CONTES
RECUEILLIS PAR YATGYRGYN
Magadan
1963
Traductions du tchouktche par Ch. Weinstein
SOMMAIRE
LE
VIEILLARD (dit par
Latylo, sovkhoz « Kantchalan »)
TEIUNKEEV
(dit par Notagyrgyn à Ven)
LELGYLU
(dit par Kalan, à Ven)
LE
TROUPEAU ET LES ELEVEURS (dit par Kalan à Ven)
VEVSENLU
(dit par Latylo, village de Qonsan)
DES
JEUNES FILLES PLEINES D’ADRESSE (dit par Kalan à
Ven)
POSATKYN
ET PELATKOLYN (dit par Atsytagyn)
L’ELEVEUR
ET SA FILLE (dit par Qiqqilyn)
LA
VIE CLAIRE (dit par Penevïi, village de Velqyl)
KELEV-LE-GAILLARD
ET L’ADOLESCENT (dit par Ragtyvié)
L’OURSE
ET L’ADOLESCENT (dit par Tymnet à
Ven-Tavaïvaam)
LE
RENNE ET L’ELAN (dit par Pelat)
L’HOMME
ADROIT QUI DORMAIT TOUJOURS (dit par
Penevïi, village d’Elqetveem)
LE
CHIEN QUI CHERCHAIT UNE EPOUSE (dit par Nutene,
village de Vareen)
L’OURS
ET NUTENEVYT (dit par Tynepkir)
QASAP,
LA JEUNE FILLE (dit par Etygyn)
L’OURS
ET LA LANCE (sans indication du conteur)
QOPQYGYRGYN-LE-MAIGRE
(dit par Yttyroltyn, noté par
Ïynenliqeï)
LA
FEMME-LOUP (dit par Vaalgyrgyn, village de
Velqyl)
L’HOMME
AMI DU RENNE (dit par Tynesqyn, Ven)
LE
RENNE ET LE LOUP (dit par Tynesqyn, Ven)
UN
RENNE PENSANT (dit par Pelat)
L’HOMME
AUX HABITS BLANCS (noté par Ïynenliqeï)
LES
DEUX OISEAUX BLANCS (dit et noté par Yatgyrgyn à
Ven)
LES
SEPT FRERES (dit par Niquplu, village de Qonsan)
UNE
LUEUR EN MER (dit par Aïagïulyk, village de
Velqyl)
UNE
MERE CELIBATAIRE (dit et noté par Yatgyrgyn à
Ven)
IKYSURELYN,
NUUQENEV ET KULUSILYN (dit par Tegrylqut
à Ven)
L’HOMME-BALEINE
(dit par Notagyrgyn à Ven)
LES
AFFAMES DE L’ETE (dit par Tymnet à
Ven-Tavaïvaam)
LES
CHIENS (dit par Tymnet à Ven-Tavaïvaam)
LES
MORSES ET L’ELEVEUR (dit par Antyl, village de
Qonsan)
MUTLUVÏI
(dit par Tegrylqut, village de Yqynin)
RESTES
SEULS (dit par Elgor, village de Nesqen)
LA
VIEILLE FEMME ET SON PETIT-FILS (dit par Tymnet à
Ven-Tavaïvaam)
LE
CORBEAU ET LE RENARD (dit par Qergytvaal à Ven)
NUTETEGYN
ET LES OISEAUX (dit et noté par Yatgyrgyn)
L’ORPHELIN
(dit et noté par Yatgyrgyn)
QAÏMASIKAM
(dit par Rintit, noté par Ïynenliqeï)
LE
VIEILLARD COUVERT DE PLAIES (dit par Panantagrav,
noté par Ïynenliqeï)
LE
CHAMANE DES REVES (dit par Vaalgyrgyn, village de
Velqyl)
LE
GRAND SANS MARMITE (dit par Nyquplu, village de
Qonsan)
LE
CORBEAU ET LE PETIT OISEAU (dit par Qergytvaal à
Ven)
LA
FEMME PERDUE (dit par Kunsi à Ven)
LE
REVE ET L’ENFANT (dit par Latylo, village de
Qonsan)
Or
donc un petit groupe de yarangues se
trouvait à l’estivage. Tous les hommes étaient dans les environs. Ils
chassaient le renne sauvage du côté de la rivière Elkeveem. Seules les
femmes
étaient restées à la maison, car la guerre était finie. Bien que les
hommes
fussent sans inquiétude pour leurs proches, on n’en continuait pas
moins à
surveiller l’ennemi. Toute la journée les femmes montaient la garde à
tour de
rôle. Le soir elles veillaient depuis l’intérieur du relkun.
On y procédait à la surveillance à l’aide d’un récipient d’eau
: on plaçait une marmite sous l’orifice de fumée et la femme gardait
l’oeil
fixé sur l’eau toute la nuit. Un observateur ennemi ne manquerait pas
de
regarder par l’orifice et sa tête se reflèterait dans le récipient.
Quand
une femme voyait un ennemi se refléter dans l’eau, elle restait tout à
fait
immobile, comme assoupie. L’homme, convaincu qu’elle dormait, repartait
tout
doucement (chercher les autres) : il serait facile de venir à bout de
gens
endormis. La femme réveillait ses compagnes afin qu’elles se tiennent
prêtes.
C’est ainsi qu’elles veillaient en l’absence des hommes.
Une
nuit une femme aperçut le reflet d’un ennemi dans l’eau. Dès qu’il fut
parti,
elle informa un vieillard qui se tenait dans l’attente.
-
Bien qu’on ait cessé de se battre depuis longtemps, je viens de voir un
éclaireur ennemi. Qu’allons-nous faire ? lui demanda-t-elle.
-
Appelle toutes les femmes. Qu’elles m’aident à installer mon arc sur un
trépied
de la yarangue, car je ne pourrai
pas
le faire seul. Quand vous aurez mis l’arc en place, partez dans la
montagne.
Moi, je resterai.
Les
femmes du campement se rassemblèrent pour poser l’arc du vieillard sur
le
trépied. Unissant leurs efforts elles y parvinrent, mais non sans
difficulté.
Puis elles partirent dans la montagne avec les enfants. Seul demeura
sur place
le vieillard avec son arc. Il posa les flèches de façon à pouvoir s’en
saisir
commodément.
Les
ennemis firent leur apparition au petit jour. Ils marchaient sur une
file sans
se faire de souci car ils savaient qu’ils ne trouveraient au campement
que des
femmes. Le vieillard tira sur les ennemis qui s’étaient regroupés. Il
en
abattit bon nombre et contraignit les autres à se tapir, désemparés.
Quand
les hommes rentrèrent, ils apprirent que leurs proches avaient tué de
nombreux
ennemis et que tout s’était bien passé pour eux. Par la suite on
continua de
monter la garde bien que les hostilités fussent terminées.
Un
homme nommé Teiunkeev était très habile à conduire son attelage de
rennes. Il
avait de grands bras, mais n’était pas très vigoureux. Cela se passait
à
l’époque des guerres.
Un
matin Teiunkeev était allé sur une montagne afin d’observer les
environs. Il
aperçut soudain des ennemis qui se déplaçaient sur une file de
traîneaux. Ils
étaient très nombreux. Teiunkeev se laissa glisser vers ses rennes. Il
enfila
ses plekyt de course et alla au
devant des traîneaux. Il tua tous les ennemis. Il n’en épargna qu’un
seul qu’il
renvoya :
-
Va chez les tiens et dis-leur que nous avons fini de faire la guerre.
Vivons en
amitié !
Sur
ces paroles il laissa partir l’ennemi à qui il avait fait grâce et
rentra lui
aussi chez lui.
Le
lendemain matin Teiunkeev retourna prendre son poste d’observation. De
nouveau
il vit un groupe important d’équipages ennemis. Ils étaient vraiment
très
nombreux. A nouveau il se laissa glisser et se mit à les abattre par
derrière.
L’ennemi qui était à l’avant il le fit passer devant lui. L’homme dit :
-
Eh, bonjour, Teiunkeev.
-
Allons, rentre chez toi. Dis aux tiens que Teiunkeev a abattu votre
détachement
et que cela suffit comme cela. Qu’ils cessent de venir nous faire la
guerre.
Sur
ces paroles il s’empara des rennes de l’ennemi et rentra chez lui. Le
lendemain
Teiunkeev retourna prendre son poste. Soudain les ennemis
s’approchèrent de
lui, mais il ne fit pas attention à eux.
-
Montre-nous où sont vos campements, lui dirent les ennemis.
Alors
Teiunkeev se mit à leur montrer un campement, puis, tout en leur
montrant, il
les tua. Il n’en épargna qu’un.
Le
lendemain Teiunkeev alla reprendre son poste de guet sur la montagne.
Les
ennemis encerclèrent la montagne et se dirigèrent vers lui, là-haut.
Ils se
disaient qu’ils allaient enfin le prendre vivant. Teiunkeev fit mine de
s’enfuir et en tua un, puis il sauta vivement sur un traîneau et
commença à en
abattre une quantité en les hachant au passage. Quand il n’en resta
plus, il
regagna sa yarangue. Le lendemain
il
retourna prendre son poste d’observation et de nouveau il tua de
nombreux
ennemis qui, sur une file de traîneaux, montaient à l’assaut. Il dit
aux autres
:
-
Rentrez chez vous et dites que Teiunkeev a encore fauché toute votre
troupe et
qu’on cesse de nous attaquer. Cela suffit !
Un
jour Teiunkeev s’en prit à un autre campement. Il y avait dans ce
campement un
homme agile qui, en le voyant arriver, lui dit :
-
Harnache-moi et utilise-moi comme renne.
-
Je ne pourrai peut-être pas, lui dit Teiunkeev.
-
Essaye quand même, s’obstina l’homme agile et il fit passer Teiunkeev
entre les
traîneaux. A ce moment il le tira brusquement et lui arracha presque le
bras.
Teiunkeev
dégagea l’homme agile et rentra chez lui. Pourtant nul ne put prendre
le dessus
sur lui. Il était devenu très habile à conduire son attelage.
Or
donc il était un homme très habile à conduire un attelage. Il le
conduisait
même souvent en été. A cette époque on guerroyait encore. Le nom de cet
homme
était Vaglo. Peu robuste il était pourtant très habile à conduire ses
rennes.
Un
jour il se vantait devant son père de ses aptitudes, à savoir qu’il
était
désormais on ne peut plus doué dans cet art.
-
Quand tu ramèneras des morceaux de traîneau brisé, lui répondit son
père,
j’ajouterai foi à tes paroles. Mais pour le moment ne tire pas gloriole
de tes
capacités à conduire un attelage.
Une
fois on se prépara à livrer bataille. Vaglo suivit ceux qui partaient
affronter
les ennemis. Il remorquait son traîneau derrière les rennes qu’on
poussait
devant soi, car il n’aurait pu rentrer à la maison par ses propres
moyens du
fait de son manque de vigueur.
-
Les ennemis sont-ils encore loin ? demanda un jour Vaglo.
-
Non, ils sont tout près. Là, derrière cette haute montagne, lui
répondit-on.
Quand
on s’éveilla au matin, Vaglo avait disparu et ses rennes aussi. Il
était parti
au milieu de la nuit. Au petit matin il aperçut un ennemi sur son
traîneau. Il
posait des pièges. Ses deux grands rennes, l’un gris, domestiqué, et
l’autre
hybride, de mère domestique et de père sauvage, étaient entravés par
les
brides. Aussitôt Vaglo comprit qu’il avait affaire à un bon conducteur
de
rennes. Il attendit qu’il se remette en route.
Dès
que l’homme repartit, il fondit sur lui. L’ennemi fit faire demi-tour à
son
renne hybride et s’enfuit. Mais Vaglo le rattrapa bientôt par la gauche.
-
Avec quels yeux vais-je regarder les gens désormais ? Il vaut mieux que
tu me
tues, dit l’ennemi au désespoir.
-
Non, je ne te tuerai pas. Je vais plutôt t’installer sur mon traîneau.
Tes
rennes, nous les laisserons aller.
Ainsi
Vaglo emmena chez lui l’ennemi, ce conducteur de rennes, comme passager.
-
Oh, oh ! Que vas-tu faire ? demanda le père au fils qui amenait son
passager.
-
Je vais peut-être scinder le troupeau. Les bergers en conduiront une
partie
chez l’ennemi.
Quant à lui, qu’il s’en
aille.
Une
fois le troupeau scindé, Vaglo rentra chez lui. Alors seulement son
père fut
persuadé que son fils Vaglo était effectivement devenu un bon
conducteur
d’attelage.
Les
ennemis s’en étaient pris à des pauvres gens. On était alors en guerre.
Des
miséreux qui fuyaient perdirent en route un petit enfant. Un ennemi le
trouva
et le donna à des gens sans enfants pour qu’ils l’élèvent. Ce vieil
homme et sa
femme élevèrent l’enfant. Adolescent il devint très agile et très fort.
Ce que
voyant les ennemis dirent à plusieurs reprises :
-
Vous l’avez élevé et il pourrait bien devenir notre ennemi. Il vaudrait
mieux
le mettre à mort.
Le
vieillard finit par dire à sa femme :
-
Ils insistent beaucoup. Il vaut mieux le tuer. Dès qu’il arrivera, nous
le
tuerons.
La
vieille femme inconsolable se mit à pleurer. Alors que le jeune homme
se
restaurait une fois rentré à la maison, le vieil homme lui dit :
-
Que faire ? Il va falloir que nous te mettions à mort.
-
Qu’il en soit comme vous voudrez, répondit-il.
Après
le repas le vieux le fit asseoir sur le sotsot
et, se plaçant à la porte, il lui décocha une flèche. Mais l’adolescent
esquiva
en sautant sur son derrière. Après quoi il se replaça sur le sotsot. La flèche était tombée derrière
lui. Alors le vieillard lui dit :
-
C’est bon. Rentre chez tes parents. Je ne peux pas te tuer. Tu prendras
cette
direction. C’est là que sont ton père et ta mère. Voilà par où tu dois
passer.
Sur ton chemin il y aura un nid d’aigle. Tu y passeras la première
nuit. La
seconde, tu la passeras près d’un lac qui vient de geler. Tes ennemis
t’y
rattraperont. Là tu agiras au mieux.
Quand
le jeune homme arriva au lac gelé, un violente tempête se déchaîna, si
bien que
les ennemis glissèrent et tombèrent sur la glace fraîche, s’y brisèrent
la tête
et périrent...
-
Qui donc nous rend visite ? dit le père à sa femme.
-
Je vais aller voir, répondit-elle.
En
sortant elle aperçut un homme. Elle s’adressa à lui :
-
Bonjour, bonjour. D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu venu ?
L’adolescent
dit le nom de ses père et mère. Il raconta qu’ils l’avaient perdu en
chemin, et
qu’aujourd’hui il les recherchait.
-
Mais tu es notre fils, s’écria la mère heureuse.
Il
entra et demanda à son père et à sa mère :
-
N’auriez-vous pas des oeufs de poisson suris ?
-
Si, nous en avons, répondirent-ils d’une seule voix.
-
Je veux m’en enduire le visage et les mains, leur dit-il.
Il
s’enduisit le visage et les mains d’oeufs de poisson suri. On eût dit
qu’il
était devenu galeux. Après cela on l’appela Lelgylu,
Visage-oeufs-de-poisson.
Un peu plus tard, dans la yarangue,
il dit à ses parents :
-
Ne pourriez-vous demander pour moi une fiancée ? Car le voisin semble
avoir de
nombreuses filles.
La
mère alla chez le voisin demander une fiancée pour son fils. Quand le
père
informa ses filles que le nouveau venu désirait prendre femme, les
filles
dirent, toutes autant qu’elles étaient :
-
Il est bien trop répugnant. Qui prendrait comme maître de maison un galeux ?
Seule
la plus jeune gardait le silence. Un peu plus tard elle dit à son père :
-
Qu’il me prenne. Les braves hommes ne sont pas si nombreux.
-
J’ai convaincu une des jeunes filles, dit en rentrant la mère à son
fils.
Bientôt
on organisa une course. Le fils dit à son père :
-
Pourquoi n’irais-tu pas y participer aussi ?
-
Je ne peux pas, je n’ai pas de rennes, répondit le père.
-
Prends-moi en guise de renne.
-
Mais ce n’est pas possible.
-
Mais si... Cela te changera les idées.
Ils
partirent chez les gens qui organisaient la course. Le jeune homme
remorquait
le traîneau où avaient pris place son père et sa mère... Les autres
concurrents
avaient déjà attelé leurs rennes. Le père attela son fils. Les coureurs
s’élancèrent. Le vieillard les suivit. Avant même d’avoir disparu dans
le
lointain, il cessa d’avancer. Puis il rattrapa les coureurs, y compris
ceux qui
étaient en tête. Les yarangues apparurent.
Il dépassa l’attelage de tête et le laissa en arrière.
-
Encourage-moi de la voix, dit le fils à son père quand on arriva aux
abords des
yarangues.
Ayant
franchi la ligne d’arrivée il reçut un prix : un ballot de tabac. La
mère
rentra aussitôt à la maison. Quand il se fut nettoyé, on vit qu’il
était très
beau.
Il
ramena sa fiancée à la maison.
-
Pourquoi n’avez-vous pas voulu de moi? dit-il à celles qui l’avaient
refusé.
Deux
hommes était en train de garder des rennes. Ils faisaient toujours
coucher le
troupeau sur un promontoire au bord d’un lac. Un jour comme de coutume
ils y
avaient installé les bêtes pour la nuit quand ils entendirent des
ennemis
hurler : « Av-as, av-as ! » Quand ils regardèrent
autour d’eux, ils
virent qu’ils avaient été encerclés.
Il
faisait encore chaud. Les vêtements de pluie en intestins de morse
étaient
complètement desséchés. Avec leur lasso les deux hommes attrapèrent des
rennes
mâles domestiqués. Ils leur attachèrent ces vêtements sur le dos. Le
troupeau
se mit à tourner en rond à toute allure parce que les imperméables
desséchés
produisaient un bruit qui les affolait. Les bêtes piétinèrent les
ennemis et les
tuèrent tous jusqu’au dernier. Seuls les deux hommes restèrent vivants.
A
partir de ce jour-là ils eurent une vie paisible.
Il
y avait chez nous un garçon très adroit dont les ennemis ne parlaient
jamais.
Quand ils entendaient le nom de Vevsenlu, ils prenaient la poudre
d’escampette
et se cherchaient un abri. Ils le craignaient car, lorsqu’il se battait
à la
lance, il devenait invisible. On n’entendait plus que le sifflement de
la
pointe de son arme. Quand les hostilités commençaient, il désarmait les
ennemis
en brisant leur lance avec la sienne et, sans se presser, il leur
tranchait la
tête comme à des champignons.
Une
fois Vevsenlu s’était éloigné du campement pour manger des baies dans
la
toundra gelée. Il était sans armes. Les ennemis accourus le hélèrent :
- Av-as,
av-as ! Qui
es-tu ?
Il
continua de se régaler sans même leur jeter un regard, mais ils
insistèrent.
-
Laissez-moi manger, répondit-il enfin, sinon les baies seront bientôt
recouvertes de neige. Nous aurons toujours l’occasion de nous
rencontrer.
Les
ennemis s’étaient arrêtés et l’encerclaient à distance. Le calme de cet
homme
leur en imposait. Néanmoins ils se rapprochèrent :
-
Av-as ! Qui es-tu ?
-
Vevsenlu, dit calmement le mangeur de baies.
Les
ennemis s’enfuirent en criant :
-
Av-as ! Mange tranquillement. Av-as ! Il est vraiment impassible, ce
Vevsenlu !
Désemparés,
ils se dispersèrent. A partir de ce temps-là ils cessèrent de
s’approcher de
notre terre où ils auraient pu rencontrer Vevsenlu à tout moment.
Or
donc un vieillard vivait avec sa femme. Leurs deux filles, bien que
toutes
jeunes, faisaient tout elles-mêmes. Elles gardaient même les rennes. Le
père et
la mère avaient vieilli. Un jour, comme à l’accoutumée, les jeunes
filles
gardaient le troupeau. Elles l’avaient fait coucher sur un promontoire
au bord
d’un lac. Les ennemis les y surprirent. Elles ne les aperçurent que
lorsqu’ils
se mirent à crier pour annoncer leur arrivée.
-
Attendez un peu. Nous voulons d’abord manger, leur répondirent les
jeunes
filles.
Se
mettant rapidement en cuisine, elles firent cuire du rorat.
L’une brisait les os pour en extraire la moelle, l’autre
fabriquait des lances avec des morceaux de bois et des os brisés en
guise de
pointe.
-Je
vais attaquer leur guerrier le plus vif, dit l’aînée.
-
Il vaut mieux que ce soit moi, répondit la cadette.
-
Non, plutôt moi. S’il prend le dessus, alors attaque-le.
Le
plus adroit des hommes du camp ennemi s’approcha des jeunes filles.
Toute la
journée l’aînée jouta avec lui à coups de lance. Elle finit par le
ceinturer et
l’assit sur son épaule.
-
Tue-moi plutôt, avant que mes muscles se soient refroidis, dit l’homme
à la
jeune fille.
-
Nous ne tuons pas d’hommes. Nous sommes des femmes, repartit-elle.
-
Vous n’êtes pas des femmes. Des femmes ne seraient aussi adroites,
doutait
l’adolescent.
-
Mais tu peux voir nos tresses.
-
Certains hommes ont aussi des tresses, continuait-il de douter.
-
Puisque tu doutes tant, regarde mes seins, dit-elle en ôtant son
vêtement pour
lui montrer sa poitrine.
-
Quelle honte sera la mienne quand on entendra dire que j’ai été vaincu
par une
femme. Tue-moi vite avant que mon corps ait complètement refroidi,
insistait-il.
-
Nous ne devons pas tuer, continuait de dire la femme.
-
Puisque tu refuses de me tuer, prends-moi comme mari. De toute façon
j’aurais
été tué. Je ne rentrerai pas chez moi, car les autres ont vu que mes
assauts
avaient été repoussés.
La
jeune fille accepta. Ils partirent chez elle. La lance de l’homme
brillait au
soleil. A la maison le père était en train de raboter à l’abri du vent.
Sa
fille s’arrêta un peu à l’écart :
-
Père, j’ai fait l’acquisition d’un ardillon, lui dit-elle.
C’est
ainsi qu’elle désignait l’homme.
La
cadette trouva un homme aussi. Elles vécurent heureuses et eurent
beaucoup
d’enfants.
Il
était un vieil homme et une vieille femme qui avaient une fille unique
appelée
Pelatkolyn. Ils restaient toujours chez eux. Leur fille faisait tout
toute
seule. En été elle cueillait des herbes et allait chercher du bois. En
hiver
elle s’occupait du dressage des rennes. Elle avait une belle vie. Aucun
adolescent n’avait pu l’obtenir en mariage. Son père et sa mère
disaient
qu’elle ne prendrait pour époux que celui qui la rattraperait à la
course.
Posatkyn,
un garçon d’un autre campement, entendit parler de cette alerte jeune
fille qui
gardait son troupeau et il commença à s’entraîner. Trois années plus
tard il
fut prêt à l’affronter.
Il rattrapait
même des mouflons parcourant les crêtes. Le rapide Posatkyn se mit en
route
pour aller voir la jeune fille, l’alerte Pelatkolyn. Il l’aperçut enfin
auprès
de ses bêtes. Elle était vraiment très jolie. Il la prit et l’emmena
sans tarder
de l’autre côté du troupeau. Elle lui dit :
-
Tu m’as fait commettre une faute. A présent rattrape-moi.
Elle
s’enfuit, mais à aucun moment l’homme ne perdit du terrain. Elle finit
par être
déçue.
-
Puisque je ne peux te distancer, rentrons à la maison.
Ils
rentrèrent. Pelatkolyn cessa de garder les rennes. C’est l’homme qui se
mit à
les faire paître. La jeune femme attendit bientôt un enfant. Un jour le
vieillard dit à son gendre :
-
Nous finirons par mourir sans avoir vu le troupeau. Amène-le demain
matin et
abattons un renne.
-
Confectionne-moi un fouet tressé, dit Posatkyn à sa femme.
Quand
elle l’eut fait, il partit chercher les bêtes et les rassembla. Sur le
chemin
du retour il vit un renne mâle sauvage embourbé dans la glaise. De son
fouet il
frappa la bête sur la croupe. Elle se dégagea non sans peine. Il la
frappa de
nouveau quand elle voulut gagner le large. Elle finit par se diriger
vers les yarangues. Le troupeau
tout entier la
suivit comme si le berger le faisait avancer. Il avait adopté le mâle
sauvage
comme chef. Il amena les bêtes au campement. On procéda à l’abattage
d’un
renne. Après cela les vieillards demandèrent qu’on leur donne la mort.
Avant de
mourir le vieil homme dit à ses descendants :
-
Au moins nous aurons fait un troupeau pour vous. Donnez-nous la mort.
Quand
vous aurez bien fait paître les bêtes, vous toucherez au bonheur. Le
bonheur,
on ne le connaît pas encore partout. Souvenez-vous toute votre vie que
seul le
labeur rend la vie meilleure.
Or
donc autrefois vivait un éleveur. C’était il y a si longtemps que son
nom s’est
enveloppé de brume et qu’il a été oublié. Il vivait avec sa femme et sa
fille.
Pour garder leur troupeau ils avaient pris un homme qui travaillait
pour eux
depuis sept années. Malgré cela l’éleveur ne l’avait jamais rétribué.
-
Je suis seul à vous nourrir, dit-il un jour à sa femme et à sa fille.
-
Au fond c’est vrai. Mais une épouse aussi participe au bien-être du
ménage si
elle sait réfléchir, répondit sa fille.
-
Ne me contredis pas. Va-t’en d’ici, lui dit-il indigné.
-
Je ne partirai pas, répliqua la fille.
L’éleveur
ordonna alors à son berger :
-
Mets-la à mort. Elle m’a grandement offensé en me contredisant.
-
Je ne la tuerai pas. Il est honteux de tuer. Puisque tu la hais, le
mieux est
de l’envoyer dans un autre campement, répondit l’homme.
-
C’est vrai. Il vaut mieux faire comme cela, dit l’éleveur.
On
emmena la jeune fille dans un autre campement où elle commença une
nouvelle
vie.
Un
jour l’éleveur dit à son berger qui avait travaillé pour lui pendant
sept
années :
-
Tu gardes mes bêtes depuis longtemps sans que je te donne de
rétribution.
Toi-même tu ne m’as pas une seule fois demandé de gratification. A ce
jour tu
as assez travaillé. Partage le troupeau et prends-en la plus belle
part. Tu
l’as gardé et tu connais très bien les bêtes.
L’homme
accepta. Le lendemain il dit à l’éleveur :
-
Vois, j’ai fait le partage comme tu me l’as dit.
Il
compta les bêtes qu’il avait choisies. Il ne s’en était mis de côté que
cent,
mais c’étaient les plus belles.
-
Je vais vendre ma part du troupeau car je ne peux le faire paître, dit
l’éleveur au berger.
-
Moi aussi je vendrai la mienne, dit de son côté le berger.
Le
troupeau du maître se vendit bien car il le céda à de bons chalands.
L’autre
vendit ses bêtes à des filous qui l’abusèrent. Ce n’est pas pour rien
qu’ils
lui faisaient bonne figure :
-
Quel troupeau tu as amené !
-
Il est à vendre, dit le miséreux.
-
A combien le renne ?
-
Disons à dix pièces la tête.
Ils
dupèrent le berger, ne lui remettant que des morceaux de métal
brillants. Il se
rendit chez la fille de l’éleveur et lui raconta :
-
Ton père m’a donné des rennes et nous avons partagé le troupeau. J’ai
déjà
vendu ma part à raison de dix pièces l’unité.
-
Montre-moi ton argent. Nous verrons combien il y a, dit-elle.
La
jeune fille regarda et ne vit que des bouts de métal sans valeur. Elle
les prit
et dit :
-
Va te restaurer. Tu aurais dû recevoir de l’argent, mais cela, ce n’en
est pas.
Si tu vois mon père, achète-lui ce qu’il souhaite. Quant à moi, ne
m’achète
rien. Va en visite. Si on veut te faire des dons, ne refuse pas.
Dès
que l’homme fut parti, la jeune fille prit les fausses pièces et les
reporta
chez le filou. En arrivant elle lui demanda :
-
C’est à vous qu’on a cédé un petit troupeau ?
-
Oui, c’est à nous, répondirent-ils
-
Vous vous êtes bien moqués de l’homme. Il ne sait pas ce que c’est que
l’argent. Vous avez berné un berger.
Ils
donnèrent de l’argent à la jeune fille qui rentra chez elle. En
arrivant elle
accrocha son petit sac. Un peu plus tard on frappa. Elle sortit.
L’homme était
de retour.
-
J’ai de la chance. J’ai fait l’acquisition d’un attelage de rennes, et
des plus
rapides. Tu m’avais dit toi-même de ne pas refuser les cadeaux si on
m’en faisait.
Je les ai amenés.
L’homme
prit la jeune fille pour épouse. Désormais ils vécurent heureux. Ils se
procuraient toutes sortes de choses par leur travail.
Un
jour le père de la jeune femme, monté sur un attelage de rennes, passa
par chez
eux. Au cours de la conversation il dit à sa fille :
-
Tu as eu raison à l’époque de me dire que l’épouse aussi contribuait à
l’enrichissement du ménage. Surtout si elle est intelligente. J’ai eu
tort
alors de me mettre en colère. En vérité je n’ai ajouté foi à tes
paroles
qu’aujourd’hui. Puissiez-vous vivre heureux !
Ainsi
la jeune fille avait fait du berger de son père le compagnon de son
existence.
Elle avait bien montré qu’une femme aussi peut contribuer à créer le
bonheur.
Un
vieillard vivait avec sa femme. Ils avaient deux fils. L’aîné
s’appelait
Tanelgo et le cadet Anialo. Les jeunes gens étaient toujours à faire
paître les
rennes et ne revenaient à la maison avec le troupeau qu’à l’époque de
l’abattage d’automne. Un jour où il faisait chaud et où le troupeau
était
couché, ils abattirent un renne destiné à la nourriture. Dès qu’ils
eurent ôté
la peau de la bête morte, une bécasse se mit soudain à crier près des
rennes.
L’aîné comprenait la langue des bécasses. Aussi dit-il à son cadet :
-
La bécasse ne crie pas sans raison. Débitons vite ce renne et faisons
cuire du rorat. Nous le mettrons à
refroidir dans
la neige. Les ennemis sont en marche.
Ils
firent rapidement cuire le rorat et
Anialo le mit à refroidir. Déjà les ennemis les encerclaient. Quand le rorat eut refroidi, les assaillants
avaient rétréci leur cercle et ils hurlaient. Tanelgo dit à son frère :
-
Si nous pouvons avaler chacun notre moitié, peut-être pourrons-nous
sortir de
l’encerclement.
Le
premier Tanelgo avala sa part de rorat
sans difficulté. Puis sans la mâcher Anialo avala la sienne. Les
ennemis les
harcelaient et poussaient des hurlements effrayants parce qu’ils
étaient
nombreux alors que les bergers n’étaient que deux.
-
Attrape au lasso un mâle blanc sur la bordure nord du troupeau et
attache-lui
un vêtement de dessus, puis laisse-le aller. De mon côté j’attraperai
un mâle
moucheté un peu moins loin au nord et je lui mettrai aussi un vêtement
de
dessus.
Les
ennemis avaient cerné le troupeau. Les frères avaient attrapé des mâles
et les
avaient couverts d’un habit de dessus. Les deux bêtes foncèrent au
galop à
travers le troupeau, puis le troupeau tout entier se mit à galoper,
piétinant à
mort les ennemis. Les mâles épuisés, imités par les autres bêtes,
s’arrêtèrent.
Il ne restait plus que très peu d’ennemis, au demeurant tous désarmés,
car les
rennes avaient brisé toutes leurs lances. Venus avec des intentions
cruelles,
ils repartirent.
On
dit que cela s’est passé il n’y a pas très longtemps, assez récemment,
à
l’époque où Koriaks et Tchouktches se battaient. Personne ne sait très
bien si
cela a eu lieu pour de bon ou non. Mais on trouve encore de nos jours
des
débris d’armes. C’est pourquoi on peut dire que cela a vraiment eu lieu
récemment.
Or
donc un jour les gens d’un campement virent arriver un jeune
adolescent.
Personne ne savait d’où il venait et ce qu’il voulait. On connaissait
les
habitants des campements éloignés même si leurs visites étaient rares.
Un
gaillard d’ici leur avait donné une bonne leçon.
C’était
l’homme le plus fort de toute la terre. Certains de ceux qui s’en
venaient des
autres campements il les capturait et les faisait travailler pour lui.
Les
autres, il les tuait sur place s’ils lui déplaisaient. Il traitait mal
ses
bergers qui étaient perpétuellement affamés et transis de froid bien
que
l’énorme troupeau se fût multiplié. Ceux qui quittaient les bêtes pour
rentrer
au campement il les y renvoyait aussitôt. Ou alors il envoyait ses
trois fils
pour les surveiller.
On
s’intéressa fort à l’adolescent qui venait d’arriver. Toutes les filles
se
rassemblaient et même jouaient des coudes pour aller le voir, car on le
disait
très bien de sa personne. Ce jeune homme était venu se chercher une
fiancée. Il
était lui aussi très vigoureux. Il était calme et n’avait pas l’air
fanfaron. A
peine eut-il fait son apparition qu’il se rendit chez le gaillard. Les
filles
de celui-ci voulurent elles aussi voir le jeune homme, mais le père le
leur
interdit.
Kelev
étant un homme cruel. L’adolescent ne s’était pas installé chez lui,
mais chez
des vieillards qui travaillaient pour lui. Il raconta au maître de
maison que
sa mère l’avait envoyé se chercher une fiancée, mais que jusqu’à
présent il
n’avait pas encore vu de jeune fille à son goût.
-
Kelev ne va sûrement pas te laisser en paix. Il voudra se battre avec
toi. S’il
te vainc, il te prendra comme serviteur ou te tuera. Nous autres,
vieillards,
il nous a brisés, dit le maître de maison qui n’avait pas su se battre.
Le
lendemain le gaillard appela l’adolescent et lui dit de se tenir prêt
au
combat.
-
Mais je ne me suis pas battu depuis mon bas âge. Au reste je ne suis
pas venu
pour me battre. En vérité je cherche une fiancée, répondit le jeune
homme.
En
parlant il vit la fille cadette du gaillard, une jeune fille paisible,
et il
demanda sa main au père.
-
Je ne donnerai mes filles qu’à plus fort que moi ou à un gaillard comme
moi,
même s’il est un peu plus faible, répondit le gaillard.
Avant
l’affrontement on fit venir le troupeau car on devait nourrir le vaincu
avant
de le mettre à mort. S’il était assez fort on devait lui donner des
rennes et
en faire un serviteur. Et on devait partager le troupeau. Mais Kelev
espérait
vaincre le jeune homme et le tuer. Ainsi il n’épouserait pas sa fille.
Les
serviteurs étalèrent plusieurs peaux de morse non dégraissées. C’est là
qu’ils
combattraient. Au départ l’adolescent ne voulait pas se battre, mais le
gaillard insistait. Avant le combat on enfila des habits et culottes en
peau de
morse séchée. Dès qu’il mit le pied sur les peaux de morse, le jeune
homme se
mit à glisser, tandis que Kelev gardait son équilibre. L’assistance
était
nombreuse. Certains riaient, d’autres regardaient sans rien dire. Le
gaillard résistait
plus à l’adolescent (qu’il ne l’attaquait). Loin de le pousser pas dans
ses
retranchements, il était déjà lui-même en nage. Le jeune homme
l’assaillait et
s’éloignait d’un bond. Ceux qui riaient récemment encore avaient fait
silence.
Enfin Kelev s’arrêta et dit au jeune homme :
-
La nuit tombe. Nous nous battons depuis longtemps. Viens continuer
l’assaut
dans ma yarangue. Personne encore
ne
m’a contraint à combattre si longtemps.
Le
jeune homme n’attaqua pas Kelev. Il bondit vers sa fille et lui demanda
si elle
voulait de lui. La jeune fille donna son consentement. A ces paroles
Kelev dit
:
-
Je vais tenter encore un peu de te jeter à terre.
Ils
recommencèrent à se battre. Kelev regrettait d’avoir à donner sa fille.
En
outre il refusait l’idée d’une défaite. Le jour se levait et le combat
continuait. Certains dans l’assistance avaient commencé à somnoler.
Vers la
mi-journée Kelev fatigué dit à l’adolescent :
-
Continuons l’assaut dans ma yarangue.
-
Vous voyez que je ne suis pas un homme cruel, dit le jeune homme aux
spectateurs avant d’attaquer.
A
se battre longtemps il n’en était devenu que plus habile. Il en voulait
à Kelev
qui, alors qu’il était encore petit et sans force, avait tué ses deux
frères
aînés. Enfin, se précipitant sur lui, il le renversa et l’enveloppa
comme un
petit enfant dans une des peaux de morse du tapis de sol avant de le
recouvrir
d’une autre des peaux. Kelev se mit à crier, demandant qu’il le laisse
sortir
de là. Il ne pouvait s’extirper lui-même car la peau très grasse était
glissante.
-
Relâche-moi. Je te donnerai ma fille. Prends aussi tout mon troupeau,
et fais
de moi ton serviteur, criait Kelev.
Le
jeune homme n’ajouta pas foi à ses paroles. Il courut vers la toundra
et
quelques instants plus tard rapporta une énorme lance. Il écarta les
peaux de
morse qui recouvraient Kelev et lui dit :
-
Battons-nous à la lance. N’est-ce toi qui as voulu m’affronter ?
Kelev
apporta une lance que personne ne pouvait soulever. Elle était pourtant
plus
petite que celle de l’adolescent. Dès le début du duel celui-ci la
brisa. Ceci
fait il dit :
-
Tu as tué mes deux frères aînés avec ta lance. A mon tour je vais te
tuer avec
la mienne.
Sur
ces paroles il transperça Kelev et le tua. Il prit sa fille pour épouse
et
partagea son troupeau en deux moitiés. Il répartit la première entre
les
pauvres, l’autre il l’emmena chez lui pour sa mère. Débarrassés de
l’homme
cruel, les pauvres vécurent convenablement.
Or
donc il était un homme adroit qui avait beaucoup de chance à la chasse.
Il
abattait toutes sortes d’animaux. « Je mangerais bien des
produits du sol.
Ils sont enviables, ceux qui consomment de la verdure, ceux qui mangent
de
bonnes choses », grommelait l’homme.
Sa
plus jeune femme alla dans la toundra ramasser des racines. Arrivée sur
place
elle posa son enfant à un endroit dépourvu d’herbe. De temps en temps
elle
jetait un coup d’oeil sur lui. Une fois elle vit une ourse le veiller.
La mère
regarda son petit à la dérobée. L’ourse finit par dire :
-
Ne t’inquiète pas pour ton enfant. Pour le moment ramasse vite des
racines,
sinon tu te ferais encore réprimander.
La
femme continuait après de longs intervalles à lever les yeux sur son
enfant.
Une fois enfin elle vit l’ourse qui prenait la fuite en emportant le
petit.
Elle la poursuivit, mais elle ne put la rattraper car un ours, cela
court vite.
Désespérée elle se construisit une hutte de pierre. Elle avait trop
peur de son
mari pour rentrer à la maison. Ses yeux étaient devenus tout rouges à
force de
pleurer, et aussi à cause de la fumée.
L’enfant
grandit chez l’ourse. Il apprit à manger des oiseaux et des lièvres. A
mesure
qu’il grandissait il allait de plus en plus loin. Un jour en chassant
le renne
sauvage il aperçut une hutte de pierre. Par le trou de fumée il vit une
femme
mettre du bois dans le feu. Il pensa : « Ses mains ressemblent
aux miennes
et de plus elle sait tout faire ». Il jeta un morceau de gras
dans le feu.
Une odeur de graisse se dégagea.
-
Oh, oh ! Cela sent le gras comme autrefois, et levant les yeux elle vit
un
homme qui regardait en bas.
-
D’où viens-tu ? Comme tu ressembles à mon fils. L’ourse me l’a ravi.
-
Comment est-elle, cette ourse ? demanda le jeune homme.
-
Elle est velue, avec de grosses pattes et une grosse tête.
-
Comme ma mère, dit-il.
-
Pourquoi rester avec elle ? Quitte-la. Qu’elle vive seule, dit la femme
à
l’adolescent.
-
Mais elle m’a élevé. Je dois au moins veiller sur ses vieux jours.
Le
jeune homme avait abattu beaucoup de rennes sauvages et il ne rentra
que tard
le soir. Quand il arriva, il entendit la vieille ourse ronchonner :
-
Il a dû trouver sa mère et son père. J’aurais dû le manger il y a
longtemps,
quand il était encore tendre.
-
Il me semble que tu dis quelque chose, maman ? demanda le jeune homme.
-
Non, rien. C’est l’inquiétude qui me fait divaguer.
-
Ne t’alarme pas. Je rentre toujours avant la nuit. Le renne sauvage a
des
pattes. Il ne reste pas en place. Demain nous irons ensemble et tu
m’aideras un
peu. J’ai abattu beaucoup de bêtes.
Le
lendemain matin ils se dirigèrent vers les carcasses de rennes qu’il
avait
disposées en tas. Il se mit à en faire une charge pour l’ourse et lui
dit :
-
Fais un somme en attendant.
Le
jeune homme lui faisait face. Il lui décocha une flèche pendant qu’elle
somnolait
et elle mourut sans sortir de son sommeil. Il emporta tous les rennes
chez sa
vraie mère. Tout à fait rassurée elle lui dit :
-
Ton père et ton frère aîné vivent à proximité. Tu pourrais leur rendre
visite.
Je ne suis pas sûre qu’ils soient heureux.
Il
alla les voir. Son père bricolait dehors. Quand il arriva, il lui dit :
-
Ne serais-tu pas mon fils ? Comme tu lui ressembles ! Où est ta mère ?
-
J’ai été enlevé par une ourse. Récemment j’ai trouvé ma mère. Elle
habite dans
une hutte de pierre, pas loin d’ici. Elle y vit seule.
-
Va la chercher. Suffit de vivre comme cela. Ne nous séparons plus, dit
le père
à ses fils.
Ceux-ci
partirent chercher leur mère. Ils transportèrent toutes ses affaires et
ramenèrent les carcasses de rennes sauvages. Désormais les deux frères
se
retrouvèrent et toute la famille vécut heureuse.
Or
donc un jour l’élan et le renne se rencontrèrent.
-
Que fais-tu par là ? demanda l’élan au renne.
La
conversation s’engagea. Le renne dit :
-
Je suis toujours bien nourri. Jamais je ne quitterais mon maître car
j’aurais
sans doute à en souffrir. Toi, tu te nourris plus mal que moi bien que
chaque
jour tu manges une nourriture plus variée et succulente. Mais tu ne
peux pas
paître en paix. Tu es toujours à jeter des regards inquiets à droite et
à
gauche par crainte des loups. Tandis que moi je pais tout
tranquillement.
Pendant que je me nourris, mon maître veille sur moi. Même s’il fait
très
mauvais temps, je suis tranquille car j’entends mon maître chanter près
de moi.
Au printemps il prend toujours soin de mon petit. Tandis que toi tu
maigris à
rester sans cesse sur tes gardes, que le temps soit beau ou mauvais. Au
printemps tu as encore plus peur étant donné la faiblesse de ton petit.
Là-dessus
l’élan s’en alla sans mot dire.
Or
donc un frère vivait avec son cadet. Ils avaient un troupeau. L’aîné ne
faisait
que dormir. Quand le troupeau se dispersait il le suivait, un bras
sorti de sa
combinaison, sa lance sur l’épaule. Mais dès que le troupeau était
couché il
s’endormait. Le cadet était toujours en mouvement, à courir la toundra.
Un
jour un homme adroit se présenta. Il dit qu’il voulait les affronter en
compétition. Dès son arrivée il leur dit :
-
Allons, qui veut jouer de la lance avec moi. Je suis venu pour
m’amuser.
-
Je veux bien, répondit le cadet.
-
Il vaut mieux que je commence, s’écria l’aîné.
Ils
s’affrontèrent à la lance. L’aîné qui dormait toujours se contentait de
suivre
l’autre qui s’escrimait, sans rien lui faire. Finalement le nouveau
venu lui
dit :
-
Que fais-tu donc ? Tu ne sais pas te battre à la lance.
Quand
il eut prononcé ces paroles, l’aîné qui dormait toujours se mit en
colère, lui
brisa sa lance et le tua. En ayant terminé avec lui, il s’endormit.
Une
autre fois un autre adroit arriva. De nouveau il l’affronta à la lance
et le
tua. Alors il dit à son cadet :
-
Je vais partir vers d’autres cieux. Toi, reste ici. Je t’ai donné assez
de mon
savoir-faire.
Sur
ces mots l’aîné, l’habile homme toujours ensommeillé, partit on ne sait
où.
Or
donc un chien alla dans un autre campement se chercher une épouse.
Arrivé chez
des gens, il s’assit à leur porte. On le fit entrer.
-
D’où viens-tu ? Que fais-tu par ici ? lui demanda un vieillard.
-
Je suis venu prendre femme, répondit le chien.
-
Vous entendez, les filles ? demanda le vieillard à ses filles.
-
Moi, je me marierais bien, dit la cadette.
Le
lendemain matin la mère acheva de préparer des provisions de route pour
les
jeunes mariés. Elle leur avait fait du prerem.
-
Si vous voyez en chemin les ancêtres défunts du chien, fais-leur une
offrande,
dit la mère à sa fille au moment du départ.
Ils
s’en allèrent. Pendant qu’ils faisaient route, le mari dit que par là
se
trouvaient ses aïeux. La femme aurait dû faire écho à ses paroles, mais
elle
garda le silence. En arrivant ils rencontrèrent des chiots hirsutes. La
femme
se mit à marmonner :
-
Pourquoi sont-ils venus ? Ils auraient pu au moins se rendre
présentables.
Les
petits chiens éclatèrent en larmes. Ils rentrèrent chez eux et dirent à
leur
mère que leur aîné avait amené une femme très méchante. La vieille
chienne
sortit au devant des arrivants. Elle tenait un lumignon destiné à
oindre les
nouveaux époux. La femme eut le tort de la repousser :
-
Que fait donc cette grande chienne ? Elle n’a qu’à se brûler les
moustaches !
-
Entre les yeux fermés, dit-on à la femme, mais elle entra quand même en
gardant
les yeux ouverts.
On
ne put non plus l’envoyer les yeux fermés dans la resserre et à la
rivière
puiser de l’eau. Elle ne trouva ni nourriture ni endroit où puiser de
l’eau.
Elle finit par revenir à la maison et dit :
-
Il n’y a pas d’endroit où puiser de l’eau. Je n’ai vu à l’endroit
indiqué
qu’une griffe de chien.
-
Allons nous coucher, mais ne sors que lorsqu’un bruit retentira pour la
deuxième fois, lui dit son mari.
La
femme sortit à chaque bruit. Elle n’avait pas fait attention à ce qu’il
lui recommandait
de faire.
On
finit par ne plus s’occuper d’elle et on la ramena chez ses parents. En
revenant il repartit pour un autre campement chercher une fiancée.
Comme la
première fois il s’assit devant la porte.
-
D’où viens-tu et que fais-tu là ? demanda le vieillard au chien.
-
Je suis en quête d’une épouse, répondit le chien.
-
Les filles, vous avez entendu ? Laquelle veut se marier ? demanda le
vieillard
à ses filles.
-
Moi, je veux bien, dit la plus jeune.
Le
lendemain au réveil la mère de la fiancée lui fit du prerem
à emporter pour la route. Quand elle eut fini, ils
partirent.
-
Eh, pas si vite ! Allons d’abord faire une offrande à tes ancêtres, dit
en
chemin la femme à son mari qui marchait sans s’arrêter.
Le
mari en fut tout réjoui. Quand ils arrivèrent chez lui, les chiots
accoururent
tous à leur rencontre. Elle leur donna à tous des côtelettes. Les
chiots
filèrent à la yarangue et dirent à
leur mère que leur aîné avait amené une femme très gentille.
La
grande chienne sortit au devant des arrivants, tenant son lumignon dans
la
bouche. La jeune femme se précipita vers elle et lui dit :
-
Tu es âgée. Tu pourrais brûler ton pelage. Laisse-moi tenir le lumignon.
On
lui dit d’entrer les yeux fermés, ce qu’elle fit. On lui dit d’aller
dans la
resserre les yeux fermés, ce qu’elle fit. Quand elle ouvrit les yeux,
il y
avait dans la yarangue toutes
sortes
de marmites de cuivre. Elle alla les yeux fermés chercher de l’eau, et
elle
trouva un excellent endroit où en puiser.
-
Ne sors qu’au quatrième bruit, lui dit son époux avant de se coucher.
Quand
elle entendit un bruit pour la quatrième fois elle sortit. Un énorme
troupeau
se trouvait près de la yarangue et
son mari, un très bel adolescent, se tenait près du troupeau. A ses
côtés
étaient des petits garçons qui portaient de très belles camisoles et de
très
belles culottes, et leur mère était vêtue d’un très beau kerker.
Les rennes urinaient sur leurs jambes, et leurs crottes
sortaient rondes comme des boules de métal.
La
première épouse éprouva après coup de la jalousie pour la jeune femme.
Elle
disait qu’elle avait été la première. Mais que faire ? Elle s’était
fait du
tort à elle-même.
Or
donc vivait Nuteneut la renarde. Un jour elle s’en fut dans la toundra
en quête
de pitance et en chemin rencontra l’ours.
-
Bonjour, lui dit-elle.
-
Bonjour, répondit l’ours.
-
Que fais-tu de beau ? lui demanda-t-elle.
-
Rien de spécial. Je cherche ma nourriture. Et toi, que fais-tu, lui
demanda-t-il à son tour.
-
Moi aussi, je cherche ma pitance.
La
conversation continua. Ils se racontèrent leur vie jusqu’à ce que la
renarde
demande :
-
Dis-moi, que crains-tu le plus ?
-
Eh bien, seules les perdrix m’effrayent. Quand elles s’envolent
brusquement
sous mes pieds, je prends peur et je m’enfuis. Et toi, que redoutes-tu
? lui
demanda l’ours.
-
Moi, je ne crains que Tête-de-motte, l’homme, car il est vraiment
effrayant.
-
Pourtant à mon avis il est très faible.
-
Eh bien, reprit la renarde, je vais aller chercher des perdrix. Toi, va
chercher
des hommes. On verra qui de nous deux en tuera le plus. Mais attention,
ne va
pas te jeter sur l’homme s’il tient dans la main une sorte de corne
coudée.
Attaque-le s’il marche dans la montagne et tient sa lance de biais à
deux
mains, recommanda-t-elle encore à l’ours.
Sur
ces paroles ils se séparèrent. En marchant Nuteneut
aperçut de petites perdrix et les tua. Puis elle se
dirigea vers
le lieu du rendez-vous. L’ours était toujours à la recherche de
l’homme.
Soudain dans la montagne il en vit un qui tenait une lance. Il pensa :
« C’est sans doute celui dont parlait Nuteneut ». Il
se précipita sur
l’homme, mais celui-ci le transperça de sa lance lorsqu’il déboucha sur
lui.
L’ours blessé détala. Il rencontra la renarde. Sa blessure saignait.
-
Où est celui que tu devais tuer ? demanda-t-elle.
-
Oh, que j’ai mal, petite soeur ! Tu ne vas probablement pas pouvoir me
guérir ?
dit l’ours.
-
Si tu ne désespères pas, peut-être te guérirai-je.
-
Je m’efforcerai d’être très courageux, mais guéris-moi, petite soeur.
-
Bon, je vais te soigner. Seulement pour remède j’utilise des pierres
brûlantes.
Pour le moment va chercher du bois et attends-moi. Je vais aller dans
la
montagne chercher des pierres, dit-elle à l’ours.
En
l’attendant l’ours ramassa quantité de bois. De son côté la renarde
ramassait
des pierres dans la montagne. Elle arriva avec des pierres un peu
longues. Elle
alluma un feu et mit les pierres à chauffer. Quand elles furent toutes
brûlantes, la renarde dit à l’ours :
-
Approche-toi, là, près du feu.
Elle
fourra les pierres dans sa blessure. L’ours se tordit de douleur, mais
elle lui
dit :
-
Patiente un peu et tu guériras.
Il
finit par se vider de ses forces et mourut. Dès qu’il fut mort, elle se
mit à
faire des sauts sur son corps en disant : « Quelle chance, je
vais pouvoir
me régaler, me régaler ! »
Elle
commençait à manger lorsqu’elle vit un loup passer. Elle l’appela :
-
Viens, nous allons manger. J’ai tué un ours.
Ils
se régalèrent. Le loup affamé s’empiffra à n’en plus pouvoir :
-
Pour le moment j’ai assez mangé, dit-il.
-
Voilà comment tu es ! Je vois que j’ai eu tort de t’inviter, dit la
renarde.
Le
loup se remit à manger. Il ne pouvait plus avaler le moindre morceau
tant il
avait le ventre plein. Il finit par dire à la renarde :
-
Ouf ! J’ai assez mangé. Je suis rassasié.
-
Dans ce cas allons dormir dans la montagne. Là-bas il n’y a pas de
moustiques.
Ils
grimpèrent dans la montagne. En arrivant Nuteneut dit au loup :
-
Dors du côté de la pente. Moi, je dormirai au-dessus.
Repus,
ils s’endormirent. Encore engourdie de sommeil, la renarde se leva et
s’en fut.
En chemin elle aperçut une sépulture où se trouvait une énorme marmite.
Elle
emporta la marmite vers le loup qui dormait toujours et, après
réflexion, lui
attacha la marmite à la queue. Puis elle sauta sur le loup en criant :
-
Un homme approche. Réveille-toi vite et fuyons.
Le
loup bondit sur ses pattes et prit la poudre d’escampette. Dans un
bruit de
tonnerre il entraîna la marmite à travers la rocaille. Le bruit le
faisait
redoubler de vitesse. Il dévala de l’autre côté de la montagne. Il se
disait
que l’homme le poursuivait sans doute. La marmite finit par se
détacher.
« C’est encore la renarde qui m’a joué un tour », pensa le
loup en colère.
De
son côté Nuteneut se colla de la gomme sur l’oeil.
-
Pourquoi m’as-tu trompé ? vint lui demander le loup. Je m’en vais te
dévorer
dans l’instant.
-
Mais je ne t’ai pas trompé. Je te vois pour la première fois. Comment
aurais-je
pu te tromper si mon oeil est si malade ?
-
Je disais cela comme ça, dit le loup, et sur ces mots il reprit sa
route.
Le
loup resta sans griffes. C’est un autre renard qui fut sa victime.
Or
donc autrefois la mer emporta des chasseurs de chez nous. Ils furent
rejetés
sur une autre terre. Au début, ils craignaient de se rendre dans un
campement,
mais avec le temps ils se résolurent à y aller, même au péril de leur
vie. Ils
se mirent en route. Dans chaque yarangue on
invita les hommes échoués sur ce rivage à s’installer. Ils ne furent
pas maltraités.
Pourtant dans une des yarangues un
adolescent regarda une femme avec convoitise. Le maître de céans lui
vrilla la
tête jusqu’au cerveau avec un foret. Quand il s’était approché le jeune
homme
avait éclaté de rire. Certains jeunes reprirent leurs esprits et se
préparèrent
à prendre la fuite.
-
Préparez en cachette des provisions de route. Un de ces soirs nous nous
échapperons, dit le plus âgé.
Un
soir, quand tout le monde fut endormi, ils s’enfuirent. En arrivant
chez eux
ils narrèrent ce qui leur était arrivé, et ils rassemblèrent les forts
et les
adroits afin de repartir attaquer ces gens. Ils se mirent en route.
L’un d’eux
répandit du brouillard. Ils se déplaçaient sans rien voir, même pas ce
qui
était au bout de leur nez. Ils se rendirent complètement maîtres du
campement
de l’homme cruel et tuèrent tous les habitants. Ils trouvèrent cet
homme et lui
firent subir le même sort. Quand ils s’en prirent à lui, il se mit
aussi à
rire, puis il mourut.
Tous
les enfants sans défense ils les capturèrent et, de retour chez eux,
les
répartirent entre tous pour qu’on les élevât. Un berger prit une jeune
fille
nommée Qasap pour faire son éducation. Ce berger partit avec sa
caravane de
traîneaux pour la région des mélèzes. Qasap tenait son ménage et
gardait son
troupeau. Or le fils de cet homme tomba malade. L’éleveur dit à sa
femme :
-
Nous allons tuer Qasap et notre fils guérira. Fais-lui des vêtements
blancs.
La
femme lui interdit de tuer la jeune fille, mais le mari s’entêta car il
fallait
que son fils se remît. Sa femme consentit à faire les habits blancs.
Dès
qu’elle les eut finis, son mari lui dit :
-
Nous la tuerons au prochain campement. Avant de partir fais-lui mettre
ses
vêtements neufs. Qu’elle ne garde pas le troupeau avant la
transhumance. Et nourris-la
bien.
Avant
la transhumance l’homme prit la garde des rennes bien que la jeune
fille
refusât de passer la nuit à la maison. On réussit quand même à la faire
dormir
dans la yarangue. Dès que le mari
fut
parti prendre la garde, sa femme dit à Qasap :
-
Il va te tuer. Mets ces habits blancs. Je vais feindre de laisser
tomber un pot
et je t’enverrai le chercher. Fuis alors sur le chemin. Ne montre nul
accablement. Sois gaie comme avant. A te voir il comprendrait.
Le
lendemain ils partirent transhumer. Après avoir avancé un certain temps
la
femme regarda dans son traîneau et dit :
-
Oh, j’ai laissé tomber le pot. Qasap, va le chercher. Il n’est pas
tombé loin.
-
Je vais y aller, dit le mari.
-
Que Qasap y aille. Elle a l’habitude de marcher.
Qasap
partit. En réalité elle s’enfuit.
Fatigué
d’attendre, l’homme dit qu’il allait essayer de la rattraper en
traîneau. Qasap
avait beau se hâter, l’attelage ne s’en approchait pas moins à toute
allure. Il
fut bientôt sur le point de la rejoindre. Qasap arriva à l’emplacement
du
campement que l’on venait de quitter et, s’étendant près du foyer, elle
lui dit
:
-
Cache-moi. N’ai-je pas travaillé pour toi ? Le maître est un mauvais
homme. Il
me poursuit.
L’homme
arriva. Il chercha ses traces, mais ne put les trouver. Il retourna
bredouille
vers sa femme. Qasap reprit sa route. Comme elle marcha ! En chemin
elle vit un
homme qui cheminait et elle le rejoignit. L’homme lui dit :
-
Allons chez moi. Seulement voilà, notre enfant est malade. Cela fait
plusieurs
nuits que nous ne dormons pas.
Ils
arrivèrent à son gîte. Effectivement l’enfant pleurait sans pouvoir
s’apaiser.
L’homme dit à Qasap :
-
Sois gentille, veille-le un peu. Réveille-nous dans un moment. Nous
allons
faire un petit somme.
La
jeune fille accepta. Les époux s’endormirent. Elle veilla l’enfant qui
pleurait
sans cesse. Quand elle palpa son petit derrière les cris de l’enfant
redoublèrent. Elle regarda. Ses fesses étaient recouvertes de glaise
durcie.
Elle l’ôta délicatement, couche après couche. Quand elle eut fini
l’enfant
s’apaisa et s’assoupit. Qasap aussi s’endormit. L’homme s’éveilla.
L’enfant
était tout à fait silencieux. Le père s’effraya, pensant qu’il était
peut-être
mort. Il écouta. Le petit respirait. Il réveilla doucement sa femme :
-
Notre enfant dort et notre invitée aussi s’est endormie. Qu’ils
dorment. Nous
aussi, dormons encore un peu, dit-il à sa femme.
Après
avoir dormi tout leur content ils s’éveillèrent. La jeune fille et
l’enfant
continuaient de dormir.
-
Que pourrions-nous lui offrir à son réveil, dit l’homme. Peut-être une
peau et
du tabac ?
-
Ne me donnez rien. Je n’ai rien fait de spécial à votre enfant. Je l’ai
seulement bercé.
Ils
lui donnèrent néanmoins du tabac, et un peu plus tard l’homme
accompagna Qasap
en lui portant ses cadeaux. Arrivés là-bas loin, ils se séparèrent. Un
peu plus
loin la jeune fille se retourna vers l’homme : c’était un ours.
Elle
atteignit une grande rivière. D’avoir longtemps marché elle n’était
arrivée
qu’au moment des hautes eaux. Elle s’endormit près de la rivière,
n’osant pas
la traverser.
-
Si c’est Qasap, nous la ferons traverser, entendit la jeune fille.
Elle
ouvrit les yeux. Près d’elle se dressaient plusieurs adolescents.
-
Où vas-tu ? lui demandèrent-ils.
-
Chez mon frère, leur répondit-elle.
-
Nous allons te faire traverser. Ceux chez qui tu vas sont là-bas, de
l’autre
côté de la montagne, lui expliquèrent-ils.
Ils
la firent traverser. Alors elle regarda les adolescents de tout à
l’heure :
c’étaient des grues cendrées. La jeune fille Qasap arriva dans le
campement.
Elle y commença une vie heureuse. Sachez-le bien : c’est une bonne
chose que de
venir en aide à autrui.
Or
donc un homme revenait du pâturage d’été. Il portait sa lance sur
l’épaule. La
nuit tombait et il pressait le pas. Il se hâtait à cause de
l’obscurité.
Soudain il vit un vieillard assis sur une motte de terre. Il portait
une très
vieille camisole taillée dans un morceau de peau ayant servi de toit à
une yarangue. Les manches en
étaient toutes
déchirées. Bref c’était un vagabond.
-
A quoi cela sert-il ? demanda le vieillard en désignant la lance.
-
C’est un objet dont je me sers pour m’appuyer, répondit l’homme.
-
Passe-le-moi. Je voudrais examiner ce bâton de marche, dit le vieillard.
L’homme
lui remit la lance. Le vieillard se mit à frapper une pierre avec le
bout de la
lance. Puis il dit à l’homme :
-
Tu te déplaces bien tard le soir. Va ton chemin, et moi je marcherai
sur tes
traces.
Ils
partirent l’un derrière l’autre. Soudain l’ours se précipita sur
l’homme par
devant. Bondissant l’homme le piqua de sa lance à plusieurs reprises.
Finalement l’ours lui adressa la parole dans la langue des hommes :
-
Mais c’est que cela fait très mal. Cela suffit. J’ai finalement compris
à quoi
servait cette lance.
Apparemment
c’est seulement par curiosité que l’ours s’était jeté sur l’homme armé
de sa
lance.
Ce
renne sauvage était né sur un cap. La mère léchait son faon quand un loup l’avait tuée.
Après quoi il avait
voulu s’en prendre au faon, mais le faon lui avait dit :
-
Que tu es bête ! Donne-moi d’abord la possibilité de grandir ! Laisse
au moins
un tétin à ma mère.
L’autre
le lui laissa et il abandonna aussi les os.
Le
faon venait téter au tétin de sa mère et il courait aux alentours. Il
grandit,
devint très rapide, mais il resta très maigre. Plus tard le loup revint
et lui
dit :
-
Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ne grandis-tu pas ? Je vais t’appeler
Qopqygyrgyn-le-Maigre.
-
C’est parce que tu ne m’emmènes pas dans un endroit riche en mousse. Je
reste
toujours près du tétin desséché de ma mère.
Le
loup l’emmena dans un lieu riche en mousse et l’y laissa. Un jour il
revint le
voir. Il avait beaucoup grossi et beaucoup grandi. Alors le petit faon
lui dit
:
-
Je voudrais courir un peu.
L’autre
se jeta à sa poursuite. Le faon arriva devant une rivière encaissée et
la
franchit d’un bond. Le loup voulut l’imiter, mais il ne put et se cassa
la
patte...
Après
avoir abandonné le loup, le petit renne rejoignit ses semblables. Là
bientôt il
devint le plus fort.
Les
meneurs d’autres hardes de rennes sauvages se rencontrèrent. L’un d’eux
dit à
un serviteur :
-
Qu’on aille voir ce que c’est que ce Qopqygyrgyn. Comment est-il à
présent ?
Parce que dans sa harde il est le plus fort, ajouta-t-il.
Il
voulait savoir s’il pouvait l’affronter à coups de tête. Ils allèrent
voir et
dirent en revenant :
-
Il te faudra ruer en plein dans une des excroissances de ses bois.
Ensuite
Qopqygyrgyn envoya ses serviteurs afin qu’ils trouvent le Grand Renne
Sauvage.
Ceci fait ils rentrèrent et dirent :
-
Il est si grand que ses bois voilent le soleil.
-
Cela ne fait rien ! dit Qopqygyrgyn, nous essayerons quand même.
Il
partit avec ses amis chez le Grand Renne Sauvage. Il était
effectivement très
grand. Une énorme bête. Ils se battirent à coups de tête. D’abord, dans
la
montagne, le Grand prit le dessus sur Qopqygyrgyn, l’accula contre les
rochers
et l’y frappa. Ses amis disaient :
-
Il ne faut pas refuser de changer celles qui vivent au fond de la
toundra en
d’autres qu’on offre aux invités !
Ensuite
le Grand se fatigua et Qopqygyrgyn commença à prendre le dessus à son
tour. A
leur tour ses amis dirent :
-
Il ne faut pas refuser de changer, grâce à de la mousse rase, celles
qu’on
offre aux invités en d’autres qui vivent au fond de la toundra !
Finalement
il tua le Grand : il tirait une grande langue et Qopqygyrgyn le
piétina.
L’autre mourut. Qopqygyrgyn mêla à sa propre harde celles qu’on offre
aux
invités, et le troupeau devint très nombreux...
Une
autre fois les loups, renards, souris, spermophiles et autres animaux
organisèrent une course. Pendant deux jours on fit le tour d’une
montagne.
D’abord on courut tous ensemble. Les loups couraient de concert avec
Qopqygyrgyn et ses amis. Mais en fin de compte Qopqygyrgyn laissa tout
le monde
en arrière. En voyant la tempête se lever, les vieilles souris dirent :
-
Ce n’est pas pour rien que vivent là-bas ceux de Notarmé.
Les
souris désignaient ainsi leurs propres coureurs, les plus rapides.
Apparemment
en chemin quelqu’un arrachait les entrailles des Notarmé.
Après
cela tout le monde considéra Qopqygyrgyn comme le plus fort et le plus
rapide.
Or
donc un homme gardait ses rennes la nuit. Chaque fois qu’il était de
garde il
dormait profondément. Comme s’il voulait nourrir les loups. Son père
finit par
le réprimander. Il lui dit :
-Pourquoi
nourris-tu les loups chaque fois que tu prends la relève ? A force de
dormir tu
finiras par perdre tout le troupeau.
Un
jour une femme-loup rejoignit le berger. L’homme, heureux d’avoir une
femme, ne
pensa pas que ce pouvait être le loup qui tuait chaque fois qu’il
gardait les
bêtes. Séduit par la femme il la ramena chez lui après sa garde. Après
cela,
chaque fois qu’il sortait, le beau-père trouvait des rennes morts.
Visiblement
cette femme les abattait pendant que son mari assurait la garde.
Finalement le
beau-père se dit : « C’est un loup vraiment familier. Il tue
même près de
la yarangue. Je m’en vais
guetter ce loup-tueur ».
Le
mari prit sa garde. Au petit matin la femme-loup s’éveilla. Le
vieillard la vit
qui se mettait en chasse. Sans rien dire il regarda en catimini par un
trou de
la yarangue. Quand son fils revint
du
pâturage il lui dit :
-
Tu as une bonne épouse, mais comment se fait-il qu’on tue des rennes
depuis
qu’elle vit avec nous ?
-
Puisque c’est ainsi nous n’avons pas besoin d’elle, répondit le fils.
Abandonnons-la dans un traîneau couvert sur ce campement et continuons
seuls la
transhumance.
Jusqu’au
soir la femme-loup entendit les éleveurs crier en triant les bêtes.
Lasse
d’attendre elle sortit la tête du traîneau et vit qu’elle était seule.
Autour
du traîneau il n’y avait que des poux en train de trier leurs bêtes.
Elle entra
dans une grande colère et fila sur les traces de ceux qui
transhumaient. Juste
au moment où ils prenaient une collation, le vieillard et son fils
entendirent
un martèlement de sabots. La femme-loup poussait devant elle leur
troupeau qui
courait en direction du traîneau couvert. Pendant tout le trajet elle
tua
nombre de rennes. Avant même de les avoir amenés au traîneau elle les
eut tous
exterminés.
Dans
une cache de la montagne était couché un renne femelle avec son petit.
Soudain
un loup noir s’approcha. La mère voulut s’enfuir, mais elle se souvint
de son
faon. Le loup dit :
-
Je vais vous manger, toi et ton faon.
La
mère réfléchit et proposa :
-
Allons d’abord chercher des amis. Si tu en trouves un, tu nous
mangeras, mon
faon et moi. Si j’en trouve un, tu ne me mangeras pas.
Le
loup réfléchit : « S’il trouve un ami, cela me fera un renne
de plus à
manger. Pour ma part je n’irai chercher personne car il me faudrait
partager ce
qui me revient ». Sur cette pensée, il dit :
-
D’accord.
Ils
partirent chacun de son côté. Le loup ne se mit pas en quête d’un ami,
tandis
que le renne alla voir l’homme et dit :
-
Soyons amis, toi et moi. Nous viendrons à bout de tous nos ennemis.
Ainsi
commença l’amitié entre l’homme et le renne.
Un
jour le renne et l’homme partirent dans la toundra. Le loup les vit et
demanda
au renne :
-
Qui est-ce ?
-
C’est mon ami. Où est le tien ? demanda le renne.
Le
loup répondit, bourru :
-
Je n’ai pas besoin d’ami pour vous manger.
Sur
ce il se jeta sur le renne. Alors l’homme lui décocha une flèche.
Epouvanté le
loup fit la culbute et devint gris. Après quoi il prit ses jambes à son
cou. Le
renne et l’homme éclatèrent de rire.
Un
jour un loup aperçut un renne avec son faon et lui dit :
-
Je vais te manger.
-
Mange-moi, mais laisse mon faon : il est bien maigre, répondit le renne.
Le
loup tua le renne et le dévora. Il pensait : « Pour l’heure je
suis
rassasié, et en outre ce faon est bien petit. Je le mangerai dans un an
».
Là-dessus il dit au faon :
-
Je viendrai dans un an et je te mangerai. Pour le moment mange beaucoup
de
mousse et grandis.
Le
faon obéit et ne manqua pas de manger beaucoup de mousse. Il
s’efforçait de
prendre des forces, courait sans cesse, sautait par dessus les
rivières. Une
année passa. Le loup s’en vint :
-
Eh bien, je vais te manger.
-
Attends un peu, je suis encore maigre, répondit le petit.
-
Je reviendrai l’an prochain, consentit le loup.
Il
partit et le renne put à nouveau accumuler des forces. Il commença à
franchir
les buissons d’un bond. Il avait déjà acquis de la vitesse.
Une
année passa et le loup arriva.
-
Eh bien, aujourd’hui je vais te manger, dit-il.
-
Je suis encore bien maigre. L’an prochain, ce serait mieux.
Le
loup réfléchit un instant et accepta. Le renne reprit son entraînement.
Il
finit par sauter par dessus montagnes et rivières, et renverser les
arbres à
coups de tête. Une année plus tard le renne pensa : « A
présent, c’est
sûr, le loup va me dévorer ». De son côté le loup se disait
que le renne
devait avoir grandi et qu’il pourrait le manger. Il se mit en route.
-
D’abord rattrape-moi, dit le renne, et alors tu me mangeras. Si tu ne
m’attrapes pas, c’est moi qui te tuerai.
Le
loup se précipita, mais le renne bondit en haut d’une colline. Il se
précipita
à nouveau, mais le renne gravit une montagne en bondissant. Le loup
n’avançait
plus qu’en se traînant, mais il continuait de le suivre. Jusqu’à la
nuit il fit
l’ascension de la montagne où le renne l’attendait. Il y arriva à la
nuit
tombante. Le renne lui dit :
-
Dresse-toi ainsi et jette-toi sur moi.
Le
renne s’était dressé sur la montagne. Quand il cria, le loup se rua sur
lui,
mais lorsqu’il fut tout près, le renne sauta de côté et le loup tomba
de la
falaise. Ainsi le renne était venu à bout du loup vorace et sot.
Or
donc autrefois un homme n’avait qu’un seul et unique renne. Le renne
lui était
d’une grande aide, surtout en hiver quand le vent soufflait de face.
Comme ils
se déplaçaient constamment, ils avaient appris à connaître toute la
toundra. Un
jour le renne s’allongea, trop fatigué pour avancer. Ses bois avaient
cessé de
pousser et son poil ne se renouvelait plus. L’homme fut désemparé car
il allait
rester sans auxiliaire. Comment vivrait-il désormais sans lui ? Le
renne, comme
s’il avait entendu sa pensée, lui dit dans le langage des humains :
-
Quand l’été viendra et que la verdure fera son apparition, tue-moi,
puisque tu
es mon maître. Seulement ne verse pas mon sang sur le sol. Laisse le rilqyril avec le contenu de mon estomac
et toute ma chair sur place. Quand tu auras fini de ronger mes os,
brûle-les
bien. Pendant le mois des premières gelées rends-toi au milieu de la
nuit dans
des buissons épais et crie comme si tu rassemblais un troupeau. Si tu
fais bien
ce que je te dis, tu ne devrais pas souffrir de la faim.
Lorsque
apparut la verdure le maître tua le renne. Il respecta à la lettre les
indications du renne. Pendant le mois des premières gelées, au milieu
de la nuit,
il se rendit dans des buissons épais et se mit à crier comme on fait
pour
rassembler les bêtes. Alors il entendit un bruit de bois de rennes qui
s’entrechoquaient. Puis il s’endormit. En se réveillant le lendemain
matin il
vit un énorme troupeau. Apparemment c’était en échange du mâle qui
s’était
couché épuisé. A partir de ce jour l’homme fut à jamais nanti de rennes.
Il
était un homme qui avait deux épouses. Il était vêtu d’habits blancs.
Un jour
il avait dit à ses femmes :
-
Faites-moi donc des habits. Mais qu’ils soient entièrement blancs.
Les
deux femmes obéirent. Elles lui firent des plekyt,
une combinaison, des culottes, un bonnet et des gants.
Le
soir était tombé. L’homme enfila ses habits blancs et dit à ses femmes :
-
Je vais sortir. Vous, sortez après moi et cherchez-moi.
L’homme
sortit. Il s’étendit dehors sur un tas de neige. Un instant après il
cria :
-
Allez-y !
Les
femmes sortirent. Elles le cherchèrent longtemps, mais malgré tous
leurs efforts
ne purent le trouver. Finalement elles dirent :
-
Où donc es-tu passé ?
-
Je suis ici, dit-il. Vous avez marché sur moi comme sur de la neige. A
présent
je m’en vais.
Elles
lui demandèrent :
-
Où vas-tu ?
-
Je vais chez Peegti lui prendre sa femme. Nul, d’où qu’il soit, n’a
jamais pu y
parvenir.
-
Tu as tort. Tu ne le pourras pas. Tu vas à la mort.
-
Bon, eh bien, je lui rendrai simplement visite.
L’homme
aux habits blancs se mit en route. La lune était presque pleine. Il
marcha dans
la pénombre. Soudain il aperçut des kele
qui, au bord d’une crevasse, pêchaient dans la terre. L’un d’entre eux,
un
vieux kele, attrapa soudain un
petit
enfant. Comme il pleurait, ce petit ! L’homme dit au vieux kele :
-
Ainsi donc vous tuez. Voilà pourquoi nous avons de moins en moins
d’enfants.
Le
kele prit peur et dit :
-
Oh ! Qu’est cela ? Je ne fais rien ! Allons chez moi. Les autres
pourraient
t’entendre et ils te tueraient. Marche devant.
-
Passe devant, toi. Je ne connais pas le chemin.
Le
vieux kele le précéda. Quand ils
approchèrent de la yarangue, le
jour
se levait, mais chez les kele le
crépuscule tombait. Le vieux kele
dit
à l’homme :
-
Attends-moi là pour le moment. Je vais aller mettre ma femme au
courant. Il
doit bien y avoir des peaux pour te faire un lit dans le relkun.
Il
entra. L’homme tendit l’oreille et il entendit le vieux dire :
-
Là, là ! Un grand phoque barbu est venu de lui-même. Prépare-moi toutes
mes
armes.
L’homme
avait entendu ces mots. Il s’éloigna vivement et s’allongea aux abords
de la yarangue. Le vieux kele sortit et le chercha longtemps. Il
ne put le trouver bien
qu’il ait marché sur lui. Il faisait grand jour. Ses amis pêcheurs
arrivèrent
et lui demandèrent :
-
Que cherches-tu dans l’obscurité ?
-
Eh bien, répondit-il, un phoque barbu est venu de lui-même et il a
disparu.
-
Oh, pourquoi ne l’as-tu pas dit avant, lui dirent-ils, et ils lui
tapotèrent le
visage du bout des doigts.
Bref
son visage enfla. Désespéré, il alla se coucher dans le yorongue.
Dès qu’ils furent couchés, lui et sa femme, l’homme
reprit son chemin. Il arriva à un petit campement. Il frappa le sol
avec son
bâton. Un chien se mit à aboyer.
-
Oh ! Pourquoi le chien aboie-t-il ? Sortez donc et allez voir, dit un
vieillard
à ses enfants.
L’aîné
sortit. Une fois dehors il dit :
-
La lune est toute ronde.
L’homme
aux habits blancs lui fit écho :
-
Oui, on est à la pleine lune.
L’adolescent
prit peur. Il ne voyait pas l’homme qui avait parlé.
-
Eh, qui est là ?
-
C’est moi, l’homme aux habits blancs.
-
Eh bien, entre.
Ils
entrèrent. Le jeune homme dit au vieillard (en fait c’était son père) :
-
Un homme aux habits blancs est arrivé.
-
Oh ! fit le vieillard. Ce n’est pas un kele
?
-
Non, je ne suis pas un kele, dit
l’homme.
-
Entre dans le yorongue et
restaure-toi, dit le vieux qui demanda : où vas-tu ?
-
Je vais chez Peegti lui prendre sa femme.
-
Tu as tort, dit le vieillard. Tu ne pourras pas. Tu vas à la mort.
-
J’irai au moins lui rendre visite. Est-ce encore loin ?
-
Non. A peine seras-tu reparti d’ici que tu arriveras.
Le
lendemain il se mit en route dès le réveil. Il marcha et arriva dans la
soirée.
Il vit des gardes qui faisaient leur ronde. L’un d’eux s’appelait
Kuurki.
Peegti était assis sur une des pierres qui maintenaient la paroi de la yarangue. Kuurki dit :
-
Eh, bonjour ! Que viens-tu faire par ici ?
-
Je viens prendre la femme de Peegti.
Peegti
se leva et dit :
-
Bon, mais d’abord nous allons jouer.
Et
il dit à ses fils :
-
Amenez un des troupeaux. Abattez quatre faons et un mâle.
Ils
allèrent les abattre. Quand ils revinrent, ils allumèrent un grand feu
et
firent cuire les cinq rennes. Après la cuisson ils retirèrent la
viande. Peegti
dit à l’homme aux habits blancs :
-
Regarde mon jouet.
Il
ouvrit une grande porte dans le sol et lui dit d’y jeter un coup
d’oeil. L’homme
regarda. Alors Peegti le poussa. Or il y avait là-dedans un grand
brasier. Sans
perdre de temps, l’homme
aux habits
blancs fora le sol et ressortit. Il aperçut Peegti qui prenait son
repas. Quand
il eut fini de manger, Peegti vit à nouveau l’homme qui se tenait là et
il lui
dit seulement ces mots :
-
Ainsi donc, tu es venu me prendre ma femme !
-
Oui, je suis venu simplement te rendre visite.
A
nouveau l’autre envoya ses enfants :
-
Abattez trois faons et deux mâles.
Ils
les abattirent et les firent cuire.
-
Prends une collation, dit Peegti à l’homme aux habits blancs. La viande
est
cuite. Mais avant de manger regarde un autre jouet.
A
nouveau il ouvrit une autre porte dans le sol et dit à l’homme :
-
Regarde cela !
Dès
qu’il jeta un regard, Peegti le poussa à l’intérieur. Or à l’intérieur
il y
avait deux ours, au demeurant très affamés. Quand il fut à l’intérieur,
Peegti
referma la porte sur lui. Alors l’homme se changea en un vorace
moustique. Il
se mit à voleter de ci de là, se posant sur les oreilles des deux ours.
Peegti
acheva son repas, regarda la porte et vit seulement sortir un gros
moustique
vorace. Soudain quelqu’un se dressa : c’était l’homme aux habits
blancs. Peegti
lui dit :
-
Ainsi donc tu es venu me prendre ma femme !
-
Oui, je suis simplement venu te rendre visite, dit l’homme.
-
Bon, regarde à présent l’aire de jeux.
Peegti
fit appeler une vieille femme pour chanter. A nouveau il ouvrit le sol.
Il y
vit quelque chose de semblable à des scies. On mit l’homme aux habits
blancs
dans un sac fait avec une peau de retem.
On le ficela et on le plaça entre les scies. La vieille femme se
prépara à
chanter. Tout à coup, d’en haut une araignée accrocha l’homme et le
hissa vers
elle. Puis elle lui dit :
-
Ecoute et regarde ce que font les scies.
Elle
laissa là le sac. La vieille femme commença à chanter :
« Comme c’est
agréable de broyer un sac où se trouve un homme ». Elle acheva
son chant.
On retira l’homme qui semblait le même qu’avant. Peegti dit :
-
Ainsi donc tu es venu me prendre ma femme !
-
Oui, je suis simplement venu te rendre visite, dit l’homme, qui
poursuivit : et
si on rivalisait à qui sera le meilleur chamane ?
Ils
commencèrent à chamaniser. Peegti étreignit ses deux épouses, l’une
assise
devant lui, l’autre derrière. Les jambes de l’une étaient liées par
derrière,
celles de l’autre par devant. L’homme chamanisait. Il dit à Peegti :
-
Veille bien sur tes femmes. Je vais rentrer chez moi.
Il
chamanisa encore un peu, puis s’arrêta. Le yarar
seul continuait de vrombir. Peegti ne sentit pas le sommeil le gagner.
Pendant
ce temps l’homme aux habits blancs approchait déjà de chez lui. Les
femmes de
Peegti l’accompagnaient. Brusquement l’araignée dit :
-
Peegti s’est lancé à ta poursuite sur son attelage de rennes.
-
Peu m’importe, dit l’homme aux habits blancs.
Ils
arrivèrent à la maison. Il oignit complètement de cendre les épouses de
Peegti.
Celui-ci arriva. L’homme lui dit :
-
Que viens-tu faire ?
-
Je viens voir mes femmes.
-
Où sont-elles ? Je les ai laissées chez toi. Celles-ci ne sont pas à
toi. Je
t’ai pourtant bien dit avant de partir : « Veille bien sur tes
femmes. Je
vais rentrer chez moi ». J’ai bien une soeur, mais elle n’est
pas belle.
-
Cela ne fait rien, dit Peegti.
-
Attends-moi ici, dit l’homme aux habits blancs. Je vais la chercher.
Il
jeta en cachette un petit couteau et son lumignon et se dirigea vers le
yorolmyn (endroit derrière le yorongue). Il y confectionna une femme
de neige, s’assit derrière elle et lui dit :
-
Bon, rentrons vite à la maison.
Il
la prit par la main et ils entrèrent. Alors il dit à Peegti :
-
Voilà, je te l’ai amenée.
-
Mais elle est très bien ! répondit Peegti.
Il
l’emmena rapidement chez lui. En chemin elle lui dit :
-
Dépêchons-nous. Je vais bientôt accoucher.
Ils
arrivèrent et se mirent à manger. Quand la chaleur commença à faire
fondre le
nez de la femme de neige, elle sortit la tête du yorongue
et répara les dégâts. Elle dit à Peegti :
-
Mange vite. Je vais accoucher.
Avalant
sa nourriture avec précipitation il faillit s’étrangler. Quand il eut
fini de
manger la neige avait fondu. La yarangue était
pleine d’une épaisse couche de neige claire et le yorongue
plein d’eau. Peegti mourut. Or tous les autres étaient
avec le troupeau. A ce moment se leva une tempête et le troupeau se
dispersa.
Ceux qui partirent à la recherche des bêtes moururent de froid.
Les
descendants de l’homme aux habits blancs eurent tous une vie agréable.
Or
donc autrefois vivait un cygne qui chantait gaiement. Il chantait et
modulait
toujours quand le soleil montait dans le ciel. Le soir aussi il
chantait de la
même manière.
De
son côté une perdrix restait constamment perchée sur une motte de terre
et
jetait alentour des regards attristés. Comme elle enviait le cygne qui
chantait
gaiement. Un jour elle alla le voir alors qui modulait sur tous les
tons et lui
dit :
-
Je suis blanche. Tu es blanc aussi. Seulement tu es grand et moi je
suis
petite. Tu pourrais faire de moi ta cadette, et nous pourrions faire
l’échange
de nos voix. Toi, tu es grand. Or on dit qu’ils ont mauvais air, les
grands
oiseaux qui sont gais.
A
ces paroles de la perdrix, le cygne fut tout réjoui et, sans avoir bien
réfléchi, il lui donna sa voix.
Depuis
ce temps-là, matin et soir, la perdrix chante gaiement sous tous les
tons. Ce
faisant elle s’élance dans les airs et redescend pour mieux pouvoir
chanter.
Quant au cygne il continue encore de jouer les importants. N’est-il pas
un
ancien ?
Or
donc vivaient un vieillard et sa femme. Ils avaient sept fils. Leurs
fils
faisaient bonne chasse. Il n’y avait nul lieu où ils ne se procuraient
de
proies. Ils abattaient des bêtes de la toundra et des animaux marins.
Une
fois pourtant les frères demeurèrent longtemps bredouilles. Ils
rentraient
toujours les mains vides. Finalement ils cessèrent de revenir, aussi
bien ceux
qui chassaient en mer que ceux qui chassaient dans la toundra. Seul
était resté
le cadet qu’on ne laissait aller nulle part. Il ne s’en efforça pas
moins de
rechercher ses aînés.
La
nuit le jeune homme se fabriqua un kayak à l’insu de ses parents. Quand
il eut
fini, il enfila un mince vêtement de pluie en intestins de morse et
s’apprêta à
sortir en mer. Au moment de partir il n’avait préparé que
l’indispensable,
notamment des aiguilles d’os. Il prit la mer. Il longeait le rivage
quand il
aperçut un gros homme, un être vraiment énorme qui s’appelait
Mimlytinu.
Lorsqu’il passa, celui-ci le héla. Le jeune homme feignit de ne pas
entendre.
Alors l’homme aspira l’eau. Quand la proue du kayak commença à lui
entrer dans
la bouche, Mimlytinu régurgita l’eau et le petit passager de
l’embarcation se
retrouva très loin au large. Mimlytinu recommença à aspirer l’eau. Tout
en
avançant l’adolescent prépara ses aiguilles d’os. Quand la petite
barque fut à
moitié entrée dans la bouche, il y lança les aiguilles. Mimlytinu les
avala
toutes et, régurgitant l’eau, il mourut.
L’adolescent
reprit son chemin. Un peu plus tard il aperçut Tannelon assis sur un
rocher.
L’autre l’appela, mais le jeune homme feignit de ne pas l’entendre.
-
Ah, c’est comme cela ! Tu ne m’entends pas ! Je vais retourner ta
barque.
Sur
ces paroles il frappa l’eau du pied et d’énormes vagues se mirent à
rouler.
-
Oh, mais je ne t’avais pas vu, dit alors le jeune homme.
L’adolescent
abattit un petit phoque couché au pied d’un rocher. Il préleva les
entrailles
et les mit sous son vêtement de pluie.
-
Jouons à cache-cache, proposa Tannelon. Je vais me cacher le premier.
Il
se cacha. Mais étant donné sa grosseur, il était bien visible.
Toutefois le
jeune homme fit mine de ne pas le trouver. En fait il le mettait à
l’épreuve.
-
Tu es vraiment très peu observateur. J’étais pourtant là. Moi, je te
trouverai
tout de suite, dit le gros homme.
L’adolescent
se cacha dans le capuchon de Tannelon. Ce dernier le chercha longtemps
sans
pouvoir le trouver. Le jeune homme finit par venir se placer devant lui.
-
Mais c’est que je n’ai pas pu te trouver ! Bon, à présent
jouons à nous
manger le foie, dit à nouveau Tannelon.
-
Le mien est bien maigre car je ne me suis pas alimenté depuis longtemps.
-
Cela ne fait rien. Pour commencer c’est moi qui vais manger ton foie.
Le
jeune homme se coucha sur le dos. Le gros homme lui entailla son
vêtement de
pluie, extirpa le foie de phoque et le mangea. Comme si de rien
n’était, le
jeune homme se leva et dit :
-
A mon tour à présent. J’ai très faim. Tu ne peux pas m’empêcher de
manger ton
foie, du moment que tu as mangé le mien.
Tannelon
se coucha sur le dos. L’adolescent lui ouvrit le ventre et lui trancha
l’aorte.
L’autre mourut.
Alors
le jeune homme reprit le chemin du retour car il savait qu’il avait tué
les
meurtriers de ses frères. Désormais on pouvait chasser de nouveau en
mer.
-
J’ai tué ceux qui commettaient des meurtres en mer, ceux qui nous
causaient du
tort, dit-il à ses parents. Il ne me reste que ceux de la toundra.
-
Ils te tueront. C’est assez. Ne va pas dans la toundra, lui dit son
père.
-De
toute façon ils nuiraient à nos descendants. C’est pourquoi je veux les
trouver
et les tuer.
Après
ses préparatifs le jeune homme s’en fut dans la toundra. Il cheminait
quand il
vit des baies à profusions. Il ne put se retenir d’en manger. Il en
mangea des
quantités. Soudain la terre commença à basculer. Il jeta un coup d’oeil
en bas
et vit une toile d’araignée. Il se demanda avec curiosité ce qui allait
se
passer. A ce moment il aperçut Lolgylyn qui venait inspecter son filet
et se
réjouissait de loin car quelque chose s’y était pris. Lolgylyn chargea
le jeune
homme sur son dos et l’emporta chez lui. En chemin l’adolescent
s’accrochait
aux buissons et les relâchait brusquement. Chaque fois Lolgylyn
manquait
s’étaler.
Quand
Lolgylyn l’amena, la nuit était tombée et il décida de le dépecer le
lendemain.
Il prit son repas du soir. Il avait chargé deux corbeaux de le
surveiller.
Quand il s’agitait, les corbeaux se mettaient à croasser.
« Que faire
? » se demanda le jeune homme. Il saisit des marmites d’eau
qui se
trouvaient près de lui et en recouvrit ses gardiens. Alors ils
cessèrent de crier.
Il sortit, fixa solidement la jaran’e
de Lolgylyn et y mit le feu. Quand la yarangue
fut bien embrasée, il posa au milieu du toit une énorme
pierre au moyen de
laquelle il fit tomber les perches qui brûlaient. Cette fois encore il
avait
tué l’ennemi.
Ainsi
l’adolescent se vengea de tous les meurtriers. En outre grâce à lui on
put se
déplacer partout sans crainte.
Or
donc un jeune homme vivait dans le même campement que son cousin. Il
était fort
pauvre et vivait à l’écart dans une hutte dont la charpente était une
mâchoire
de baleine. Le cousin était riche et avait deux femmes. Quand le temps
était
ensoleillé, tout le monde se réunissait chez le riche et chacun
bricolait pour
lui. On y confectionnait de la vaisselle ou d’autres objets d’usage
courant. Le
dernier à venir chez le cousin était le jeune homme pauvre.
-
Femmes ! Voilà notre cousin, préparez-lui à manger, disait chaque fois
le riche
qui s’adressait ensuite à son cousin pauvre. Mes femmes te nourrissent.
Pourquoi ne viens-tu pas le premier ? Tu t’es sans doute marié ?
Le
jeune homme, gêné, grattait du pied le sol du sottagyn
et il ne mangeait que quand les autres lui disaient qu’on
n’allait rien lui laisser. Il avalait les bouchées deux par deux et
vidait le
plat. Le soir il sortait le dernier et rentrait chez lui. Le lendemain,
si le
vent soufflait, on se réunissait tous à nouveau. Le jeune homme
arrivait après
les autres, rebuté par ceux qui se moquaient perpétuellement de lui.
Un
jour, sortant à son habitude le dernier de chez son cousin, il aperçut
au bord
de la mer une lueur sur la bande des glaces côtières. Le jeune homme
rentra
chez lui. Debout près de sa hutte il revit la lueur. Par curiosité il
se
dirigea vers elle. Sur les glaces côtières il découvrit une femme qui
fabriquait une lampe dans l’eau. Elle avait très belle allure. Tous ses
doigts
étaient couverts de bagues, même les pouces. La femme jeta un coup
d’oeil en
l’air et lui dit :
-
Entre donc.
-
Comment entrer ?
-
Ferme les yeux et saute.
Il
évalua la distance qui l’effraya. Enfin il se décida et sauta. Alors il
vit que
c’était une très jolie femme. Il la prit aussitôt dans les bras.
-
Faisons d’abord à manger. Après le repas nous nous coucherons, dit-elle
au
jeune homme.
-
Allons dormir tout de suite. Je n’ai pas faim.
-
Si je ne t’avais vu perpétuellement affamé et en butte aux
plaisanteries de ton
cousin, je ne me serais pas montrée à toi.
La
femme prépara toutes sortes de nourritures. Après le repas ils se
couchèrent.
-
Demain il te dira de nouveau que ses femmes te nourrissent. Quand tu
auras
mangé, va dehors les bras tendus et je te donnerai un plat. Alors
dis-leur :
« Vous seuls me nourrissez. C’est mon tour aujourd’hui :
mangez ce que je
vous donne ».
Le
lendemain comme de coutume le jeune homme se rendit bon dernier chez
son cousin
qui lui dit, comme il le faisait presque tous les jours :
-
Tu n’as pas de femme pour me nourrir, mais toi, mes femmes te
nourrissent. Et
pourtant tu t’en viens toujours le tout dernier. Tu es constamment en
retard.
Ils
mangèrent. A peine étaient-ils venus à bout de leur nourriture que le
jeune
homme sortit. Il tendit les bras et rapporta un plat magnifique avec
toutes
sortes de mets joliment disposés.
-
Je mange toujours ce que tu me donnes, dit le jeune homme. Mange à
présent ce
que je te donne. Goûte cela.
-
Oh, que dirais-tu de faire un échange de femmes, lui dit en mangeant
son
cousin.
L’autre
garda le silence. Dès que le plat fut vide, le jeune homme le prit et
le jeta à
terre. Le plat se brisa. On ne put même pas en retrouver les débris. Le
jeune
homme sortit le tout dernier et se dirigea droit vers la lueur. Au
matin la
femme le réveilla :
-
On nous marche dessus. Réveille-toi....
(Le
lendemain le cousin dit à nouveau :)
-
Tu es toujours en retard bien que mes femmes te nourrissent. Mais moi,
ta femme
ne me nourrit pas.
Ils
mangèrent. De nouveau le jeune homme enfourna plusieurs bouchées et dit
à son
cousin :
-
Chaque jour tes femmes me nourrissent. Aujourd’hui la mienne te donnera
à manger.
A
ces paroles une très jolie femme entra avec un plat. Le riche la prit
d’une
main et de l’autre main se mit à engloutir sa nourriture. Après le
repas il
voulut l’étreindre, mais il ne trouva que du vide.
Un
jour le cousin sortit, suivit l’adolescent qui rentrait chez lui et
exprima
comme toujours son désir de procéder à l’échange de leurs femmes.
-
Que tu es buté, lui dit le jeune homme. Tu vois cette lueur ?
-
Je la vois, répondit le riche cousin.
-
Puisque tu la vois, dirige-toi vers elle. Ah, tu es vraiment entêté !
Le
cousin alla vers la bande des glaces côtières et vit la femme qui
fabriquait
une lampe. Elle l’invita à entrer. Il brûlait d’envie de sauter en bas
vers
elle. Il s’y décida non sans appréhension. Le lendemain, de bonne
heure, la
femme le réveilla en lui disant :
-
Cela suffit ! Réveille-toi. On nous marche dessus.
Personne
ne leur marchait dessus. Il étreignit la femme. Soudain, quand il
sortit, la
glace craqua, l’homme se mit à étouffer et mourut.
Or
donc un garçon vivait avec sa mère. Celle-ci avait très envie de
comprendre le
langage des oiseaux. Un jour elle entendit dire qu’on ouvrait une école
dans un
village du bord de mer. Elle se dit alors que si on enseignait à lire
et à
écrire, on devait aussi y enseigner le langage des différents oiseaux.
Elle
appela son fils qui jouait dehors :
-
Cela suffit ! Cesse de passer ton temps à jouer sans profit.
Prépare-toi à
étudier le langage des oiseaux. Quand le bateau viendra, tu iras
étudier dans
le village du bord de mer. Quand tu auras fini, tu rentreras à la
maison.
Après
cela la femme se mit à préparer son fils pour l’école. Bientôt arriva
le bateau
et le garçon partit étudier. Plusieurs années passèrent et il comprit
qu’il
apprenait à écrire, mais qu’on ne lui enseignait pas le langage des
oiseaux. Il
avait étudié longtemps. Il ne savait pas combien de temps, mais quand
sa mère
le revit il était devenu un grand jeune homme.
Après
l’école il se prépara à rentrer chez lui. Il entendit dire que le
bateau venait
par ici. Enfin ils partirent, lui et sa mère. Elle attendait avec
impatience
que les oiseaux se montrent et que son fils leur parle, étant donné
qu’il était
devenu savant.
Une
fois au large, le soir venu, ils virent passer des grues cendrées.
-
Ecoute ce que disent les grues, dit la mère.
-
Je ne comprends pas ce qu’elles disent, répondit le fils. On ne nous a
pas
appris le langage des oiseaux.
-
Tu as étudié pendant si longtemps et tu n’as pas été capable
d’apprendre le
langage des oiseaux ! marmonna la mère.
Le
lendemain ils virent encore passer des oiseaux. La mère, qui ne
désespérait
pas, refit sa demande à son fils :
-
Eh bien ! Que disent les oiseaux qui passent ? Que disent-ils de la
route qui
les attend ?
-
Que te dire ? On ne nous a pas appris à parler comme les oiseaux. On
nous a
appris seulement à lire et à écrire. Si tu me demandais ce qui est
écrit ici,
je te répondrais avec plaisir.
Un
peu plus tard ils aperçurent des canards. Ils se posaient sur l’eau en
criant.
-
Ces canards sont de chez nous. Tu comprends peut-être ce qu’ils disent.
-
Même eux, je ne les comprends pas. D’ailleurs pas un seul être humain
ne
connaît la langue des oiseaux.
La
vieille piqua une colère contre son fils et, après l’avoir bien
houspillé, elle
lui dit :
-
Tu ne comprends pas les oiseaux qui parlent ! Dis-moi au moins pourquoi
l’eau
bouillonne à l’avant du bateau.
-
Cela je le sais. Elle bouillonne parce que la
« rame » du bateau
fonctionne et nous fait avancer.
-
Eh bien, regarde-la, dit encore la mère têtue.
Naturellement
le fils ne se méfiait pas et il jeta un coup d’oeil vers l’eau qui
bouillonnait
à la proue. Alors la mère poussa dans l’eau ce fils qui ne savait rien,
ce fils
inutile. Le bateau continua sa route. Le jeune homme ne perdit pas sa
présence
d’esprit car il savait nager. Il se dirigea rapidement sur sa gauche
vers le
rivage. Il mit bientôt pied à terre et fit sécher ses habits. Il ne
retourna
pas chez cette mère cruelle.
Quelque
temps après des gens dirent que dans un campement vivait un homme qui
apprenait
aux enfants des autres à lire et à écrire des lettres à des gens
d’autres
villages. On se demanda si ce n’était pas l’homme qui n’avait pas
appris le
langage des oiseaux et qui pour cette raison avait été précipité à
l’eau par sa
mère.
Or
donc vivaient Ikysurelyn, Kulusilyn et Nuuqenev. Tous trois étaient
chamanes.
Nuuqenev ne voulait pas se marier. Un jour, alors qu’ils chamanisaient,
Kulusilyn et Ikysurelyn se rencontrèrent. Kulusilyn invita Ikysurelyn à
lui
rendre visite. Le lendemain en s’éveillant Ikysurelyn informa sa mère
qu’il se
rendait en visite chez Kulusilyn et il s’en fut.
-
Qui est là ? demanda Kulusilyn qui se trouvait dans le relkun
quand il entendit quelqu’un
entrer dans le sottagyn.
-
C’est moi, Ikysurelyn, répondit le visiteur.
-
Entre dans le relkun. Tu as bien
fait
de venir : nous allons faire un bon repas, dit le maître de céans.
La
mère de Kulusilyn prépara d’excellents mets. Elle fit un canard
légèrement
suri.
Ils
passèrent la soirée à ne rien faire, se contentant de se reposer.
-
Et si on s’amusait à présent, dit Kulusilyn en sortant son yarar.
Après
lui l’invité joua du tambour. Kulusilyn demanda à son visiteur :
-
Qui prends-tu d’habitude comme auxiliaire quand tu chamanises ?
-
Le cormoran. Et toi ?
-
Le renard.
-
Sais-tu que Nuuqenev refuse de se marier ? demanda Kulusilyn.
-
Pourquoi me demandes-tu cela subitement ? Tu veux aller la voir ?
-
Essayons d’y aller. On dit qu’elle est fort belle.
-
Ma foi, allons-y. Seulement je n’ai pas très confiance dans ton renard,
dit
Ikysurelyn.
-
Tu peux te fier à lui. Allons-y sur-le-champ. Pendant trois jours elle
ne
coudra pas de ballon, après quoi elle fera des ballons tutélaires.
Ils
se mirent en route. Ils marchèrent, marchèrent. Kulusilyn s’était
changé en
renard, Ikysurelyn en cormoran. Le renard courait de ci de là, et
parfois
revenait sur ses pas pour flairer ici et là. Finalement Ikysurelyn lui
dit :
-
Ce renard ne nous est pas utile. Laissons-le.
Ils
reprirent leur route. Tout en marchant Ikysurelyn se retrouva au bas de
la
bande côtière et il dit à son compagnon qui l’interrogeait :
-
N’as-tu pas vu celui qui veille sur Nuuqenev ? Il nous observait. C’est
pourquoi je marche au bas de la bande côtière.
Ikysurelyn
se cogna inopinément sur la banquise et, une fois dans le village de la
femme,
il dit à son ami :
-
Voilà la femme qui sort. Elle va faire l’essai de son ballon tutélaire.
Cachons-nous dans une anfractuosité de la roche.
Effectivement
la femme sortit en tenant un ballon qui jetait autour de lui une vive
lumière.
Il semblait éclairer les environs comme une grosse lampe. La femme
faillit voir
les hommes qui se cachaient. Elle rentra chez elle. Les deux hommes
aussi
entrèrent en catimini. Soudain le père de la femme lui dit :
-
Demain, au bord de la mer, bourre le ballon de duvet de canard.
Ikysurelyn
dit à son compagnon :
-
Allons au bord de la mer et changeons-nous en duvet de canard.
Ils
se changèrent en duvet de canard. Le lendemain matin la femme commença
à
ramasser du duvet de canard. Elle le rangeait après l’avoir
soigneusement
examiné. Elle mit immédiatement Ikysurelyn dans le ballon, tandis
qu’elle
examina longuement Kulusilyn. Elle subodorait sûrement quelque chose,
mais après
un examen attentif, elle le mit aussi dans le ballon. A chaque point
qu’elle
faisait au ballon, elle prononçait une incantation, mais elle n’eut pas
conscience de ce qui se passait. Après avoir mis la dernière main à son
ouvrage
elle essaya le ballon. Il continuait de briller. Elle en éprouva la
légèreté.
Tout à coup le ballon dévala vers l’eau. Elle le poursuivit et aperçut
un
énorme morse. Ikysurelyn appelé hors de l’eau se montra et il avala
d’un coup
le ballon et la femme. Puis il partit chez lui.
-
Puisque nous l’avons emmenée ensemble, prenons-la tous deux pour femme.
Qu’elle
vive à présent quelque temps chez toi, après quoi je l’emmènerai chez
moi, fit
Kulusilyn.
Quelque
temps après Kulusilyn emmena la femme chez lui et l’y garda. Un jour
Ikysurelyn
dit à sa mère :
-
Nous n’avons pas de fiancée dans la maison. Il va falloir que tu tues
cette
femme et je la ressusciterai.
La
femme tomba malade et, malgré les soins prodigués par Kulusilyn, elle
mourut.
Pendant longtemps Kulusilyn ne lui fit pas d’obsèques. Il s’y décida
seulement
quand il eut appelé sa mère.
-
Kulusilyn a fini par emmener la femme à sa dernière demeure. A présent
je vais
la chercher, dit Ikysurelyn à sa mère.
Un
peu plus tard le toit de la yarangue claqua et le fils appela sa mère à l’extérieur.
-
N’aie pas peur. Je vais la chercher.
-
Réchauffe-la vite.
A
peine eut-il réchauffée que la femme reprit des formes comme
précédemment.
Alors le cormoran la fit asseoir. Ils furent heureux, et l’autre voisin
resta
veuf.
Or
donc autrefois il était un chasseur de baleines qui avait une femme et
des
travailleurs. Ceux-ci vivaient très mal, toujours affamés et dépourvus
de bons
vêtements.
Un
jour la femme de ce chasseur donna naissance à un petit garçon. Elle
fit un
berceau où elle allaitait son enfant. Celui-ci grandissait à vue
d’oeil. La
mère lui apportait de jour en jour des pierres de plus en plus lourdes
à
manipuler et il s’entraînait constamment. Il finit par acquérir une
grande
force. Un jour il sortit et vit que le voisin, un homme âgé, avait
capturé un
veau marin.
-
Nous pourrions manger du veau marin frais, dit-il à son père. Les
voisins en
ont capturé un.
-
Va le chercher. Nous devons manger du veau marin, lui répondit le père.
Le
fils se rendit chez le voisin et lui dit :
-
Porte le veau marin chez nous.
Sur
ces mots il rentra chez lui et dit à son père :
-
Ce vieillard est un mauvais homme. Il ne m’a pas donné le veau marin.
Alors
il retourna chez le vieil homme. En chemin il prit un bâton gros comme
un
gourdin. Le voisin le vit venir et alla à sa rencontre. L’autre le
frappa et
fit de lui son travailleur. Le vieillard n’eut pas la vie belle.
-
Qu’allons-nous devenir ? demanda-t-il à sa femme quelques années plus
tard.
-
Là-bas vit une vieille. Allons le lui demander.
Le
vieillard envoya sa femme chez la vieille. En arrivant elle lui dit :
-
Fais quelque chose à cet homme. Il nous tourmente sans cesse. Nous
travaillons
tellement que nos yeux sont devenus rouges.
Un
jour le jeune homme s’endormit après avoir mangé de la baleine.
Lorsqu’il
s’éveilla il vit le soleil qui brillait dans le lointain. Il fut pris
d’une
grande envie d’aller vers lui. Arrivé sur place il s’endormit. Il ne
s’éveilla
que le troisième jour et, à son réveil, il vit près de lui la yarangue où vivait la vieille.
L’adolescent ressentait une grande faiblesse. Elle lui servit d’abord à
manger
en petite quantité, puis lui donna de plus en plus de nourriture.
-
Va au bord de la mer et fais-y un somme, dit-elle au jeune homme qui à
présent
se sentait bien, et elle poursuivit : demain matin garde les yeux
fermés. Ne
les ouvre que lorsque je t’appellerai. Si tu les ouvres avant, tu ne
rentreras
pas chez toi.
Le
jeune homme se coucha. En rêve il vit toutes sortes de kele.
Il eut l’impression qu’il tombait d’une falaise et se brisait
les os sur l’eau. Pourtant il garda les yeux fermés. La vieille femme
ne
l’appela que le troisième jour. Alors seulement il ouvrit les yeux :
apparemment il était chez lui.
Ainsi
la vieille avait donné une bonne leçon à ce cruel garçon.
Ainsi
donc un petit groupe de yarangues d’éleveurs
pauvres se trouvaient à l’estivage. Tout l’été on avait eu faim car le
poisson
faisait complètement défaut. De loin en loin certains faisaient une
prise. Dans
beaucoup de yarangues on manquait
du
moindre petit poisson.
La
température commença à fraîchir. Déjà des gens procédaient à l’abattage
d’automne. Tous les habitants des yarangues
étaient venus prêter main forte. Un vieillard, père de deux
filles, restait
seul chez lui. Il tenait en permanence ses filets prêts. Un matin il
s’éveilla.
Il faisait beau. Le vieil homme, qui s’était installé au bord de la
mer,
entendit soudain un bruit et vit à l’écart quelque chose de noir qui
semblait
bouillonner. Des poissons passaient à vive allure. Il poussa en toute
hâte ses
filets dans l’eau. La pêche fut très abondante. Il appela ses filles.
Que de
poissons on retira ! A tel point qu’on n’eut pas le temps de les vider.
Le
poisson passa sans interruption toute la journée. Toute la journée,
sans faire
de pause, sans se reposer, tous trois posèrent leurs filets. Le soir le
poisson
cessa de passer. Visiblement il n’y en avait plus. Alors on alla tout
simplement se coucher car on ne pouvait plus mettre un pied devant
l’autre. Le
lendemain seulement on s’occupa du produit de la pêche. On en mit une
partie à
sécher. Le reste, on l’enfouit dans des fosses. Quand les voisins
revinrent de
l’abattage d’automne, le vieillard en avait terminé et les étendoirs
étaient
tout couverts de poissons qui séchaient. Le vieil homme répartit entre
toutes
les yarangues le poisson fumé et
le
poisson suri. Il passa sous silence deux grandes fosses qu’il gardait
en
réserve pour plus tard.
Quand,
les uns après les autres, arrivèrent ceux qui étaient partis en
caravane de
traîneaux, il ne restait presque plus de nourriture. Quelques jours
plus tard
le vieillard dit aux voisins :
-
Allons à l’estivage. Peut-être y trouverons-nous un petit quelque chose.
-
Mais nous n’y avons rien laissé du tout, lui répondirent-ils.
-
Cela ne fait rien. Préparons-nous. Attelez vite les traîneaux.
On
partit pour l’estivage. A leur arrivée le vieil homme leur indiqua
l’emplacement d’une fosse et leur dit de la dégager. On dégagea la
fosse. Elle
contenait une grande quantité de poisson resté frais du fait qu’il
avait été
mis là dès qu’il avait été assommé. L’autre fosse, le vieillard ne
l’ouvrit et
ne procéda au partage que lorsqu’on revint à l’estivage.
On
dit qu’autrefois les chiens savaient parler, mais que, mis dans une
position
fâcheuse, ils perdirent la parole. Voilà comment cela s’était passé :
Il
était une fois deux chiens qui vivaient chez des maîtres différents. Le
premier
homme était très gentil pour le sien. L’autre donnait de la nourriture
au sien,
puis la lui reprenait et le rouait de coups. Un jour les deux animaux
se
retrouvèrent derrière la yarangue du
mauvais homme et le chien de ce dernier demanda à l’autre :
-
Comment vas-tu ?
-
Très bien. Et toi ? lui demanda son ami.
-
Moi, très mal. J’ai un mauvais maître. Il me donne à manger, puis il me
reprend
ma nourriture et me roue de coups. Tiens, regarde ma tête. Elle est
couverte de
bosses.
L’homme
entendit ceux qui parlaient d’une voix désobligeante et il regarda par
les
trous de la jaran’e. Visiblement
c’étaient les chiens qui s’entretenaient. L’homme en colère leur dit :
-
Voyez-les qui bavardent de ne savoir que faire, et même ils se
plaignent.
Les
chiens filèrent en direction de la toundra. Longtemps après, le chien
qui avait
un bon maître revint, mais il avait perdu la parole. L’autre disparut à
jamais.
C’est
ainsi que les chiens étaient devenus muets, ce qui ne les empêche pas
d’être
intelligents.
Ainsi
donc un gros éleveur se vantait auprès d’un Eskimo d’avoir un troupeau
si
énorme que lorsque faons et femelles se dispersaient en grognant sous
les
morsures des taons on n’entendait pas ses interlocuteurs. L’Eskimo
écoutait
sans s’émouvoir et ne lui faisait pas écho. Il se taisait.
L’éleveur,
un homme connu, invita l’Eskimo à voir ses bêtes. Ils se dirigèrent
vers elles.
On les faisait avancer. La foule des femelles et des faons menait un
tel tapage
que la terre grondait, mais l’éleveur et l’Eskimo continuaient de
s’entretenir.
Ce dernier riait même. A son tour il invita l’éleveur. Le lendemain
celui-ci
lui rendit visite. Après un bon repas l’Eskimo dit à son invité :
-
Nous devons aller chasser les morses sur la banquise. Veux-tu nous
accompagner
? Tu entendras les cris de mon troupeau.
L’éleveur
partit en mer avec les chasseurs. Quand ils arrivèrent près de la
colonie de
morses, les bêtes rauquaient en si grand nombre que l’éleveur en fut
assourdi.
-
Tu es vraiment un homme riche.
Ce
fut tout ce qu’il trouva à dire.
Or
donc dans l’ancien temps vivaient à une extrémité du village de
Pynakvyn un
petit orphelin et sa soeur. Ils étaient extrêmement pauvres, à tel
point qu’ils
ne se nourrissaient que de ce qu’on leur donnait.
Une
fois la tempête sévit tout au long de l’hiver. La famine finit par
s’installer
chez tout le monde. Seul celui qui vivait dans la première yarangue ne connaissait pas la faim. Un
jour, malgré la tempête,
Mutluvïi, comme on appelait l’orphelin, se prépara à se mettre en
route.
-
Où veux-tu aller dans cette tempête ? Tu mourras de froid, lui dit sa
soeur.
-
Que me dis-tu là ? Ne m’empêche pas de partir. Je vais à la recherche
d’un
enfant, lui répondit grossièrement Mutluvïi.
Il
sortit et partit face au vent. Bien qu’il marchât, ses habits se
glaçaient
contre sa peau. Il rebroussa chemin. Loin encore de chez lui, il
commença à
flageoler sur ses jambes. Il appela sa soeur. Celle-ci remorqua vers la
yarangue son frère qui était en
train de
mourir de froid. Pourtant, une autre fois, sans tirer la leçon de ce
qui lui
était arrivé, il se prépara à repartir pour la toundra. A nouveau sa
soeur
voulut l’en empêcher. Il ne l’écouta pas et repartit dans le vent. Puis
il
arriva dans une région où l’air était calme. Il aperçut des yarangues dont les parois étaient un peu
relevées. Il s’arrêta devant une porte. On ne le vit pas. Il était
devenu
invisible. C’était un village de rekken.
-Donne-moi
mon instrument de divination, dit un vieux rekken
à un autre.
On
lui donna un crâne. Le vieillard lui demanda de quel côté se trouvait
le
village de Pynakvyn.
Mutluvïi
appuya son bâton de marche sur le crâne. Celui-ci cessa de bouger. Le
vieux le
rejeta et dit à ses compagnons :
-
Donnez-m’en un autre. Celui-ci refuse de me servir.
On
lui donna une peau d’hermine avec la tête. Il se remit à l’interroger.
Dès
qu’elle commençait à remuer, Mutluvïi la menaçait de son bâton et elle
s’arrêtait. Le vieillard cessa de l’interroger.
Un
chien énorme, qui était attaché à la porte, se débattait. Il finit par
se
détacher et filer vers Pinakvyn. Mutluvïi prit aussi en hâte le chemin
de sa yarangue. En arrivant le
chien tenta de
renverser les huttes à charpente de mâchoires de baleine. Il commença
précisément par celle de Mutluvïi, mais ne put en venir à bout. Il ne
put
renverser aucune des habitations, si ce n’est la première yarangue où il dévora une personne.
A
sa ceinture Mutluvïi portait un petit phoque en ivoire de morse. Il
attacha le
gros chien. Les membres de derrière du petit phoque d’ivoire
s’agitaient loin
l’un de l’autre, et il avait des yeux immenses.
Ceux
qui étaient sur les traces du grand chien arrivèrent. Pourtant ils
craignaient
de se saisir de lui car ils avaient peur du petit phoque d’ivoire. Ils
finirent
par appeler Mutluvïi du pas de la porte :
-
Mutluvïi, rends-nous notre chien.
-
Ah non ! Pourquoi me l’avez-vous envoyé ? Je vais en faire mon
serviteur.
-
Nous ferons de toi un chamane.
-
J’en suis déjà un.
-
Nous ferons de toi un chasseur.
-
Je chasse déjà.
-
Si tu veux un serviteur, nous pouvons te donner un fils.
-
Amenez-le-moi d’abord. Vous pourriez me tromper.
Ils
lui amenèrent un garçon et il leur rendit le chien. Puis il leur dit :
-
Si vous me reprenez le garçon, je vous retrouverai où que vous soyez,
même sous
terre. Alors je me vengerai de vous.
Les
rekken s’en allèrent. Un moment plus
tard le garçon s’en alla aussi.
-
Ils m’ont dupé.
Alors
qu’il prononçait ces paroles, la soeur de Mutluvïi ressentit des
contractions et
bientôt elle mit au monde un garçon rekken
semblable à un humain. On lui donna le nom de Taïkygyrgyn.
Mutluvïi
apprit à Taïkygyrgyn à ramasser des algues. Un jour Taïkygyrgyn lui dit
:
-
Mutluvïi, j’aimerais encore aller ramasser des algues.
Ils
se mirent en route. Quelque part au bord de la mer le garçon enfonça
son harpon
dans le sol et le fit tourner comme s’il ramassait des algues. Il
retira une
grande quantité d’algues, puis un phoque barbu. Ensuite il résolut de
revenir
au village. Son père donna son accord, mais il lui dit :
-
Emporte ta ceinture et ton bâton de marche. Si on te propose de la
nourriture,
mange trois os de doigts de baleine. Eux, il ne les mange que par deux.
S’ils
veulent te faire jouer du yarar, ne
refuse pas.
Le
garçon partit. Ils arrivèrent au village. On prépara une collation à
raison de
deux doigts de baleine par personne. Taïkygyrgyn en demanda un
troisième.
Le
soir venu, le maître du lieu joua du yarar,
après quoi il demanda à Taïkygyrgyn d’en jouer. Il s’apprêtait à lui
dire qu’il
n’était pas chamane et qu’il ne jouerait pas. Mais l’autre lui dit :
-
Tu ne peux pas ne pas être chamane, car tu es le fils de Mutluvïi. Aussi ne peux-tu
pas refuser.
Taïkygyrgyn
se mit à frapper le yarar. Alors
qu’il en jouait, la demeure monta dans les airs et il s’envola en
direction de
sa yarangue. Il ne cessa de jouer
que
lorsqu’on le pria de s’arrêter.
Le
lendemain il rentra à la maison. Il avait fait une telle provision de
viande de
baleine qu’on se retrouva à l’étroit dans la yarangue.
Ils vécurent en suffisance sur cette viande.
Une
fois Taïkygyrgyn voulut aller en visite dans un autre village. Mutluvïi
dit à
son fils :
-
Tu ne pourras peut-être pas t’en sortir cette fois-ci. Le chamane de ce
lieu
mange trois doigts de membre arrière.
-
Je tenterai le coup. Que pourrais-je faire d’autre ?
Le
garçon partit pour l’autre village. A son arrivée on l’accueillit de
façon très
hospitalière, car il était le fils de Mutluvïi. Comme collation on
servit à
chacun trois doigts de membre arrière de baleine. Il en demanda un
quatrième.
Ce
soir-là le maître de maison voulut organiser un rite. Il y invita
Taïkygyrgyn.
-
Mais je ne sais pas jouer du yarar,
lui dit Taïkygyrgyn.
-
Tu ne peux pas ne pas en jouer, car tu es le fils de Mutluvïi, insista
le
maître de céans.
Une
autre fois Taïkygyrgyn dit à Mutluvïi qui se trouvait dans le relkun :
-
J’aimerais bien aller à la recherche d’un village.
-
Au bord de la mer il y a un chamane très fort. Vas-y. Il a une femme.
Elle est
très jolie. Ramène-la. S’il veut que tu joues du yarar,
joues-en toute la nuit. Quand tout le monde sera endormi,
prends la femme et, tout en jouant, envole-toi. Au milieu de la mer il
y a une
pierre. Demande-lui de t’aider. Tu verras ce qui se passera.
Taïkygyrgyn
se mit en route. Quand il arriva, on lui réserva bon accueil, car on
savait
d’où il venait et quel était son nom, et qu’il avait été ravi aux rekken. Le soir venu on lui fit jouer du
yarar. Il en joua, et demanda aux
gens de ne pas dormir afin qu’ils puissent constamment lui faire écho.
Mais
tous finirent par s’endormir. Alors il prit la femme et l’emporta. Il
atteignit
la pierre qui se dressait au milieu de la mer. Le jour était tout à
fait levé.
-
Viens-moi en aide, pierre, dit-il.
La
pierre qui se dressait verticalement se fendit et Taïkygyrgyn y pénétra
avec la
femme, puis la pierre se referma.
Le
chamane de l’autre rive envoya des oies blanches pour poursuivre le
fuyard et
le ramener. Elles arrivèrent à la pierre verticale. Elles tentèrent de
la
briser, mais ne le purent. Elles sortirent l’énorme pierre et
l’emportèrent
telle quelle. Un peu après elles la laissèrent tomber et
l’abandonnèrent. Elles
allèrent demander à leur maître (ce qu’elles devaient faire).
Pendant
ce temps Taïkygyrgyn et la femme étaient arrivés et s’étaient installés.
-
Si tu veux voir tes proches, nous nous y transporterons, dit Mutluvïi à
Taïkygyrgyn. S’ils sont partis, nous laisserons notre propre demeure.
Ils
arrivèrent alors que les rekken
dormaient. Ils se glissèrent à l’intérieur et prirent place. Le
lendemain au
réveil Mutluvïi dit à son fils :
-
Va voir les voisins. Hèle-les. Dis-leur que nous sommes là.
Taïkygyrgyn
alla chez les voisins. Quand il entra, ils donnèrent de la voix et
reconnurent
en lui leur fils.
-
Oh, bonjour ! Où sont les autres ? Que sont-ils devenus ? Pourquoi
es-tu venu
seul ?
-
Ils vont bien. Ils sont ici aussi.
-
Très bien. Dis à Mutluvïi qu’il devienne le chef de notre village, dit
le
vieillard rekken à Taïkygyrgyn.
-
Ils veulent que tu sois le chef de ce village, alla dire le garçon à
Mutluvïi.
Celui-ci
accepta. Il rassembla tous les voisins et leur dit :
-
A partir de ce jour nous nous nourrirons tous de chair animale. Nous
cesserons
de manger de l’homme. Si vous désobéissez, je vous punirai tous.
Retenez bien
ces paroles !
Le
peuple des rekken commença à
chasser
les animaux marins et les rennes sauvages. Pourtant, de temps en temps,
ils
avaient envie de chair humaine. Aussi dirent-ils un jour à Mutluvïi :
-
Laisse-nous y aller une seule fois. Nous voudrions chasser notre
nourriture.
Nous rentrerons rapidement.
-
Si vous en avez tant envie, allez-y. Seulement ne la cherchez pas parmi
les
gens d’ici, mais chez les ennemis.
Les
rekken se mirent en route et
revinrent bientôt. Ils ramenaient quantité d’humains. Mutluvïi alla
voir et reconnut
parmi eux des gens de Pynakvyn. Alors il leur dit :
-
Relâchez-moi vite ceux-là. Vous ne m’avez pas écouté bien que je vous
aie dit
de ne pas vous en prendre aux clans voisins. Aujourd’hui je vais encore
vous
laisser aller. Mais désormais vous ne vous nourrirez plus comme nous
que de
chair animale.
A
partir de ce jour-là il se fit obéir des rekken
et ne leur laissa que de la chair animale. Ils cessèrent de pratiquer
la chasse
à l’homme.
Or
donc il y avait de petits groupes de yarangues.
Tous les habitants en étaient morts les uns après les autres. Seules
deux
personnes étaient restées en vie : une vieille femme et un petit
garçon. Un
jour vint où ils n’eurent plus de nourriture du tout. Que faire ? Ils
étaient
sans force. Dans la fosse à viande ils mangeaient des débris de viande
bouillie
destinée aux cérémonies du souvenir, mais ils vinrent à bout même de
ces
débris. Le garçon continuait néanmoins de demander à la vieille femme
d’aller
en chercher dans la fosse à viande.
Un
jour le garçon sortit et vit un homme chargé de nourriture.
-
Ne dis rien à la grand-mère, dit l’homme au garçon.
Il
se mit à décharger de la nourriture. Un peu plus tard il dit au garçon :
-
Rentre chez toi et dit à la grand-mère qu’elle aille à la fosse à
viande
chercher des restes de gras collés aux parois.
-
Grand-mère, retourne à la fosse à viande, dit le garçon à la grand-mère.
-
Que pourrais-je te donner ? Les fosses à viande sont complètement vides.
Le
garçon la convainquit d’y aller. Soudain il entendit crier sa
grand-mère : en
entrant, la grand-mère avait vu que toutes les resserres étaient
bourrées de
viande et, dans sa joie, elle avait poussé un grand cri. Elle dit au
garçon de
venir manger. Comme ils se régalèrent ! A partir de ce jour-là ils
cessèrent de
souffrir de la faim.
Or
donc une vieille femme vivait avec son petit-fils. Celui-ci était déjà
devenu
un jeune homme. Malheureusement il était couvert de gale. La grand-mère
avait
vieilli.
Ils
voisinaient avec cinq frères qui n’avaient que des filles.
Le
petit-fils avait un nom qu’on n’utilisait pas. On l’appelait
Vapyrqy-la-Gale.
Il était très travailleur et il gardait toujours seul le troupeau la
nuit. Il
se grattait sans cesse parce qu’il était tout couvert de gale et de
croûtes, y
compris le visage.
Au
pâturage de nuit il somnolait sur l’ancien emplacement d’une yarangue. Dès qu’il s’endormait une
souris s’introduisait dans sa manche. L’adolescent se mettait à
grommeler :
-
Qui se glisse dans ma manche alors que cela me cuit. Je finirai par lui
faire
du mal.
-
Je ne viens ici que par compassion pour toi, répondit la souris.
-
Mais cela me cuit et je m’énerve.
-
Ne t’énerve pas. Cela ne doit pas te démanger. Je vais te soigner
doucement.
Seulement ne bouge pas.
Ceci
dit la souris se mit à l’ouvrage. Elle lécha la peau galeuse qui
s’enlevait. Le
corps de Vapyrqy sécha très rapidement et le deuxième jour il n’y avait
plus
trace de gale.
Quand
il rentra de la garde suivante, il dit à sa grand-mère :
-
Tu as bien vieilli. Tu ne pourras plus veiller sur la yarangue.
Tu t’es affaiblie et en mon absence tu auras soif. Va
chez les voisins me demander une épouse. Peut-être une des jeunes
filles
acceptera-t-elle. Les voisins ont de nombreuses filles.
La
grand-mère se rendit à la première yarangue.
Les jeunes filles dirent d’une seule voix :
-
Il est répugnant. Qui prendrait pour maître un galeux ?
Les
jeunes filles de la yarangue suivante
tinrent toutes le même langage. Cependant dans la dernière yarangue la fille cadette dit à son père
:
-
Il faut bien que je me marie. Où donc trouverai-je un brave homme ?
-
C’est cela, ma fille. Tu ne dois pas être dégoûtée par un homme comme
celui-ci.
Au moins Vapyrqy s’efforce d’avoir une vie active.
-
Je t’ai trouvé une jeune fille, dit en rentrant la grand-mère du jeune
homme.
Longtemps
après, quand arriva le jour de ramener la fiancée à la maison, Vapyrqy
dit à sa
grand-mère :
-
Apporte des vêtements bien propres, les miens et les tiens. Je vais
aller
chercher la jeune fille.
Avec
son traîneau il remorqua la grand-mère chez sa future. Il n’avait plus
le
moindre bouton de gale et, habillé de propre, Vapyrqy était beau. Il
ramena la
fiancée à la maison. Les cousines qui l’avaient mal reçu au départ
firent
pleurer leur cousine en lui faisant un geste obscène
et elles disaient :
-
Il était à moi d’abord, ce Vapyrqy.
Vapyrqy
avait pris femme. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Or
donc vivait un corbeau qui avait beaucoup d’enfants. Il passait son
temps à
aller de ci de là afin de trouver de la nourriture pour ses petits.
Un
jour il se rendit à la rivière et y vit un banc de poissons morts. Il
revenait
lourdement chargé quand il rencontra son voisin le renard roux.
-
Oh, l’oncle, tu as de la chance ! Où as-tu trouvé ces poissons ? lui
demanda le
renard.
-
Tu vas encore me gâcher un lieu propice. Plus tard je t’en offrirai !
dit-il
échaudé au renard.
-
Comme si cela devait rassasier tes neveux, répondit le renard.
-
Eh bien alors, tu n’as qu’à remonter mes traces, et tu trouveras
l’endroit.
Le
renard partit sur ses traces et trouva le lieu de prédilection du
corbeau. Il
commença par se régaler de poissons et ne ramena chez lui que le peu
qu’il
avait laissé.
De
son côté le corbeau réfléchissait : « Où aller à présent
chercher ma
pitance ? » Il décida d’aller vers la mer. Une fois arrivé, il
se gratta
la tête et laissa tomber un pou. Avec une courroie il fit une traîne de
fortune
et remorqua le pou sans jamais regarder derrière lui. De retour à la
maison son
chargement était devenu beaucoup plus lourd. Il s’était changé en un
énorme
phoque barbu.
Le
renard lui dit à nouveau :
-
Oh, l’oncle ! D’où viens-tu ?
-
Tu vas encore me gâcher un lieu propice. Plus tard je t’en offrirai !
lui dit
le corbeau.
-
Comme si ces dons devaient rassasier tes neveux !
-
Eh bien, tu n’as qu’à aller par là et, une fois que tu seras arrivé,
gratte-toi
la tête. Tu en feras tomber un pou. fais une traîne de fortune, mais ne
te
retourne pas avant d’être arrivé chez toi.
Le
renard partit vers le bord de mer et, une fois sur place, se gratta la
tête. Il
fit tomber un pou et en fit une traîne de fortune. Il le remorqua chez
lui en
se retournant souvent. Le pou devint finalement tout blanc du fait de
la neige
et du fait qu’il était raidi de froid. Le renard arriva chez lui
remorquant le
pou.
De
nouveau le corbeau réfléchissait à la manière de trouver sa nourriture.
Il
décida de se rendre dans la toundra. Il y aperçut une grande yarangue. Il se posa au bord de
l’orifice de fumée. Dans le relkun
se
trouvait un immense troupeau. Une énorme femme y travaillait une peau.
Le
corbeau cracha sur le plus petit des faons. Le faon mourut. La femme
alla le
jeter dehors et le corbeau le chargea sur son dos.
-
Où donc as-tu encore trouvé un lieu propice ? l’interrogea le renard.
-
Pour lors écoute-moi bien. Si tu vas par là, crache sur le plus petit
des
faons.
Le
renard s’en fut, trouva la yarangue et
monta sur le toit. Il regarda en bas et vit le troupeau. Là son avidité
fut la
plus forte. Il prêta attention non aux faons, mais à un gros mâle. La
femme se
saisit du mâle et alla le jeter dehors en grognant :
-
Pourquoi donc crèvent-ils les uns après les autres ?
Le
renard fit une charge et voulut se relever, mais il ne le put car elle
était
très lourde. D’une voix devenue rauque il finit par crier en direction
du relkun :
-
Femme, relève-moi !
-
Attends, je vais te relever, répondit-elle à l’intérieur. En sortant,
elle se
saisit du manche d’un grattoir à peaux et elle le roua de coups en
disant :
-
Voilà donc celui qui me tue mes rennes.
Quand
il reprit ses esprits, le renard fila chez lui sans avoir pu emporter
sa proie.
Ainsi, en raison de son avidité le renard était devenu impotent.
Or
donc vivait le vieux Nutetegyn. Il avait la tête blanche comme neige.
C’était
un très brave homme. Il ne faisait de mal à personne et vivait bien.
Une
fois, au printemps, un vent violent se déchaîna. Nutetegyn vit deux
oiseaux
qui, volant face au vent, battaient des ailes sans avancer. Le vent les
freinait. L’un d’eux finit par tourner du côté de Nutetegyn et heurta
le sol
comme frappé par un projectile. Tout de suite après lui son compagnon
mâle
tomba aussi près de lui. Certaines personnes les auraient convoités et
les
auraient tués sur place. Le vieillard au contraire eut pitié d’eux et
les
ramena chez lui : qu’ils se reposent puisqu’ils ne pouvaient plus
avancer. Il
les nourrit abondamment afin qu’ils reprennent rapidement des forces.
Ils se
reposèrent chez lui tout l’été. Ils eurent des petits, donnant
naissance à cinq
petits oiseaux. Au début de l’automne, grâce à l’homme, les oiseaux
étaient
prêts à repartir vers les pays chauds.
(L’année
suivante ce ne furent pas deux oiseaux qui arrivèrent, mais une volée
qui avait
apporté des sables d’or. Cela réjouit fort Nutetegyn car c’était un
brave
homme, et les oiseaux lui rendaient la pareille.
Après
cela les oiseaux revinrent chez lui. Ils ne venaient plus sans rien
apporter,
et ils étaient de plus en plus nombreux. Ce n’était pas du sable
ordinaire dont
ils étaient chargés, mais du sable d’or. Nutetegyn ne voulait pas
s’enrichir
seul. La richesse s’accumulait pour que tout le pays devînt de plus en
plus
riche.
Le
lecteur a sans doute compris que Nutetegyn n’est autre que notre
Tchoukotka.
Les deux premiers oiseaux, ce sont les géologues. Certes au départ ils
n’ont
rien trouvé, mais Nutetegyn leur
a
montré les richesses. La foule des oiseaux, ce sont ceux qui
aujourd’hui
bâtissent des habitations à l’endroit où se trouvent les richesses,
ceux qui
extraient le métal et qui donnent au pays les richesses de notre
Tchoukotka.
Ce
conte n’est qu’un début. La fin, ce sont nos descendants qui la
raconteront.)
Or
donc il était un orphelin qui n’avait pas où vivre. Il errait de lieu
en lieu.
Il était tout couvert de poux, à tel point que des gens méprisants
l’avaient
surnommé le Pouilleux. On ne lui permettait d’entrer nulle part à cause
de ses
poux. Repoussé par les gens, il ressortait en pleurs et disait:
« J’ai des
poux et tout le monde me chasse. »
Ainsi
l’orphelin errait sans fin de village en village. Partout on le
repoussait
comme un chien. Parfois on lui laissait passer la nuit, mais seulement
dans le sottagyn, car il aurait pu
transmettre
ses poux. Quand on lui donnait à manger, on lui jetait sa nourriture à
l’écart.
Une
fois, comme à l’accoutumée, il arriva dans un village et se dirigea
vers la
dernière yarangue, celle d’un vieil
homme qui n’avait qu’une fille, car il savait que les habitants de la
première
demeure, de riches éleveurs, ne l’auraient pas laissé entrer. Le vieil
homme le
héla de l’intérieur du relkun :
-
Qui est là ?
-
C’est moi, le Pouilleux, répondit-il.
-
Nous sommes en train de manger. Pourquoi n’entres-tu pas et ne viens-tu
pas te
chauffer ?
-
Mais je suis le Pouilleux. Partout on me repousse. Vous allez peut-être
me
chasser, vous aussi ?
-
Entre donc et viens te chauffer.
Le
Pouilleux entra. Il n’avait encore jamais vu l’intérieur d’un yorongue. Aussi se sentit-il mal à
l’aise et ne sut-il que faire de ses jambes. On lui donna à manger. Dès
qu’il
eut fini son repas, il s’endormit. Réchauffé pour la première fois, il
ne put que
s’abandonner au sommeil.
-
Nous n’avons pas de fils. Nous n’avons qu’une fille. Il est probable
que nul ne
se soucie de cet orphelin, puisqu’il erre de ci de là. Ce petit,
faisons-en
notre fils, dit le vieillard à sa femme.
-
Je suis d’accord avec toi. Qu’en dis-tu, ma fille ? répondit la vieille
femme.
-
Que pourrait-il donc faire, ce Pouilleux ? Qu’il vive avec nous !
consentit
aussi la jeune fille.
Pendant
que l’orphelin dormait, la vieille apprêta de vieux habits de son mari
afin que
le garçon les mette à son réveil. Quand il s’éveilla, le vieillard lui
dit :
-
Si tu ne refuses pas, nous nous sommes dit pendant ton sommeil que tu
pourrais
vivre à demeure chez nous. Pour nous tu seras comme un fils.
-
Si vous n’avez rien contre moi, je resterai ici, répondit joyeusement
le
Pouilleux.
Quand
on l’eut mieux habillé, l’orphelin eut bel air. Les voisines
regardaient la
fille du vieil homme du coin de l’oeil. Mais celle-ci considérait
qu’elles
manquaient de force morale, elles qui contemplaient ce qui se passait
avec un
sentiment de secrète jalousie.
L’amour
de la jeune fille devenait chaque jour plus fort, de même que celui du
Pouilleux. Ils allaient ensemble chercher du bois. Finalement le
Pouilleux
l’épousa. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Un
riche éleveur, qui vivait avec sa grand-mère, passait tout son temps
avec ses
rennes. Un jour, comme d’habitude, il était parmi eux. Une des bêtes,
qui
paissait près de lui, se secoua et fit tomber de son oreille un petit
enfant.
L’homme le ramassa sans tarder et l’emporta chez lui. Il le remit à sa
grand-mère en lui disant :
-
Ce petit enfant est tombé de l’oreille d’un renne. Elève-le vite.
Chaque
jour il venait voir l’enfant et demandait à sa grand-mère :
-
Il n’a pas encore grandi ?
Le
petit commença à marcher à quatre pattes. Il poussait rapidement. Un
jour
l’éleveur rendit visite à ses bêtes. Il entendit une voix qui pleurait.
Quand
il inspecta le troupeau, il l’emmena aussitôt à l’écart de la yarangue. L’enfant avait complètement
détruit la yarangue et dévoré la
grand-mère. Il hurlait et vociférait. Finalement il tua le renne dont
il était
né et le mangea. Un peu plus tard il jura et dit : « Comme
j’ai faim
! » Il finit par dévorer tout le troupeau.
L’éleveur
s’enfuit, car l’enfant-kele, qui ne
pouvait se rassasier, le poursuivait. L’homme courait vite, et pendant
trois
jours le kele ne put le rattraper.
Puis le fuyard rejoignit une meute de loups. Il leur dit :
-
Cachez-moi, s’il vous plaît. Un enfant-kele
est sur mes talons.
-
Mets-toi par là, lui dirent les loups.
Ils
le cachèrent dans le creux d’un rocher et lui dirent :
-
Ne fais rien, ne bouge pas. Sache que si du sang épais se met à
goutter, tu
survivras, mais si c’est du sang fluide qui coule, tu mourras.
L’homme
se cacha. On n’entendait que le bruit d’une bataille. Car dehors la
meute avait
cerné l’enfant-kele qui était arrivé
tout essoufflé. Ils se battaient sur le flanc d’une montagne, un peu
au-dessus
du rocher où l’homme était caché.
L’enfant-kele
avalait les loups qu’il tuait. Il
en décima tant et plus. Pourtant les loups prenaient peu à peu le
dessus sur
lui. De toutes parts ils lui arrachaient de grands lambeaux de chair.
D’abord
c’est un bras qu’ils dévorèrent, puis la jambe droite. Quand il tomba à
genoux
ils se jetèrent de tous côtés sur lui. Ils finirent par le tuer et le
déchirer.
Un sang des plus épais se mit à couler. L’homme sortit de la pierre et
regarda
autour de lui. La meute des loups était bien moins nombreuse. Sur les
lieux de
la bataille la neige avait disparu. Il n’y vit que des chairs et un
gros tas
d’ossements.
-
L’enfant-kele m’a laissé sans rennes
et sans gîte. Que vais-je faire ?
Ils
lui dirent alors :
-
Tu ferais mieux de partir.
L’homme
s’en alla et se changea en loup, en un énorme loup. Il se mit à vivre
avec les
loups et vécut bien. Deux ou trois ans plus tard ils en firent le
meneur de la
meute en raison de sa rapidité et de sa force.
Cinq
femmes ramassaient du bois dans un endroit où on en trouvait en
abondance.
Soudain une neige épaisse se mit à tomber. Elles reprirent rapidement
le chemin
du retour. On ne voyait plus le sol. Tout à coup elles aperçurent une
tache.
C’était une hutte de terre couverte d’herbe. Elles y trouvèrent un
vieillard
solitaire, le vieux Qeïme. Pourquoi l’avait-on appelé ainsi ? Parce que
sa tête
était couverte de croûtes.
C’est
là qu’étaient arrivées les cinq femmes. En voyant la yarangue,
elles pensèrent que c’était la leur. La hutte semblait
petite, mais vers l’intérieur elle s’agrandissait. Elles frappèrent à
la porte.
Le vieillard leur fit écho
:
-
Qui est là ?
-
C’est nous, répondirent-elles.
-
Entrez. D’où venez-vous ?
Une
des femmes lui répondit :
-
Nous étions en train de ramasser du bois quand la tempête nous a
surprises.
-
Restez ici pour le moment. Il fera peut-être beau demain. Faites à
manger, mais
ne prenez que ce qui est en bas. Ne touchez pas à ce qui est accroché
en haut.
-
Bien, nous préparerons le repas comme tu le dis.
Deux
d’entre elles se mirent en cuisine. L’une fit du bouilli et deux
coupèrent du
bois. Le vieux Qeïme restait allongé. Quand le repas fut prêt, on
mangea. Puis
on se coucha. Le lendemain on s’éveilla : il faisait un temps
magnifique. Les
femmes repartirent à la recherche de leur charge de bois sans
s’attarder
davantage.
Dès
qu’elles arrivèrent sur place, le vieux Qeïme sortit de la yarangue.
Dans une réserve,
au fond d’un sac, se trouvaient un yarar,
un battoir et une petite peau. Il les porta dehors. Il s’assit sur une
des
pierres qui amarraient la yarangue et
commença à jouer du yarar. Tout en
jouant il chanta : « Je vais semer le vent, je vais
semer la
tempête. »
Après
son chant il posa son yarar et prit
la peau. Il la secoua et de nouveau un brouillard neigeux se leva. Les femmes qui
ramassaient du bois
revinrent chez lui et refirent ce qu’elles avaient fait la veille.
Elles
passèrent quatre nuits chez Qeïme. Ensuite elles le percèrent au jour
et se
dirent : « Qeïme nous a envoyé la tempête. Une fois revenues
chez lui,
nous essayerons de trouver l’instrument qui lui sert à semer le
blizzard. »
En
arrivant, deux d’entre elles recherchèrent l’instrument. Elles firent à
manger,
prirent de la viande en bas, sans toucher à celle d’en haut. Et elles
aperçurent l’instrument à semer le blizzard, à savoir le battoir du yarar et la peau. Elles les brisèrent et
les déchirèrent en mille morceaux et allèrent les jeter dehors. La
tempête les
emporta.
Le
lendemain main le beau temps était revenu. Les femmes repartirent vers
leur tas
de bois
Après
la mi-journée le vieillard chercha son instrument, mais ne put le
trouver. Il
fit un simple petit yarar et prit
la
peau dont il se servait auparavant pour dormir. Puis il sortit.
Comme
les jours précédents il voulut chanter : « Je vais semer le
vent, je vais
semer la tempête ». Quand il eut fini de jouer, il secoua la
peau, mais il
ne tomba que trois flocons de neige, et le temps se remit au beau pour
toujours. Après cela les femmes rentrèrent chez elles et la tempête
cessa à
jamais. Les gens eurent la belle vie.
Or
donc le fils unique d’un vieil homme était mort, mais le père affligé
n’allait
pas déposer son corps dans la toundra. Il le gardait dans le relkun. Il aimait beaucoup son fils.
Le
vieillard avait fait appel à de nombreux chamanes, mais ils n’avaient
rien pu
faire. Il finit par trouver un chamane des rêves et lui demanda de
rendre la
vie à son fils. Le chamane chercha partout le mort dans ses rêves, mais
il ne
put le trouver. Au réveil il dit au vieil homme :
-
Je ne l’ai trouvé nulle part. Donnez-moi des petites boules décoratives
et je
le chercherai sur la Tête-lointaine.
C’est
ainsi qu’on appelait l’étoile /Véga/.
Le
vieillard lui ayant donné des petites boules, il se recoucha près du
mort après
avoir dit :
-
Sachez-le, je vais dormir pendant trois jours. Qu’on ne me réveille pas
et
qu’on ne me touche pas.
Le
chamane partit en rêve pour la Tête-lointaine. Il y arriva et vit deux
loups
assis près d’une porte. Il leur donna des petites boules, après quoi il
leur
demanda :
-
Ne serait-ce pas ici que se trouve notre homme ?
-
C’est bien ici. Aujourd’hui il est cloué à la paroi postérieure de la yarangue.
Le
chamane des rêves entra et vit l’homme cloué. Le maître du lieu lui
demanda :
-
Que viens-tu faire ?
-
Je cherche un homme de chez nous qui est ici.
-
Il est bien ici, mais nous ne te le donnerons pas.
-
Ah, rendez-le-moi. Si vous ne me le rendez pas, je vous emporterai tous
sur
terre avec votre yarangue.
-
Eh bien, non. Nous ne te le donnerons pas, et tu ne pourras pas nous
faire
descendre sur la terre.
Ils
disputèrent encore quelque temps. Le père, lui, aimait beaucoup son
fils. Le
chamane des rêves finit par sortir. Il donna des petites boules à
chacun des
deux loups et leur dit :
-
Cette yarangue, remorquez-la en
bas.
Heureux
d’avoir reçu des petites boules, les loups acceptèrent et emportèrent
la yarangue en bas. Quand ils
furent
arrivés sur terre, le chamane des rêves dit au vieillard qu’il venait
de
descendre de la Tête-lointaine :
-
Allons, sors. Regarde la terre.
Le
vieillard sortit. Effectivement il était sur terre. Tout à fait
désemparé, il
dit au chamane :
-
Ramène-moi en haut et je te donnerai l’homme.
-
Donne-moi l’homme d’abord et je te ramènerai.
Le
vieillard accepta et rendit l’adolescent au chamane qui le remorqua à
sa yarangue.
Exactement
au troisième jour le chamane et le mort s’assirent d’un même mouvement.
Le
chamane dit à l’adolescent :
-
Quand l’été arrivera, même s’il fait très chaud au soleil, tu ne devras
absolument pas t’éloigner de la yarangue.
Obéis-moi bien.
Malgré
cela, un jour où le soleil chauffait fort, le jeune homme sortit. A ce
moment
un aigle fondit sur lui et en passant le tua. L’adolescent était mort
pour
avoir désobéi.
Or
donc une femme était sortie pour jeter des détritus quand brusquement
la
tempête se leva. Elle ne put retrouver sa yarangue
bien qu’elle ne fût pas allée loin. Elle marcha par là, à
proximité. Tout
en marchant elle entendit une voix. Elle aperçut une yarangue.
Un homme y chantait, une jambe posée sur l’autre. Son
chant disait qu’ils n’avaient ni marmites, ni plats, ni couteaux.
-
Fais une couche avec une peau blanche pour la visiteuse, dit le corbeau
à sa
femme.
On
étendit pour la femme une peau blanche et on la nourrit de rorat, du rorat
gras à
souhait.
-
Ne dors pas avec tes habits, dit le corbeau à la femme.
Dans
la nuit le froid réveilla la femme. Elle avait dormi dehors au pied
d’une
congère. Il faisait beau. Près de la congère elle vit sa yarangue.
En fait elle avait passé la nuit au pied de la congère du
corbeau. Elle avait entendu le corbeau chanter. Elle avait sûrement
rêvé.
Or
donc vivait un éleveur qui avait deux filles. Il leur faisait garder
les
rennes. Un jour un corbeau et un petit oiseau vinrent faire leur
demande en
mariage. A leur arrivée se déchaîna une violente tempête. Le vent
souffla pendant
cinq jours. Le corbeau dit à l’éleveur :
-
Fais préparer quatre rorat et je
ferai revenir le beau temps. Sinon le beau temps ne reviendra pas.
Les
filles firent cuire les rorat.
Après
la cuisson elles les donnèrent au corbeau. Celui-ci sortit. Dehors il
dévora
les rorat, ce que virent les jeunes
filles. Le lendemain le vieillard demanda au corbeau :
-
Pourquoi ne fait-il pas beau ?
-
Parce que l’univers est grand, et il ne m’a pas entendu.
-
Dans ce cas rentre chez toi. Ce que tu fais ici est vain.
Malgré
le blizzard le petit oiseau sortit et le temps se mit au beau. Trois
jours plus
tard il faisait très beau et le petit oiseau ramena le troupeau. En
outre il
avait trouvé un bon pâturage. Plus tard arriva le corbeau. Il apportait
le
corps d’un lièvre. Il dit au vieillard :
-
J’ai trouvé le corps d’un élan et aussi un pâturage.
En
fait il avait trouvé le vieil emplacement d’une yarangue
et un endroit où l’on déverse le contenu des intestins des
rennes après l’abattage. Les corbeaux apprécient beaucoup le contenu
des
intestins de rennes.
On
nomadisa vers cet endroit. Quand on aperçut cet ancien emplacement de yarangue, on flanqua une rossée au
corbeau. Celui-ci se vexa et s’envola dans le ciel. Il arriva au ciel.
Là se
trouvait un village. Dehors on avait étalé la peau d’un renne
fraîchement
abattu. Le corbeau se posa sur la peau et mangea le gras qui y
adhérait. A ce
moment une femme sortit et, en voyant le corbeau manger, cria en
direction du relkun :
-
Un oiseau est arrivé. Il doit avoir faim car il mange le gras de la
peau.
-
Donnez-lui de la viande et qu’il la mange, dit le vieillard à ses
filles.
Quand
elles jetèrent la viande au corbeau, il s’en empara et repartit en bas
chez
l’éleveur père des deux filles.
-
J’ai tué beaucoup d’élans et j’ai laissé une masse de peaux là-bas,
mentit à
nouveau le corbeau.
Une
fois encore on lui fit confiance. Une des deux filles lui emboîta le
pas. Au
loin on apercevait des feuilles rouges. La jeune fille demanda où
étaient les
peaux.
-
On les voit là-bas sur la colline, repartit le corbeau.
Ils
approchèrent des feuilles rouges : il n’y avait pas de peaux. Alors la
femme
l’empoigna par les ailes et lui donna la rossée. Le corbeau s’en fut.
En chemin
il vit dix petits enfants, des souris. Elles lui dirent :
-
Oncle, nous allons te chercher les poux.
Le
corbeau accepta. Pendant qu’elles l’épouillaient, il s’endormit. Quand
il fut
endormi, elles lui firent des dessins sur le bec. Lorsqu’il s’éveilla,
elles
lui dirent d’aller boire à la rivière. Il y vit son propre visage avec
le bec
peint et il s’écria :
-
Miti (c’était sa femme), j’ai vu le nez peint d’un homme couché sur le
dos.
Apporte-moi le toit et le yorongue
de
notre yarangue.
Que
pouvait-elle faire ? Elle lui donna le toit et le yorongue
car on ne pouvait lui faire changer d’avis à cause de sa
stupidité. Il mit le toit et le yorongue
à l’eau. Ils furent emportés par le courant.
-
Elle refuse de les prendre. Elle doit déjà en avoir, dit le corbeau.
On
lui donna le mortier à briser les os et le pilon. Ils coulèrent
aussitôt. Le
corbeau en conclut :
-
Elle a bien voulu les pierres à extraire la moelle.
Puis
il sauta lui-même à l’eau. Le courant s’empara immédiatement de lui. Il
se mit
à crier :
-
Miti, tire-moi de là. Je meurs de froid.
Finalement
elle eut pitié de lui. Elle se dirigea vers la rivière et, l’accrochant
avec un
long bâton, elle repêcha son mari qui se noyait.
-
Où y aurait-il une jolie femme quand ce sont les dessins de ton propre
bec
peint que tu vois, lui dit-elle.
Furieux
le corbeau repartit vers la rive et vit dix petites souris qui avaient
trouvé
un phoque rejeté par les eaux. Il leur ravit le phoque et rentra chez
lui. En
arrivant il dit à Miti :
-
Vois le phoque que j’ai tué.
« Pourquoi
chasserais-je Corbeau. Au moins il cherche sa nourriture »,
pensa Miti.
Elle resta longtemps à cuisiner. On mangea. Les enfants dormaient. On
leur mit
de la viande de côté. Mais les dix souris revinrent. Elles mangèrent
toute la
viande et s’en allèrent.
Dans
la nuit un petit corbillat se réveilla. Il demanda à manger, mais il
n’y avait
plus de bouilli dans la marmite. A nouveau le corbeau furieux sortit et
alla
voir les souris. De nouveau elles le dupèrent avec leurs raisonnements.
Il
s’endormit. Dès qu’il fut endormi elles lui plaquèrent des vessies
rouges sur
les yeux.
Quand
il s’éveilla, il cria à sa femme :
-
Miti, la terre brûle. Allons vite éteindre le feu. Notre yarangue
aussi pourrait brûler.
-
Qu’est-ce qui brûlerait ? Ce sont tes yeux où on a cousu des vessies
rouges,
dit Miti et elle le roua de coups.
Le
corbeau s’en fut vers le bord de la mer et s’assit. Il se gratta la
tête et en
fit tomber un pou. Il le remorqua. Avant de partir il cracha dessus.
Alors le
pou se changea en phoque barbu. En chemin il vit un lièvre :
-
Quelle chance tu as ! Où t’es-tu procuré ce phoque ? demanda le lièvre.
-
Ne va pas là-bas. Tu me gâcherais mes lieux de chasse, dit-il au
lièvre.
Il
lui indiqua pourtant l’endroit.
Un
orphelin vivait dans le village d’un riche. Ses habits étaient en très
mauvais
état bien qu’il fût travailleur et qu’il se procurât sa nourriture.
La
fille du riche disparut. Le père désigna nombre de personnes pour la
rechercher, mais on ne put la retrouver. On la chercha sans trêve car
le père
aimait beaucoup sa fille. Il finit par envoyer l’orphelin à la
recherche. Il
promettait de donner une récompense, ainsi que la main de sa fille à
qui la
retrouverait. L’orphelin prit des marchandises et aussi une petite
clochette,
puis il partit en bateau vers le bord de mer. Une fois là il dit aux
hommes du
bateau :
-
Débarquez-moi ici et attendez-moi quand vous repasserez.
Il
partit à travers la forêt, se servant de sa clochette comme d’un
repère. Quand
elle sonnait, il se mettait à regarder de tous côtés. Une fois, quand
elle
sonna, il aperçut la jeune fille qui puisait de l’eau. Elle lui demanda
:
-
Que fais-tu là, l’orphelin. Comment as-tu réussi à venir de la côte ?
-
Ton père m’a envoyé à ta recherche, répondit l’orphelin.
Il
ramena la jeune fille au bateau. Quand celui-ci arriva, il héla les
hommes qui
se trouvaient à bord. Un peu après les membres de l’équipage qui
l’avaient
amené arrivèrent. Ils ne prirent (à bord) que la jeune fille. Ils
savaient que
l’un d’eux pourrait l’épouser puisqu’ils l’avaient trouvée. L’orphelin,
ils le
ligotèrent et l’abandonnèrent afin qu’il meure.
Une
vieille femme aperçut le jeune homme attaché et lui dit :
-
Que fais-tu là ? Pourquoi es-tu ligoté ?
-
C’est très agréable d’être attaché, lui répondit-il.
-
S’il te plaît, attache-moi aussi, dit la vieille femme.
-
Comment le pourrais-je si je suis ligoté ?
La
vieille femme détacha le jeune homme et dit :
-
Attache-moi solidement.
-
Cela fait très mal d’être ligoté. Je ne veux pas t’attacher.
-
Toi-même, tu ne resteras pas en vie, dit-elle à l’orphelin.
-
Si tu ne m’avais pas détaché, je serais mort de toute façon.
En
fait la vieille femme avait des ennemis. Ils avaient vu le jeune homme.
Tout
seul il engagea le combat contre eux. Ils se battaient à l’épée montés
sur des
chevaux. Le jeune homme les mit tous à la raison. Aussi lui
donnèrent-ils un
cheval comme prix de sa victoire. Il rentra chez lui à cheval.
Il
arriva au moment où le père de la jeune fille avait réuni tous les
voisins et
leur demandait qui avait trouvé sa fille, car à la maison il n’avait
rien pu
tirer d’elle.
Là
aussi la jeune fille gardait le silence. Elle ne répondait pas et ne
regardait
pas ceux qui l’avaient ramenée. Alors le jeune homme se montra. Se
dressant, la
jeune fille dit :
-
Celui qui m’a retrouvée n’est pas parmi ceux-là. C’est l’adolescent
là-bas qui
m’a retrouvée, et ceux qui m’ont ramenée l’ont abandonné après l’avoir
ligoté
au bord de la mer.
L’orphelin
épousa la jeune fille. Si bien que celui qui auparavant avait la vie
dure eut
la vie belle.
Or
donc un garçon vivait avec sa grand-mère. Il était encore tout petit
tandis
qu’elle était bien affaiblie. Son père et sa mère étaient morts. Une
baleine
avait retourné leur embarcation.
Un
jour la grand-mère dit à son petit-fils qui entrait :
-
Je n’en peux plus. Il reste de moins en moins de nourriture. Va
ramasser les
algues que la mer a peut-être rejetées sur la grève.
Le
garçon partit le long du flot. Arrivé à bonne distance de la yarangue, il
s’assit. Les vagues semblaient le bercer. Il les regardait. A
force de les observer il s’endormit. Il les vit aussi en rêve. Alors
qu’il les
regardait, elles s’ouvrirent et le garçon vit son père et sa mère qui
habitaient au milieu de la mer dans leur barque. A peine eut-il vu ses
parents
que le garçon courut vers eux. Il leur cria de loin :
-
Maman, papa ! Comme je suis heureux de vous voir enfin ! Rentrons vite
à la
maison. Grand-mère a faim. Nous n’avons plus rien à manger.
-
Nous ne pouvons retourner à la maison. Nous sommes devenus des
squelettes.
Sur
ces paroles la mère montra son corps. Son fils se mit à pleurer. Le
père prit
une courroie en peau de morse et il s’en servit pour fouetter la
baleine
attachée sous l’embarcation. Tout en la frappant il disait :
-
C’est bien fait pour cette faiseuse d’orphelin !
Pendant
qu’il cinglait la baleine, elle semblait rapetisser. Le père et la mère
rapetissaient eux aussi. Finalement le garçon cria en pleurant :
-
Maman, papa ! Attendez-moi.
Son
cri le réveilla. Abattu, il reprit sa route. Soudain il aperçut une
énorme
baleine qui avait été rejetée sur le rivage. Il rentra vite chez lui et
revint
la débiter avec sa grand-mère.