chercher des restes de gras collés aux parois.

- Grand-mère, retourne à la fosse à viande, dit le garçon à la grand-mère.

- Que pourrais-je te donner ? Les fosses à viande sont complètement vides.

Le garçon la convainquit d’y aller. Soudain il entendit crier sa grand-mère : en entrant, la grand-mère avait vu que toutes les resserres étaient bourrées de viande et, dans sa joie, elle avait poussé un grand cri. Elle dit au garçon de venir manger. Comme ils se régalèrent ! A partir de ce jour-là ils cessèrent de souffrir de la faim.

 

LA VIEILLE FEMME ET SON PETIT-FILS (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)

 

Or donc une vieille femme vivait avec son petit-fils. Celui-ci était déjà devenu un jeune homme. Malheureusement il était couvert de gale. La grand-mère avait vieilli.

Ils voisinaient avec cinq frères qui n’avaient que des filles.

Le petit-fils avait un nom qu’on n’utilisait pas. On l’appelait Vapyrqy-la-Gale. Il était très travailleur et il gardait toujours seul le troupeau la nuit. Il se grattait sans cesse parce qu’il était tout couvert de gale et de croûtes, y compris le visage.

Au pâturage de nuit il somnolait sur l’ancien emplacement d’une yarangue. Dès qu’il s’endormait une souris s’introduisait dans sa manche. L’adolescent se mettait à grommeler :

- Qui se glisse dans ma manche alors que cela me cuit. Je finirai par lui faire du mal.

- Je ne viens ici que par compassion pour toi, répondit la souris.

- Mais cela me cuit et je m’énerve.

- Ne t’énerve pas. Cela ne doit pas te démanger. Je vais te soigner doucement. Seulement ne bouge pas.

Ceci dit la souris se mit à l’ouvrage. Elle lécha la peau galeuse qui s’enlevait. Le corps de Vapyrqy sécha très rapidement et le deuxième jour il n’y avait plus trace de gale.

Quand il rentra de la garde suivante, il dit à sa grand-mère :

- Tu as bien vieilli. Tu ne pourras plus veiller sur la yarangue. Tu t’es affaiblie et en mon absence tu auras soif. Va chez les voisins me demander une épouse. Peut-être une des jeunes filles acceptera-t-elle. Les voisins ont de nombreuses filles.

La grand-mère se rendit à la première yarangue. Les jeunes filles dirent d’une seule voix :

- Il est répugnant. Qui prendrait pour maître un galeux ?

Les jeunes filles de la yarangue suivante tinrent toutes le même langage. Cependant dans la dernière yarangue la fille cadette dit à son père :

- Il faut bien que je me marie. Où donc trouverai-je un brave homme ?

- C’est cela, ma fille. Tu ne dois pas être dégoûtée par un homme comme celui-ci. Au moins Vapyrqy s’efforce d’avoir une vie active.

- Je t’ai trouvé une jeune fille, dit en rentrant la grand-mère du jeune homme.

Longtemps après, quand arriva le jour de ramener la fiancée à la maison, Vapyrqy dit à sa grand-mère :

- Apporte des vêtements bien propres, les miens et les tiens. Je vais aller chercher la jeune fille.

Avec son traîneau il remorqua la grand-mère chez sa future. Il n’avait plus le moindre bouton de gale et, habillé de propre, Vapyrqy était beau. Il ramena la fiancée à la maison. Les cousines qui l’avaient mal reçu au départ firent pleurer leur cousine en lui faisant un geste obscène  et elles disaient :

- Il était à moi d’abord, ce Vapyrqy.

Vapyrqy avait pris femme. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

 

LE CORBEAU ET LE RENARD (dit par Qergytvaal à Ven)

 

Or donc vivait un corbeau qui avait beaucoup d’enfants. Il passait son temps à aller de ci de là afin de trouver de la nourriture pour ses petits.

Un jour il se rendit à la rivière et y vit un banc de poissons morts. Il revenait lourdement chargé quand il rencontra son voisin le renard roux.

- Oh, l’oncle, tu as de la chance ! Où as-tu trouvé ces poissons ? lui demanda le renard.

- Tu vas encore me gâcher un lieu propice. Plus tard je t’en offrirai ! dit-il échaudé au renard.

- Comme si cela devait rassasier tes neveux, répondit le renard.

- Eh bien alors, tu n’as qu’à remonter mes traces, et tu trouveras l’endroit.

Le renard partit sur ses traces et trouva le lieu de prédilection du corbeau. Il commença par se régaler de poissons et ne ramena chez lui que le peu qu’il avait laissé.

De son côté le corbeau réfléchissait : « Où aller à présent chercher ma pitance ? » Il décida d’aller vers la mer. Une fois arrivé, il se gratta la tête et laissa tomber un pou. Avec une courroie il fit une traîne de fortune et remorqua le pou sans jamais regarder derrière lui. De retour à la maison son chargement était devenu beaucoup plus lourd. Il s’était changé en un énorme phoque barbu.

Le renard lui dit à nouveau :

- Oh, l’oncle ! D’où viens-tu ?

- Tu vas encore me gâcher un lieu propice. Plus tard je t’en offrirai ! lui dit le corbeau.

- Comme si ces dons devaient rassasier tes neveux !

- Eh bien, tu n’as qu’à aller par là et, une fois que tu seras arrivé, gratte-toi la tête. Tu en feras tomber un pou. fais une traîne de fortune, mais ne te retourne pas avant d’être arrivé chez toi.

Le renard partit vers le bord de mer et, une fois sur place, se gratta la tête. Il fit tomber un pou et en fit une traîne de fortune. Il le remorqua chez lui en se retournant souvent. Le pou devint finalement tout blanc du fait de la neige et du fait qu’il était raidi de froid. Le renard arriva chez lui remorquant le pou.

De nouveau le corbeau réfléchissait à la manière de trouver sa nourriture. Il décida de se rendre dans la toundra. Il y aperçut une grande yarangue. Il se posa au bord de l’orifice de fumée. Dans le relkun se trouvait un immense troupeau. Une énorme femme y travaillait une peau. Le corbeau cracha sur le plus petit des faons. Le faon mourut. La femme alla le jeter dehors et le corbeau le chargea sur son dos.

- Où donc as-tu encore trouvé un lieu propice ? l’interrogea le renard.

- Pour lors écoute-moi bien. Si tu vas par là, crache sur le plus petit des faons.

Le renard s’en fut, trouva la yarangue et monta sur le toit. Il regarda en bas et vit le troupeau. Là son avidité fut la plus forte. Il prêta attention non aux faons, mais à un gros mâle. La femme se saisit du mâle et alla le jeter dehors en grognant :

- Pourquoi donc crèvent-ils les uns après les autres ?

Le renard fit une charge et voulut se relever, mais il ne le put car elle était très lourde. D’une voix devenue rauque il finit par crier en direction du relkun :

- Femme, relève-moi !

- Attends, je vais te relever, répondit-elle à l’intérieur. En sortant, elle se saisit du manche d’un grattoir à peaux et elle le roua de coups en disant :

- Voilà donc celui qui me tue mes rennes.

Quand il reprit ses esprits, le renard fila chez lui sans avoir pu emporter sa proie. Ainsi, en raison de son avidité le renard était devenu impotent.

 

NUTETEGYN ET LES OISEAUX (dit et noté par Yatgyrgyn)

 

Or donc vivait le vieux Nutetegyn. Il avait la tête blanche comme neige. C’était un très brave homme. Il ne faisait de mal à personne et vivait bien.

Une fois, au printemps, un vent violent se déchaîna. Nutetegyn vit deux oiseaux qui, volant face au vent, battaient des ailes sans avancer. Le vent les freinait. L’un d’eux finit par tourner du côté de Nutetegyn et heurta le sol comme frappé par un projectile. Tout de suite après lui son compagnon mâle tomba aussi près de lui. Certaines personnes les auraient convoités et les auraient tués sur place. Le vieillard au contraire eut pitié d’eux et les ramena chez lui : qu’ils se reposent puisqu’ils ne pouvaient plus avancer. Il les nourrit abondamment afin qu’ils reprennent rapidement des forces. Ils se reposèrent chez lui tout l’été. Ils eurent des petits, donnant naissance à cinq petits oiseaux. Au début de l’automne, grâce à l’homme, les oiseaux étaient prêts à repartir vers les pays chauds.

 

(L’année suivante ce ne furent pas deux oiseaux qui arrivèrent, mais une volée qui avait apporté des sables d’or. Cela réjouit fort Nutetegyn car c’était un brave homme, et les oiseaux lui rendaient la pareille.

Après cela les oiseaux revinrent chez lui. Ils ne venaient plus sans rien apporter, et ils étaient de plus en plus nombreux. Ce n’était pas du sable ordinaire dont ils étaient chargés, mais du sable d’or. Nutetegyn ne voulait pas s’enrichir seul. La richesse s’accumulait pour que tout le pays devînt de plus en plus riche.

Le lecteur a sans doute compris que Nutetegyn n’est autre que notre Tchoukotka. Les deux premiers oiseaux, ce sont les géologues. Certes au départ ils n’ont rien trouvé, mais Nutetegyn  leur a montré les richesses. La foule des oiseaux, ce sont ceux qui aujourd’hui bâtissent des habitations à l’endroit où se trouvent les richesses, ceux qui extraient le métal et qui donnent au pays les richesses de notre Tchoukotka.

Ce conte n’est qu’un début. La fin, ce sont nos descendants qui la raconteront.)

 

L’ORPHELIN (dit et noté par Yatgyrgyn)

 

Or donc il était un orphelin qui n’avait pas où vivre. Il errait de lieu en lieu. Il était tout couvert de poux, à tel point que des gens méprisants l’avaient surnommé le Pouilleux. On ne lui permettait d’entrer nulle part à cause de ses poux. Repoussé par les gens, il ressortait en pleurs et disait: « J’ai des poux et tout le monde me chasse. »

Ainsi l’orphelin errait sans fin de village en village. Partout on le repoussait comme un chien. Parfois on lui laissait passer la nuit, mais seulement dans le sottagyn, car il aurait pu transmettre ses poux. Quand on lui donnait à manger, on lui jetait sa nourriture à l’écart.

Une fois, comme à l’accoutumée, il arriva dans un village et se dirigea vers la dernière yarangue, celle d’un vieil homme qui n’avait qu’une fille, car il savait que les habitants de la première demeure, de riches éleveurs, ne l’auraient pas laissé entrer. Le vieil homme le héla de l’intérieur du relkun :

- Qui est là ?

- C’est moi, le Pouilleux, répondit-il.

- Nous sommes en train de manger. Pourquoi n’entres-tu pas et ne viens-tu pas te chauffer ?

- Mais je suis le Pouilleux. Partout on me repousse. Vous allez peut-être me chasser, vous aussi ?

- Entre donc et viens te chauffer.

Le Pouilleux entra. Il n’avait encore jamais vu l’intérieur d’un yorongue. Aussi se sentit-il mal à l’aise et ne sut-il que faire de ses jambes. On lui donna à manger. Dès qu’il eut fini son repas, il s’endormit. Réchauffé pour la première fois, il ne put que s’abandonner au sommeil.

- Nous n’avons pas de fils. Nous n’avons qu’une fille. Il est probable que nul ne se soucie de cet orphelin, puisqu’il erre de ci de là. Ce petit, faisons-en notre fils, dit le vieillard à sa femme.

- Je suis d’accord avec toi. Qu’en dis-tu, ma fille ? répondit la vieille femme.

- Que pourrait-il donc faire, ce Pouilleux ? Qu’il vive avec nous ! consentit aussi la jeune fille.

Pendant que l’orphelin dormait, la vieille apprêta de vieux habits de son mari afin que le garçon les mette à son réveil. Quand il s’éveilla, le vieillard lui dit :

- Si tu ne refuses pas, nous nous sommes dit pendant ton sommeil que tu pourrais vivre à demeure chez nous. Pour nous tu seras comme un fils.

- Si vous n’avez rien contre moi, je resterai ici, répondit joyeusement le Pouilleux.

Quand on l’eut mieux habillé, l’orphelin eut bel air. Les voisines regardaient la fille du vieil homme du coin de l’oeil. Mais celle-ci considérait qu’elles manquaient de force morale, elles qui contemplaient ce qui se passait avec un sentiment de secrète jalousie.

L’amour de la jeune fille devenait chaque jour plus fort, de même que celui du Pouilleux. Ils allaient ensemble chercher du bois. Finalement le Pouilleux l’épousa. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

 

QAÏMASIKAM (dit par Rintit, noté par Ïynenliqeï)

 

Un riche éleveur, qui vivait avec sa grand-mère, passait tout son temps avec ses rennes. Un jour, comme d’habitude, il était parmi eux. Une des bêtes, qui paissait près de lui, se secoua et fit tomber de son oreille un petit enfant. L’homme le ramassa sans tarder et l’emporta chez lui. Il le remit à sa grand-mère en lui disant :

- Ce petit enfant est tombé de l’oreille d’un renne. Elève-le vite.

Chaque jour il venait voir l’enfant et demandait à sa grand-mère :

- Il n’a pas encore grandi ?

Le petit commença à marcher à quatre pattes. Il poussait rapidement. Un jour l’éleveur rendit visite à ses bêtes. Il entendit une voix qui pleurait. Quand il inspecta le troupeau, il l’emmena aussitôt à l’écart de la yarangue. L’enfant avait complètement détruit la yarangue et dévoré la grand-mère. Il hurlait et vociférait. Finalement il tua le renne dont il était né et le mangea. Un peu plus tard il jura et dit : « Comme j’ai faim ! » Il finit par dévorer tout le troupeau.

L’éleveur s’enfuit, car l’enfant-kele, qui ne pouvait se rassasier, le poursuivait. L’homme courait vite, et pendant trois jours le kele ne put le rattraper. Puis le fuyard rejoignit une meute de loups. Il leur dit :

- Cachez-moi, s’il vous plaît. Un enfant-kele est sur mes talons.

- Mets-toi par là, lui dirent les loups.

Ils le cachèrent dans le creux d’un rocher et lui dirent :

- Ne fais rien, ne bouge pas. Sache que si du sang épais se met à goutter, tu survivras, mais si c’est du sang fluide qui coule, tu mourras.

L’homme se cacha. On n’entendait que le bruit d’une bataille. Car dehors la meute avait cerné l’enfant-kele qui était arrivé tout essoufflé. Ils se battaient sur le flanc d’une montagne, un peu au-dessus du rocher où l’homme était caché.

L’enfant-kele avalait les loups qu’il tuait. Il en décima tant et plus. Pourtant les loups prenaient peu à peu le dessus sur lui. De toutes parts ils lui arrachaient de grands lambeaux de chair. D’abord c’est un bras qu’ils dévorèrent, puis la jambe droite. Quand il tomba à genoux ils se jetèrent de tous côtés sur lui. Ils finirent par le tuer et le déchirer. Un sang des plus épais se mit à couler. L’homme sortit de la pierre et regarda autour de lui. La meute des loups était bien moins nombreuse. Sur les lieux de la bataille la neige avait disparu. Il n’y vit que des chairs et un gros tas d’ossements.

- L’enfant-kele m’a laissé sans rennes et sans gîte. Que vais-je faire ?

Ils lui dirent alors :

- Tu ferais mieux de partir.

L’homme s’en alla et se changea en loup, en un énorme loup. Il se mit à vivre avec les loups et vécut bien. Deux ou trois ans plus tard ils en firent le meneur de la meute en raison de sa rapidité et de sa force.

 

LE VIEILLARD COUVERT DE PLAIES (dit par Panantagrav, noté par Ïynenliqeï)

 

Cinq femmes ramassaient du bois dans un endroit où on en trouvait en abondance. Soudain une neige épaisse se mit à tomber. Elles reprirent rapidement le chemin du retour. On ne voyait plus le sol. Tout à coup elles aperçurent une tache. C’était une hutte de terre couverte d’herbe. Elles y trouvèrent un vieillard solitaire, le vieux Qeïme. Pourquoi l’avait-on appelé ainsi ? Parce que sa tête était couverte de croûtes.

C’est là qu’étaient arrivées les cinq femmes. En voyant la yarangue, elles pensèrent que c’était la leur. La hutte semblait petite, mais vers l’intérieur elle s’agrandissait. Elles frappèrent à la porte. Le vieillard leur fit  écho :

- Qui est là ?

- C’est nous, répondirent-elles.

- Entrez. D’où venez-vous ?

Une des femmes lui répondit :

- Nous étions en train de ramasser du bois quand la tempête nous a surprises.

- Restez ici pour le moment. Il fera peut-être beau demain. Faites à manger, mais ne prenez que ce qui est en bas. Ne touchez pas à ce qui est accroché en haut.

- Bien, nous préparerons le repas comme tu le dis.

Deux d’entre elles se mirent en cuisine. L’une fit du bouilli et deux coupèrent du bois. Le vieux Qeïme restait allongé. Quand le repas fut prêt, on mangea. Puis on se coucha. Le lendemain on s’éveilla : il faisait un temps magnifique. Les femmes repartirent à la recherche de leur charge de bois sans s’attarder davantage.

Dès qu’elles arrivèrent sur place, le vieux Qeïme sortit de la yarangue.  Dans une réserve, au fond d’un sac, se trouvaient un yarar, un battoir et une petite peau. Il les porta dehors. Il s’assit sur une des pierres qui amarraient la yarangue et commença à jouer du yarar. Tout en jouant il chanta :  « Je vais semer le vent, je vais semer la tempête. » 

Après son chant il posa son yarar et prit la peau. Il la secoua et de nouveau un brouillard neigeux  se leva. Les femmes qui ramassaient du bois revinrent chez lui et refirent ce qu’elles avaient fait la veille. Elles passèrent quatre nuits chez Qeïme. Ensuite elles le percèrent au jour et se dirent : « Qeïme nous a envoyé la tempête. Une fois revenues chez lui, nous essayerons de trouver l’instrument qui lui sert à semer le blizzard. »

En arrivant, deux d’entre elles recherchèrent l’instrument. Elles firent à manger, prirent de la viande en bas, sans toucher à celle d’en haut. Et elles aperçurent l’instrument à semer le blizzard, à savoir le battoir du yarar et la peau. Elles les brisèrent et les déchirèrent en mille morceaux et allèrent les jeter dehors. La tempête les emporta.

Le lendemain main le beau temps était revenu. Les femmes repartirent vers leur tas de bois

Après la mi-journée le vieillard chercha son instrument, mais ne put le trouver. Il fit un simple petit yarar et prit la peau dont il se servait auparavant pour dormir. Puis il sortit.

Comme les jours précédents il voulut chanter : « Je vais semer le vent, je vais semer la tempête ». Quand il eut fini de jouer, il secoua la peau, mais il ne tomba que trois flocons de neige, et le temps se remit au beau pour toujours. Après cela les femmes rentrèrent chez elles et la tempête cessa à jamais. Les gens eurent la belle vie.

 

LE CHAMANE DES REVES (dit par Vaalgyrgyn, village de Velqyl)

 

Or donc le fils unique d’un vieil homme était mort, mais le père affligé n’allait pas déposer son corps dans la toundra. Il le gardait dans le relkun. Il aimait beaucoup son fils.

Le vieillard avait fait appel à de nombreux chamanes, mais ils n’avaient rien pu faire. Il finit par trouver un chamane des rêves et lui demanda de rendre la vie à son fils. Le chamane chercha partout le mort dans ses rêves, mais il ne put le trouver. Au réveil il dit au vieil homme :

- Je ne l’ai trouvé nulle part. Donnez-moi des petites boules décoratives et je le chercherai sur la Tête-lointaine.

C’est ainsi qu’on appelait l’étoile /Véga/.

Le vieillard lui ayant donné des petites boules, il se recoucha près du mort après avoir dit :

- Sachez-le, je vais dormir pendant trois jours. Qu’on ne me réveille pas et qu’on ne me touche pas.

Le chamane partit en rêve pour la Tête-lointaine. Il y arriva et vit deux loups assis près d’une porte. Il leur donna des petites boules, après quoi il leur demanda :

- Ne serait-ce pas ici que se trouve notre homme ?

- C’est bien ici. Aujourd’hui il est cloué à la paroi postérieure de la yarangue.

Le chamane des rêves entra et vit l’homme cloué. Le maître du lieu lui demanda :

- Que viens-tu faire ?

- Je cherche un homme de chez nous qui est ici.

- Il est bien ici, mais nous ne te le donnerons pas.

- Ah, rendez-le-moi. Si vous ne me le rendez pas, je vous emporterai tous sur terre avec votre yarangue.

- Eh bien, non. Nous ne te le donnerons pas, et tu ne pourras pas nous faire descendre sur la terre.

Ils disputèrent encore quelque temps. Le père, lui, aimait beaucoup son fils. Le chamane des rêves finit par sortir. Il donna des petites boules à chacun des deux loups et leur dit :

- Cette yarangue, remorquez-la en bas.

Heureux d’avoir reçu des petites boules, les loups acceptèrent et emportèrent la yarangue en bas. Quand ils furent arrivés sur terre, le chamane des rêves dit au vieillard qu’il venait de descendre de la Tête-lointaine :

- Allons, sors. Regarde la terre.

Le vieillard sortit. Effectivement il était sur terre. Tout à fait désemparé, il dit au chamane :

- Ramène-moi en haut et je te donnerai l’homme.

- Donne-moi l’homme d’abord et je te ramènerai.

Le vieillard accepta et rendit l’adolescent au chamane qui le remorqua à sa yarangue.

Exactement au troisième jour le chamane et le mort s’assirent d’un même mouvement. Le chamane dit à l’adolescent :

- Quand l’été arrivera, même s’il fait très chaud au soleil, tu ne devras absolument pas t’éloigner de la yarangue. Obéis-moi bien.

Malgré cela, un jour où le soleil chauffait fort, le jeune homme sortit. A ce moment un aigle fondit sur lui et en passant le tua. L’adolescent était mort pour avoir désobéi.

 

LE GRAND SANS MARMITE (dit par Nyquplu, village de Qonsan)

 

Or donc une femme était sortie pour jeter des détritus quand brusquement la tempête se leva. Elle ne put retrouver sa yarangue bien qu’elle ne fût pas allée loin. Elle marcha par là, à proximité. Tout en marchant elle entendit une voix. Elle aperçut une yarangue. Un homme y chantait, une jambe posée sur l’autre. Son chant disait qu’ils n’avaient ni marmites, ni plats, ni couteaux.

- Fais une couche avec une peau blanche pour la visiteuse, dit le corbeau à sa femme.

On étendit pour la femme une peau blanche et on la nourrit de rorat, du rorat gras à souhait.

- Ne dors pas avec tes habits, dit le corbeau à la femme.

Dans la nuit le froid réveilla la femme. Elle avait dormi dehors au pied d’une congère. Il faisait beau. Près de la congère elle vit sa yarangue. En fait elle avait passé la nuit au pied de la congère du corbeau. Elle avait entendu le corbeau chanter. Elle avait sûrement rêvé.

 

LE CORBEAU ET LE PETIT OISEAU (dit par Qergytvaal à Ven)

 

Or donc vivait un éleveur qui avait deux filles. Il leur faisait garder les rennes. Un jour un corbeau et un petit oiseau vinrent faire leur demande en mariage. A leur arrivée se déchaîna une violente tempête. Le vent souffla pendant cinq jours. Le corbeau dit à l’éleveur :

- Fais préparer quatre rorat et je ferai revenir le beau temps. Sinon le beau temps ne reviendra pas.

Les filles firent cuire les rorat. Après la cuisson elles les donnèrent au corbeau. Celui-ci sortit. Dehors il dévora les rorat, ce que virent les jeunes filles. Le lendemain le vieillard demanda au corbeau :

- Pourquoi ne fait-il pas beau ?

- Parce que l’univers est grand, et il ne m’a pas entendu.

- Dans ce cas rentre chez toi. Ce que tu fais ici est vain.

Malgré le blizzard le petit oiseau sortit et le temps se mit au beau. Trois jours plus tard il faisait très beau et le petit oiseau ramena le troupeau. En outre il avait trouvé un bon pâturage. Plus tard arriva le corbeau. Il apportait le corps d’un lièvre. Il dit au vieillard :

- J’ai trouvé le corps d’un élan et aussi un pâturage.

En fait il avait trouvé le vieil emplacement d’une yarangue et un endroit où l’on déverse le contenu des intestins des rennes après l’abattage. Les corbeaux apprécient beaucoup le contenu des intestins de rennes.

On nomadisa vers cet endroit. Quand on aperçut cet ancien emplacement de yarangue, on flanqua une rossée au corbeau. Celui-ci se vexa et s’envola dans le ciel. Il arriva au ciel. Là se trouvait un village. Dehors on avait étalé la peau d’un renne fraîchement abattu. Le corbeau se posa sur la peau et mangea le gras qui y adhérait. A ce moment une femme sortit et, en voyant le corbeau manger, cria en direction du relkun :

- Un oiseau est arrivé. Il doit avoir faim car il mange le gras de la peau.

- Donnez-lui de la viande et qu’il la mange, dit le vieillard à ses filles.

Quand elles jetèrent la viande au corbeau, il s’en empara et repartit en bas chez l’éleveur père des deux filles.

- J’ai tué beaucoup d’élans et j’ai laissé une masse de peaux là-bas, mentit à nouveau le corbeau.

Une fois encore on lui fit confiance. Une des deux filles lui emboîta le pas. Au loin on apercevait des feuilles rouges. La jeune fille demanda où étaient les peaux.

- On les voit là-bas sur la colline, repartit le corbeau.

Ils approchèrent des feuilles rouges : il n’y avait pas de peaux. Alors la femme l’empoigna par les ailes et lui donna la rossée. Le corbeau s’en fut. En chemin il vit dix petits enfants, des souris. Elles lui dirent :

- Oncle, nous allons te chercher les poux.

Le corbeau accepta. Pendant qu’elles l’épouillaient, il s’endormit. Quand il fut endormi, elles lui firent des dessins sur le bec. Lorsqu’il s’éveilla, elles lui dirent d’aller boire à la rivière. Il y vit son propre visage avec le bec peint et il s’écria :

- Miti (c’était sa femme), j’ai vu le nez peint d’un homme couché sur le dos. Apporte-moi le toit et le yorongue de notre yarangue.

Que pouvait-elle faire ? Elle lui donna le toit et le yorongue car on ne pouvait lui faire changer d’avis à cause de sa stupidité. Il mit le toit et le yorongue à l’eau. Ils furent emportés par le courant.

- Elle refuse de les prendre. Elle doit déjà en avoir, dit le corbeau.

On lui donna le mortier à briser les os et le pilon. Ils coulèrent aussitôt. Le corbeau en conclut :

- Elle a bien voulu les pierres à extraire la moelle.

Puis il sauta lui-même à l’eau. Le courant s’empara immédiatement de lui. Il se mit à crier :

- Miti, tire-moi de là. Je meurs de froid.

Finalement elle eut pitié de lui. Elle se dirigea vers la rivière et, l’accrochant avec un long bâton, elle repêcha son mari qui se noyait.

- Où y aurait-il une jolie femme quand ce sont les dessins de ton propre bec peint que tu vois, lui dit-elle.

Furieux le corbeau repartit vers la rive et vit dix petites souris qui avaient trouvé un phoque rejeté par les eaux. Il leur ravit le phoque et rentra chez lui. En arrivant il dit à Miti :

- Vois le phoque que j’ai tué.

« Pourquoi chasserais-je Corbeau. Au moins il cherche sa nourriture », pensa Miti. Elle resta longtemps à cuisiner. On mangea. Les enfants dormaient. On leur mit de la viande de côté. Mais les dix souris revinrent. Elles mangèrent toute la viande et s’en allèrent.

Dans la nuit un petit corbillat se réveilla. Il demanda à manger, mais il n’y avait plus de bouilli dans la marmite. A nouveau le corbeau furieux sortit et alla voir les souris. De nouveau elles le dupèrent avec leurs raisonnements. Il s’endormit. Dès qu’il fut endormi elles lui plaquèrent des vessies rouges sur les yeux.

Quand il s’éveilla, il cria à sa femme :

- Miti, la terre brûle. Allons vite éteindre le feu. Notre yarangue aussi pourrait brûler.

- Qu’est-ce qui brûlerait ? Ce sont tes yeux où on a cousu des vessies rouges, dit Miti et elle le roua de coups.

Le corbeau s’en fut vers le bord de la mer et s’assit. Il se gratta la tête et en fit tomber un pou. Il le remorqua. Avant de partir il cracha dessus. Alors le pou se changea en phoque barbu. En chemin il vit un lièvre :

- Quelle chance tu as ! Où t’es-tu procuré ce phoque ? demanda le lièvre.

- Ne va pas là-bas. Tu me gâcherais mes lieux de chasse, dit-il au lièvre.

Il lui indiqua pourtant l’endroit.

 

LA FEMME PERDUE (dit par Kunsi à Ven)

 

Un orphelin vivait dans le village d’un riche. Ses habits étaient en très mauvais état bien qu’il fût travailleur et qu’il se procurât sa nourriture.

La fille du riche disparut. Le père désigna nombre de personnes pour la rechercher, mais on ne put la retrouver. On la chercha sans trêve car le père aimait beaucoup sa fille. Il finit par envoyer l’orphelin à la recherche. Il promettait de donner une récompense, ainsi que la main de sa fille à qui la retrouverait. L’orphelin prit des marchandises et aussi une petite clochette, puis il partit en bateau vers le bord de mer. Une fois là il dit aux hommes du bateau :

- Débarquez-moi ici et attendez-moi quand vous repasserez.

Il partit à travers la forêt, se servant de sa clochette comme d’un repère. Quand elle sonnait, il se mettait à regarder de tous côtés. Une fois, quand elle sonna, il aperçut la jeune fille qui puisait de l’eau. Elle lui demanda :

- Que fais-tu là, l’orphelin. Comment as-tu réussi à venir de la côte ?

- Ton père m’a envoyé à ta recherche, répondit l’orphelin.

Il ramena la jeune fille au bateau. Quand celui-ci arriva, il héla les hommes qui se trouvaient à bord. Un peu après les membres de l’équipage qui l’avaient amené arrivèrent. Ils ne prirent (à bord) que la jeune fille. Ils savaient que l’un d’eux pourrait l’épouser puisqu’ils l’avaient trouvée. L’orphelin, ils le ligotèrent et l’abandonnèrent afin qu’il meure.

Une vieille femme aperçut le jeune homme attaché et lui dit :

- Que fais-tu là ? Pourquoi es-tu ligoté ?

- C’est très agréable d’être attaché, lui répondit-il.

- S’il te plaît, attache-moi aussi, dit la vieille femme.

- Comment le pourrais-je si je suis ligoté ?

La vieille femme détacha le jeune homme et dit :

- Attache-moi solidement.

- Cela fait très mal d’être ligoté. Je ne veux pas t’attacher.

- Toi-même, tu ne resteras pas en vie, dit-elle à l’orphelin.

- Si tu ne m’avais pas détaché, je serais mort de toute façon.

En fait la vieille femme avait des ennemis. Ils avaient vu le jeune homme. Tout seul il engagea le combat contre eux. Ils se battaient à l’épée montés sur des chevaux. Le jeune homme les mit tous à la raison. Aussi lui donnèrent-ils un cheval comme prix de sa victoire. Il rentra chez lui à cheval.

Il arriva au moment où le père de la jeune fille avait réuni tous les voisins et leur demandait qui avait trouvé sa fille, car à la maison il n’avait rien pu tirer d’elle.

Là aussi la jeune fille gardait le silence. Elle ne répondait pas et ne regardait pas ceux qui l’avaient ramenée. Alors le jeune homme se montra. Se dressant, la jeune fille dit :

- Celui qui m’a retrouvée n’est pas parmi ceux-là. C’est l’adolescent là-bas qui m’a retrouvée, et ceux qui m’ont ramenée l’ont abandonné après l’avoir ligoté au bord de la mer.

L’orphelin épousa la jeune fille. Si bien que celui qui auparavant avait la vie dure eut la vie belle.

 

LE REVE ET L’ENFANT (dit par Latylo, village de Qonsan)

 

Or donc un garçon vivait avec sa grand-mère. Il était encore tout petit tandis qu’elle était bien affaiblie. Son père et sa mère étaient morts. Une baleine avait retourné leur embarcation.

Un jour la grand-mère dit à son petit-fils qui entrait :

- Je n’en peux plus. Il reste de moins en moins de nourriture. Va ramasser les algues que la mer a peut-être rejetées sur la grève.

Le garçon partit le long du flot. Arrivé à bonne distance de la yarangue, il s’assit. Les vagues semblaient le bercer. Il les regardait. A force de les observer il s’endormit. Il les vit aussi en rêve. Alors qu’il les regardait, elles s’ouvrirent et le garçon vit son père et sa mère qui habitaient au milieu de la mer dans leur barque. A peine eut-il vu ses parents que le garçon courut vers eux. Il leur cria de loin :

- Maman, papa ! Comme je suis heureux de vous voir enfin ! Rentrons vite à la maison. Grand-mère a faim. Nous n’avons plus rien à manger.

- Nous ne pouvons retourner à la maison. Nous sommes devenus des squelettes.

Sur ces paroles la mère montra son corps. Son fils se mit à pleurer. Le père prit une courroie en peau de morse et il s’en servit pour fouetter la baleine attachée sous l’embarcation. Tout en la frappant il disait :

- C’est bien fait pour cette faiseuse d’orphelin !

Pendant qu’il cinglait la baleine, elle semblait rapetisser. Le père et la mère rapetissaient eux aussi. Finalement le garçon cria en pleurant :

- Maman, papa ! Attendez-moi.

Son cri le réveilla. Abattu, il reprit sa route. Soudain il aperçut une énorme baleine qui avait été rejetée sur le rivage. Il rentra vite chez lui et revint la débiter avec sa grand-mère.