LITTERATURE
1.Découverte du monde des Lygoravetlat (Tchouktches) à travers la tradition orale
2.Petit lexique tchouktche
3.Toponymes

Ch. Weinstein

INTRODUCTION

1. Découverte du monde des Lygoravetlat (Tchouktches) à travers la tradition orale

C’est à la fin du XIX siècle qu’on commence avec Vladimir Bogoraz à noter la tradition orale des Lygoravetlat, ainsi qu’ils s’appellent eux-mêmes, ou Tchouktches, comme les dénomment les Russes et les Occidentaux. Bogoraz publie deux importants recueils, l’un en 1900 à Saint-Pétersbourg, l’autre à Leïden-New York en 1910-1913. Le premier comprend pour l’essentiel des mythes, des récits et des incantations, dont seule la première partie offre au lecteur le texte en langue originale avec traduction russe et commentaires, les deux autres parties se présentant uniquement sous la forme d’une traduction russe. Le second recueil propose au lecteur le même genre de matériaux avec traduction intégrale en anglais et très brefs commentaires.

Il faut ensuite attendre 1940 pour que paraisse à Leningrad le petit volume de trente contes et récits recueillis par Tynetegyn, qui meurt la même année à l’âge de vingt ans. Etant donné le contexte historique, ces textes mettent surtout en scène des animaux. Puis seront publiés les recueils de Belikov (Magadan 1961 et 1979), Jatgyrgyn (Magadan 1963), Taqaqav (Magadan 1974), Kymytvaal (Magadan 1987), principalement. D’autres volumes ont vu le jour à des fins de propagande antireligieuse, en 1939 et 1957 notamment. Si Bogoraz, Jatgyrgyn, Taqaqav se sont toujours attachés à fournir le nom du conteur, le lieu et la date où les textes ont été notés, Belikov et Kymytvaal n’ont malheureusement pas le même souci. L’auteur de ces lignes a enfin eu accès, grâce à ses informateurs sur place, à de nombreux textes non publiés. Les conteurs sont connus, mais les dates et lieux ne sont pas toujours indiqués.

A signaler un curieux recueil de vingt-deux contes traduits de l’eskimo en russe et retraduits du russe en tchouktche (Menovchtchikov, Leningrad 1948). On pourrait penser qu’il s’agit de contes eskimos, mais tout porte à croire que la plupart sont d’origine tchouktche : pour certains, l’action se déroule dans la toundra (les Eskimos asiatiques vivent seulement au bord de la mer), les thèmes développés se retrouvent fréquemment dans les contes tchouktches, les héros, humains ou animaux, portent le plus souvent des noms tchouktches, etc. Disons qu’il y a eu interpénétration de la tradition des deux ethnies.

Après la dissolution de l’URSS, et depuis que la Tchoukotka s’est séparée de la région de Magadan, on a cessé de publier en tchouktche ou en traduction russe. La maison d’éditions de Magadan a sorti en 1993 un petit recueil de proverbes, devinettes, tabous. En Tchoukotka, aucun livre n’a vu le jour, ni dans le domaine de la tradition orale ni dans celui des belles-lettres plus généralement. On peut seulement signaler la brochure de Tegret sur le lexique des Tchouktches du district de Providenija (Anadyr 1995).

La présente étude, très incomplète, se propose de donner une description plutôt qu’une interprétation de la tradition orale des Lygoravetlat. Celle-ci foisonne de données de toutes sortes qui permettent de reconstituer l’environnement, le monde matériel et spirituel de cette ethnie.


Le milieu naturel. La terre tchouktche présente des reliefs peu élevés que ponctuent des colonnes de rochers visibles de loin. Les récits, qui parlent de montagnes, voire de hautes montagnes, ne doivent pas induire le lecteur en erreur : ces hauteurs n’ont rien de commun avec celles du Kamtchatka. De vastes étendues de toundra, parfois marécageuses en été, ou parfois hérissées d’une myriade de mottes de terre qui rendent la tâche de l’éleveur de rennes malaisée, sont parcourues par de nombreux cours d’eau aux multiples méandres. On trouve par endroits des bouleaux qui poussent à ras de terre, des cèdres nains. On rencontre aussi des saules sous forme de buissons au bord des rivières, le plus souvent dans des creux abrités, ainsi que des conifères, voire des peupliers, dans certains régions de l’arrière pays. Dans la toundra, la végétation se compose surtout d’herbe, de mousses et de lichens. Des bandes de terre, le plus souvent recouvertes de galets, s’étirent entre les rivages maritimes et les lagunes. Les villages de chasseurs de mammifères marins sont installés à l’origine sur ces bandes côtières. Des îles jaillissent des eaux non seulement dans l’irvytgyr

- détroit qui sépare l’Asie de l’Amérique, mais également le long de la côte des océans Pacifique et Glacial Arctique.


Le climat. Les conditions climatiques jouent un rôle déterminant dans la tradition orale. Les êtres du monde supérieur ouvrent leurs coffres pour dispenser le beau temps ou pour laisser tomber sur terre la pluie ou la neige. L’homme peut lui aussi exercer une action sur le temps, par exemple il déclenche une tempête de neige en hurlant comme un loup. Il est aussi capable de répandre le brouillard. Un père promet une offrande à la mer déchaînée pour qu’elle s’apaise, et il lui offre sa fille en sacrifice. Parfois le conte se contente de refléter la réalité : mauvais temps qui met en danger la vie des chasseurs de mammifères marins, population mourant de faim et de froid en raison de la tempête, nuits claires d’été, jours obscurs l’hiver. De même que les longues nuits hivernales, les intempéries sont propices au conteur : tant que la bourrasque sévit à l’extérieur, les hommes restent à l’abri au logis à l’écouter parler. Ils ne repartent chasser ou garder le troupeau que lorsque les éléments se calment. Alors le conteur conclut son récit par un triomphant « J’ai tué la tempête ».

Les peuples. Les Lygoravetlat vivent au contact des Eskimos sur le littoral des deux océans. Ils voisinent avec les Koriaks au sud, aux confins septentrionaux du Kamtchatka. Le petit peuple kerek, qui s’est aujourd’hui assimilé aux Tchouktches, occupe une place inconfortable entre ces derniers et les Koriaks en lutte pour les pâturages et les troupeaux. Les Ioukaguires, aujourd’hui refoulés à l’ouest outre-Kolyma, ont laissé des toponymes témoins de leur lointaine présence en Tchoukotka : Anadyr, Anjuj, Omolon et quelques autres. Les Evènes arrivent dans la région au XIX siècle. Kereks, Ioukaguires et Evènes ne font que des apparitions épisodiques dans la tradition orale des Tchouktches. Les textes font état de rapports conflictuels entre Tchouktches du littoral et Eskimos : il y avait certainement une rivalité entre chasseurs de mammifères marins, mais il semble que les difficultés tenaient surtout à des différences de comportement. Quant aux relations avec les Russes, elles tournent vite à la confrontation, tout au moins dans les récits guerriers.

Les non-Tchouktches sont désignés sous le terme de Tannyt (les étrangers), les Russes étant les MelgyTannyt (Tannyt du feu), et les Koriaks les LygeTannyt (les vrais Tannyt). Chez les Koriaks, le terme « Tannyt » existe aussi et sert à désigner les Lygoravetlat.


L’être humain, son aspect physique, son comportement. Les récits mettent assez peu l’accent sur l’aspect physique des individus. Si on insiste parfois sur la beauté des humains, on préfère mettre en relief leurs qualités morales.

Quelle représentation le conteur se fait-il de l’homme accompli ? Avant tout, il doit être fort, agile, adroit, qu’il soit éleveur de rennes ou chasseur de mammifères marins. On est plein d’admiration pour le chasseur capable de rattraper un renne sauvage à la course. On exalte le guerrier, si vif à faire tournoyer sa lance.

On apprécie qu’une jeune fille soit jolie et bien faite, mais on accorde plus de prix à son ardeur au travail, l’idéal étant qu’elle soit à la fois belle, laborieuse et brave. Les tatouages qui ornent le visage de la femme constituent un des canons de la beauté chez les Tchouktches, outre leur fonction protectrice. Hommes et femmes portent des tresses. On respecte davantage la femme si elle sait faire preuve de discernement. Ainsi, dans le choix d’un époux, elle ne doit pas se laisser rebuter par l’aspect du prétendant, d’autant que les affreuses croûtes qui couvrent son visage peuvent disparaître comme par magie, ou qu’il peut tout simplement nettoyer la cendre ou les oeufs de poisson dont il s’était enduit pour s’enlaidir et éprouver la belle. De même, telle héroïne est présentée au départ l’air misérable, laide, pouilleuse, les habits en lambeaux, avant de se changer en une avenante jeune fille.

La tradition orale porte un caractère didactique. Le travail n’est pas la seule valeur exaltée, même si on entend démontrer que seuls seront sauvés dans une situation extrême ceux qui n’auront pas eu peur de l’ouvrage. Le paresseux reçoit à l’occasion une bonne leçon.

Anciens et parents doivent être l’objet d’égards particuliers. Tel sage vieillard connaît l’avenir et, en conséquence, il inspire le respect. Humiliées, des personnes âgées choisissent de quitter cette vie. Une vieille aveugle ou une boiteuse sont présentées avec sympathie. On désapprouve de même ceux qui maltraitent les faibles et les orphelins. Au reste, mieux vaut ne pas se fier aux apparences, et le costaud injuste qui maltraite les gens peut fort bien être vaincu par un orphelin faible et sans expérience. L’orphelin jouit d’un préjugé favorable auprès des conteurs. Il l’emporte toujours sur celui qui le rudoie.

La cancanière sera châtiée : sa langue s’allongera sans fin. On se moque du vantard qui finit toujours par être puni. Inversement on souligne la sagesse et l’intelligence de celui qui a su faire la vérité sur le fourbe.

La vengeance d’une personne victime de mauvais traitements est considérée comme une vertu. Il est légitime, sinon de se débarrasser de la personne dont on se venge, tout au moins de l’humilier.

Sur le point d’être rejoint, un homme tue sa femme et ses enfants afin qu’ils ne tombent pas entre les mains des ennemis. Sa dureté, explique-t-il, est justifiée par sa volonté de leur éviter les affres de l’esclavage.


Les moeurs. La tradition est une vaste source d’informations dans le domaine des usages, lesquels présentent des variantes d’une région à l’autre.

A sa naissance un enfant reçoit un chant personnel qui l’accompagne sa vie durant.

Lorsqu’un nourrisson pleure, il faut le consoler et le bercer, sinon le kely -l’esprit malin- s’en chargerait à la place de la mère et ravirait l’enfant.

Une femme oint la nouvelle épousée de son fils, lui dessinant sur le visage et sur certaines parties du corps les marques de la famille. Parfois c’est le jeune homme lui-même qui s’en charge. La bigamie ne constitue pas une pratique exceptionnelle. Au demeurant un homme peut avoir trois épouses. On nomme d’un même mot celui qui a deux ou trois épouses. Toutefois il arrive qu’une femme tue son mari infidèle. Un homme est censé recueillir les enfants de son frère décédé et faire de leur mère son épouse, même s’il est déjà marié. L’échange des femmes se pratique le plus souvent si la première épouse est stérile. Une jeune fille peut être le prix remporté par le vainqueur d’une compétition. Parfois il doit la conquérir en l’affrontant à la lutte ou à la course. La jeune fille qui prend époux est toute vêtue de fourrure blanche. Une compétition -course, saut, lutte, lancer du ballon ou du crâne de morse, peut s’achever par la mort d’un des concurrents. Après un mariage on procède au partage du troupeau et on se divertit : on chante, on danse, on boit le thé.

Selon les régions, le corps d’un défunt est emporté, déposé dans la toundra, tantôt recouvert de pierres hors de portée des bêtes sauvages, tantôt entouré de pierres et recouvert de viande de renne, en espérant au contraire que les bêtes sauvages le dévoreront, et qu’ainsi il gagnera plus rapidement l’autre monde. Dans les lieux où le bois ne fait pas défaut, on incinère les cadavres.

L’hospitalité, condition de survie dans une nature hostile, est sacrée. L’homme sait que dans la toundra il n’est pas perdu : il trouvera toujours un havre pour le recueillir, des maîtres de maison pour le débarrasser de ses habits raidis par le gel et lui verser du bouillon chaud. Si les rennes d’un éleveur ont été égorgés par les loups, c’est parce qu’il a failli à la règle de l’hospitalité. Quand il y a abondance de nourriture au foyer, on n’hésite pas à partager avec le voisin, car on sait que celui-ci vous rendra la pareille le jour venu. La ladrerie est résolument condamnée.

Quand une personne arrive, on la salue d’un « Tu es venu ? », à quoi elle répond : « Oui ». Pour se préparer à affronter les difficultés de leur vie d’adultes, les jeunes hommes, et parfois les filles, pratiquent des exercices corporels. Pour travailler plus à l’aise, la femme sort un bras de son kerker –la combinaison féminine en peau de renne. L’homme seul dans la toundra ou emporté par la banquise chante, probablement pour se donner du courage ou pour demander au vent de le ramener chez lui.

Le conteur stigmatise la saleté qui règne dans une demeure et n’estime guère les individus peu soigneux. Avec la propreté, l’abondance revient au logis, et une morveuse est changée en morse.


L’amour, le mariage. Dans la société tchouktche, on laisse une grande latitude à la jeune fille de se trouver un époux. Si le père lui choisit un fiancé, elle peut refuser, surtout s’il s’agit d’un homme violent, mais elle peut alors s’exposer à des représailles. Pour y échapper, elle peut s’enfuir de chez elle. Parfois ce sont le père et la mère qui vont ensemble demander un fiancé pour leur fille. Il peut arriver que la fille d’un vieil homme (à la quarantaine on est vieux) persuade son père de se remarier, pressentant un destin hors pair pour l’enfant qui naîtra de cette nouvelle union..

Parfois une jeune fille se travestit en homme et part à la recherche d’une fiancée pour son jeune frère. Ou c’est une jeune fille qui part en quête d’un fiancé pour elle-même.

Le mariage peut être arrangé sur la base du troc : des frères en quête d’une épouse pour l’un d’entre eux donnent leur soeur en échange de la jeune fille qu’ils ont en vue.

L’homme qui vient prendre épouse doit la racheter, en général en travaillant pendant au moins un an pour ses futurs beaux-parents. En compensation, après le mariage, on remet aux jeunes époux de quoi faire leur entrée dans la vie : troupeau, yarangue – grande tente circulaire en peau de renne-, traîneau, etc. L’homme qui a recueilli une pauvre orpheline, laide, pouilleuse, aux habits en lambeaux, renonce au rachat par le prétendant.

La cérémonie du mariage peut être réduite à sa plus simple expression. Un homme rencontre une femme seule dans la toundra. Il engage la conversation et finit par lui proposer : « Vivons ensemble. Je n’ai pas de famille. Puisque tu n’en as pas non plus, vivons ensemble ».

Un jeune est venu demander une jeune fille en mariage. Convaincue, elle accepte et dit simplement : « Couchons-nous ».

On évoque peu l’amour charnel : « Ils jouaient avec leurs mains. Ils se faisaient un tas de choses ». Pourtant, certains textes sont d’une grande crudité, notamment ceux que Bogoraz a rassemblés. A l’époque soviétique, on est plus pudibond.

La bigamie est chose courante, en particulier si un homme n’a pas d’enfant de sa première femme. Un homme, même s’il est marié, se doit de recueillir la femme et les enfants de son frère décédé, et de faire de cette femme son épouse.

Inversement deux frères peuvent vivre avec la même épouse. Deux chamanes hommes se partagent, au demeurant sans lui demander son avis, les charmes d’une femme chamane. Même des dieux peuvent avoir une seule épouse qui se couche entre eux.

L’échange d’épouses entre deux hommes n’est pas rare. En revanche il semble qu’il n’y ait pas d’échange de maris entre deux femmes. Il arrive qu’un mari tue un jeune homme parce qu’il a regardé sa femme avec convoitise, ce qui tend à prouver que l’on n’est pas toujours prêt à partager sa femme avec autrui.

L’inceste est rare. Un jeune homme parti chercher une épouse ne s’est pas rendu compte qu’il est revenu sur ses pas et qu’il s’est marié avec sa sœur. Quand la vérité se fait jour, il décide : « Mourons, ce serait mal de vivre ! » Il tue sa sœur et confie à une ourse les enfants qu’il a eus d’elle, avant de mettre fin lui-même à ses jours.

Le rapt des femmes est assez courant, et l’époux victime tente de reprendre son épouse au ravisseur. Cela donne lieu à un affrontement. Quand on le met en garde contre la difficulté de l’entreprise, le mari déclare :  « Je ne suis pas venu pour vivre, mais pour mourir ».

Par incantation une femme répudiée transforme sa rivale en une carcasse de phoque, son mari en ours, et se change elle-même en castor. Le mari finit par retrouver son amour pour elle.

Dans les contes, les mariages entre humains et animaux sont chose courante. Un homme peut se marier à une renard ou une ourse, ou aller se choisir une épouse au sein du peuple des baleines. Ou encore c’est un chien qui prend une jeune fille pour épouse.


La place de la femme. Dans la tradition comme dans la vie, la femme est toujours à l’ouvrage. Elle débite le renne ou le phoque. Au cours d’une longue et pénible procédure, elle travaille les peaux nécessaires au revêtement de la demeure et à l’habillement. C’est elle qui coud les vêtements de tous les membres de la famille. Elle entretient le feu, fait sécher la viande et fondre la graisse, prépare les repas, vaque au ménage. Chaque jour elle met la tente intérieure (le yorongue) et la literie à aérer, et elle les bat. Elle va chercher du bois et cueillir des herbes en été. Les herbes serviront les unes à calfeutrer le yorongue, à confectionner des semelles intérieures pour les bottes de peau (les plekyt), les autres à compléter l’alimentation par leur apport en vitamines et à soigner les membres de la famille.

C’est elle qui élève les enfants et qui les initie très tôt à une vie de labeur. Quand son mari rentre, transi, pétrifié par le froid, elle le dévêt, le déchausse, lui donne du bouillon chaud. Puis elle accroche ses habits et ses plekyt. Bref, la vie d’éleveur de rennes ne se conçoit que s’il est secondé par sa femme.

Dans certaines circonstances, la femme doit savoir faire preuve d’imagination et de bravoure. Par exemple, pour chasser un esprit malin menaçant, elle se noircit le visage de suie et, tout en hurlant, elle se jette sur lui à quatre pattes, se faisant passer pour un être surnaturel. Ou elle se défend des ours à l’aide du feu. Robuste, elle peut se mesurer à un guerrier. S’il est vaincu, celui-ci demande qu’elle le mette à mort. Le code de l’honneur l’exige. Elle refuse, car la femme est porteuse de vie, non de mort.


Le monde animal. Le monde de l’homme et celui de l’animal sont intimement liés. Les animaux se comportent à l’image de l’homme. Ils sont hospitaliers comme lui. Comme lui, ils organisent des courses entre eux. Comme lui ils portent des habits, habitent des yarangues, chassent, se font la guerre, se lient d’amitié, se brouillent, aspirent à se venger. Dans la tradition, ils ne jouissent pas tous du même statut. Certains sont omniprésents, d’autres n’occupent qu’une place secondaire.

Bien entendu les animaux parlent. Ils conversent entre eux, ou s’entretiennent avec l’homme : une araignée dispense des conseils à un homme, un canard révèle à un mari la vérité sur sa femme, des moustiques nourrissent un homme et lui annoncent qu’il va faire une rencontre, des loups aident un adolescent à transporter ses prises de chasse, une souris reconnaissante rend au centuple à un homme la viande qu’il lui a donnée, des loups alimentent la lampe d’un petit garçon, le héros d’un des récits prend une femelle phoque pour épouse, un oiseau avale des hommes en danger sur la mer, les emporte sur le rivage et les régurgite avec leur barque, des grues cendrées viennent en aide à une jeune fille en l’aidant à franchir une rivière.

Le renard, l’ours, le loup, le renne, le corbeau, le lièvre figurent au premier rang dans le bestiaire des contes tchouktches.

Le renard avisé conseille au héros de se laisser emporter dans les airs par un fil d’araignée afin d’échapper à son ennemi; ou il s’enfuit épouvanté par un lièvre moqueur; ou il est victime de sa gloutonnerie; ou il se révèle capable de tuer l’ours brun; ou il avoue qu’il est dans sa nature de tromper ses victimes pour se nourrir, et il dupe le glouton, animal sanguinaire, mais crédule. Il connaît le passé d’un interlocuteur de rencontre et il est pourvu du pouvoir de divination. Rusé, le renard feint par différents moyens d’être malade dans le but de tromper l’ours, le loup ou le glouton. Mais son intelligence a des limites, et il se laisse lui-même berner par le corbeau ou terroriser par un lièvre.

Malgré sa force herculéenne, l’ours - « le grand brun », a peur non seulement du kely, l’esprit malin, mais aussi de la perdrix qui s’envole en claquant des ailes. Il se révèle incapable, malgré qu’il en ait, de garder un troupeau de rennes. Il a honte de dormir tout l’hiver. Pour le faire sortir de son hibernation, il ne faut surtout pas se contenter de l’effleurer, mais lui flanquer un bon coup sur la tête. Il estime que la demeure de l’homme sent mauvais. S’il élève un petit d’homme qu’il a trouvé, s’il le nourrit de lait et de viande de renne, c’est pour mieux le dévorer par la suite. Courageux, mais non téméraire, il fuit devant l’homme qui le bombarde de bois de rennes, mais il s’en prend aux femmes enceintes. Au reste même la minuscule hermine parvient à vaincre l’ours.

Quand l’homme se présente au campement des ours blancs pour délivrer son épouse, on y organise des compétitions où l’homme se montre le plus fort.

Le loup peut prendre une femme pour épouse. Il évite de se frotter au glouton. Parfois il peut venir en aide à l’homme et lui servir de chien de traîneau. Au reste l’homme se change à l’occasion en loup, ou encore se marie avec une louve. Le loup adore la chair du renne, mais il est l’objet des moqueries de l’homme et du renne qui s’allient pour le contraindre à fuir. Le loup trompé reste sans griffes. Au fond il est crédule dans ses rapports avec les autres animaux.

Le glouton, animal cruel, se présente sous un jour peu favorable. Voleur et peu intelligent, il excelle à vous attaquer par derrière et peut tuer même le loup polaire et l’ours en leur broyant la nuque.

Le lièvre, réputé pour son discernement, est considéré par l’assemblée des animaux comme le plus apte à aller reprendre le soleil que les esprits malins ont dérobé. Comme l’hermine, il est l’allié du renne dans son combat contre le loup. En tapant du pied, il fait apparaître yarangues, traîneaux et troupeau. L’homme ne déteste pas sa chair qui est proche de celle du renne.

L’araignée, dotée du pouvoir de divination, avertit une femme que son mari veut la tuer. Elle jouit du respect pour sa sagesse et l’aide qu’elle apporte aux humains. Aussi doit-on la protéger.

Le renne est montré sous un jour favorable. Il est si proche de l’homme qu’il parle sa langue et comprend sa pensée. L’homme fait grand cas du renne issu du croisement d’un mâle sauvage et d’une femelle domestique. Sa mère ayant été dévorée, le petit faon tient la dragée haute à son meurtrier, le loup, d’abord par son intelligence (à quoi bon me manger maintenant, je suis si petit ?), puis par la rapidité de sa course et l’agilité de ses bonds. Dans un récit guerrier, le renne est capable d’escalader un rocher quasiment vertical de surcroît recouvert de glace. Dans sa dispute avec l’élan qui chante sa liberté, le renne lui montre l’avantage qu’il y a à être protégé du loup par l’homme. Il existe dans le troupeau un « renne de vie » que l’on ne doit pas tuer. A titre d’exception, on rencontre un renne sauvage monstrueux doté de pattes de chien.

Le corbeau est démiurge, parfois en association avec le Créateur. Il s’empare de la demeure du chef des esprits malins qu’il a tourné en ridicule. Il est tour à tour roué et crédule. Tantôt, pour se venger, il se laisse avaler tout rond par le loup fourbe pour mieux le dévorer de l’intérieur. Tantôt il se laisse duper par de petites souris.

Les souris jouissent de la sympathie du conteur, car elles compensent la petitesse de leur taille par leur intelligence. La souris conseille à un homme d’attraper l’étoile de vie de son adversaire pour en venir à bout.

Comme les autres animaux, le chien parle à l’origine la langue des hommes. Le chien qui va se chercher une épouse doit faire en chemin une offrande à son ancêtre. Le mouflon et l’élan ne sont présents qu’épisodiquement, de même que le grèbe et le cormoran chez la gent ailée.

D’autres volatiles jouent un rôle dans la tradition orale des Tchouktches. Les mouettes parlent au chasseur et lui sauvent la vie. Elles peuvent aussi remorquer son traîneau. Un oiseau, peut-être une mouette, un cormoran ou un canard, avale une barque avec son équipage de chasseurs pour les soustraire à leur ennemi. Une fois le danger passé, barque et chasseurs ressortent de l’oiseau par l’anus ou sont régurgités. L’aigle transporte un homme sur son dos. Comme l’homme, il chasse la baleine. Les aigles peuvent se livrer de véritables batailles. Le cygne aussi chasse la baleine. La perdrix mélancolique ravit au cygne sa jolie voix et, avec sa joie, sa gaieté. Les grues cendrées aident le héros à traverser une rivière en le transportant sur leurs ailes.

Parmi les insectes, l’araignée, on l’a vu, est très respectée. La mouche intervient très rarement. Les moustiques nourrissent au besoin le héros et lui annoncent une rencontre. Les vers rongent la gorge des gens paresseux. Elevés dans une fosse par un humain pour dévorer un ennemi, les vers peuvent devenir plus gros que des chiens. Un homme qui veut tuer sa femme envisage de la précipiter dans une fosse où il nourrit un scarabée noir et une chenille. Ailleurs la chenille prête son corps à l’homme afin qu’il se défende de l’hermine. Les poux trient leurs bêtes comme les éleveurs trient leurs rennes.

Dans le monde aquatique, brochets, truites, saumons, chabots et autres poissons ne jouent qu’un rôle secondaire. Le phoque et le morse se rencontrent plus souvent. Une jeune fille tombée dans la mer se change en morse. Les morses qui se placent côte à côte servent de passerelle au chamane qui veut traverser un bras de mer. La baleine n’est présente que pour servir de proie.


Les matériaux. Dans les régions boréales l’homme ne connaît le métal que depuis relativement peu de temps. La pierre creuse, où la ménagère faisait cuire la viande - base de l’alimentation - a été remplacée par le métal. Celui-ci a en grande partie supplanté la pierre comme racloir pour le travail des peaux. Avec les Russes, le fusil a fait son entrée dans l’arsenal des chasseurs. On utilise de longue date des marmites, des pointes de harpon ou de lance, et autres objets de métal. On rencontre parfois dans les mythes des yarangues de fer, des enfants de fer, des chouettes de fer, etc.

Avec les siècles, l’homme a appris à travailler les matériaux mis à sa disposition par une nature chiche.

La pierre sert en cuisine à piler les os de rennes. Pendant les tourmentes de neige et les bourrasques de vent, de lourdes pierres maintiennent au sol les parois de la yarangue. Ce sont des pierres de plus en plus pesantes que le jeune homme soulève en guise d’haltères pour se faire les muscles. La pierre évidée, qu’on emplit d’huile de phoque, chauffe et éclaire le yorongue pendant la longue nuit polaire.

On n’a recours à la neige, en tant que matériau de construction, qu’en cas d’urgence. En hiver la ménagère va chercher de la neige pour les besoins de la cuisine. L’homme confectionne une épouse de neige pour son rival, gardant pour lui la femme de chair et d’os.

En cas d’hostilités, l’eau, que le froid change rapidement en glace, constitue un obstacle efficace pour peu que l’on se réfugie en hauteur. Quand un animal est capturé, la maîtresse de maison l’abreuve d’eau, rite destiné à la fois à lui montrer son respect et obtenir son pardon.

Le manque de forêts est compensé par les arbres que la mer apporte de très loin et qu’elle rejette sur les rivages. Avec le bois, l’homme fabrique des perches de yarangues, ou des montants de traîneaux, ou encore des barques et leurs rames, des armes, des manches d’outils, des objets du ménage, dont la planche à gratter les peaux, le plat commun, le nécessaire à feu, les skis et les raquettes de marche, etc. Le bois sert aussi à construire l’étendoir où l’on met à sécher le poisson et la viande, ainsi que le perchoir où l’on installe l’embarcation pour les longs mois d’hiver. L’aiguillon de l’attelage, la hampe de la lance, le manche du harpon sont taillés dans du bois. Le berceau du nourrisson, les jouets des enfants - traîneau miniatures et autres petits objets - se fabriquent dans le même matériau. Lorsqu’il ne s’agit pas d’essences de qualité, on brûle le bois pour alimenter le feu.

L’aulne, qui pousse sur place, sert depuis toujours, de même que l’ocre ou le graphite, à la teinture des peaux. Séchée, la mousse des marais, très douce, fait office de couche pour le nouveau-né. On s’en sert aussi de mèche pour la lampe à huile. Pour éviter que la mousse ne prenne l’humidité, la femme la garde dans son sein.

L’homme peut à l’occasion se tailler un couteau dans un fanon de baleine. Patin du traîneau, le fanon assure une bonne glisse, au même titre que l’ivoire de morse. La raquette, dont use le pêcheur pour dégager la glace, possède un cercle de fanon de baleine. La baguette du tambour est en bois ou en fanon..

La peau du renne et du phoque, la fourrure du glouton et d’autres animaux constituent le matériau de base qui entre dans la confection des vêtements. La yarangue des éleveurs, et son compartiment intérieur - le yorongue sont en peau de renne. Bien tanné par des années d’intempéries, le retem, toit de la yarangue, est remplacé. Il permet de coudre des vêtements qui ont la douceur du daim. Au bord de la mer, la yarangue peut être en peau de morse, à défaut de peau de renne, mais elle n’en a pas la chaleur. La peau de morse, tendue sur des montants de bois, est utilisée pour la fabrication de l’embarcation des chasseurs de mammifères marins. La peau de veau marin, le plus petit des phoques, permet de faire des flotteurs qui maintiendront la baleine ou le morse à flot en cas de chasse heureuse. La lutte est pratiquée sur une peau de morse non dégraissée où les adversaires ont bien des difficultés à garder leur équilibre. La peau du phoque barbu, très solide, fournit des semelles pour les chaussures et les courroies aux innombrables usages : lasso de l’éleveur, attaches pour montants de yarangue, traîneaux et embarcations, filets de pêche, courroies de fouet, de croc à phoque, de harpon, de fronde et de bola, traits d’attelage, lanières pour habits, plekyt (bottes de fourrure), pièges et lacets, etc. On peut presque dire que la culture tchouktche est la culture de la courroie.

La peau de l’estomac du renne ou du morse sert de membrane au jarar, tambour dont usent les chamanes. La femme est experte à fabriquer l’ukkensi, vêtement de pluie, à partir d’intestins de morse.

La bola, arme de jet, nécessite, outre des courroies, des dents de morse et un court manche fait de plumes de mouettes. L’ivoire de morse entre dans la fabrication d’outils, de pièces du traîneau, et le père de famille y taille des jouets à ses enfants et des figurines. La lame en croissant de lune du pekul -le couteau féminin- s’insère dans une poignée d’ivoire de morse ou de bois.

Le tivysgyn, battoir taillé dans un bois de renne ou une corne de mouflon, permet de débarrasser ses habits de la neige qui a pu s’y accumuler. En couture la ménagère utilise l’os taillé en guise d’aiguille. A l’origine la pointe de flèche est elle aussi en os ou en ivoire de morse. En bord de mer on se logeait autrefois dans des huttes à demi enterrées avec des mâchoires de baleines en guise de charpente.

Le tendon de renne est mis à sécher, puis effrangé. Il sert alors de fil à coudre.

L’huile de phoque constitue le combustible idéal de la lampe qui éclaire et chauffe le yorongue.

Le héros de conte qui veut cacher son visage et ses mains, utilise une peau de poisson. Ou encore il peut donner à son visage un aspect boutonneux peu engageant à l’aide d’oeufs de poisson.

Lors des rites, on enduit certaines parties du corps et du visage de sang, de cendre ou de suie pour dessiner les marques du clan.

L’urine préserve efficacement des menées du kely, l’esprit malin. Plus prosaïquement, on l’applique sur une plaie qu’on veut refermer. On y met aussi les peaux à tremper pour les assouplir et les protéger.


L’habitat. La tradition orale, on l’a vu, mentionne le gîte provisoire en neige que l’on se fait au cours d’un déplacement et, sur le littoral, la hutte à demi enterrée avec charpente en mâchoire de baleine. Elle fait aussi allusion à la hutte de terre et de pierre. Ces huttes sont caractéristiques des villages de la côte souvent édifiés sur des hauteurs dominant la mer, de même que les yarangues, grandes tentes circulaires en peau de morse. Lorsqu’ils se déplacent le long du rivage, les chasseurs de mammifères marins se contentent de retourner leur embarcation sur la grève en guise de demeure.

Chez les éleveurs de rennes qui nomadisent, le campement est composé de yarangues en peaux de rennes fixées par des lanières à un savant assemblage de perches et trépieds de bois. Les intempéries détériorent rapidement les peaux où apparaissent des déchirures et autres trous. Le campement est disposé sur un rang face à l’est. La première yarangue de la rangée est celle du maître du troupeau, la dernière celle de personnes à charge, vieillards en général. C’est là que s’installe le visiteur qui veut faire preuve de discrétion. Le visiteur annonce sa venue en tapant des pieds ou en frappant le sol avec son bâton.

La yarangue accompagne l’éleveur dans sa transhumance. On la transporte sur un traîneau spécial, ainsi que la charpente de bois. C’est la femme qui la dresse, tâche pénible en raison de la taille et du poids de l’édifice. Pour maintenir la yarangue en cas de mauvais temps, on cale les parois extérieures avec des pierres et des traîneaux. Face à l’entrée se trouve le foyer où la ménagère fait cuire la viande, base de l’alimentation. La fumée est évacuée par un trou ménagé dans le toit, mais locataires et visiteurs ont souvent les yeux rouges si le tirage se fait mal ou s’ils négligent de s’asseoir. Au-delà du feu se dresse le ou les yorongues, tentes intérieures dans lesquelles on dort sur des peaux de rennes. Au cours de la nuit polaire, c’est là qu’on passe le plus clair de son temps. Le yorongue est un parallélépipède dont toutes les faces sont en peau de renne, y compris la portière qui se déroule vers le bas lorsqu’on veut le clore. Quand la portière est abaissée, on entre dans le yorongue en s’y glissant. Le yorongue est éclairé et chauffé par une lampe à huile alimentée le plus souvent par de l’huile de phoque. En travers de l’entrée du yorongue se trouve le sotsot. Fait de sacs que l’on a bourrés d’habits dont on n’a pas usage, il sert d’appui-tête quand on dort ou d’accoudoir quand on mange allongé. Le fond du yorongue est la place d’honneur réservée aux invités. L’intérieur de la yarangue, exception faite du yorongue, s’appelle le sottagyn, ce qui signifie espace en périphérie du sotsot. Des peaux posées à terre le long des parois font le tour du sottagyn. C’est là qu’on entrepose les objets du ménage. S’il y a plusieurs enfants, on peut leur édifier un yorongue séparé. Un conte fait mention d’un yorongue réservé à l’amour situé face à l’entrée, le yorongue des parents étant placé face au nord et celui des enfants face au sud. De part et d’autre du yorongue se situe le yanaan où la ménagère conserve ses provisions. C’est un endroit chargé de mystère auquel les enfants n’ont pas accès. En cas d’infraction à ce tabou, ils pourraient bien devenir la proie des esprits malins.


Les ustensiles domestiques. Comme le traîneau et le reste de l’équipement, le maître de maison les fabrique à l’aide de différents outils dont le principal est la doloire. Dans sa panoplie figurent aussi le marteau, le coin, le foret, l’alêne, la scie. C’est lui aussi qui confectionne le pic à glace et la raquette à déblayer la glace dont il se sert à la chasse au phoque, ainsi que la houe à l’aide de laquelle sa femme, au cours du bref été polaire, déterre les racines qui complètent le repas. Le bois fournit la matière première pour les plats sur lesquels la ménagère dispose les mets. Pots et autres récipients sont en cuir. Pour nettoyer le gîte, on utilise une balayette de plumes et une pelle taillée dans une omoplate de renne.


Le vêtement. La confection des vêtements relève de la compétence des femmes. L’homme travesti ne remplit cet office qu’à titre d’exception. Les matériaux sont la peau et la fourrure de renne. Le tissu n’apparaît que tardivement, avec l’indienne apportée par les marchands russes.

La peau de renne protège efficacement du froid, mais elle se détériore rapidement. Aussi la femme est-elle contrainte de renouveler constamment sa garde-robe et celle des siens. Un morceau d’os taillé sert d’aiguille, et on utilise du tendon de renne effrangé en guise de fil.

La combinaison du nourrisson couvre d’un seul tenant la tête, le corps, les mains et les pieds. Selon un récit il faut la coudre avec un point particulier.

L’éleveur porte une « robe » de dessous avec le poil contre le corps et une « robe » de dessus avec le poil tourné vers l’extérieur. Il a deux paires de culottes, un bonnet, des moufles, des bottes intérieures souples sur lesquelles il enfile des plekyt. Des lanières fixent les plekyt à la cheville. A la ceinture, l’homme accroche son couteau, des petits sacs à divers usages, et éventuellement un chien miniature et autres petits objets d’ivoire jouant un rôle protecteur.

La femme porte une combinaison, le kerker : elle enfile d’abord les jambes, puis les bras. Avec des lanières elle attache les jambes qui lui arrivent au-dessous des genoux. Une large échancrure lui permet de dégager une épaule pour être plus à son aise lorsqu’elle travaille. Le kerker est double, comme la « robe » de l’homme.

Dans les grandes occasions on porte de beaux vêtements ouvragés, coupés dans la fourrure à toison fine de rennes abattus en automne. On met aussi des courroies de poignet et de bras, des pendeloques sur la poitrine et dans le dos.

Les chasseurs de mammifères marins portent des habits en peau de phoque. Moins chauds que le renne, mais imperméables, ils sont adaptés au mode de vie des habitants du littoral. Au demeurant, en été, l’éleveur apprécie lui aussi une bonne culotte en peau de phoque qui le protège efficacement de l’humidité. Pour la chasse en mer, l’homme porte un ukkensi, imperméable en intestins de morse.

Afin que les chiens de traîneaux puissent affronter sans danger les glaces tranchantes à certaines périodes de l’année, on leur confectionne de petites bottes.

Dans un des contes, le jeune héros, un pauvre hère, se présente engoncé dans un habit d’herbe qui l’empêche de se déplacer à son aise, mais il s’agit d’un cas isolé.


La chasse. La chasse dans la toundra et la chasse en mer ont en commun le péril qu’elles font courir à l’homme. On peut être surpris par la tempête en mer et la bourrasque de neige sur terre. Les chasseurs de mammifères marins courent le risque d’être emportés au large ou de périr victimes d’un naufrage, par exemple si une baleine frappe leur embarcation d’un coup de queue. En cas de chasse fructueuse, on ne manque pas de célébrer le rite de la baleine.

En chassant le phoque, on est exposé à un danger moindre, mais on peut disparaître, emporté par la banquise. Il n’est pas question, bien entendu, de se jeter dans les eaux glacées pour tenter de regagner la rive. Au demeurant, le chasseur sait rarement nager. S’il réussit à regagner la rive, il est considéré comme un teryqy, un esprit malin, et il ne peut plus réintégrer la société des humains. Le phoque peut se chasser à l’aide d’un filet. Le chasseur fore des trous dans la glace à l’aide de son pic, et il pose son filet dans l’eau entre les trous.

Dans la toundra on chasse le renne sauvage et l’élan, accessoirement les volatiles et le lièvre, pour la viande, le renard et le glouton pour leur fourrure. Chaude et imperméable, la fourrure du glouton est particulièrement recherchée. On en fait des bonnets et de jolies bordures de combinaisons. A l’occasion le chasseur ne dédaigne pas l’ours et le loup.


L’élevage du renne. C’est un métier difficile, car il faut exercer sur le troupeau une surveillance constante qui exige une grande mobilité. « Tu es trop lent pour faire un bon éleveur » dit un père à son fils. La transhumance se prolonge tout au long de l’année, bien qu’en été on parcoure de plus grandes distances toujours à rechercher de nouveaux pâturages. Les petits faons viennent au monde au printemps, et pour l’occasion on sépare les mâles des femelles. L’éleveur utilise son lasso pour ramener une bête qui aurait des velléités de fuite, ou il projette son bâton dans sa direction.

L’estivage permet au renne de se refaire une santé après un hivernage au cours duquel il fournit de gros efforts : il lui faut déblayer la neige ou la glace pour se procurer sa nourriture. Une fois par an, en été, on conduit le troupeau vers la mer où il s’abreuve d’eau salée. On nomadise en famille toute l’année, sauf en été où les déplacements sont plus longs. Les hommes partent avec le troupeau, et ils emportent avec eux des yarangues plus légères et faciles à monter. Les vieillards, les femmes et les enfants restent sur place, attendant les hommes et le troupeau de retour de l’estivage. Ils en profitent pour pêcher. L’abattage automnal permet de constituer des réserves de viande. Les habits confectionnés avec la peau du renne abattu en fin d’été sont plus fins et plus beaux.

On dépèce soigneusement un bête afin de ne pas abîmer la fourrure et, avec un morceau d’os tranchant ou un couteau, on la débite aux articulations. On peut mettre la chair à sécher sur un étendoir. La peau, il faut la dégraisser, la racler, la fouler, la mettre à tremper dans l’urine, la teindre. On la coupe sur une planche destinée à cet usage. Les peaux ne conviennent pas toutes, car les taons y forent souvent des trous pour pondre leurs oeufs.

Un bon renne de trait doit être dressé. Une jeune fille vient à bout de ce travail. Avec son renne, elle va chercher du bois. « Seul le labeur rend la vie meilleure », commente le conteur, approbateur.


La nourriture. L’alimentation, dans la toundra aussi bien qu’au bord de la mer, est essentiellement carnée. Les sédentaires font des boules de viande de morse, appelées kymgyt, et les conservent dans des fosses où elles surissent. On obtient ainsi le qopalgyn. La chair de la baleine, son lard, la viande du phoque sont également très prisés. Parfois les eaux rejettent sur la grève le corps d’un mammifère marin, ce qui est considéré comme une aubaine.

Chez les éleveurs, la viande de renne est volontiers séchée ou fumée, de même que le poisson. On pile les os de renne pour en extraire la moelle, et on confectionne une émulsion graisseuse, dite ypalgyn. De façon générale on mange gras, ce qui est sans doute rendu nécessaire par les conditions climatiques. On confectionne un bouillon, le rilqyril, dans lequel on utilise la masse verte prédigérée contenue dans l’estomac de la bête que l’on vient d’abattre. On fait aussi du bouillon avec son sang, et d’autres préparations que citent les contes. Pour accompagner la viande, la maîtresse de maison pratique la cueillette en été. Les plantes et racines utilisées en cuisine sont variées : oseille sauvage, orpin rose, etc. Sur le littoral on mange des algues rejetées par la mer. Les enfants ramassent les oeufs et chassent le canard en rivalisant d’adresse à la fronde et à la bola. Après le repas, on brûle les os.

Un récit relate que, pour survivre, deux nouveaux-nés, des jumeaux, se nourrissent de la chair de leur mère qui a été tuée. Dans un autre, un nourrisson continue à téter sa mère décédée dont le sein se remplit chaque soir de lait.


Le mode de déplacement. Les conteurs mentionnent les moyens traditionnels de déplacement, à commencer par la marche (en hiver on peut utiliser des skis, des raquettes, des crampons), et la course (l’éleveur parcourt chaque jour de grandes distances à courir autour du troupeau). Quand on part pour un long périple, on se charge de nombreuses paires de plekyt de rechange dans un sac jeté sur l’épaule. Ainsi, un garçon demande par exemple à sa mère de lui confectionner dix paires de plekyt et de les remplir de provisions pour la route.

Les habitants du littoral utilisent des traîneaux à chiens. Le traîneau à rennes a la préférence des éleveurs de l’intérieur des terres. Il existe diverses sortes de traîneaux, des traîneaux couverts où femmes, enfants et vieillards sont à l’abri des intempéries, des traîneaux de charge sur lesquels on transporte la yarangue, sa charpente et les ustensiles d’usage courant, et d’autres. Quand les campements nomadisent, ils forment une caravane de traîneaux. Parfois le traîneau est utilisé en été, sur l’herbe, pour le transport du bois nécessaire aux besoins de la cuisine. Le renne demeurant à demi sauvage, il faut parfois l’attraper au lasso pour l’atteler. On a également de légers traîneaux de course. L’homme peut en tracter un à la place du renne : la morale veut qu’il soit plus rapide que l’attelage de rennes et qu’il l’emporte sur lui. Dans les mythes, il arrive que les loups ou les mouettes se substituent aux chiens ou aux rennes pour tirer le traîneau piloté par un homme.

Les habitants du littoral se fabriquent des embarcations, le kayak individuel pour la chasse au phoque, ou la barque pour la chasse collective au morse en été. La carcasse des embarcations est en bois, la quille en peau de morse, plus rarement en peau de phoque barbu. Pour se mouvoir on se sert de rames ou de voiles. Dans les régions forestières, on confectionne des radeaux pour se déplacer sur les rivières.

On peut aussi voyager par voie aérienne, soit en montant dans le ciel tiré par une araignée, ou à dos d’aigle, de corbeau, de grue cendrée. Un vieillard facétieux, désireux de sauver une petite fille, emporte sur son dos dans les airs le méchant kely qui s’en prend à elle. Parvenu à une bonne altitude, il fait chavirer son passager.

Les chamanes peuvent utiliser leurs esprits auxiliaires comme moyen de transport. L’un d’entre se sert de ses couteaux comme d’ailes pour voler dans les airs.


Les jeux et les compétitions. Ils constituent une composante indispensable de tous les mariages et autres rencontres. On aime jouer au ballon. Celui-ci est bourré de crin de renne. On se le passe en évitant de se le faire ravir par le camp adverse. Le terrain n’a pas de limites, et la partie dure tant qu’on en a envie. Le plus souvent, le camp des hommes affronte celui des femmes. La course d’attelages de rennes ou de chiens jouit aussi d’une grande faveur parmi les jeunes gens.

Certains jeux ou compétitions ne nécessitent aucun matériel particulier. C’est le cas de la course à pied et de la lutte. La lutte peut durer longtemps si aucun des adversaires ne parvient à prendre le dessus. Dans ce cas, on interrompt le combat, on se repose, on se restaure. Pour acquérir des muscles, on s’entraîne en levant des pierres.

Il faut parfois avoir recours à un stratagème pour participer à une compétition. Ainsi, une des épreuves consiste, pour des jeunes gens, à uriner le plus loin possible. Que faire ? se demande une jeune fille qui, accoutrée en garçon, a participé jusqu’alors aux autres épreuves. Une petite souris lui vient en aide : « Prends une vessie, remplis-la d’eau et, le moment venu, presse-la discrètement pour en faire jaillir un puissant jet. » C’est ce que fait la jeune fille, qui triomphe.

A l’issue des concours, le vainqueur reçoit comme prix une fourrure, un ballot de tabac, un beau renne, voire même la fille du maître du lieu.


Les armes. La fabrication des armes est l’apanage des hommes, qu’il soit question d’armes de chasse ou de guerre. Ce sont le harpon et le croc à phoques, la fronde et la bola, la lance et les couteaux, l’arc et les flèches, le casque et la cotte de plaques d’ivoire.

On se sert d’un renne ou d’une vertèbre de baleine comme d’une massue. Un renne mort est utilisé comme projectile d’une fronde. A l’occasion, un trépied de yarangue peut être employé en guise d’arc, et l’on propulse des perches en guise de flèches. Profitant du fait que l’ukkensi (le vêtement de pluie) produit de forts craquements quand on l’agite et que, en conséquence, les rennes s’affolent, l’éleveur guerrier dirige le troupeau de telle sorte qu’il écrase les ennemis.


La violence. Les actes de violence sont fréquents dans la tradition orale des Tchouktches : rapts de femmes, voies de fait sur une épouse ou un orphelin, mauvais traitements infligés par le maître du campement à ses bergers, vol de nourriture, razzias lancées contre les troupeaux d’autrui, actes de vengeance, meurtre d’un mari infidèle par l’épouse délaissée

Au reste la violence est parfois justifiée : si l’assemblée des animaux envoie le lièvre dérober le soleil aux kely, n’est-ce précisément parce que ceux-ci le leur ont préalablement subtilisé ? Si deux petits orphelins volent un peu de viande, n’est-ce parce qu’ils sont affamés ?

Il est des formes plus spécifiques de violence dont on peut se demander quel rapport elles ont avec la réalité, et quelle part est le fruit de l’imagination. C’est le cas quand un homme couvre son ennemi d’excréments, quand un costaud par dérision remplit de graisse de baleine la culotte d’un vieillard venu quémander un peu de nourriture, quand un homme brise la jambe d’un autre à coups de vertèbre de baleine, quand un père bat sa fille à coups de grattoir à peaux parce qu’elle refuse de se marier et quand il la suspend par les pieds au-dessus de la mer, quand une fille se venge de ses parents en mêlant à leur nourriture des éclats d’os meurtriers, quand un défunt reçoit une grêle de coups de bâton.

Chez d’autres peuples, on livre l’ennemi à des bêtes sauvages qui le déchiquètent. Chez les Tchouktches, les méchants précipitent un chamane dans une fosse où des chenilles vont le dévorer. Un homme, dont le frère a été tué accidentellement par une femme, engraisse des chenilles pour lui faire subir le même sort.

Dans une civilisation où la viande est la base de l’alimentation, où pour se nourrir on tue fréquemment -que ce soient des rennes, des mammifères marins, des volatiles-, où la vue du sang est presque quotidienne, on relève, tout au moins dans la tradition orale, des actes d’une cruauté extrême. Les ennemis percent le crâne d’un homme à l’aide d’un foret. Ou ils extraient l’enfant du ventre de la mère mise à mort. Ou encore un jeune homme arrache, en combat singulier, les bras d’un de ceux qui le bafouaient dans son enfance.

Ici aussi on peut trouver des justifications à des actes de violence. Le conteur approuve la femme violée qui tue son ravisseur en lui tranchant la tête pendant son sommeil.

Les kely, ennemis jurés des humains, n’ont pas toujours le dessus dans leurs entreprises contre les hommes, et ceux-ci n’hésitent pas à les massacrer à la moindre opportunité. Une femme ébouillante une femme-kely devenue sa rivale. Un homme voit une femme-kely en train de faire cuire des têtes humaines et, furieux, il lui tranche le cou. Un esprit malin contraint un jeune homme à jouer à qui mangera le foie de l’autre et, pensant lui avoir ouvert le ventre, il extrait le foie d’un phoque dissimulé par son adversaire. Alors le jeune homme, resté sain et sauf grâce à ce stratagème, lui ouvre la poitrine et lui tranche l’aorte.

Parfois l’acte de violence souhaité n’est pas commis : un père, fort irrité par sa fille qui lui a désobéi, ordonne à un berger de la tuer, mais il se heurte à un refus et à un appel à la raison.


La guerre. Forme extrême de violence, la guerre a des conséquences dramatiques non seulement pour un individu, mais pour une collectivité entière. Les récits de guerre ne sont pas rares dans la tradition tchouktche, à tel point qu’on rencontre des formulations comme « Cela se passait à l’époque des guerres ».

Les confrontations avec les non Tchouktches ont des causes variées. Face aux Koriaks, il s’agit de s’assurer la maîtrise des pâturages. Le vol de troupeaux, accompagné du rapt de femmes et de jeunes gens, constitue aussi une source fréquente d’hostilités entre Tchouktches et Koriaks.

Si la conquête russe reste longtemps mal perçue, c’est que les nouveaux venus veulent contraindre les populations autochtones à se plier à leur autorité, à payer l’impôt en nature (surtout en fourrures), à se convertir au christianisme. On note à ce sujet que les cosaques, mieux armés, n’ont pas toujours le dessus. Alors que depuis trois ou quatre siècles, Iakoutes, Evènes, Evenks, Ioukaguires et autres portent des noms russes, les Tchouktches ont conservé jusqu’à nos jours leurs noms. Paisibles de tempérament, au combat ils se révèlent inventifs, fiers, braves, voire irréductibles. Les conteurs mettent toujours en évidence ces qualités et se réjouissent des victoires de leur peuple.

Les heurts des chasseurs de mammifères marins avec les Eskimos au comportement abrupt prennent un caractère plus individuel.

En général, les combats opposent des troupes peu nombreuses, même si la foule des combattants est comparée à l’ombre d’un nuage. Le détachement du célèbre Qunlelu, héros des combats contre les Koriaks, comprend en tout et pour tout sept hommes.

L’arme favorite du guerrier est la lance. Il s’en sert avec dextérité et efficacité. Sa vitesse d’exécution, explique le conteur admiratif, est telle que, mû par l’arme qu’il fait tournoyer, il peut s’élever dans les airs et fondre sur l’ennemi par en haut. Il sait à l’occasion manier l’arc et les flèches, ainsi que le couteau. Il excelle aussi à surprendre l’ennemi pendant son sommeil.

Les armes peuvent être insolites. Le preux Vanqaqor écrase des ennemis sous ses rennes. Avec son troupeau, il en accule d’autres vers un à-pic d’où ils tombent et se tuent. Le combattant tchouktche peut avoir recours à des stratagèmes, par exemple dresser un épouvantail pour détourner l’attention de l’ennemi ou le retarder. Il sait aussi utiliser le terrain : de jeunes guerriers se sont tapis dans un ravin. Les ennemis qui les poursuivent commencent l’ascension. Soudain, d’en bas, d’en haut et sur les flancs, on lâche des chiens sur leur colonne. Pris de panique, ils s’entretuent.

Attaquées, les femmes montrent qu’elles sont elles aussi capables de se défendre et même de vaincre. Trois soeurs dressent leur yarangue sur un tertre au sommet duquel elles hissent des traîneaux emplis de pierres et des récipients d’eau. En outre elles arrosent les flancs du tertre : l’eau gèle et rend l’assaut des ennemis malaisé. Quand ils parviennent malgré tout à escalader la hauteur, elles les inondent avec l’eau de leurs récipients et les écrasent sous les traîneaux de pierres.

Il existe un code de l’honneur chez le guerrier : vaincu, il demande qu’on le mette à mort. S’il est fait prisonnier, point n’est besoin de le ligoter : il ne saurait être question pour lui de s’enfuir. Sa honte est plus grande encore s’il est défait par une femme. Dans ce cas, soit elle accède à sa demande de le tuer, soit elle en fait son époux. Le comble du déshonneur est atteint par le guerrier qu’une femme capture et, de surcroît, charge sur son épaule comme un vulgaire paquet. Blessé par inadvertance par un enfant, le chef ennemi se donne la mort : il ne pourrait plus regarder ses hommes en face.

Un guerrier déclare fièrement: « Qu’importent les armes si l’on meurt sans honte. »

La vie du guerrier est contenue dans une étoile : si son ennemi parvient à faire tomber son étoile, il est voué au trépas.

Il arrive qu’après la bataille le héros propose à ses ennemis de vivre désormais en paix.


La mort. Les peuples acceptent la mort avec plus ou moins de résignation. De sagesse, pourrait-on dire. L’homme n’est-il plus sage s’il a conscience que la vie ne s’arrête pas avec sa vie, s’il ne fait pas de sa mort un drame personnel ? Chez les Lygoravetlat, on a cette sagesse. Quand on « abreuve » un renne, un phoque, une baleine, qu’on a abattus, on les remercie d’avoir donné leur vie pour assurer la vie du clan, et on exprime la certitude qu’ils connaîtront une nouvelle vie.

Dans le Grand Nord, la mort guette à chaque pas, à chaque instant. Si la tempête ne se calme pas, le chasseur est confiné chez lui, et la famine menace toute la famille, tout le campement.

Quand en hiver les pâturages se recouvrent d’une carapace de glace, le renne ne peut la briser pour se procurer sa nourriture. En été il est victime de la maladie et des prédateurs. Dans ces cas-là, la mort s’installe dans le troupeau et dans le campement. Les causes de mort prématurée abondent : la banquise se brise et le chasseur est emporté à la dérive; le brouillard s’installe pour longtemps et le pêcheur s’égare; la mer se déchaîne inopinément et la barque se brise ou se retourne. Des accidents de ce genre se répètent fréquemment. La mort est la compagne de l’homme.

Parfois, conscient qu’il est devenu un poids pour les siens, un vieillard demande qu’on lui ôte la vie, voire même, dans des cas extrêmes, que les survivants mangent son corps pour ne pas périr. Aussi pénible que cela soit, on accède à sa demande, et c’est en général son fils aîné qui est chargé de lui donner la mort. Il ne peut se dérober à cette obligation. On veut pourtant croire que ce n’est qu’un passage vers l’au-delà. Dans un récit, un vieil homme, après avoir quitté ainsi la vie, se change en canard et s’envole : « C’est bien qu’il ait trouvé le repos. »

Un autre récit évoque un vieillard qui a subi une humiliation. Il exprime aussi le souhait de mettre un terme à sa vie, et il n’a pas de peine à convaincre sa femme d’en faire autant...

Loin de toute habitation, dans l’impossibilité d’être secouru, un homme qui vient de se briser la jambe demande à sa fille de le tuer. Elle ne peut désobéir.

On fait pourtant tout son possible pour guérir un malade, voire pour ressusciter un mort, surtout quand il s’agit d’un être jeune. Un père ne peut se résoudre à emporter son fils défunt dans la toundra. Il fait appel au chamane. Celui-ci pénètre le corps et le ramène.

Chez les Tchouktches, vu l’état des sols, on ne pratique pas l’inhumation. Dans les régions où le bois abonde, on incinère. Ailleurs on entoure de pierres le corps qu’on a emporté dans la toundra, en espérant que les bêtes sauvages auront rapidement fait leur oeuvre. Ce sera la garantie que l’homme est bien parti pour le monde d’En Haut. Pour leur faciliter la tache, on répand de la viande de renne sur le défunt. Ailleurs, au contraire, on le recouvre de pierres pour que les bêtes ne puissent le toucher. On laisse avec la dépouille des objets lui ayant appartenu et on les brise : ils seront intacts dans l’autre monde, et il pourra les utiliser. On sacrifie en général le renne qui l’a remorqué jusqu’à sa dernière demeure.

Un récit décrit la procédure mise en oeuvre lors du décès de la femme d’un chamane : on démembre son corps, on taillade ses habits, on brise le traîneau sur lequel elle a été emportée dans la toundra et on abat les rennes qui y étaient attelés.

Il n’existe a pas de culte des ancêtres à proprement parler, mais des fils qui n’ont pas honoré leur défunt père sont tués par une vieille femme-kely, alors que le cadet, qui n’a pas oublié de le faire, garde la vie. La croyance dans une autre vie est illustrée par le fait qu’un défunt peut donner des conseils à son fils. On considère souvent qu’un enfant est la réincarnation d’un parent décédé.


Les dieux, les esprits-maîtres. Il existe un Créateur, et des dieux, que les Lygoravetlat appellent des maîtres. Ce sont l’Univers, l’Aube, la Voie Lactée, l’Etoile Polaire, le Zénith, etc. Tous, le Créateur compris, vivent comme les hommes : ils sont mariés, ont des enfants, habitent des yarangues, travaillent, etc. Ils peuplent le monde d’En Haut. Ils dispensent la tempête, la pluie et le beau temps.

D’autres sont les maîtres de lieux bien définis, la toundra, la mer, le lac, la rivière, etc. Ou ce sont l’esprit du gibier, l’esprit des morses, etc. Le chamane plonge dans le sol et va chercher l’esprit de la mort des enfants chez l’esprit des ténèbres. La femme du chamane tombe dans une fosse et disparaît. Son mari la recherche avec son tambour et la retrouve chez l’esprit de la terre. L’esprit de la mort est noir comme du charbon. Mis en fâcheuse posture par des chamanes, il s’engage à se changer en esprit de pitié et à protéger l’orphelin.

Les dieux peuvent protéger les humains contre les menées des kely. Ainsi l’Etoile Polaire cache une femme dans un rayon de soleil. Le Zénith refuse de livrer une femme à un kely qui la poursuit. Le kely promet alors de lui donner successivement l’âme du gibier, un moyen magique contre les malfaisants, le don de marcher sans être vu, et enfin un moyen infaillible de chasser la baleine. Ainsi, entre dieux, esprits malins et hommes, on peut marchander.


Les dieux et l’homme. Les dieux ont en général une attitude bienveillante envers les humains. Au besoin, ils les protègent contre les menées des kely. La Femme Soleil vole au secours de l’homme : un seul de ses regards suffit pour que l’esprit malin tombe en cendres. Une étoile donne des conseils à un jeune homme sur la conduite à tenir... Une femme arrivée dans le monde supérieur ouvre des coffres qui lui permettent de découvrir le monde des hommes, ainsi que de remonter dans le passé.

En de rares occasions, les êtres supérieurs peuvent jouer des tours aux hommes, mais ils n’ont pas toujours le dessus. Ainsi l’Aube et un autre dieu, désireux de se moquer d’un jeune homme venu en quête d’une épouse, le poussent dans un trou où brûle une énorme lampe : il se métamorphose en moustique et ressort sans s’être brûlé. Puis ils le jettent du haut d’une falaise : il se transforme en épervier et reste sain et sauf. Ensuite ils font venir des ours : il se change en hermine. Finalement le jeune homme ravit l’épouse commune de ces deux dieux, l’avale et, une fois revenu sur terre, la régurgite et en fait sa femme.


Les kely - esprits malins. Le kely est souvent à l’image de l’homme. Son sang peut couler et il peut mourir d’une perte de sang. Comme les hommes, il vit dans une yarangue et s’éclaire avec une lampe à huile. Il dort dans un yorongue avec des peaux en guise de literie. Il a femme et enfants. La femme kely fait la cuisine. Son mari travaille : il chasse, pêche, confectionne des traîneaux.

Mais le kely diffère aussi de l’homme. Il parle, mais sa voix, même celle de ses enfants, est toujours rauque. Son corps est couvert de poils. Il a une longue langue dont il se sert pour happer les enfants, et son foie est véreux. Quand il court, on entend un bruit de sabots. Il possède des armes, arc et flèches par exemple. Il arrive qu’il se présente seulement sous la forme d’un pénis qui émerge d’un lac, et une humaine vient copuler avec lui.

Si les kely sont souvent porteurs de maladie et de mort, ce ne fut pas toujours le cas. Au départ ils vivaient au contact des hommes et en amitié avec eux. Un mythe nous montre un kely beau, fort et travailleur que des humains assassinent par méchanceté. Les parents accablés de chagrin décident après ce meurtre de devenir invisibles et de nuire aux hommes. Ceux-ci portent donc la responsabilité de leur malfaisance.

Autrefois même le kely -esprit de la mort était visible. Dans un récit, un orphelin célèbre un rite, secondé par un kely, lequel tue ceux qui maltraitent l’adolescent. Des femmes kely protègent à l’occasion un humain contre leurs maris. Il peut se produire qu’un kely rassemble les os d’un défunt et le rende à la vie.

Le kely peut éprouver de la compassion. Ainsi, « ... en chantant, elle /la petite fille/ racontait sa vie de souffrance : tout le monde se moquait d’elle et la détestait. La mauvaise femme, la mangeuse de chair humaine, s’étonna : la fillette ne se souciait pas d’elle-même. Elle ne pensait qu’à sa grand-mère. La femme repoussa ses mauvaises pensées. Elle se réjouit même un peu... »

La nuit tombe chez les kely quand le jour se lève chez les hommes. Selon un des récits, pour le kely, l’homme est un phoque. Les kely mangent des vers (rarement), et surtout ils tuent les hommes pour consommer leur foie, mais ils sont également friands de petits enfants. Un kely élève une petite fille pour la dévorer quand elle sera grande. Si un défunt n’est pas à leur goût, ils engraissent leur victime avant de la faire cuire. Des esprits malins tuent un homme malade, le mangent et jettent les os, mais sur les injonctions d’un chamane, ils rassemblent les os et rendent la vie à l’homme. A la suite de quoi il devient lui-même un puissant chamane.

Comment le kely nuit-il aux hommes ? Il répand les maladies parmi eux. Il pêche les petits enfants pour les tuer. Il peut se manifester aux endroits les plus inattendus. On peut entendre sa voix sortir de terre, et voir sa tête apparaître dans l’âtre.

Le kely peut chamaniser. Comme le chamane il a un esprit auxiliaire, un corbeau par exemple. Il peut jouir du pouvoir de divination : l’un d’entre eux sait que des chasseurs ont tué son fils.

Le kely enrage quand l’homme n’a pas peur de lui. Si on le bat, il s’enfuit, effrayé. Il est terrorisé à la vue des attributs du chamane, couteau, lance, chien d’ivoire de morse et autres amulettes qu’il porte à sa ceinture. L’homme n’est pas sans défense vis-à-vis des esprits malins. Il peut châtier un kely tueur d’enfants. Ou, en lui jetant une aiguille d’os dans la gorge, il tue un kely qui l’a avalé tout rond avec son embarcation. Dans certaines circonstances, le kely demande au chamane l’autorisation de s’en prendre à un homme. Pour se venger d’un kely qui tue des nouveaux-nés, des parents confectionnent un enfant de plomb, lequel agrippe le kely qui meurt vidé de son sang.

Une femme doit protéger son nourrisson des menées de l’esprit malin : quand l’enfant pleure, il faut qu’elle le berce de sa voix, sinon le kely le ferait à sa place et de la sorte changerait le petit en kely.

Dans ses rapports avec l’homme, le kele ne se montre pas toujours très intelligent. Ainsi il ne s’aperçoit pas que ce n’est pas la peau de l’homme qu’il a transpercée, mais l’imperméable en intestins de morse que l’homme avait pris la précaution de mettre. Un humain peut tuer une femme kely et se revêtir de sa peau. Même le corbeau peut s’emparer de la yarangue du kely. Bien que l’esprit malin inspire de l’effroi aux humains, les conteurs n’hésitent pas à se gausser de lui.


Les origines du monde tchouktche. Selon un récit, d’abord il y a eu la glace, puis la louve. Ensuite sont apparus les montagnes, l’eau, la terre, les animaux et enfin l’homme.

Un autre récit explique qu’au départ l’univers est dans l’obscurité. Les astres n’existent pas. Or dans une yarangue se trouve un ballon lumineux. Un homme le dérobe, mais un esprit malin le poursuit dans le but de le lui reprendre. Alors l’homme jette des fragments du ballon. Ainsi apparaissent la lune, le soleil, les étoiles, l’aurore boréale. La lumière se fait sur la terre. Manifestement la lumière appartenait à l’origine aux esprits malins.

Pour un autre conteur, l’assemblée des animaux a été convoquée pour reprendre aux kely le soleil qu’ils ont subtilisé. Sur les conseils de la sage chouette, on envoie le lièvre. Celui-ci remplit avec succès cette délicate mission : il récupère le soleil, en casse un morceau qui devient la lune. Le soleil, qu’il projette dans le ciel, éclaire à nouveau la terre. Du coup les kely se cachent et deviennent invisibles.

Voici le texte intégral d’un autre mythe. Il est intitulé « Récit relatif à la création ». Il a été recueilli en 1966 par Taqъaqav auprès du conteur Vykvyvje à Innurmin :

« Autrefois, dit-on, cette terre n’était que de glace, comme la banquise. De quelque part à l’extérieur tomba une louve qui attendait des petits. On dit que, solitaire, elle hurlait tout le jour et toute la nuit, car elle était sur le point de mettre bas. Finalement les montagnes surgirent hors de l’eau. La louve s’en approcha en toute hâte et mit bas. Et ce fut comme si elle avait créé la terre et les animaux. Les hommes n’apparurent que plus tard, mais comment exactement ? »

Certains textes donnent une explication mythique de noms de lieux. Ainsi la montagne située à proximité d’Anadyr et baptisée Dionissij par les Russes, s’appelle Temlan en tchouktche, du nom d’un preux qui aurait été tué à cet endroit. Le bonnet du preux, qui serait tombé dans le fleuve, se serait changé en île. De la même façon, les récits donnent l’explication de l’apparition de rochers, de lieux-dits, etc.

Un récit explique l’origine du rite de la reconnaissance : un jour deux enfants, enlevés par les esprits malins, sont délivrés par des grues cendrées. Désormais, en souvenir de leur libération, il leur faudra célébrer un rite chaque fois qu’une baleine sera capturée.

On apprend aussi comment est née l’amitié entre l’homme et le renne; comment les chiens ont désappris à parler; comment le loup, noir à l’origine, est devenu gris; comment la perdrix a ravi sa jolie voix au cygne; comment sont apparus les poissons, les défenses des morses, etc.


Un monde fantastique. Dans la tradition orale des Tchouktches, le foisonnement de l’imagination ne connaît pas de bornes. L’obscurité du yorongue, dans lequel le conteur réunit souvent son public pendant les longues nuits d’hiver, crée à cet égard une atmosphère propice. Cette richesse de l’imagination compense peut-être la relative pauvreté du monde environnant.

Les chamanes disposent de pouvoirs extraordinaires. Les animaux aussi, ainsi que les objets à un degré moindre.

Le chamane, après avoir conversé avec l’esprit des morses, traverse un bras de mer sur un pont de morses... Un homme, enfermé dans une yarangue en flammes, se couche et se frotte les aisselles après s’être dévêtu : le feu s’éteint... Un éleveur « un petit peu chamane » se fait une demeure uniquement à l’aide de la lanière de son lasso... Un homme se cache dans la botte d’un grand méchant kely ... Un autre pousse avec trois doigts un gros morceau de baleine... Un autre devient invisible en faisant tournoyer sa lance... Un héros abat d’une chiquenaude des montagnes et des forêts... Pour faire venir le beau temps, le héros part dans le ciel, le déblaye avec une pelle de fer, le râtelle avec un râteau de fer, en secoue la neige avec un battoir de fer...

L’homme peut posséder un pouvoir de divination, qu’il soit vivant ou décédé. Un père raconte à son fils ce qui va arriver... Un sage vieillard sait comment vivront les descendants des humains... Une morte en visite annonce la visite des kely.

Un jeune homme tire des flèches sur la mer qu’il veut franchir et une terre se crée le temps de son passage... Dans la toundra une femme trouve un crâne qui lui fait la conversation et rit... Un homme s’envole dans sa barque pour se tirer d’un mauvais pas... Pour entrer chez la Femme Soleil, il faut franchir une porte qui hache tout ce qui passe, et seule une peau d’hermine peut permettre de venir à bout de l’obstacle. Des frères, débarquant sur une île inconnue, disparaissent à tout jamais en poussant un cri de plaisir... A la demande d’une jeune fille en danger, l’âtre éteint d’un ancien campement la cache... Le squelette d’une femme dérobe de la nourriture...

Animaux et objets vivent aussi d’une vie extraordinaire. Des baleines et autres animaux marins recouvrent la toundra... Un petit renne tète sa mère pourtant dévorée par un loup... Une hermine tue un ours en lui rongeant les entrailles après être entrée dans son corps par le nez... Un plat de viande entre tout seul dans la yarangue ... Un traîneau plane au-dessus du sol... Le contenu d’un chaudron se met en colère : si personne ne me remue, je ne vais cuire que d’un seul côté... Une yarangue peut rétrécir à un point tel qu’une femme peut la mettre dans sa botte de fourrure... Une fosse à viande se remplit miraculeusement de nourriture... La banquise se secoue et accouche d’un kayak.


Les métamorphoses. C’est le domaine du fantastique par définition. Tout peut se transformer en tout. L’homme peut se changer ou être changé en grèbe, poisson, morse, hermine, etc. Le héros d’un conte devient moustique... Une vieille aveugle bafouée se transforme en un beau jeune homme... Un homme est changé en femme, et son pénis devient vulve, sa lance - étui à aiguilles, sa cotte de mailles faite de plaques d’ivoire - combinaison féminine en fourrure... L’homme devient le cours d’une rivière... Une femme donne naissance à des canards, lesquels se changent en humains... Des frères s’endorment et sont métamorphosés en pierres... Un adolescent est changé en rocher... Un homme rattrapé par son âge est en un instant réduit à l’état de sable... Un squelette se transforme en une jolie femme... Une femme de neige est changée pour un temps en une femme de chair et d’os. Un oiseau devient croupe de mouflon... Des copeaux se transforment en poissons... Des vieillards que rencontrent deux enfants affamés se trouvent être des grues cendrées, et la mousse qu’ils leur donnent à manger se change en viande. Une yarangue se mue en un pilier de rocs...


Le chamane. Doté de pouvoirs hors du commun, il est l’intermédiaire entre les hommes et les esprits. Pendant la séance chamanique, dans l’obscurité du yorongue, le chamane se sert d’un tambour, le jarar, pour communiquer avec les esprits.

Il connaît le passé et devine l’avenir. Il peut soigner les maladies. Il en appelle à l’Etre supérieur et va chercher l’âme du malade ou du défunt au sein du peuple des Ténèbres. Pour cela, il pénètre le corps du mort et le ramène à la vie. Il est capable de réunir les deux parties d’un homme coupé en deux et de le ressusciter. En cas de maladie grave, il demande un sacrifice : un renne, un chien, un rorat. Il peut envoyer une maladie au kely, ou le tuer en le touchant du doigt, ou encore rapetisser sa taille pour le battre et le faire fuir, et réduire les dimensions de sa yarangue pour s’en emparer.

Le chamane peut agir sur le temps. En plein hiver il fait apparaître une mer, change son traîneau en barque et ses chiens en rameurs. Il voit les gens la nuit. Il distingue même les kely, sans être vu lui-même. Il peut se changer en morse ou en aigle à son gré. Ou encore il se transforme en cormoran pour avaler une barque et les rameurs sur le point de se noyer, puis il les régurgite sur la côte. Quand il en appelle au grand vent de l’océan, on entend le bruit des eaux et celui des glaces qui s’entrechoquent. Il vole avec des couteaux en guise d’ailes, et le pendentif de son dos le propulse en avant. Il plonge dans le sol pour se cacher, ou pour y voyager.

Les chamanes font des concours de pouvoirs chamaniques ou procèdent à des échanges de leurs pouvoirs. Certains d’entre eux sont plus forts que d’autres. Ainsi, un chamane se change en duvet de canard qu’une femme chamane bourre dans un ballon sans soupçonner sa présence. Quand elle poursuit le ballon qui roule vers la mer, le ballon se change en morse et avale la femme chamane.

Le chamane peut se faire payer ses services. Il reçoit par exemple deux carcasses de rennes et trois rennes de trait pour avoir rendu la vie à un jeune homme.


Les esprits auxiliaires. Le chamane est aidé par un ou plusieurs esprits auxiliaires, à qui au besoin il promet de faire une offrande. Ce peut être un morse, une souris, une perdrix. Par exemple la perdrix emporte le chamane à tire d’aile vers un campement où deux kely sont en train de tuer un homme.

Il peut avoir pour le seconder « un chien lui aussi chamane très sage. » Une nuit, le chien réveille son maître et l’avertit que des kely semeurs de colique se dirigent vers leur campement.

Les rapports entre chamanes ne sont pas toujours au beau fixe, et l’un d’entre eux envoie son couteau esprit auxiliaire à un autre qui veut le tuer.

Rien ne permet de penser que c’est le chamane qui choisit son esprit auxiliaire. Dans un des récits, c’est l’araignée qui vient elle-même se mettre au service du chamane pour le sauver.


Le pouvoir magique de certaines matières. Le sang est un élément essentiel du rituel. Il joue un rôle protecteur. Pour empêcher la venue du kely, on trace autour de la yarangue une ligne avec le sang d’un chien qu’on a sacrifié. On célèbre l’entrée d’une jeune femme dans le clan de son mari en peignant sur son visage les signes du clan avec du sang. Pourtant il arrive qu’on recommande à des enfants qui ont été sauvés de ne pas s’enduire avec du sang, mais avec une pierre pilée.

Il semble que la cendre et la suie aient également une fonction protectrice. Pour se dissimuler aux yeux des hommes et des kely, et procéder à une incantation, on s’enduit de suie et on devient invisible. A partir de là, on oint son visage de suie simplement pour effrayer un kely ou un ennemi qui vous menace.

La salive possède aussi un pouvoir magique. On contrecarre les menées malfaisantes d’un kely ou d’un homme en se salivant les doigts. Mieux encore, quand on se salive les paumes, on recolle la tête et le corps d’un homme décapité.

Le corbeau tue un renne en lui crachant dessus par le trou de fumée d’une yarangue. Pour punir une femme sale et morveuse, des hommes la jettent à la mer où, à force de crier, elle enfle. Son corps se change en morse, et sa morve en défense de morse. La morve est aussi la matière dont se sert la femme kely pour boucher la porte et le trou de fumée de la yarangue lorsqu’elle veut empêcher un homme d’en sortir.

Une femme kely chamanise. Pour lui faire les réponses, le chamane confectionne avec des excréments un homme, qui, de fait, lui répond... Pour qu’elle retrouve son mari parti chez les éleveurs, le renard conseille à une femme de se faire, à partir d’excréments, des rennes et un traîneau.

Un jeune chamane a ravi leur femme à deux esprits. Ceux-ci se présentent dans le but de la reprendre. Il leur propose une autre femme, qu’il a confectionnée avec de la neige, des petits morceaux d’excréments faisant office d’yeux et de colliers.

Deux chamanes rivalisent. L’un d’eux, qui marchait pourtant en terrain sec, se retrouve subitement dans un lac d’urine... L’urine a le pouvoir d’apaiser une personne agitée.


Les incantations, les rites. Le chamane procède à des rites et s’adresse par incantation aux êtres supérieurs. A la fin du XIX siècle, Bogoraz a noté différentes incantations : pour dompter des rennes sauvages, pour chasser le mammifère marin, pour se garder des kely ou les empêcher de pénétrer dans la yarangue, pour guérir une maladie, par exemple le mal de ventre, pour ramener un défunt à la vie, pour détourner un mari infidèle d’une rivale.

Des enfants meurent à la naissance parce qu’un vieillard ne connaît pas l’incantation qui pourrait venir en aide à la parturiente.

L’incantation n’est pas le privilège du seul chamane. Une fillette et son jeune frère sont séquestrés par un kely. La fillette adresse une incantation aux esprits en tournant vers les êtres supérieurs la dent que son frère vient de perdre tout en soufflant dessus. Ainsi ils peuvent échapper au kely en passant par un orifice qui s’est ouvert dans la terre.

Lors de l’abattage des rennes, on procède à un rite analogue à celui de la reconnaissance des chasseurs de baleine. Au printemps a lieu un autre rite, le kilvej, lié à la naissance des petits rennes.

Un récit fait allusion à une yarangue dite yarangue des rituels. Mais il n’est pas donné de description ni du lieu ni de la manière dont le rituel se déroule. Un autre récit évoque l’existence d’une pierre divinatoire, une tête de morse, appartenant à un vieux kely. Il veut la toucher pour pratiquer la divination. Mais on ne sait ce qui aurait pu en résulter, car deux chamanes l’en empêchent.


Les offrandes. Les offrandes peuvent être de toute nature. Elles sont destinées à se concilier les bonnes grâces d’un esprit. Un chamane sacrifie un chien à son esprit auxiliaire. Une araignée conseille à une femme d’offrir un renne et des habits à la mer... En cas de maladie grave, il convient de sacrifier un renne mâle.

L’esprit de la mort, capturé par les chamanes, implore qu’on le relâche et qu’on fasse des offrandes à l’esprit de la terre : « On tuera un chien. On le transpercera. On offrira son sang à la terre. Et on tuera un rorat. On le transpercera. Et on fera de l’esprit de la mer un ami. Et ceux du peuple des hommes qui ne peuvent chasser ramasseront aussi une racine, un petit quelque chose de la terre, et ils l’offriront à la mer. Et le gibier se montrera encore. Et ils captureront toutes sortes d’animaux marins. Et ceux dont l’enfant vient difficilement au monde pourront prendre la vieille Femme Lune comme accoucheuse. L’habit de l’enfant, on le coudra avec un point particulier. Il faudra traiter l’accoucheuse avec hospitalité, et on devra aussi lui faire des petits cadeaux et lui donner du rorat pour qu’elle les emporte chez l’esprit des incantations et pour qu’elle les lui offre. L’enfant cessera d’être malade. »

De son côté, l’Etoile Polaire réclame pour ses services un renne mâle et une femelle. Un homme en danger promet une offrande à la terre : elle s’ouvre et il échappe aux kely qui le poursuivent. Il tient sa promesse et donne à la terre des fourrures blanches et des peaux de phoque.

Pour sauver son fils malade, un homme décide de sacrifier une jeune fille. Un autre, désireux d’apaiser la mer déchaînée, lui offre successivement un renne, un chien, sa propre fille. Comme pour toute mort, la personne sacrifiée doit être revêtue d’habits blancs. Avant la cérémonie, on ne doit pas manquer de la nourrir copieusement.

Parfois c’est la victime, par exemple un renne, qui demande qu’on la mette à mort... Un renard, pour l’aide qu’il a apportée à un jeune homme, lui recommande : « Si tu rentres aujourd’hui chez toi, il te faudra tuer pour moi un grand renne mâle dans la toundra et lui entailler le dos. »

Les jeunes mariés doivent faire une offrande aux ancêtres... Des guerriers font un sacrifice pour retrouver leur ennemi...

Il faut être prudent et avisé dans le choix de l’offrande. Un enfant meurt, car ses parents ont sacrifié non pas un chien, comme il le leur avait recommandé, mais un renne... L’esprit d’En Haut, mécontent d’une offrande, la repousse du pied et la fait retomber sur la terre.


Conditions, épreuves, tabous. La réussite d’une entreprise périlleuse exige souvent que le héros ferme les yeux. A cette condition on peut traverser une mer à pied... C’est aussi les yeux fermés qu’il faut entrer dans certain lieu, chercher sa nourriture, puiser de l’eau, ramasser du bois. On ne doit pas en sortir au premier bruit. Ouvrir les yeux pourrait avoir les plus graves conséquences.

Il est d’autres cas où il faut remplir un certain nombre de conditions pour se sortir d’un mauvais pas. Un homme et son épouse sont poursuivis par la langue d’une femme kely. L’épouse pose d’abord une pierre d’obsidienne à terre, et une montagne se forme derrière eux. Puis elle trace deux traits, sur le sol, d’abord avec le petit doigt de la main gauche, et un fleuve apparaît, puis avec la main droite en déposant de la suie, et alors surgit une rivière de suie que la langue ne peut franchir.

Les tabous sont nombreux. Certains lieux demeurent interdits aux hommes. Si l’on mange un poisson tabou, on se change en mouette. Se rendre à un certain lac n’est pas autorisé : il pourrait arriver malheur. Les enfants ne doivent pas consommer le feuillet, un des estomacs du renne.

Il est interdit de planter une yarangue à l’emplacement d’un ancien campement. Une personne ne doit pas dormir dans la toundra : elle pourrait être victime du kely. Par souci de ne pas susciter la colère du maître d’un lieu, on ne laisse rien traîner après son passage. Ainsi fait-on brûler les os de renne et autres reliefs du repas. Il faut utiliser la nature à bon escient, dit l’esprit du lac.

Même les animaux doivent observer des tabous : il est défendu aux loups de tuer un certain renne. S’ils enfreignent cette interdiction, ils n’échapperont pas à la mort.


Mauvais sort, manoeuvres malfaisantes. Même si les cas de mauvais sort ne reviennent pas fréquemment, ils sont particulièrement redoutés des gens. Ils ont souvent de vieilles femmes pour auteurs. Ainsi un homme un peu simplet, voyant une vieille femme endormie, sort son sexe et le lui met sous le nez. Pour se venger de cette moquerie, elle s’écrie : « Puisse ton sexe s’allonger ». Le sexe du simplet s’allonge à tel point qu’il lui faut sans cesse le couper, et il finit par perdre la vie.

Les choses ne finissent pas toujours aussi mal : une vieille femme jette un mauvais sort à une famille parce qu’on l’a oubliée lors du partage d’un phoque. Toutefois l’homme, un chamane, pressent le mauvais sort, et il réussit à en contrecarrer les effets...

Une femme paresseuse aveugle son mari en plaçant des yeux de veau marin sous les peaux qui lui servent de literie, mais par bonheur un canard révèle la vérité à l’époux.


Onomastique. Un enfant peut recevoir un nom à sa naissance, mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, « la petite fille, elle, n’avait pas de nom, car elle était faible et elle ne pouvait pas encore se tenir assise seule. »

Parfois les héros des récits demeurent anonymes. Ce sera simplement « le père », « le lièvre », « le kely ». Ou le conteur avoue que le nom de son héros s’est perdu avec le temps : « Son nom est enveloppé de brume ». Certains noms sont allégoriques : « La Mauvaise Langue », « La Voleuse » ou « La Morveuse », etc.

Un jeune homme vantard s’appelait Vykvytagyn, « Le Bord de La Pierre », mais les gens avaient fini par l’oublier et ils lui avaient donné le sobriquet de Gymo - « Moi ». Le jeune homme ne voulait pas qu’on l’appelle ainsi. Pourtant il finit par s’habituer.

Il arrive que les dieux, hommes ou animaux aient des noms intraduisibles. Certains noms ou sobriquets sont attribués à demeure, et on les retrouve d’un récit à l’autre. Ainsi, pour les animaux, l’homme s’appelle « Tête de Motte », pour les hommes le renard est « Celle de la Terre ». L’étoile polaire est « l’Etoile Fixe ».

Dans les textes recueillis par Bogoraz à la fin du XIX siècle, deux chamanes portent les noms de « Bonne Vulve » et « Fesse Velue », deux esprits malins s’appellent « La Toux » et « La Phtisie », les dieux se dénomment « l’Aube », le « Zénith », le « Créateur », etc.

Des personnages ont des noms dérivés de toponymes : Nuuqenev « Celle de Nuuqen », Ikysurelyn « Celui d’Ikysuren », ou encore Kulusilyn « Celui de Kulusin ».

Un guerrier s’appelle « Une Seule Moustache », un autre « Le Petit Plat (à viande) ».

Certains personnages ont des noms pittoresques : « Pied Séché », « Seau Hygiénique », « Récipient à Orpin Rose », « Tête de Corbeau », « Sorti du Soleil ».

Un homme répond au nom de « l’Abandonné », un autre à celui de « Veau Marin », un troisième à celui de « Rorat », nom de préparation culinaire.

Hormis le corbeau et le renard, les animaux sont rarement désignés par un nom. On rencontre à titre d’exception un renne appelé « Le Petit avec de Mauvais Bois ». Les mots « ours (brun) » et « loup » étaient à l’origine tabous. On leur substituait des mots évocateurs comme « le brun », « le noir ».  


Les genres. En général, la littérature orale puise ses sujets dans la réalité des Lygoravetlat. Mais il arrive que l’inspiration soit étrangère : c’est probablement le cas du conte dans lequel un loup, pour pêcher, plonge sa queue dans l’eau sur l’instigation d’un renard. C’est aussi, à n’en pas douter, le cas d’un mythe dans lequel trois frères doivent choisir entre trois chemins, dont l’un conduit à la mort. Ou dans le récit de la petite fille (ailleurs d’un petit oiseau) qui refuse sous différents prétextes d’aller puiser de l’eau.

Il n’est pas impossible que les Tchouktches aient parfois repris les motifs de leurs voisins Eskimos. C’est peut-être le cas dans le conte « Le chabot et l’élan » où le petit poisson se moque d’un élan plein de bonhomie qui finit par s’irriter et l’avaler.

De nombreux récits font état du contentieux entre Lygoravetlat et Eskimos. Il semble que les rapports entre les deux peuples n’aient pas toujours été des meilleurs. L’Eskimo est présenté comme un homme violent. Il maltraite les vieilles personnes, enlève les femmes et va même jusqu’au meurtre. Un éleveur tchouktche, Pananto, relate l’histoire probablement réelle d’un Eskimo qui se réfugie dans une île après avoir tué un Tchouktche et qui emmène avec lui pour le servir un couple de vieillards, également tchouktches.

Les faits relatés sont parfois tirés de la réalité. C’était déjà le cas dans le premier recueil de Bogoraz. Ainsi le texte N° 4 relate un assassinat, le N° 6 une épidémie, le N° 8 une mort volontaire. Dans le N° 7 un homme fait la relation de sa vie. Dans un épisode que rapporte Tynetegyn, un homme raconte la grande peur qu’il a éprouvée en voyant pour la première fois un avion : il l’avait pris pour un aigle gigantesque. Plus récemment encore, Jatgyrgyn note l’histoire d’une mère qui jette son fils à la mer : elle est très déçue qu’il n’ait pas appris à l’école le langage des oiseaux.

On trouve aussi bon nombre de récits guerriers. Il peut s’agir de combats au cours desquels deux hommes vident une querelle. Parfois le héros part à la reconquête de son épouse enlevée par un esprit malin ou par un rival violent, etc.

Le plus souvent, ce sont des affrontements entre groupes ethniques pour la possession de pâturages ou de troupeaux. Si ces récits guerriers présentent des traits épiques, on ne peut dire pour autant qu’il s’agisse d’épopées comme on en rencontre chez les Iakoutes ou les Evenks.

On rencontre encore des contes mettant en scène des animaux entre eux, ou des animaux et des hommes. De nombreuses histoires dépeignent les rapports entre l’homme et le monde surnaturel.

Parfois les protagonistes se trouvent appartenir au règne végétal :

« Ainsi donc il était une petite baie qui dansait sur un caillou. Elle dansait, dansait, dansait. Soudain elle éclata. Qla-i-i-ik ! C’est tout. » (« La petite baie », dit par Jatytvaal, noté par Qergytvaal, avec un dessin de Tymn’evjé). Ou encore :

« Un aulne qui poussait au bord d’une rivière rencontra un aulne qui poussait sur le versant d’une montagne.

- Bonjour, lui dit-il. J’ai l’impression que nous nous ressemblons. Simplement tu es plus rouge et plus grand.

- Je pousse au flanc de la montagne, répondit l’autre, et j’ai tout ce qu’il me faut : les rais du soleil, le vent, l’eau. C’est pourquoi je suis rouge. Mais toi, pourquoi es-tu si blanc ?

- Je pousse au bord de la rivière et je me reflète sans cesse dans l’eau.

Et ils s’en furent chacun de son côté. » (« Les deux aulnes », dit par Vykvytagyna. (Ajverette N° 7. 1991)

Bogoraz a noté un certain nombre de rites : rite mortuaire, rite des rennes sauvages, rite de la chasse au loup, rite de la chasse au glouton, au renard, à l’élan, au veau marin.

Tous ces genres mêlent des éléments de réel et de fantastique. La part de réalité et de fantastique peut varier, la part du réel étant plus grande dans les faits divers et les récits guerriers, le fantastique se faisant plus présent dans les contes, mythes, rites et incantations.


La manière. Un récit commence souvent par le mot « Enmen » qu’on peut traduire par « Ainsi donc » ou « On dit que ». Il se termine soit par l’exclamation « Plaïk », soit par « C’est tout », soit par « J’ai tué la bourrasque ».

Le conteur se permet parfois d’intervenir dans son récit par de brefs commentaires : « Bravo, Ukumek ! » du nom du héros; ou « Quelle horreur ! », ou « l’enfant avait un défaut de prononciation », ou « C’était vraiment une femme intelligente ». Il manifeste à l’occasion sa désapprobation : « Même dans les contes on ne peut décrire une telle malpropreté ». Il souligne en conclusion la portée morale de son récit : « Les gens n’aiment pas ceux qui médisent », ou « L’amitié ne s’oublie pas, c’est quelque chose de très fort », ou « Souvenez-vous toute votre vie que seul le labeur rend la vie meilleure », ou « C’est une bonne chose que de venir en aide à autrui », ou encore « Il est honteux de tuer ». On découvre ainsi les valeurs humaines qui comptent aux yeux d’un Tchouktche, ou les tares dont il faut se garder.

Le diseur peut apostropher l’assistance : « Vous n’auriez peut-être pas défendu votre terre comme ces jeunes filles l’on fait ! ». Il laisse transparaître sa fierté nationale et celle de ses personnages après la victoire : « Ils étaient heureux que le peuple des Lygoravetlat eût ses propres héros. »

Le conte prend parfois une teinte humoristique : un jeune homme s’amuse à faire trébucher un kely (qui le porte sur son dos après l’avoir capturé) en relâchant brusquement un buisson auquel il s’est agrippé au passage; ou encore un jeune captif que surveillent des corbeaux les coiffe d’une marmite.

Si les comparaisons ne sont pas très fréquentes (le héros agite sa lance comme un élan agite ses bois; la lance vrombit comme un taon; le preux est fort comme un ours; l’élan ressemble à un pilier de pierres), l’hyperbole revient souvent. Ainsi les bois d’un renne ou les ailes de l’aigle voilent le soleil. Un renne franchit d’un bond des montagnes. Une barque est aussi rapide qu’une mouette. Un garçon court si vite qu’il ne touche pas l’herbe ou la cime des buissons. « Tu seras rapide, dit un vieillard à l’adolescent dont il fait l’éducation, quand tu rejoindras le vent porteur de tempête ». Une jeune fille se déplace si rapidement que ses tresses sifflent et que les lanières de ses talons se défont. « Le matin, après manger, la jeune fille partit du lieu-dit Ven en direction de Mejnypilgyn. En arrivant, elle dit aux gens de se préparer à la course. Elle revint chez elle avant même que la bouilloire qu’elle avait accrochée sur le feu /avant son départ/ eût bouilli. »

Le nombre aussi donne lieu à hyperbole : « La toundra blanche (de neige) était noire tant les hommes (les guerriers) étaient nombreux ». Etant donné l’immensité du pays et la difficulté de rassembler les hommes d’une part, et d’autre part la faiblesse et la dispersion de la population, on doute que le nombre de combattants ait jamais pu être très important.

L’hyperbole confère une dimension épique : « Leur tapage (le bruit des combats) était tel qu’il avait réveillé le soleil », ou « Ils luttèrent si longtemps qu’une fosse se creusa à l’endroit où ils se battaient ».

Certains contes présentent une unité du récit. Dans d’autres le conteur a réuni les uns à la suite des autres plusieurs épisodes de contenu différent, dont l’unité ne tient qu’à la présence d’un seul et même personnage au long du récit.

Le temps qui passe n’est souvent indiqué que de manière approximative : les combats ont eu lieu « récemment ».


La langue. La langue des contes diffère peu de la langue usuelle. Dans l’ensemble la structure de la phrase est identique, le vocabulaire présente la même richesse et la même diversité. Pourtant on note des différences.

La langue de tous les jours est un peu à l’image des Tchouktches, peuple peu expansif, voire réservé, qui répugne à exprimer ses sentiments, à se livrer. Les contes, quant à eux, se distinguent par une plus grande expressivité, une abondance de suffixes diminutifs, une succession d’affixes augmentatifs et intensifs. On peut accumuler autour ou dans un radical deux ou trois affixes augmentatifs, même dans le cas d’un superlatif. Dans certains membres de phrases, on trouve de tels affixes pratiquement dans chaque mot. Tantôt c’est un même affixe qui est repris, tantôt différents affixes de sens analogue s’additionnent, se complètent.

De même il semble que, par souci d’expressivité, le conteur se plaise à multiplier l’emploi de termes dont la signification, parfois malaisée à cerner, varie avec le contexte. Ils sont, à tour de rôle, particules, adverbes, conjonctions, interjections, voire adjectifs.

A n’en pas douter la tradition orale permet une connaissance approfondie du monde des Lygoravetlat.

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